Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20120213

Dossier : IMM‑4062‑11

Référence : 2012 CF 206

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2012

En présence de M. le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

FENG CE SUN et KAI LAU SUN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision datée du 31 mars 2011 (la décision) par laquelle une agente des visas désignée a, à l’ambassade du Canada à Beijing (l’agente), refusé la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs. Ceux‑ci cherchaient à être dispensés de l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement) sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur principal, Feng Ce Sun, est un citoyen de la République populaire de Chine (la RPC). Âgé de dix‑sept ans, il habite présentement en RPC avec sa mère, sa grand‑mère, son grand‑père, son oncle, sa tante, son cousin et son frère cadet. Le demandeur secondaire, Kai Lau Sun, est son père biologique. Il habite actuellement à Oakville, en Ontario, et est citoyen canadien depuis le 24 août 1994.

[3]               Le demandeur secondaire est arrivé au Canada comme résident permanent en 1999. À l’époque, il ne savait pas qu’il était le père biologique du demandeur principal. Comme il ignorait les liens qui existaient entre eux, le demandeur secondaire n’a pas déclaré le demandeur principal dans sa demande de résidence permanente.

[4]               Le demandeur secondaire avait eu dans le passé une liaison avec la mère du demandeur principal. Leurs fréquentations se sont terminées en 1993 lorsque la mère du demandeur principal a épousé un autre homme. Peu de temps après son mariage, elle était enceinte. En novembre 2009, la mère du demandeur principal a communiqué avec le demandeur secondaire pour l’informer qu’ils avaient eu un fils ensemble. À l’époque, le demandeur principal avait quinze ans. Le demandeur secondaire a tout d’abord refusé de croire qu’il avait un fils, mais un test d’ADN effectué en juin 2010 a confirmé sa paternité. Le demandeur secondaire a reconnu sa paternité et a commencé à créer des liens avec le demandeur principal. En 2010, le demandeur secondaire a passé plusieurs mois en RPC, où il a rendu visite au demandeur principal. Au cours de cette période, le père et le fils passaient du temps ensemble les week‑ends et pendant les vacances scolaires du demandeur principal. Lors de son séjour en RPC, le demandeur secondaire a acheté des vêtements au demandeur principal et lui a donné 70 000 yuans, soit environ 11 000 $.

[5]               Le 25 janvier 2011, le demandeur secondaire a présenté une demande en vue de parrainer la demande d’immigration au Canada du demandeur principal en tant que membre du regroupement familial en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi, de l’article 116 du Règlement et de l’alinéa 117(1)d) du Règlement (la demande de parrainage). Après que la demande de parrainage eut fait l’objet d’une évaluation sur dossier par la Section de l’immigration à l’ambassade de Beijing, les deux demandeurs ont été convoqués à une entrevue avec l’agente. Celle‑ci a mené les deux entrevues le 31 mars 2011; elle a interrogé le demandeur principal en premier et le demandeur secondaire par la suite. Après avoir interrogé le demandeur secondaire, l’agente a rendu sa décision de vive voix. Elle lui a expliqué qu’elle n’était pas convaincue qu’il existait dans le cas des demandeurs des facteurs d’ordre humanitaire qui justifiaient une dispense. L’agente a également envoyé aux demandeurs une lettre le 31 mars 2011.

DÉCISION CONTESTÉE

[6]               La décision consiste en la lettre qui a été adressée aux demandeurs le 31 mars 2011 (la lettre de refus) et en les notes du STIDI versées au dossier des demandeurs.

[7]               Dans sa lettre de refus, l’agente a cité l’alinéa 117(9)d) du Règlement, qui dispose :

(9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant les personnes suivantes :

 

[…]

 

d) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

 

[…]

 

117 […] (9) A foreign national shall not be considered a member of the family class by virtue of their relationship to a sponsor if

 

 

[…]

 

(d) subject to subsection (10), the sponsor previously made an application for permanent residence and became a permanent resident and, at the time of that application, the foreign national was a non‑accompanying family member of the sponsor and was not examined.

 

 

[…]

 

[8]               L’agente a signalé que le demandeur secondaire n’avait pas déclaré le demandeur principal dans sa demande de résidence permanente de 1999 et que le demandeur principal n’avait pas fait l’objet d’un contrôle à l’époque. L’agente a conclu que le demandeur principal était exclu de la catégorie du regroupement familial par application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement.

[9]               Suivant les notes du STIDI, le demandeur secondaire a déclaré, lors de son entrevue, qu’il n’avait appris l’existence du demandeur principal qu’en 2009 et que c’est la raison pour laquelle il ne l’avait pas déclaré dans sa demande. L’agente a estimé que les raisons invoquées par le demandeur secondaire pour justifier son désir d’être réuni avec le demandeur principal n’allaient pas au‑delà du désir de tout parent d’être réuni avec son enfant. Elle a conclu que ces raisons auraient pu être prévues lorsque l’alinéa 117(9)d) de la Loi avait été édicté.

[10]           À l’entrevue, le demandeur principal a déclaré qu’il vivait avec sa mère et sa grand‑mère en RPC et qu’elles étaient toutes les deux sans emploi. Il a également affirmé qu’ils s’occupaient de son grand‑père, qui était malade, et que la famille était aux prises avec une situation financière difficile. Il a aussi expliqué que son oncle, sa tante et son cousin vivaient dans la même maison qu’eux et qu’il partageait la même chambre que son frère et son cousin. L’agente a fait observer que le demandeur principal était âgé de 17 ans, qu’il était presque un adulte et qu’il était intelligent et énergique. Elle a conclu que sa famille semblait s’occuper bien de lui en RPC, qu’il réussissait bien à l’école et qu’il recevait de l’aide financière du demandeur secondaire. L’agente a également conclu que la principale raison pour laquelle il était difficile pour le demandeur secondaire d’être réuni avec le demandeur principal en RPC tenait au fait que le demandeur secondaire exploitait une entreprise au Canada.

[11]           Dans les notes du STIDI, l’agente a écrit que, malgré le fait que le demandeur secondaire avait rendu visite au demandeur principal en RPC pendant près de six mois, les demandeurs n’avaient pas passé beaucoup de temps ensemble. Elle a conclu que le demandeur secondaire n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour s’occuper du demandeur principal de façon quotidienne. Lors de son entrevue, le demandeur secondaire a déclaré qu’il avait passé près d’un mois entier avec le demandeur principal et qu’ils s’étaient notamment rendus ensemble à Dalian – une ville située sur la côte sud de la RPC – et qu’ils avaient participé ensemble au festival du printemps. Le demandeur secondaire a également déclaré lors de son entrevue que, si la demande de parrainage était accueillie, le demandeur principal et lui‑même iraient vivre ensemble dans un appartement en RPC, ce qui l’aiderait à être plus présent dans la vie du demandeur principal. L’agente a déclaré qu’on ne savait pas avec certitude pourquoi la décision du demandeur secondaire de louer un appartement avec le demandeur principal dépendait de l’issue de la demande de parrainage.

Conclusion

[12]           L’agente a conclu que, sur le fondement des renseignements se trouvant dans la demande de parrainage et compte tenu de l’intérêt supérieur du demandeur principal, elle n’était pas convaincue qu’une dispense pour raisons d’ordre humanitaire était justifiée. Sans dispense, le demandeur principal était exclu de façon permanente de la catégorie du regroupement familial par application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. Après avoir examiné le paragraphe 11(1) de la Loi, l’agente a conclu qu’elle n’était pas convaincue que le demandeur principal n’était pas interdit de territoire ou qu’il se conformait à la Loi. Elle a par conséquent refusé de lui délivrer un visa de résident permanent.

QUESTIONS EN LITIGE

[13]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente affaire :

a.                  Les motifs de l’agente sont‑ils suffisants?

b.                  La décision est‑elle raisonnable?

c.                   L’agente s’est‑elle montrée réceptive, attentive et sensible aux intérêts du demandeur principal?

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[14]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a expliqué qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier soumise à la juridiction de révision est bien arrêtée par la jurisprudence, la juridiction de révision peut adopter cette norme. C’est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la juridiction de révision se livre à une analyse des quatre facteurs pertinents pour l’analyse relative à la norme de contrôle.

[15]           Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour suprême du Canada a indiqué, au paragraphe 14, que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Suivant la Cour, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». La première question en litige en l’espèce, celle de savoir si l’agente a suffisamment motivé sa décision, doit être évaluée concurremment avec celle du caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

[16]           Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACS no 39, la Cour suprême du Canada a déclaré que, lorsqu’on procède au contrôle d’une décision relative à une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, « on devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi » (au paragraphe 62). Le juge Michael Phelan a suivi ce raisonnement dans la décision Thandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489, au paragraphe 7. La Cour d’appel fédérale a jugé, au paragraphe 18 de l’arrêt Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, que la norme de contrôle qui s’applique aux décisions relatives à demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable. La norme de contrôle applicable à la deuxième question en litige est celle de la décision raisonnable.

[17]           Dans l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, la Cour d’appel fédérale a indiqué, au paragraphe 6, que l’agent saisi d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire

est charg[é] de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

[18]           De plus, dans l’arrêt Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 12, la Cour d’appel fédérale a expliqué qu’une fois qu’il a bien identifié et défini l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent doit lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. L’intérêt supérieur de l’enfant est une question de fait qui, selon l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 53, est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. La norme de contrôle qui s’applique à la troisième question est celle de la décision raisonnable.

[19]           Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[20]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

 

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

 

12. (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

 

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

 

(d) to see that families are reunited in Canada;

 

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

12. (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common‑law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

 

 

 

 

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible

or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[21]           Les dispositions suivantes du Règlement s’appliquent également au cas qui nous occupe :

117. (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

 

 

b) ses enfants à charge;

 

 

(9) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie du regroupement familial du fait de leur relation avec le répondant

les personnes suivantes :

 

 

d) sous réserve du paragraphe (10), dans le cas où le répondant est devenu résident permanent à la suite d’une demande à cet effet, l’étranger qui, à l’époque où cette demande a été faite, était un membre de la famille du répondant  n’accompagnant pas ce dernier et n’a pas fait l’objet d’un contrôle.

117. (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

 

 

 

(b) a dependent child of the sponsor;

 

(9) A foreign national shall not be considered a member of the family class by virtue of their relationship to a sponsor if

 

 

 

 

(d) subject to subsection (10), the sponsor previously made an application for permanent residence and became a permanent resident and, at the time of that application, the foreign national was a non‑accompanying family member of the sponsor and was not examined.

 

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Les demandeurs

            La décision n’est pas suffisamment motivée

 

[22]           Les demandeurs affirment que les motifs qui leur ont été fournis ne leur permettent pas de comprendre la raison pour laquelle l’agente a refusé leur demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire. Ils ignorent pourquoi les moyens qu’ils ont fait valoir n’ont pas été jugés suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense de l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. Dans l’arrêt Via Rail Inc c Office national des transports, [2000] ACF no 1685 (CAF), la Cour d’appel fédérale a jugé, au paragraphe 22, qu’il ne suffit pas de répéter les observations et les conclusions des parties pour s’acquitter de l’obligation de motiver sa décision. Les demandeurs affirment que, comme le critère de l’intérêt supérieur de l’enfant est en cause, il ne suffit pas de se contenter d’énumérer les façons dont l’enfant sera touché par la décision (Guadeloupe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1190).

[23]           L’agente a simplement résumé les faits qui ressortaient des observations des demandeurs et des entrevues qu’elle avait menées. Elle n’a pas soupesé les facteurs qu’elle devait évaluer et ses motifs ne démontrent pas qu’elle était réceptive, attentive et sensible aux intérêts du demandeur principal comme l’exige l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 75.

            La décision est déraisonnable

[24]           Aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi, le défendeur peut accorder une dispense de l’application de toute disposition de la Loi ou du règlement qui entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées si elle était appliquée dans un cas déterminé. Les demandeurs affirment que la restriction prévue à l’alinéa 117(9)d) du Règlement n’était censée viser que les demandeurs malhonnêtes. Or, le demandeur secondaire a fait preuve de franchise et d’honnêteté lorsqu’il a présenté sa demande de résidence permanente en présentant les faits dont il avait connaissance à ce moment‑là. Les demandeurs citent la décision Baro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1299, au paragraphe 15, à l’appui de leur argument que l’assertion sincère, mais inexacte du demandeur secondaire constitue un type de situation qui devrait en principe justifier l’octroi d’une dispense. Ils affirment que la seule façon pour eux d’être réunis au Canada est d’obtenir une dispense pour raisons d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

[25]           Aux termes de l’alinéa 3(1)d) de la Loi, l’un des objets de la Loi est de veiller à la réunification des familles au Canada. Dans le cas qui nous occupe, l’agente n’a pas cherché à savoir si cet objectif de la Loi serait mieux servi selon qu’elle accorderait ou qu’elle refuserait la demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire que les demandeurs avaient présentée. Comme elle n’a pas tenu compte de l’esprit général de la Loi, sa décision était déraisonnable. Les demandeurs citent l’arrêt De Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, ainsi que la décision Yu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 956, dans laquelle le juge Michel Shore a déclaré, aux paragraphes 1 et 31 :

La structure des motifs d’ordre humanitaire repose sur des critères spéciaux qui s’appliquent dans un cadre tout à fait particulier. C’est dans ce cadre que les circonstances atténuantes doivent être examinées. Il s’agit de la réponse inédite du Canada à la fragilité de la condition humaine.  

 

[…]

 

La législation en matière d’immigration vise à faciliter l’immigration, non à y mettre des obstacles (Hajariwala c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1989] 2 C.F. 79, [1988] A.C.F. no 1021 (QL)). En outre, l’alinéa 3(1)d) de la LIPR, reconnaissant la fragilité de la condition humaine lorsque les membres d’une famille sont séparés, indique clairement que la LIPR a notamment pour objet de veiller à la réunification des familles au Canada.

 

La décision est fondée sur une erreur de fait

[26]           Dans sa lettre de refus, l’agente a écrit : [traduction] « Votre répondant a déclaré que la principale raison pour laquelle il était difficile pour lui de retourner en Chine pour vous y rejoindre est qu’il exploite une entreprise au Canada ». Certes, l’entreprise que le demandeur secondaire exploite au Canada était un facteur, mais ce n’était pas le seul facteur qui faisait en sorte qu’il était difficile pour lui de retrouver le demandeur principal en RPC; le demandeur secondaire avait également des obligations familiales importantes au Canada, ainsi qu’il l’a souligné dans ses observations. En ne tenant compte que de l’entreprise que le demandeur secondaire exploitait au Canada, l’agente s’est totalement méprise sur la nature de la demande fondée sur les raisons d’ordre humanitaire. Cette erreur d’interprétation rend sa décision déraisonnable.

L’agente a tiré des conclusions erronées

[27]           Les demandeurs affirment que l’agente a conclu que le demandeur secondaire pouvait continuer à lui assurer une aide financière à l’avenir en se fondant sur le fait que le demandeur secondaire avait donné de l’argent au demandeur principal par le passé. L’agente semble croire que l’aide financière que le demandeur secondaire pourrait offrir au demandeur principal réglerait les difficultés financières avec lesquelles le demandeur principal et sa famille étaient aux prises en RPC. Dans les observations qu’ils ont soumises à l’agente, les demandeurs ont affirmé que le demandeur secondaire craignait que l’argent qu’il envoyait au demandeur principal serve à subvenir aux besoins des grands‑parents du demandeur principal et non directement à ses besoins personnels. L’inférence de l’agente suivant laquelle le demandeur principal continuera à recevoir de l’aide financière est viciée parce qu’aucun des demandeurs ne décide où va l’argent en question.

[28]           L’agente a également inféré que, s’il voulait véritablement aider son fils, le demandeur secondaire aurait pris des dispositions pour que le demandeur principal habite avec lui lorsqu’il s’est rendu en visite en RPC en 2010. L’agente a tiré cette inférence sans tenir compte du fait que lorsque le demandeur secondaire s’était rendu en RPC, les demandeurs ne se connaissaient que depuis peu, que le demandeur principal fréquentait l’école de 6 h 30 à 21 h 30 les jours de semaine et que les demandeurs passaient du temps ensemble les week‑ends et durant les vacances. L’agente n’a pas mentionné ces faits, et ce, malgré le fait que le demandeur secondaire les lui avait mentionnés à plusieurs reprises lors de son entrevue.

Conclusion

[29]           La décision ne démontre pas que l’agente s’est montrée sensible aux intérêts du demandeur principal ou qu’elle les a compris. L’agente n’a par ailleurs pas compris la situation des demandeurs ni de quelle manière l’alinéa 117(9)d) du Règlement les toucherait concrètement. Si elle n’avait pas commis les erreurs que lui reprochent les demandeurs, elle aurait conclu qu’il existe des motifs suffisants pour faire droit à la demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire.

Le défendeur

[30]           Le défendeur fait observer que le demandeur secondaire n’a appris l’existence du demandeur principal que lorsque ce dernier avait dix‑sept ans. Il fait également remarquer que le demandeur principal est bien traité en RPC grâce à l’aide financière de son père, ajoutant que l’aide financière fournie par le demandeur secondaire sert à répondre aux difficultés financières qui ont incité la mère du demandeur principal à révéler l’existence de ce dernier au demandeur secondaire.

            La décision est suffisamment motivée

[31]           Les motifs de l’agente démontrent qu’elle a examiné et soupesé l’ensemble de la preuve et les facteurs pertinents, de sorte que ses motifs sont suffisants.

L’alinéa 117(9)d) doit être appliqué de façon stricte

[32]           Le défendeur cite la décision Adjani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 32, dans laquelle le juge Edmond Blanchard a tenu les propos suivants, aux paragraphes 22 à 25, au sujet de l’alinéa 117(9)d) du Règlement :

Le législateur fédéral a le droit d’adopter des politiques en matière d’immigration et des textes législatifs prévoyant les conditions en vertu desquelles les non‑citoyens pourront entrer et demeurer au Canada. C’est ce qu’il a fait en adoptant la LIPR : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, au paragraphe 27. La LIPR ainsi que le Règlement pris en application des alinéas 14(2)b) et d) de la LIPR prévoient un régime réglementaire qui contrôle essentiellement l’admission des étrangers au Canada (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. de Guzman, 2004 CF 1276, au paragraphe 35).

 

La réunification des familles et l’intérêt supérieur des enfants sont des objectifs valides reconnus par la LIPR et, lorsqu’ils sont pertinents, il faut en tenir compte. La LIPR a aussi d’autres objets, dont le maintien de l’intégrité du processus canadien d’asile. Dans l’arrêt Azizi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 406, la Cour d’appel fédérale avait à examiner si l’alinéa 117(9)d) du Règlement était ultra vires de la LIPR. Le juge Rothstein, au nom de la majorité de la Cour d’appel, a fait la déclaration suivante aux paragraphes 28 et 29 de ses motifs :

 

[28]      L’alinéa 117(9)d) n’interdit pas la réunification des familles. Il prévoit simplement que les membres de la famille d’un demandeur qui n’accompagnent pas ce dernier et qui n’ont pas fait l’objet d’un contrôle pour un motif autre qu’une décision d’un agent de visas ne seront pas admis à titre de membres de la catégorie du regroupement familial. Les personnes à la charge de M. Azizi peuvent présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR ou demander d’être admises dans le cadre d’une autre catégorie prévue par la LIPR.

 

[29]      M. Azizi soutient qu’il s’agit là de solutions peu souhaitables. Elles sont certes moins souhaitables de son point de vue que si les personnes à sa charge avaient été considérées comme des membres de la catégorie du regroupement familial. Mais ce sont les fausses déclarations de M. Azizi qui sont à l’origine du problème. Il est l’artisan de son propre malheur. Il ne peut pas prétendre que l’alinéa 117(9)d) est ultra vires simplement parce qu’il ne s’y est pas conformé. [Non souligné dans l’original.]

 

La Cour d’appel a donc décidé que la disposition contestée n’excède pas le cadre de la LIPR, en particulier dans les cas où il y a eu fausse déclaration auprès des autorités de l’immigration. Cependant, en l’espèce, le demandeur n’était pas au courant de l’existence de son fils au moment où il a présenté sa demande de résidence permanente. Par conséquent, il ne peut pas être conclu que le demandeur a dissimulé cette information ou qu’il a fait de fausses déclarations au sujet de son état. À mon avis, peu importe que la non‑divulgation ait été délibérée ou non. Le Règlement est clair : l’alinéa 117(9)d) ne fait aucune distinction quant à la raison pour laquelle un membre de la famille qui n’accompagnait pas le répondant n’a pas été mentionné dans la demande de résidence permanente. Ce qui importe, c’est que la non‑divulgation a entraîné le fait que ce membre n’a pas fait l’objet d’un contrôle par un agent d’immigration. Cette interprétation est conforme à la décision de mon collègue le juge Mosley dans l’affaire Hong Mei Chen c. M.C.I., 2005 CF 678, dans laquelle il a conclu que la portée et l’effet de la disposition contestée ne se limitent pas aux cas de non‑divulgation frauduleuse. Au paragraphe 11 de ses motifs, mon collègue a écrit : « [...] Peu importe le motif, la non‑divulgation qui empêche qu’une personne à charge fasse l’objet d’un contrôle par un agent d’immigration exclut le parrainage futur de cette personne comme membre de la catégorie du regroupement familial. »

 

Les dispositions de l’alinéa 117(9)d) du Règlement ne sont pas incompatibles avec les objectifs officiels de la LIPR. Je souscris à l’opinion que le juge Kelen a exprimée au paragraphe 38 de ses motifs dans la décision De Guzman, précitée : « L’objet de la réunification des familles n’outrepasse pas, ne surpasse pas, ne supplante pas ou n’éclipse pas l’exigence de base selon laquelle la législation en matière d’immigration doit être respectée et administrée d’une façon ordonnée et juste. » De plus, dans des cas exceptionnels où les motifs d’ordre humanitaire sont impérieux, un demandeur peut demander, en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, une exemption ministérielle des critères législatifs et réglementaires d’entrée au Canada. Le demandeur peut toujours présenter une telle demande. Si sa demande est accueillie, le demandeur et son fils seront réunis. (Décision Chen, précitée, au paragraphe 18.)

 

 

[33]           Le défendeur affirme que l’alinéa 117(9)d) ne fait pas obstacle à la réunification des familles, mais qu’il a simplement pour effet d’exclure les auteurs de demandes de résidence permanente qui n’ont pas fait l’objet d’un contrôle. Selon la jurisprudence, les raisons pour lesquelles un demandeur n’a pas fait l’objet d’un contrôle sont sans importance et l’alinéa 117(9)d) a pour effet d’empêcher irrémédiablement tout parrainage dans la catégorie du regroupement familial.

L’agente n’a pas commis d’erreurs de fait ou tiré d’inférences erronées

[34]           Le défendeur fait observer que les dispenses pour raisons d’ordre humanitaire sont des mesures exceptionnelles et discrétionnaires qui ne sont pas conçues pour faire disparaître toutes les difficultés. Elles visent plutôt à soulager les difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées qui peuvent surgir lorsqu’une personne qui demande la résidence permanente soumet sa demande selon la procédure habituelle. Le défendeur affirme que les observations des demandeurs se résument en fait à un désaccord avec les conclusions de l’agente et qu’elles ne démontrent pas que celle‑ci a effectivement commis des erreurs de fait ou tiré des inférences erronées. Le défendeur affirme que les erreurs reprochées par les demandeurs s’expliquent par leur analyse microscopique de la décision. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, l’agente était au courant des obligations familiales et professionnelles qu’avait le demandeur secondaire au Canada. Le désaccord exprimé par les demandeurs au sujet de la décision ne donne pas ouverture à un contrôle judiciaire (Karanja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 574, au paragraphe 8).

            Réponse des demandeurs

[35]           Les demandeurs signalent que c’est à tort que le défendeur affirme dans son argumentation que le demandeur principal était âgé de 17 ans lorsque le demandeur secondaire a découvert qu’ils étaient père et fils. Le demandeur principal avait en fait 15 ans à l’époque. Les demandeurs affirment que l’âge est important lorsqu’on se demande quel type de relation se développera entre deux personnes.

[36]           À l’instar de l’agente, le défendeur n’a analysé les liens qui existaient entre les demandeurs que sur le plan financier. Même si la mère du demandeur principal a contacté le demandeur secondaire pour l’informer de l’existence de leur fils lorsqu’elle a commencé à éprouver des difficultés financières, ce fait n’a aucun rapport avec les liens qui existent entre les demandeurs. Les agissements des demandeurs démontrent que leurs rapports vont au‑delà du simple intérêt pécuniaire.

[37]           Bien qu’il soutienne que l’appréciation que l’agente a faite de l’intérêt supérieur du demandeur principal était raisonnable, le défendeur ne cite aucun exemple concret pour démontrer comment elle avait procédé à cette évaluation. L’agente s’est contentée d’énumérer les facteurs dont elle avait tenu compte pour analyser l’intérêt supérieur du demandeur principal sans procéder concrètement à la pondération de ces facteurs.

[38]           Suivant le défendeur, l’agente était au courant des obligations familiales et professionnelles du demandeur secondaire au Canada. Bien que les notes du STIDI démontrent que le demandeur secondaire a mentionné ces deux types d’obligations lors de son entrevue, les demandeurs font une distinction entre le fait de prendre acte des réponses données et celui d’examiner les faits qu’ils révèlent. L’agente n’a pas examiné les obligations familiales du demandeur secondaire au Canada même s’il les avait évoquées lors de son entrevue. De plus, les demandeurs affirment que le défendeur n’a pas examiné les inférences erronées que l’agente aurait, selon eux, tirées des faits portés à sa connaissance.

[39]           Les demandeurs admettent que le demandeur principal est exclu de la catégorie du regroupement familial par application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. Ils ajoutent toutefois que la présente affaire porte en fait sur le traitement que l’agente a réservé à leur demande de dispense pour raisons d’ordre humanitaire. Ils affirment que l’ignorance de l’existence d’un enfant constitue une circonstance exceptionnelle qui n’est pas censée tomber sous le coup de l’alinéa 117(9)d). Bien que leur situation semble à leur avis justifier l’octroi d’une dispense pour raisons d’ordre humanitaire, leur demande a été refusée sur le fondement d’une évaluation déraisonnable et d’une décision insuffisamment motivée.

ANALYSE

[40]           Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, aux paragraphes 12 à 18, la Cour suprême du Canada a récemment proposé des balises pour déterminer si la décision d’un tribunal administratif est suffisamment motivée :

Il importe de souligner que la Cour a souscrit à l’observation du professeur Dyzenhaus selon laquelle la notion de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs commande  [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». Dans son article cité par la Cour, le professeur Dyzenhaus explique en ces termes comment le caractère raisonnable se rapporte aux motifs :

 

[traduction] Le « caractère raisonnable » s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s’il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c’est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu’a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu’on doit présumer du bien‑fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Je souligne.]

(David Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 304)

 

Voir aussi David Mullan, « Dunsmuir v. New Brunswick, Standard of Review and Procedural Fairness for Public Servants : Let’s Try Again! » (2008), 21 C.J.A.L.P. 117, p. 136; David Phillip Jones, c.r., et Anne S. de Villars, c.r., Principles of Administrative Law (5eéd. 2009), p. 380; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 63.

 

C’est dans cette optique, selon moi, qu’il faut interpréter ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir lorsqu’elle a parlé de « la justification de la décision [ainsi que de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel ». À mon avis, ces propos témoignent d’une reconnaissance respectueuse du vaste éventail de décideurs spécialisés qui rendent couramment des décisions — qui paraissent souvent contre‑intuitives aux yeux d’un généraliste — dans leurs sphères d’expertise, et ce en ayant recours à des concepts et des termes souvent propres à leurs champs d’activité. C’est sur ce fondement que notre Cour a changé d’orientation dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, où le juge Dickson a insisté sur le fait qu’il y avait lieu de faire preuve de déférence en appréciant les décisions des tribunaux administratifs spécialisés. Cet arrêt a amené la Cour à faire preuve d’une déférence accrue envers les tribunaux, comme en témoigne la conclusion, tirée dans Dunsmuir, qu’il doit être « loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (par. 47).

 

Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

 

La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

 

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

Le fait que la convention collective puisse se prêter à une interprétation autre que celle que lui a donnée l’arbitre ne mène pas forcément à la conclusion qu’il faut annuler sa décision, si celle‑ci fait partie des issues possibles raisonnables. Les juges siégeant en révision doivent accorder une « attention respectueuse » aux motifs des décideurs et se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs.

 

Dans Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 R.C.F. 221, le juge Evans précise, dans des motifs confirmés par notre Cour, (2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572), que l’arrêt Dunsmuir cherche à « [éviter] qu’on [aborde] le contrôle judiciaire sous un angle trop formaliste » (par. 164). Il signale qu’« [o]n ne s’atten[d] pas à de la perfection » et indique que la cour de révision doit se demander si, « lorsqu’on les examine à la lumière des éléments de preuve dont il disposait et de la nature de la tâche que la loi lui confie, on constate que les motifs du Tribunal expliquent de façon adéquate le fondement de sa décision » (par. 163). J’estime que la description de l’exercice que donnent les intimées dans leur mémoire est particulièrement utile pour en décrire la nature :

 

[traduction] La déférence est le principe directeur qui régit le contrôle de la décision d’un tribunal administratif selon la norme de la décision raisonnable. Il ne faut pas examiner les motifs dans l’abstrait; il faut examiner le résultat dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs. [par. 44]

 

[41]           En faisant preuve de toute la déférence dont, selon la Cour suprême du Canada, on doit faire preuve en l’occurrence et en tenant compte de l’ensemble de la preuve, des observations des demandeurs et du processus, je n’arrive pas à déceler les raisons pour lesquelles l’agente a refusé la dispense demandée. Je n’arrive pas non plus à déterminer ce que l’agente a considéré être l’intérêt supérieur du demandeur principal. Sa décision n’est rien de plus qu’un exposé des faits auquel l’agente a accolé une conclusion. Dans ce qui semble être le paragraphe où elle résume sa décision, l’agente se contente d’énumérer des facteurs relatifs à la situation qui existe en RPC. Elle ne mentionne pas les avantages que représenterait pour le demandeur principal le fait de venir au Canada. En dernière analyse, on n’a aucune idée de ce que l’agente estime être l’intérêt supérieur du demandeur principal et on ne trouve aucune analyse qui appuie la conclusion. La décision est déraisonnable.

[42]           Il est bien établi que l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il ne doit pas « minimiser » l’intérêt supérieur de l’enfant susceptible d’être touché par sa décision (Kolosovs v Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, au paragraphe 8; Baker, précité, aux paragraphes 73 à 75; et Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 5).

[43]           Notre Cour a également précisé que l’obligation d’être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant est distincte de l’analyse de la norme minimale relative aux difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées. Ainsi que le juge Robert Barnes l’a déclaré dans la décision Shchegolevich c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 527, au paragraphe 12 :

Il est clair que l’agente a commis une erreur en exigeant que M. Shchegolevich démontre que les effets préjudiciables de son renvoi sur son épouse et son beau‑fils seraient inhabituels et injustifiés ou excessifs. La norme ne s’applique qu’aux difficultés éprouvées par un demandeur qui doit présenter une demande à partir de l’étranger; elle ne s’applique pas à l’appréciation de l’intérêt supérieur d’un enfant touché par le renvoi d’un parent.

 

 

[44]           Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit déterminer : pour commencer, en quoi consiste cet intérêt; ensuite, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre; enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[45]           Il n’existe pas, en matière de besoins fondamentaux, de norme minimale qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel, au‑delà d’un seuil précis, l’enfant subirait des difficultés qui permettent de considérer que son intérêt supérieur sera compromis au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas celle de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son intérêt supérieur ne sera pas respecté. Il ne s’agit pas plus de savoir si l’enfant « survit » là où il se trouve. À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est celle de savoir en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant.

[46]           Dans l’arrêt Baker, la juge Claire L’Heureux‑Dubé a déclaré :

[…] pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[47]           Dans la décision Kolosovs, précitée, au paragraphe 12, le juge Douglas Campbell a expliqué ce qu’il faut entendre par obligation d’être « sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant :

Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[48]           La décision qui a été rendue en l’espèce démontre que l’agente n’a pas tenu compte des facteurs exigés pour procéder à une telle analyse. Sa décision était par conséquent déraisonnable et incompréhensible et elle doit être renvoyée pour nouvel examen.

[49]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci procède à un nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4062‑11

 

 

INTITULÉ :                                                   FENG CE SUN et KAI LAU SUN

 

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 12 janvier 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 13 février 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mario D. Bellissimo

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Knatidja Moloo‑Alam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

Ormston, Bellissimo, Rotenberg

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.