Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120202


Dossier : IMM-3655-11

Référence : 2012 CF 140

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

ELIZABETH NGOZI OWOCHEI

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision, datée du 27 avril 2011 (la Décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé de reconnaître à la demanderesse la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi, qu’elle réclamait.

LE CONTEXTE

[2]               La demanderesse, Elizabeth Ngozi Owochei, est une citoyenne du Nigeria, née dans le village d’Abuedo, dans la commune d’Ubulu Uku (État du Delta), au Nigeria; elle y a passé la plus grande partie de sa vie.

[3]               La demanderesse a réclamé l’asile pour être protégée de son ex-mari, Nwke Owochei (M. Owochei), qu’elle a épousé le 23 mars 1972. Elle prétend que leur mariage allait bien jusqu’à la naissance de leur première fille en février 1974. M. Owochei était mécontent que ce ne soit pas un garçon et a commencé à lui chercher querelle. Leur première fille est morte en 1976. Après la naissance de leur deuxième fille en 1979, M. Owochei s’est mis à agresser physiquement la demanderesse et à lui assener des gifles deux à trois fois par semaine. Après la naissance de leur troisième fille en 1982, la violence s’est intensifiée : il lui donnait alors des coups de poing et la fouettait avec un fil électrique. La quatrième fille du couple est née en mars 1988 et les violences se sont poursuivies. Après un passage à tabac particulièrement brutal, les parents de la demanderesse ont porté la situation à l’attention des anciens du village, qui ont prié M. Owochei de cesser ses violences. Ce dernier a refusé d’obtempérer. Il a été exilé de sa communauté, mais il a fini par revenir. La demanderesse a accouché d’un garçon en 1991, puis de deux autres garçons en 1993 et 1995; M. Owochei était le père des trois.

[4]               M. Owochei a commencé à fréquenter une autre femme qu’il a installée dans le domicile conjugal en 1991. Il a continué d’infliger des violences physiques à la demanderesse et a finalement cessé de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants.

[5]               En juin 2005, des parents de M. Owochei se sont rendus chez la demanderesse et l’ont battue si férocement qu’elle en a perdu connaissance. La police est arrivée sur les lieux après que l’un de ses fils, qui l’a retrouvée inconsciente, eut alerté le commissariat. La police a arrêté une femme qui dirigeait le groupe d’agresseurs, mais l’a relâchée ensuite. Après l’incident, M. Owochei est devenu encore plus violent et a demandé à sa famille de tuer la demanderesse en l’empoisonnant, parce qu’elle avait appelé la police.

[6]               En 2005, les anciens du village ont conseillé à la demanderesse de quitter son domicile, parce qu’ils ne pouvaient rien faire de plus au sujet de M. Owochei. Elle s’est installée dans la maison de ses parents, laquelle, selon ce qu’elle a déclaré à l’audience, était située à trois ou quatre pâtés de maisons de distance. Elle a emmené son plus jeune fils avec elle, mais a laissé les autres enfants à la garde de leur père. M. Owochei allait souvent au magasin en face de chez ses parents. La demanderesse a affirmé à l’audience qu’elle ne l’avait pas croisé directement durant cette période, car les voisins l’avertissaient lorsqu’il approchait de la maison, ce qui lui permettait de se cacher ou de fuir avant qu’il n’arrive.

[7]               En octobre 2008, la demanderesse et son plus jeune fils ont emménagé dans une chambre louée dans une autre maison du même village. Le 20 novembre 2008, à 5 h, M. Owochei a frappé à la porte en demandant à la voir. Un autre locataire lui a ouvert et a remarqué qu’il portait un coutelas; il a donc prévenu la demanderesse qui s’est cachée. M. Owochei s’est introduit de force dans la maison et a saccagé la chambre de la demanderesse, en déclarant aux autres locataires qu’il la tuerait.

[8]               Après cet incident, la demanderesse s’est terrée dans plusieurs maisons de sa commune. Le 3 janvier 2009, elle a déménagé à Lagos, Nigeria, où elle s’est cachée chez une amie. Ayant découvert où elle se trouvait, M. Owochei lui a envoyé un message pour lui dire qu’il finirait par la trouver et par la tuer. La demanderesse a ensuite contacté un passeur et pris des dispositions pour venir au Canada.

[9]               La demanderesse a quitté le Nigeria le 10 janvier 2009 et est arrivée au Canada le lendemain. Elle a présenté une demande d’asile le 16 mars de la même année. La SPR a instruit sa cause le 26 janvier 2011 et a rendu sa décision le 27 avril. Elle a donné à la demanderesse un avis de la Décision le 17 mai 2011.

LA DÉCISION SOUS CONTRÔLE

[10]           La SPR a estimé que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve crédible et digne de foi à l’appui de sa demande d’asile, et a conclu qu’elle n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. La demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de la Convention, parce qu’elle n’a pas raison de craindre d’être persécutée au Nigeria pour un motif prévu par la Convention. Elle n’est pas non plus une personne à protéger, car elle ne se trouverait pas personnellement exposée à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour dans ce pays.

La crédibilité

[11]           La SPR a estimé que la demanderesse avait inventé, ou à tout le moins embelli, des parties importantes de son récit pour favoriser la demande d’asile. Selon la SPR, la preuve présentée par la demanderesse quant au bien-fondé de sa demande contenait des disparités, était vague et prêtait à confusion. La SPR a affirmé qu’elle avait tenu compte du niveau d’instruction, des particularités culturelles et de la nervosité de la demanderesse au moment d’apprécier sa crédibilité et la vraisemblance de ses allégations.

[12]           La SPR a relevé des contradictions majeures entre le Formulaire de renseignements personnels (FRP) de la demanderesse et son témoignage, ce qui portait atteinte à sa crédibilité globale. Dans son FRP, la demanderesse a indiqué que, lorsqu’elle vivait chez ses parents, M. Owochei lui rendait visite et l’agressait physiquement. À l’audience, elle a déclaré qu’elle n’avait plus revu M. Owochei après son départ du domicile familial, mais qu’elle l’entendait [traduction] l’« agresser physiquement » avec des mots lorsqu’il allait au magasin en face de chez ses parents. La SPR lui a fait remarquer que l’expression [traduction] « agression physique » signifiait être frappé ou battu, ce à quoi la demanderesse a répondu que, lorsqu’il venait, M. Owochei frappait à la porte et l’insultait physiquement. Les gens qui se trouvaient à proximité le voyaient arriver et prévenaient la demanderesse pour qu’elle puisse s’enfuir.

[13]           La SPR a fait observer à l’audience que la demanderesse n’avait pas mentionné dans son FRP qu’elle prenait la fuite lorsque M. Owochei lui rendait visite. La SPR a reconnu qu’elle avait quitté la maison de ses parents après y avoir passé un certain nombre d’années pour aller vivre ailleurs, mais qu’elle ne l’avait pas fait pour échapper à M. Owochei. La SPR a conclu que son mari aurait pu facilement, s’il l’avait voulu, avoir des contacts directs avec la demanderesse dans le petit village où ils habitaient, et qu’il ne l’a pas agressée physiquement après qu’elle a quitté le domicile conjugal en 2005. La contradiction entre l’exposé circonstancié contenu dans son FRP et son témoignage était de taille et portait atteinte à sa crédibilité.

[14]           La SPR a également affirmé que le témoignage de la demanderesse contenait une invraisemblance fondamentale. En effet, elle a déclaré qu’elle vivait dans un petit village qui ne comptait que quinze rues, et qu’entre juin 2005 – date à laquelle elle avait quitté le domicile conjugal – et janvier 2009 – date de sa fuite à Lagos, au Nigeria – elle n’avait revu ni M. Owochei ni aucun de ses cinq autres enfants établis à quelques pâtés de maisons de là. La SPR a jugé qu’il était hautement improbable, sinon impossible, qu’elle n’ait pas croisé l’un d’entre eux en trois ans et demi, dans une si petite agglomération. D’autre part, la SPR a trouvé très invraisemblable qu’aucun de ses enfants ne lui ait rendu visite ou ne l’ait rencontré par hasard alors qu’ils ne vivaient que trois pâtés de maisons plus loin.

[15]           En s’appuyant sur les décisions Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Dan-Ash, [1988] ACF no 571 (CAF), et Bakare c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 31, la SPR a estimé que les contradictions et les omissions dans la preuve présentée par la demanderesse, relativement à des questions essentielles eu égard à sa demande, réfutaient la présomption de sincérité du demandeur d’asile établie par la décision Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 72. La SPR a également cité l’arrêt Orélien c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 592 (CAF), au paragraphe 20, dans lequel la CAF déclarait que « […] l’on ne peut être convaincu que les éléments de preuve sont crédibles ou dignes de foi sans être convaincu qu’il est probable qu’ils le sont, et non simplement possible ». La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi le bien-fondé de sa demande d’asile comme il lui incombait de le faire.

[16]           La SPR a jugé que la demanderesse manquait généralement de crédibilité, car son témoignage n’était pas empreint de vérité comme on s’attendrait d’un témoin digne de foi dont la demande d’asile est authentique. La SPR a estimé que la preuve crédible ou digne de foi dont elle disposait était insuffisante pour conclure que la demanderesse serait exposée à un risque sérieux de persécution en cas de retour au Nigeria. La preuve ne permettait pas non plus d’établir qu’il était plus probable que le contraire que la demanderesse serait exposée à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou encore de torture.

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[17]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[…]

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political

opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

[…]

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[18]           La demanderesse soulève les questions suivantes :

a)                  La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas crédible?

b)                  La SPR a-t-elle omis de tenir compte des Directives no 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives)?

c)                  La SPR a-t-elle commis une erreur en négligeant d’analyser les risques objectifs auxquels serait exposée la demanderesse sur la base des faits qu’elle a jugé crédibles?

d)                  La demanderesse a-t-elle été privée du droit à l’équité procédurale du fait d’une interprétation inexacte?

e)                  La SPR a-t-elle fourni des motifs adéquats?

NORME DE CONTRÔLE

[19]           Dans L’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a estimé qu’il n’était pas nécessaire de procéder systématiquement à une analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme applicable à une question particulière que la Cour doit trancher est bien établie par la jurisprudence, elle peut être adoptée par le tribunal de révision. Celui-ci ne se penchera sur les quatre facteurs qui entrent dans l’analyse relative à la norme de contrôle que si cette recherche s’avère infructueuse.

[20]           Dans la décision Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 21, le juge Max Teitelbaum a estimé que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité sont au cœur de son rôle de juge des faits et qu’elles doivent donc être appréciées selon la norme de la raisonnabilité. Par ailleurs, dans la décision Hou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1586, le juge John O’Keefe a précisé, au paragraphe 23, que les conclusions touchant la crédibilité étaient assujetties à la norme de la décision manifestement déraisonnable. Enfin, dans l’arrêt Aguebor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), la Cour d’appel fédérale a estimé que les conclusions de cette nature devaient être soumises à la norme de la raisonnabilité. La première question sera donc assujettie à la norme de la raisonnabilité.

[21]           La demanderesse soutient que la SPR n’a pas tenu compte des Directives lorsqu’elle a entrepris d’apprécier sa crédibilité. C’était aussi la question en litige dans la décision Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 106, dans laquelle le juge Michael Phelan a estimé, au paragraphe 13, que, lorsqu’elles jouent un rôle dans l’analyse de la crédibilité, les Directives deviennent subsumées sous la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir aussi Plaisimond c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 998, au paragraphe 32, et Higbogun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 445, au paragraphe 22).

[22]           Récemment, la Cour suprême du Canada déclarait, dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. En fait, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (voir le paragraphe 14). S’ils permettent à la Cour de déterminer que le résultat fait partie des issues décrites dans l’arrêt Dunsmuir, les motifs, tels qu’ils ressortent du dossier, seront conformes au critère retenu.

[23]           Au moment d’examiner une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse s’intéressera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »

[24]           Dans la décision Balakumar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 20, au paragraphe 9, le juge Phelan a estimé que la question de savoir si la SPR a appliqué le bon critère pour statuer sur une demande d’asile est une question de droit qui inclut celle de l’opportunité d’une analyse séparée selon l’article 97. Dans Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, le juge Edmond Blanchard a conclu que la « question de savoir si la Commission a valablement examiné les deux revendications [relatives aux articles 96 et 97] doit être tranchée […] en fonction des faits d’espèce. » La juge Carolyn Layden-Stevenson indiquait quant à elle dans Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 17, qu’il n’y avait pas lieu de procéder systématiquement à une analyse relative à l’article 97, mais seulement lorsque la SPR dispose d’éléments de preuve qui en confirment la pertinence. Il s’agit d’une question de droit, susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte, de sorte que c’est ce critère qui s’appliquera à la troisième question.

[25]           La quatrième question concerne l’exactitude de l’interprétation durant l’audience devant la SPR. Elle se rapporte à l’équité procédurale et appelle la norme de la décision correcte. Voir Khosa, précité, au paragraphe 43. Dans l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, la Cour d’appel fédérale a indiqué que les facteurs permettant d’apprécier l’exactitude d’une interprétation lors de procédures de nature criminelle, tels qu’énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Tran, [1994] 2 RCS 951, s’appliquaient aux instances d’immigration. Dans la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1161, au paragraphe 3, le juge François Lemieux les résumait ainsi :

[…]

 

a.         L’interprétation doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante.

 

b.         Il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel pour obtenir une réparation.

 

c.         L’interprétation doit être adéquate, mais n’a pas à être parfaite. Le principe le plus important est la compréhension linguistique.

 

d.         Il y a renonciation au droit lorsque la qualité de l’interprétation n’est pas contestée par le demandeur à la première occasion, chaque fois qu’il est raisonnable de s’y attendre.

 

e.         La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée à l’égard de la mauvaise qualité de l’interprétation est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas.

 

f.          Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion.

 

[Souligné dans l’original.]

 

LES ARGUMENTS

La demanderesse

Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient déraisonnables.

 

[26]           La demanderesse prend acte du fait que la SPR a relevé une contradiction entre son FRP et son témoignage : elle déclarait dans le premier que son époux était allé chez ses parents et l’avait agressée physiquement, et indiquait dans le second qu’il avait proféré des menaces et cogné à la porte, mais qu’elle avait pris la fuite. Elle affirme que la SPR a eu raison de souligner cette incohérence, mais fait valoir que son témoignage se trouvait en fait à réduire la portée de ce qu’elle avait écrit dans son FRP, et que la SPR n’aurait donc pas dû l’interpréter comme une tentative d’enjolivement.

[27]           La demanderesse affirme également que la SPR aurait dû réaliser que la contradiction ayant trait à l’emploi de l’expression « agression physique » ne pouvait résulter que d’un malentendu. L’exposé circonstancié contenu dans son FRP a été rédigé sans l’assistance d’un avocat et avec un interprète, mais la SPR a écarté cette explication avant d’avoir entendu la réponse de la demanderesse. Celle-ci invoque l’échange suivant pour appuyer sa position :

[traduction

SPR :                  D’accord. J’aimerais vous dire quelque chose. Je suis membre de la Commission depuis sept ans […] Je n’ai jamais entendu l’expression « agression physique » être employée pour désigner autre chose qu’une personne qui frappe ou bat quelqu’un d’autre de quelque manière.

Demanderesse :   Madame, mon récit est le même que celui que j’ai raconté le premier jour. Peut-être qu’elle a été mise sur papier sous cette forme par l’interprète qui l’a rédigée, mais c’est ce dont je me souviens, car c’est ce qui est arrivé.

 

[28]           La demanderesse fait aussi valoir que la formulation choisie dans son FRP était abstraite. À l’audience, elle n’a pas enjolivé son récit, mais a raconté à la SPR ce qui lui était arrivé avec ses propres mots. Elle estime que la portée de ce qui a été rédigé en anglais dans l’exposé circonstancié de son FRP était assez large pour inclure les menaces de violence proférées contre elle, et qu’une personne sans instruction ayant recours à un interprète pouvait raisonnablement l’entendre ainsi. Elle ajoute que l’interprète qui l’a aidée à remplir son FRP s’est peut-être trompé sur le sens d’une expression. Il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas tenir compte des éventuelles erreurs de traduction lorsqu’elle a apprécié sa crédibilité.

[29]           La demanderesse soutient également que la SPR n’a pas envisagé que la preuve livrée par l’entremise d’un interprète pouvait donner lieu à bien des malentendus, et que le but des témoignages durant une audience est de permettre au témoin de raconter ce qui s’est passé en détail, directement, avec ses propres mots. La demanderesse cite les arrêts Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444 (CAF), Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 442 (CAF), Rajaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 1271 (CAF), et Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 ACF no 109 (CAF), à l’appui de sa position.

[30]           Invoquant l’arrêt Attakora, précité, la demanderesse affirme aussi que la SPR a examiné son témoignage à la loupe. Elle prétend que la contradiction dont la SPR s’est servi pour mettre en doute sa crédibilité était sans importance, et cite à ce propos la décision Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 568, dans laquelle le juge Lemieux déclarait au paragraphe 24 :

[…] les incohérences retenues par la Section du statut de réfugié doivent être importantes et déterminantes pour la revendication […] et ne doivent pas être exagérées. […]

 

[Renvoi omis.]

 

[31]           La demanderesse fait par ailleurs valoir que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte des Directives, car elles sont là pour l’avertir qu’une femme battue peut utiliser un langage fort pour décrire la menace de violence, attendu que la violence correspond à la réalité de son rapport avec son agresseur. Ces Directives précisent que les femmes qui demandent l’asile se heurtent à des difficultés particulières pour démontrer que leurs demandes sont crédibles et dignes de foi. La demanderesse s’appuie sur les décisions Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79 et NZ c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 193, pour soumettre que la SPR commet une erreur de droit lorsqu’elle ne tient pas compte des Directives pour apprécier la demande d’asile d’une femme victime de violence conjugale.

[32]           La demanderesse ajoute que la SPR a accumulé les erreurs en concluant à l’invraisemblance de sa demande, puisqu’elle a fait fi de certains aspects de son témoignage, qu’elle n’a pas pris en compte le contexte de violence conjugale et qu’elle s’est appuyée sur des présomptions de plausibilité n’ayant pas de fondement probatoire valide et pertinent.

[33]           Elle affirme que la SPR a présumé que tous les enfants de femmes battues se lançaient à la recherche de leur mère lorsqu’elle quittait le domicile. La SPR s’est autorisé cette présomption déraisonnable pour conclure qu’il était invraisemblable que les enfants de la demanderesse ne lui aient pas rendu visite après qu’elle se fut installée chez ses parents. Rien ne prouvait à la SPR que ses enfants désiraient la voir. Les enfants d’une femme battue peuvent avoir des sentiments ambivalents à l’égard de leur mère pour un certain nombre de raisons, qui tiennent notamment à l’influence du parent violent, à leur impression d’être abandonnés ou laissés sans protection, ou au fait de ne pas être certains de devoir rechercher le parent maltraité. En s’appuyant sur une présomption sans fondement, la SPR ne s’est pas montrée sensible au contexte en appréciant le comportement des personnes visées dans une affaire de violence conjugale (voir Garcia, précitée, et Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 68).

[34]           La demanderesse affirme en outre que la SPR a spéculé d’une manière incompatible avec la preuve en présumant que son époux était entré en contact avec elle plus tôt. Comme elle l’évitait, on ne pouvait attendre d’elle qu’elle justifie le raisonnement de M. Owochei ou qu’elle explique pourquoi son comportement s’était intensifié.

[35]           La demanderesse prétend que la SPR appuie sa conclusion quant à la crédibilité sur toutes ces constatations lorsqu’elle déclare au paragraphe 12 de la Décision que :

Chacune des réponses divergentes à des questions concernant des aspects importants de la demande d’asile n’entraîne pas une conclusion selon laquelle il y a manque de crédibilité; toutefois, évaluées dans leur ensemble et selon le contexte, ces réponses m’amènent à conclure que la demandeure d’asile manque, de façon générale, de crédibilité. […]

 

[Renvoi omis.]

 

[36]           Si elle n’avait pas commis les erreurs alléguées par la demanderesse, la SPR aurait pu parvenir à une autre conclusion au sujet de sa crédibilité.

La SPR n’a pas analysé le risque relatif à l’article 97 concernant la demanderesse.

[37]           La demanderesse allègue que, malgré les conclusions globales de la SPR, le fait qu’elle a été victime de violence conjugale pendant trois décennies reste incontesté. Les constatations du tribunal impliquent qu’il a cru une grande partie de ce que la demanderesse a raconté. La conclusion générale énoncée au paragraphe 12 de la Décision, selon laquelle elle manquait de crédibilité, ne s’appuie que sur deux éléments peu fiables de son témoignage. La SPR a estimé, au paragraphe 15 de la Décision, que les seules parties importantes de son témoignage étaient inventées de toutes pièces ou enjolivées, et que la preuve crédible était insuffisante.

[38]           Elle n’a pas cru certains incidents ou des éléments de son témoignage, mais la SPR aurait dû chercher à savoir si la demanderesse s’exposait à un risque objectif d’agression au Nigeria, au titre de l’article 97 de la Loi. Ayant été victime de violence conjugale pendant une longue période, la demanderesse prétend que M. Owochei pouvait encore représenter un danger pour elle au Nigeria, où les hommes peuvent agresser les femmes en toute impunité. La SPR a commis une erreur en considérant que son rejet de l’incident le plus récent (et la vraisemblance du fait que ses enfants ne lui aient pas rendu visite) réglait la question des autres risques.

[39]           Elle avance aussi que la SPR n’a pas conclu qu’elle manquait totalement de crédibilité. La SPR disposait d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi qui auraient pu l’amener à conclure qu’elle serait exposée à un risque au titre de l’article 97 en cas de retour au Nigeria. Elle cite à ce propos un rapport du département d’État américain et une réponse à une demande d’information de la SPR, NGA103509.E.29, inclus dans le Cartable national de documentation sur le Nigeria soumis au tribunal. La demanderesse affirme également qu’elle a établi un lien entre son cas et celui d’autres personnes placées dans une situation comparable; la SPR a donc commis une erreur en n’examinant pas le risque la concernant suivant l’article 97.

La SPR a fourni des motifs insuffisants.

[40]           La demanderesse affirme que les motifs de la SPR n’expliquent pas suffisamment le rejet de sa demande; elle invoque l’arrêt Mehterian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 545 (CAF). Elle affirme aussi que la SPR n’a pas précisé la raison pour laquelle les Directives ne s’appliquaient pas à son cas, alors qu’elle avait fait valoir leur pertinence à l’audience. Cette omission a aussi pour effet de rendre les motifs de la SPR inadéquats.

Le défendeur

[41]           Le défendeur affirme que la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse parce qu’elle manquait de crédibilité eu égard à certains aspects essentiels des allégations liées à sa crainte fondée de persécution. Sa preuve était vague, déroutante et invraisemblable, et manquait de crédibilité d’après la SPR. Comme la demanderesse n’était pas assez crédible, elle n’a pas pu établir de crainte fondée de persécution. Les motifs de la SPR sont clairs, convaincants et raisonnables.

Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient raisonnables.

[42]           La conclusion de la SPR quant à la crédibilité faisait partie des issues décrites dans l’arrêt Dunsmuir et ne devrait pas être infirmée lors du contrôle judiciaire. La demanderesse ne demande à la Cour que de soupeser à nouveau la preuve, ce qui n’est pas sa fonction dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Bien que la demanderesse affirme que la SPR n’a pas conclu qu’elle avait été agressée, celle-ci n’était pas tenue de tirer une telle conclusion. Dans l’ensemble, la SPR a jugé qu’elle n’était pas crédible à cause des contradictions contenues dans sa preuve. Il était raisonnable de sa part de conclure qu’il était invraisemblable que la demanderesse n’ait pas vu M. Owochei pendant quatre ans, alors qu’ils ne vivaient apparemment qu’à quatre pâtés de maisons de distance. Il était également raisonnable qu’elle relève une contradiction entre son FRP – dans lequel la demanderesse déclarait que M. Owochei l’avait agressée physiquement – et son témoignage voulant qu’il ait cogné à la porte de chez ses parents et crié. La SPR a justifié par des motifs raisonnables le rejet de son explication.

[43]           Le défendeur fait remarquer que j’ai écrit, dans la décision Higbogun, précitée, au paragraphe 39 que « les incohérences et les contradictions favorisent une perception d’absence de crédibilité ». Il prétend qu’il était raisonnable que la SPR s’appuie sur les incohérences dans la preuve de la demanderesse.

[44]           Le défendeur rappelle à la Cour que la SPR a eu tout le loisir d’observer directement le témoignage de la demanderesse et qu’elle est la mieux placée pour juger de la crédibilité de son récit (voir Aguebor, précité, au paragraphe 4). La SPR peut tirer des inférences raisonnables de la preuve et rejeter un témoignage non contredit s’il ne [traduction] « concorde pas avec les probabilités de l’ensemble de l’affaire » (voir Faryna c Chorny, [1951] BCJ no 152; [1952] 2 DLR 354, à la page 357 (CACB)). Elle peut aussi arriver à des conclusions raisonnables en s’appuyant sur les invraisemblances, le bon sens et la raison. La demanderesse conteste les conclusions de la SPR et avance sa propre interprétation de la preuve, mais cela ne suffit pas pour annuler la Décision.

[45]           En l’espèce, la SPR n’a pas négligé d’éléments de preuve ni commis d’erreur dans son appréciation du témoignage de la demanderesse. Elle a soupesé la preuve de la demanderesse relativement au bien‑fondé de sa demande d’une manière raisonnable, et conclu qu’elle contenait des disparités, qu’elle était vague et qu’elle prêtait à confusion. Pris dans son ensemble, le témoignage de la demanderesse n’était pas empreint de vérité, ce qui a amené la SPR à conclure qu’elle n’était pas un témoin crédible. Il lui était loisible de conclure, compte tenu de la preuve dont elle disposait, que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer qu’elle avait raison de craindre d’être persécutée ou qu’elle serait exposée à un risque au Nigeria.

[46]           Il était raisonnable que la SPR examine la plausibilité du récit de la demanderesse. Son témoignage était intrinsèquement invraisemblable et allait à l’encontre de la raison et du bon sens lorsqu’on l’appréhendait à la lumière des autres éléments de preuve. Le défendeur invoque la décision Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 805, au paragraphe 27, pour avancer que la SPR peut tenir compte de la manière dont « le récit a été livré et vérifié au cours de l’audience, avec comme arrière-plan les autres preuves et sa propre perception du comportement humain ».

Les Directives ne sont pas déterminantes

[47]           Le défendeur soutient que les Directives ne sont pas contraignantes pour la SPR, et qu’elles n’empêchent pas que la preuve d’une demanderesse réclamant l’asile soit vérifiée. Les Directives ne justifient pas que cette preuve soit acceptée sans poser de questions et ne servent pas à remédier à toutes les lacunes relevées dans la demande d’asile ou la preuve. Il incombe à la demanderesse réclamant l’asile de prouver le bien-fondé de sa demande dans le cadre du processus. Le défendeur cite la décision Newton c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 738, dans laquelle le juge Denis Pelletier déclarait aux paragraphes 17 et 18 :

Les lignes directrices sont un outil dont le tribunal de la SSR peut se servir pour évaluer les éléments de preuve présentés par les femmes qui affirment avoir été victimes de persécution fondée sur le sexe. Les lignes directrices ne créent pas de nouveaux motifs permettant de conclure qu’une personne est victime de persécution. Dans cette mesure, les motifs restent les mêmes, mais la question qui se pose alors est celle de savoir si le tribunal était sensible aux facteurs susceptibles d’influencer le témoignage des femmes qui ont été victimes de persécution.

[…] Il n’est pas possible de traiter les lignes directrices comme si elles corroboraient un quelconque élément de preuve étayant la thèse de la persécution fondée sur le sexe, de sorte que le seul fait de témoigner suffise à prouver la véracité des propos tenus.

 

[48]           La demanderesse n’a produit aucune preuve convaincante pour établir que la SPR n’a pas respecté les Directives. Ni la demanderesse ni son conseil n’ont formulé durant l’audience d’objection concernant son déroulement, et rien n’indique que la demanderesse n’ait pas pu présenter pleinement ses arguments. N’ayant pas prêté foi à son récit, la SPR n’était pas tenue d’appliquer ni même de mentionner explicitement les Directives. Rien ne portait non plus à croire que la demanderesse avait témoigné à contrecœur ou que d’autres dispositions devaient être prises à son intention. La SPR s’est montrée sensible à l’égard de la situation de la demanderesse puisqu’elle a spécifiquement tenu compte de son niveau d’instruction, de ses particularités culturelles et de sa nervosité.

[49]           La SPR a conclu que la demanderesse manquait généralement de crédibilité et l’application des Directives n’aurait pas réglé ce problème. Le défendeur s’appuie sur la décision Sy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 379, aux paragraphes 17 à 19.

La demanderesse n’avait pas raison de craindre d’être persécutée.

[50]           Le défendeur cite ce passage de l’arrêt Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, au paragraphe 3, dans lequel la Cour d’appel fédérale déclarait :

[…] Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

 

[51]           Bien qu’elle ait fait référence aux documents relatifs à la situation générale dans le pays en cause, la demanderesse n’a pas établi de lien entre cet élément de preuve et son cas particulier. Le défendeur cite la décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Baraniroobasingam, 2010 CF 92, dans laquelle le juge Sean Harrington estimait, au paragraphe 6, que les conditions régnant dans le pays ne suffisent pas à elles seules à fonder une demande d’asile. La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver le bien-fondé de sa demande, et la Décision doit donc être maintenue. Elle a déclaré que son amie l’avait informée que M. Owochei était encore à sa recherche, mais aucune preuve objective n’est venue étayer ce témoignage. En l’absence de preuve crédible susceptible d’appuyer sa demande d’asile, celle-ci était destinée à échouer, et ni les Directives ni la preuve relative à la situation dans le pays en cause ne pouvaient y remédier. La conclusion de la SPR selon laquelle elle n’avait pas raison de craindre d’être persécutée était raisonnable.

ANALYSE

[52]           Dans la présente affaire, la question décisive concernait la crédibilité; la SPR a déclaré :

Chacune des réponses divergentes à des questions concernant des aspects importants de la demande d’asile n’entraîne pas une conclusion selon laquelle il y a manque de crédibilité; toutefois, évaluées dans leur ensemble et selon le contexte, ces réponses m’amènent à conclure que la demandeure d’asile manque, de façon générale, de crédibilité. En d’autres termes, le témoignage de la demandeure d’asile n’est pas empreint de vérité comme il est attendu d’un témoin digne de foi qui présente une demande d’asile authentique.

 

[53]           Il semble que nous ayons affaire à une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité, mais les motifs sont brefs et il est difficile de savoir si la SPR a cru certaines parties du récit de la demanderesse. Il ressort manifestement de l’ensemble de la Décision que la SPR a reconnu son identité et le fait qu’elle venait du village d’Abuedo, dans la commune d’Ubulu Uku (État du Delta), au Nigeria. La SPR a aussi explicitement reconnu que, « après un certain nombre d’années, elle [étai]t partie de la maison de ses parents pour habiter ailleurs, dans une pension », mais « elle n’a[vait] pas fui son époux, qui venait la harceler à la maison de ses parents ». Dans quelle mesure est-il admis que son mari a été violent avec elle dans le passé? Cela n’est pas clair, car la SPR ne s’est intéressée qu’au « fondement de sa demande d’asile » qui, d’après elle, « contenait des divergences et était vague et ambigu ». La demanderesse et la Cour ne trouveront pas ici un contexte complet ou une série détaillée de motifs, étant donné que la SPR ne fournit que « quelques exemples » des lacunes qu’elle a relevées dans son témoignage.

[54]           La Décision donne à penser que la SPR a fondé sa conclusion sur plusieurs incohérences, mais je pense que la manière dont elle a traité l’allégation de la demanderesse concernant l’« agression physique » suffit à statuer sur la présente affaire.

[55]           La SPR s’est appuyée sur la prétendue contradiction entre les déclarations de la demanderesse dans son FPR, au sujet de l’« agression physique » à laquelle s’était livré son mari lorsqu’elle habitait chez ses parents, et les propos qu’elle a tenus à l’audience, à savoir qu’elle ne l’avait jamais revu après son départ du domicile familial, qu’il était venu au magasin, qu’il avait cogné à la porte et qu’il l’avait menacée verbalement. La distinction claire que la SPR établit entre l’agression physique et l’agression verbale lui suffit pour conclure que « ses réponses à l’égard de cette importante contradiction sont inappropriées et déraisonnables ». La SPR estime spécifiquement que l’époux « n’est pas allé la trouver et l’agresser physiquement après qu’elle eut quitté le domicile conjugal en 2005, et […] il s’agit là d’une contradiction très grave qui mine la crédibilité générale de la demandeure d’asile ». Cette constatation est extrêmement importante eu égard à la conclusion générale défavorable quant à la crédibilité. Cependant, aucune preuve ne permet d’établir qu’elle se soit enfuie de chez ses parents pour une autre raison. Si la SPR a reconnu qu’elle s’était enfuie, on pouvait raisonnablement supposer qu’elle prêterait une grande attention à l’explication de la demanderesse voulant qu’elle n’ait pas modifié son récit ou remplacé l’agression physique par une agression verbale.

[56]           Le problème vient de ce que la SPR n’évoque pas, dans ses motifs, l’explication principale que la demanderesse a offerte pour justifier cette disparité, et qu’elle ne précise pas en quoi celle-ci est inadéquate ou déraisonnable. Voici les extraits pertinents de la transcription :

[traduction

Q.        Quelle vie meniez-vous lorsque vous habitiez chez vos parents?

R.         J’étais dans une situation pathétique, parce que j’avais l’impression d’être sans abri, je ne pouvais pas (inaudible) les maisons, mais j’en étais là, à ce moment‑là, à prendre des mesures à l’égard de (inaudible) mes parents pour survivre.

Q.        Et aviez-vous des contacts avec votre époux?

R.         Non, nous n’avions plus de contacts; je ne le voyais plus.

Q.        Donc, quand l’avez-vous vu pour la dernière fois?

R.         Du jour où j’ai quitté la maison, je ne l’ai plus revu (inaudible).

Q.        A présent, à la page 3 de votre Formulaire de renseignements personnels, vous évoquez l’époque où vous viviez chez vos parents et vous avez écrit : [traduction] « Mon époux ne me laissait pas tranquille lorsque j’étais chez mes parents. Il m’a rendu visite plusieurs fois là-bas ou au magasin et m’a agressée physiquement. » Voilà qui est bien différent de ce que vous venez juste de me dire.

Excusez-moi, veuillez attendre que notre interprète finisse de traduire. Je disais que ceci est très différent de ce que vous venez de me dire.

Laissez-le traduire et vous pourrez m’en dire davantage.

R.         Donc ce qui s’est passé, c’est que je ne l’ai jamais revu après, mais il est venu plusieurs fois au magasin où je faisais mes petites commissions; les gens qui le reconnaissaient m’appelaient pour m’avertir qu’il arrivait, et je m’enfuyais pour ne pas être battue ou harcelée.

Q.        D’accord. Il y a encore une chose que vous avez écrite et que je ne comprends pas; je veux m’assurer que vous la comprenez. Vous avez écrit : [traduction] « Il m’a rendu visite plusieurs fois là-bas » – vous faisiez référence à la maison de vos parents. [traduction] « Il me rendait visite là‑bas et au magasin et m’agressait physiquement. »

R.         Madame, le scénario était le suivant : le magasin était en face de la maison et il y avait d’autres pièces derrière le magasin. Lorsque les gens m’avertissaient que mon époux arrivait, je prenais la fuite, j’allais à l’arrière et je l’entendais agresser physiquement – user de violence – comme employer des mots dans le magasin, et dire que quand – quand il me verrait, il me ferait ceci ou cela; c’est à ces agressions physiques que je faisais référence. Mais pour ce qui est de le voir, je ne le voyais pas.

Q.        D’accord. J’aimerais vous dire quelque chose. Je suis membre de la Commission depuis sept ans et j’ai instruit plusieurs demandes d’asile de femmes qui prétendaient que leur mari les agressait. Je n’ai jamais entendu l’expression « agression physique » être employée pour désigner autre chose qu’une personne qui frappe ou bat quelqu’un d’autre de quelque manière.

R.         Madame, mon récit est le même que celui que j’ai raconté le premier jour. Peut-être qu’elle a été mise sur papier sous cette forme par l’interprète qui l’a rédigée, mais c’est ce dont je me souviens, car c’est ce qui est arrivé.

Q.        D’accord. Il m’est très difficile de concevoir que votre – vous avez écrit que votre époux ne vous laissait pas tranquille, qu’il vous agressait physiquement, et vous venez maintenant me dire que vous ne l’avez pas revu après avoir quitté sa maison ou la maison dans laquelle vous aviez vécu en 2005.

R.         J’ai dit à cet interprète ce que je suis en train de vous dire. Il venait, c’est vrai, il faisait du bruit, cognait la porte avec ses mains, proférait des menaces violentes et criait des insultes, oui, je ne le voyais pas. Il venait chez mes parents, oui; je ne le voyais pas, parce qu’avant qu’il n’arrive là où nous étions, j’étais avertie de son arrivée, car tout le monde était au courant de ce que j’avais subi avec lui et dès qu’ils le voyaient arriver et se diriger vers la maison de mes parents, toujours (inaudible) qu’il venait, et je courais alors à l’arrière, et les gens lui disaient que je n’étais pas là, que j’étais absente.

Je l’entendais lever la voix, je l’entendais, vous savez, crier, menacer et agresser, c’est exactement ce que j’ai dit à l’interprète lorsque je lui ai parlé (inaudible).

 

[57]           La demanderesse affirme qu’elle a toujours décrit les agressions de la même manière, et explique que la traduction était infidèle. La SPR ne s’est pourtant jamais penchée sur la question de savoir si cela avait pu se produire. Le dossier montre qu’il y a eu des difficultés de traduction dans le cas de la demanderesse en l’espèce, et il est donc curieux que la SPR n’ait pas examiné les problèmes qu’elle soulevait. Son FRP lui a été traduit en yoruba par un interprète yoruba, alors qu’à l’audience, un interprète ibgo était présent; ce dernier a signalé à la SPR que l’igbo et le yoruba étaient [traduction] « extrêmement différents ». La demanderesse parle les deux langues, mais il est clair que l’igbo lui est plus familier, puisque la SPR a décidé de recourir aux services d’un interprète igbo à l’issue d’une conférence préparatoire dont le but était de déterminer le genre d’interprète dont elle aurait besoin à l’audience. Il est manifeste aussi que la demanderesse ne parle pas couramment l’anglais.

[58]           Avec ces problèmes de traduction comme arrière-plan, la demanderesse a expliqué qu’elle n’avait jamais changé de récit en ce qui concerne le genre d’agressions qu’elle avait subies de la part de son mari lorsqu’elle était chez ses parents. Elle a demandé à la SPR d’établir s’il s’agissait d’un problème de traduction plutôt que de crédibilité, mais la SPR n’y a pas donné suite. Compte tenu de ces difficultés d’ordre linguistique, j’estime qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas se pencher sur les problèmes de traduction invoqués par la demanderesse pour expliquer une contradiction apparente.

[59]           Comme le déclarait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Attakora, précité :

J’ai parlé du zèle mis par la Commission à déceler des contradictions dans le témoignage du requérant. Bien que la Commission ait une tâche difficile, elle ne devrait pas manifester une vigilance excessive en examinant à la loupe les dépositions de personnes qui, comme le présent requérant, témoignent par l’intermédiaire d’un interprète et rapportent des horreurs dont il existe des raisons de croire qu’elles ont une réalité objective.

 

[60]           La Cour d’appel fédérale indiquait aussi dans l’arrêt Owusu-Ansah, précité :

[…] Les contradictions sur lesquelles elle s’est appuyée sont souvent passées inaperçues lors de l’audition tenue devant la Commission et ont souvent manqué d’être relevées par les avocats dans les plaidoiries qu’ils ont présentées devant elle. Dans de nombreuses affaires, au nombre desquelles figure la présente demande, la déposition du requérant a été faite par l’intermédiaire d’interprètes, qui n’étaient habituellement pas les mêmes d’une instance à l’autre. La procédure prévue est fort propice à ce que des malentendus surviennent entre personnes de bonne foi. Il doit également être noté que, sous le régime de la législation en cause, les motifs de décision sont rédigés par la Commission très longtemps après que la décision a été rendue et ne constituent pas, comme c’est habituellement le cas dans le cadre d’une instance judiciaire, un élément critique du processus décisionnel. […]

 

[61]           Dans l’arrêt Rajaratnam, précité, la Cour d’appel fédérale déclarait également :

En appliquant à l’espèce le droit ainsi élaboré, je suis persuadé, à tout prendre, que les aspects qualifiés de « contradictions » par la Commission ne peuvent vraiment pas être perçus de la sorte. Il n’existait pas de vraies incohérences internes dans le témoignage de la requérante à l’audience, et les différences entre ce qu’elle y a affirmé et ce qu’elle avait déclaré dans son formulaire de renseignements personnels peuvent, selon moi, s’expliquer par des malentendus entre personnes de bonne foi compte tenu du fait que c’est par l’intermédiaire d’interprètes différents qu’elle s’exprimait à chacune de ces occasions distinctes. J’estime que les critiques présentées par l’avocat de la requérante sont absolument justes et exactes dans les circonstances.

 

[62]           Il convient de noter que, dans ces affaires, les interprètes parlaient la même langue. Dans le cas présent, la demanderesse a dû communiquer son récit par l’entremise de deux interprètes parlant deux langues différentes.

[63]           Comme la Décision est si brève et qu’elle ne fournit en fait que deux exemples de ce que la SPR qualifie de contradictions de la part de la demanderesse, et comme l’incohérence alléguée concernant le genre d’agressions qu’elle a subies « est une contradiction très grave qui mine la crédibilité générale de la demande[resse] », ma conclusion selon laquelle il était déraisonnable que la SPR ne tienne pas compte de l’explication relative aux problèmes de traduction suffit pour statuer sur la présente demande. Il n’y a aucune raison d’examiner les conclusions ayant trait à l’invraisemblance. L’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

[64]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3655-11

 

INTITULÉ :                                       ELIZABETH NGOZI OWOCHEI
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 DÉCEMBRE 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 2 FÉVRIER 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

POUR LA DEMANDERESSE

 

Rafeena Rashid

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.