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Date : 20120112


Dossier : T-82-11

Référence : 2012 CF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 janvier 2012

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

 

ENTRE :

 

BABATOPE FELIX ADEWOLE

 

demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision datée du 23 décembre 2010 par laquelle un arbitre de Passeport Canada a révoqué le passeport canadien du demandeur et prescrit que les services de passeport le concernant soient suspendus pendant cinq (5) ans. Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande.

 

[2]               Le demandeur est un citoyen canadien d’origine nigériane. Pendant qu’il était en voyage et faisait escale à l’aéroport Heathrow, à Londres (Angleterre), il a été gardé en détention et trouvé en possession non seulement de son passeport canadien mais aussi de seize passeports nigérians attachés à sa jambe, ainsi que d’une carte d’identité nigériane qui n’était pas la sienne. Il a été accusé de possession de la carte d’identité et de sept de ces passeports qui, croyait-on, étaient faux. Il a inscrit un plaidoyer de culpabilité volontaire, dont j’analyserai la nature plus loin. Il a été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans au Royaume-Uni. Il est revenu au Canada, où il a signalé la perte de son passeport canadien. Par la suite, il a déclaré qu’il l’avait retrouvé pendant qu’il s’occupait de sa pelouse, et qu’il était sérieusement endommagé. Il a demandé qu’on le remplace.

 

[3]               Par une lettre datée du 23 octobre 2009 et portant la signature de l’arbitre J. Francoeur, le demandeur a été informé qu’un nouveau passeport ne lui serait pas délivré et qu’il serait privé de services de passeport pendant cinq (5) ans. Le demandeur a demandé que cette décision soit soumise à un contrôle judiciaire. Par une ordonnance délivrée sur consentement (T-1931-09, 29 mars 2010), la Cour a infirmé cette décision et l’a renvoyée pour nouvel examen en se fondant sur des observations additionnelles de la part des parties. Il est à noter que cette ordonnance n’exigeait pas que ce soit une personne différente qui examine l’affaire. Selon la preuve qui m’a été soumise en l’espèce, il n’y a de toute façon qu’une seule personne qui examine de façon régulière ces affaires.

 

[4]               L’affaire a été réexaminée et s’est soldée par la décision du 23 décembre 2010 qui fait l’objet du présent contrôle. Cette décision porte la signature de la même personne : J. Francoeur.

 

[5]               L’unique motif sur lequel le demandeur fonde sa demande de contrôle judiciaire est la partialité, c’est-à-dire que la personne qui a rendu la première décision est également celle qui a rendu la décision qui fait l’objet du présent contrôle. Je réitère ce que le demandeur a indiqué dans son mémoire des arguments, qu’il a signé en personne; le nom d’aucun avocat n’apparaît dans le dossier de demande du demandeur :

 

[Traduction
POINTS EN LITIGE

 

Y a-t-il eu manquement aux principes de justice naturelle?

 

4.                  Selon moi, il y a eu dans mon dossier manquement aux principes de justice naturelle. Je crois que l’arbitre J. Francoeur a un préjugé défavorable envers moi et qu’il peut y avoir une crainte réelle de partialité de sa part. Dans ma première demande de contrôle judiciaire concernant sa décision (laquelle a été infirmée sur consentement mutuel), je soutenais qu’il ne m’avait pas invité à faire des observations et qu’il n’avait rien fait pour m’entendre avant de confirmer les recommandations de Passeport Canada concernant la révocation de mon passeport et la suspension de mes services de passeport. Il n’est donc que juste qu’un arbitre différent soit invité à trancher la présente affaire.

 

5.                  Le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Grandpré, s’exprimant en dissidence, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 : « […] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet […] [C]e critère consiste à se demander “à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décisionnaire], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?” ».

 

6.                  Selon le juge Phelan, dans la décision Khadr c. Canada (Procureur général) 2006 CF 727, [2007] 2 RCF, au paragraphe 4 : « [p]our les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’en l’espèce, tout citoyen a le droit d’être traité, du moins au plan de la procédure, de la manière dont le gouvernement dit que seront traités ses droits et ses intérêts. L’une des règles de notre droit en matière d’équité procédurale, c’est qu’afin de savoir ce qu’il lui faudra démontrer, l’intéressé a le droit de savoir qui prendra la décision, et sur le fondement de quels critères ».

 

7.                  Je suis d’avis qu’on ne peut nullement s’attendre à ce que l’arbitre J. Francoeur tranche l’affaire en ma faveur. La décision qu’il a rendue plus tôt contre moi a déjà été infirmée. Il ne suffit pas que justice soit rendue, mais il doit apparaître clairement et manifestement qu’elle l’est. Et ce n’est pas le cas ici, à cause de ce grave manquement aux principes de justice naturelle. Selon moi, la position du Bureau des passeports selon laquelle il n’y a qu’un seul arbitre ne tient pas. La question qui se pose est la suivante : qu’arrive-t-il si J. Francoeur part en vacances? Qu’arrive-t-il s’il est malade ou indisposé? L’arbitre J. Francoeur aurait dû se récuser en rapport avec l’arbitrage de la présente affaire. Il semble avoir abordé l’affaire d’une manière malveillante et avec ressentiment et il a simplement profité de l’occasion pour justifier sa décision initiale, qui a été infirmée.

 

8.                  Je suis d’avis qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique conclurait, à la lecture de la décision de l’arbitre, que ce dernier n’a pas abordé l’affaire de manière impartiale, que ce soit consciemment ou inconsciemment. Cela suscite une crainte de partialité et viole mon droit à une audition impartiale. Même s’il est concédé que le fait de renvoyer la question au même arbitre ne suscite pas en soi une crainte de partialité, il faut toutefois contrôler aussi la seconde décision de l’arbitre si l’on considère qu’il existe une crainte de partialité de la part de l’arbitre. Un contrôle de sa décision montre clairement qu’il n’a pas examiné l’affaire de manière impartiale.

 

 

[6]               Il n’y a pas de différend entre les parties au sujet du critère relatif à la partialité. Les deux avocates (le demandeur a été représenté par une avocate à l’audience tenue devant moi) ont invoqué la décision du juge d’appel Rothstein (qui siège aujourd’hui à la Cour suprême du Canada), s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Gale c Canada (Conseil du Trésor) 2004 CAF 13, au paragraphe 18 :

 

18        Nous sommes d’accord avec l’intimé que, dans les circonstances de l’espèce, l’affaire devrait être renvoyée au même arbitre. Au paragraphe 12:6320 de leur ouvrage intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, édition sur feuilles mobiles (Toronto, Canvasback, 2003), Donald J. M. Brown et John M. Evans ont écrit :

 

[traduction] Lorsque le tribunal administratif réexamine une affaire de sa propre initiative ou à la suite d’un contrôle judiciaire, il doit évidemment se conformer à l’obligation d’agir équitablement. [...] Et à moins qu’une cour n’en ordonne autrement, les personnes qui ont tranché l’affaire la première fois peuvent normalement la réentendre, sauf si elles se sont montrées partiales ou si, pour une quelconque raison, il existe une crainte raisonnable que le décideur original ne tranche probablement pas l’affaire de manière objective.

 

Il n’est question ni de partialité ni de crainte raisonnable de partialité en l’espèce. Le décideur était le vice-président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique. L’intégrité et l’impartialité d’un tel décideur se présument et, en l’absence d’une preuve indiquant le contraire, nous ne voyons aucune raison de ne pas lui renvoyer l’affaire pour qu’il rende une nouvelle décision (voir S.I.D.M. c. British Columbia Maritime Employers Association (1987), 81 N.R. 237, au paragraphe 6 (C.A.F.); Deigan c. Canada (Industrie) (2000), 258 N.R. 103, au paragraphe 3 (C.A.F.)).

 

 

[7]               C’est donc dire que le simple fait qu’un même arbitre traite de l’affaire une seconde fois ne donne pas lieu, en soi, à une crainte raisonnable de partialité. Rien dans le mémoire écrit du demandeur ou ailleurs dans son dossier ne dénote l’existence d’une preuve ou d’une question qui puisse susciter une telle crainte.

 

[8]               À l’audience qui s’est déroulée devant moi, l’avocate du demandeur a fait valoir que le plaidoyer de culpabilité au Royaume-Uni n’avait trait qu’à la possession d’une carte d’identité appartenant à quelqu’un d’autre, et non à la possession de passeports d’autres personnes ou de faux passeports. Cela s’est soldé par une déclaration de culpabilité en vertu de l’alinéa 25(1)c) de la Identity Cards Act de 2006 du Royaume-Uni, qui ne concerne que la possession de la carte d’identité d’une autre personne. L’avocate a fait valoir que l’article 57 du Code criminel, LRC 1985, c. C-46, ne contient aucune disposition équivalente; cette disposition a trait aux faux passeports. Elle allègue que la décision faisant l’objet du présent contrôle fait référence à maintes reprises à une déclaration de culpabilité pour sept chefs liés à la possession de faux passeports, ce qui équivaut, au Canada, à une déclaration de culpabilité en vertu de l’article 57 du Code criminel. Cela, dit l’avocate, c’est de la partialité.

 

[9]               Un examen très attentif des documents concernant la déclaration de culpabilité prononcée au Royaume-Uni, et dont une partie sont mal copiés, révèle effectivement que l’avocate du demandeur a raison : la déclaration de culpabilité fondée sur le plaidoyer de culpabilité du demandeur s’applique à la possession de la carte d’identité de quelqu’un d’autre, et il ne s’agit pas d’une infraction qui équivaut à celle qui est visée à l’article 57 du Code criminel du Canada.

 

[10]           Cependant, on ne peut reprocher cette confusion au décideur. Le demandeur lui-même, dans une lettre datée du 25 août 2010 et destinée à Passeport Canada, écrit à la première page :

 

[Traduction] Vous serez intéressé de savoir que l’un des passeports pour lesquels j’ai été déclaré coupable parce qu’il s’agit d’un faux […]

 

[11]           La lettre du 23 décembre 2010 indique, à la page 6, que le demandeur n’a pas contesté le fait que la conclusion de culpabilité au Royaume-Uni correspondait à une infraction visée à l’article 57 :

[Traduction] Le critère d’équivalence que l’on emploie pour déterminer si l’infraction commise à l’étranger correspond à l’acte criminel décrit à l’article 57 du Code criminel du Canada est manifestement positif. Cela n’a pas été contesté dans les observations reçues. C’est la conclusion de culpabilité qui est plus ou moins contestée parce qu’elle n’a pas été tirée après application régulière de la loi. Ce raisonnement sera conservé pour le moment ou l’on appliquera le critère subjectif.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[12]           À la page 8 de la décision, il est dit que le demandeur n’a fourni aucune preuve en réponse aux allégations selon lesquelles il a été reconnu coupable de sept chefs de possession de faux passeports :

[Traduction] Aucune preuve n’a été fournie au cours de ce processus administratif pour répondre aux allégations selon lesquelles vous avez été reconnu coupable de sept (7) chefs de possession de faux passeports et de passeports appartenant à d’autres personnes. Même si de tels éléments avaient été transmis au Bureau, il aurait été difficile pour le soussigné de juger de nouveau une affaire qui devait être débattue au sein de la tribune appropriée à l’étranger.

 

[13]           Il n’y a donc pas lieu selon moi de conclure que le décideur a fait preuve de partialité. Il a peut-être été induit en erreur par le demandeur, mais il n’a pas fait preuve de partialité.

 

[14]           La partialité est le seul motif qui a été invoqué. Nulle part dans le dossier du demandeur ne fait-on état d’une erreur de fait ou de droit. L’avocate du demandeur a tenté de transformer l’argument en une question de partialité, et j’ai rejeté cet argument.

 

[15]           Dans la mesure où l’avocate du demandeur souhaite maintenant, pour la première fois à l’audience, soulever une question d’erreur de fait ou de droit, je rejette cet argument parce qu’il est invoqué trop tard. Je fais mien le raisonnement du juge Décary, qu’a réitéré le juge Pinard dans la décision Mishak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] ACF no 1242, 173 FTR 144, au paragraphe 6 :

6          La tentative de dernière heure, faite par l’avocate de la partie demanderesse devant moi, d’ajouter à son mémoire écrit et d’argumenter la crainte bien fondée de persécution en Israël de chacun des demandeurs a fait l’objet d’une objection ferme de la part de la partie défenderesse qui a invoqué notamment l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Sola Abel Lanlehin c. M.E.I. (2 mars 1993), A-610-90. Dans cette affaire, monsieur le juge Décary a exprimé ce qui suit:

 

Ce dossier soulève des questions troublantes quant à la validité de la décision rendue par la Section du statut, notamment quant à la participation de l’un des deux membres aux motifs de la décision. Ces questions n’avaient toutefois pas été soulevées par l’appelant dans son mémoire et il se peut que l’intimée, l’eût-elle su en temps utile, aurait été en mesure d’expliquer les contradictions qui apparaissent au dossier. A ce stade, il ne nous est pas possible de supposer l’invalidité de la décision et nous sommes d’avis, dans les circonstances, de rejeter l’appel.

 

 

[16]           Par conséquent, la demande est rejetée, avec dépens taxés suivant la colonne III.
JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT :

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  la demande est rejetée;

2.                  le défendeur a droit aux dépens, taxés suivant la colonne III.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-82-11

 

INTITULÉ :                                       BABATOPE FELIX ADEWOLE c.LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 JANVIER 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 JANVIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cornelia P. Mazgarean

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Abigail Browne

Yolande Viau

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cornelia P. Mazgarean

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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