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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20120110

Dossier : IMM-1595-11

Référence : 2012 CF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2012

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

Hardeep SINGH

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le 10 mars 2011, Hardeep Singh (le demandeur) a déposé, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), la présente demande de contrôle judiciaire concernant la décision de Manoula Soumahoro, agent d’immigration auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent). L’agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur dans la catégorie des époux, disant douter de l’authenticité de son mariage.

 

[2]               Le demandeur, citoyen de l’Inde, est arrivé au Canada le 2 février 2006 et, le 14 mars 2006, il a demandé l’asile. Le 8 septembre 2006, il a divorcé de son épouse qui, à l’époque, vivait aux États-Unis.

 

[3]               Le demandeur allègue avoir rencontré sa seconde et actuelle épouse, Amarjit Kaur, en février 2007; il y a une différence d’âge de 17 ans entre les deux. En avril 2007, Mme Kaur a obtenu la citoyenneté canadienne. Au mois d’avril de l’année suivante, la demande d’asile du demandeur a été rejetée.

 

[4]               Le 9 août 2008, le couple s’est marié; il s’agissait, pour Mme Kaur, de son troisième mariage. À compter de cette date, soutiennent-ils, ils ont commencé à vivre ensemble.

 

[5]               Le 7 novembre 2008, le demandeur a appris qu’il était admissible à une évaluation des risques avant renvoi (ERAR), laquelle a été rejetée en fin de compte le 15 mars 2010. Le 1er avril 2009, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux.

 

[6]               La demande d’ERAR du demandeur étant rejetée, le renvoi de ce dernier a été fixé au 21 mai 2010. Cependant, il ne s’est pas présenté pour son renvoi, prétextant maintenant dans sa réplique qu’il ne pouvait pas laisser son épouse seule et qu’il attendait que l’on traite sa demande de résidence permanente. Le 31 mai 2010, un mandat a donc été lancé en vue de son arrestation. Le 17 février 2011, le demandeur s’est livré de lui-même à l’Administration centrale de Citoyenneté et Immigration Canada.

 

[7]               Le 21 février 2011, le demandeur et son épouse ont été interrogés séparément par l’agent en rapport avec la demande de résidence permanente du demandeur, de façon à déterminer s’il répondait aux exigences de l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement). L’agent a posé les mêmes questions aux deux époux et il les a ensuite confrontés à leurs réponses différentes, de façon à ce qu’ils puissent éclaircir ces incohérences. Le conseiller juridique du demandeur était présent à cet entretien, tout comme un interprète.

 

[8]               Le 3 mars 2011, l’agent a informé par lettre le demandeur du rejet de sa demande de résidence permanente dans la catégorie des époux. Dans sa lettre, l’agent écrit : [traduction] « Après un examen attentif, effectué avec compassion, de votre demande, il a été conclu que vous ne répondiez pas aux exigences de la catégorie »; l’agent a considéré que le demandeur était de mauvaise foi au sens du paragraphe 4(1) du Règlement.

 

* * * * * * * *

 

[9]               Compte tenu des observations des parties, il est possible de résumer ainsi les questions en litige :

i.                    La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser d’examiner la demande de contrôle judiciaire du demandeur, du fait qu’il n’a pas agi de manière irréprochable?

ii.                  L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’authenticité du mariage du demandeur?

 

 

 

* * * * * * * *

 

i.          La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser d’examiner la demande de contrôle judiciaire du demandeur, du fait qu’il n’a pas agi de manière irréprochable?

 

[10]           Le défendeur allègue que le demandeur n’a pas agi de manière irréprochable, car il a fait de fausses déclarations et ne s’est pas présenté en vue de l’exécution de la mesure de renvoi prise à son endroit. Cette inconduite, d’après le défendeur, oblige la Cour à refuser d’entendre la demande de contrôle judiciaire et à la rejeter tout simplement.

 

[11]           Le défendeur relève également une fausse déclaration qu’a faite au départ l’épouse du demandeur. Dans sa déclaration solennelle, celle-ci a déclaré qu’elle n’avait aucune famille, que tous étaient décédés. Le demandeur a soutenu lui aussi la même chose, quand il a déclaré sur un formulaire que les membres de la famille de son épouse étaient décédés, en réponse à la question de savoir si la famille de son épouse avait assisté à la cérémonie de mariage. Cependant, l’agent n’a pas analysé cette fausse déclaration prétendue.

 

[12]           Dans sa réplique, le demandeur exprime l’avis que la Cour devrait procéder et se prononcer sur le fond de sa demande de contrôle judiciaire. Agir autrement serait un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire judiciaire, contraire à la jurisprudence existante sur le principe dit des mains propres.

 

[13]           Je ne crois pas qu’il convient en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et refuse d’entendre la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Si l’on met en balance, d’une part, l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure et, d’autre part, l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits de la personne, l’inconduite du demandeur ne justifie pas que l’on applique le principe des mains propres

 

[14]           Le défendeur se fonde sur la décision Wong c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 569, [Wong] pour inciter la Cour à prendre en considération des éléments de preuve et d’information qui n’ont pas été présentés à l’agent, et sur lesquels sa décision n’a pas porté, mais la Cour a précisément dit ce qui suit, au paragraphe 12 :

[…] ayant décidé de procéder au contrôle judiciaire, la Cour doit s’en tenir aux faits qui ont été à la base de la décision administrative – sauf dans les cas où la compétence du décideur ou l’équité de la procédure administrative est en cause.

 

 

[15]           Le demandeur, qui ne s’est pas présenté en vue de son renvoi, a sa part de responsabilité. Il est assurément coupable d’inconduite et, contrairement à ce qu’il allègue, la Cour peut prendre en compte les antécédents du demandeur en matière d’immigration. Dans sa décision, l’agent n’a pas fait état de ces antécédents, parce qu’il appréciait l’authenticité du mariage. Ces antécédents n’étaient pas pertinents pour sa décision, mais il les a néanmoins résumés dans ses notes. Le demandeur a agi d’une manière contraire aux lois du Canada en matière d’immigration, mais il a remédié à son inconduite en allant se livrer de lui-même après le lancement d’un mandat contre lui, comme dans l’affaire K.M.P. c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 135. Contrairement à ce qui s’était passé dans l’affaire Wong, qu’invoque le défendeur, le demandeur ne fait l’objet d’aucun mandat inexécuté, et il ne se cache pas. Il n’a donc pas fait montre d’une indifférence totale pour les lois du Canada en matière d’immigration. Pour ces motifs, sa demande sera examinée sur le fond.

 

ii.                   L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’authenticité du mariage du demandeur?

 

[16]           La norme de contrôle qui s’applique à cette question est la raisonnabilité. L’authenticité d’un mariage est une question de fait (Chen c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 1268, au paragraphe 4; Essaidi c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 411, au paragraphe 10 [Essaidi]; Kaur c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 417, au paragraphe 14 [Kaur]; Wiesehahan c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 656, au paragraphe 37; Valencia c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 787, au paragraphe 15 [Valencia]). C’est donc dire que ces questions sont laissées au soin de l’agent, tout comme l’appréciation de la preuve (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Tirer, 2010 CF 414, au paragraphe 11 [Tirer]).

 

[17]           Par conséquent, il convient de contrôler ces conclusions de fait en fonction de la norme de la raisonnabilité (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Yadav c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 140, au paragraphe 50 [Yadav]). Il s’ensuit que la Cour ne peut intervenir que si les conclusions de l’agent - et donc sa décision - reposent sur des conclusions de fait erronées tirées d’une manière abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments dont il disposait (Tirer, au paragraphe 11).

 

[18]           Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte de la preuve documentaire, que ce dernier a qualifiée de purement [traduction] « complémentaire ». Cette qualification, croit-il, constitue une erreur susceptible de contrôle, invoquant à l’appui de ses allégations la décision Garcia c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1241. Il soutient par ailleurs que la justification donnée par l’agent pour le fait de préférer les éléments de preuve obtenus lors de l’entretien reflète une compréhension erronée de la preuve documentaire.

 

[19]           Selon le défendeur, la décision que l’agent a rendue au sujet de l’absence d’authenticité, décision qui a mené au rejet de la demande de résidence permanente du demandeur, était justifiée, car elle reposait sur une appréciation raisonnable de la preuve qui lui avait été présentée. Il incombait au demandeur de prouver l’authenticité de son mariage et d’établir que ce dernier n’avait pas été contracté dans le but d’acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi.

 

[20]           Pour déterminer s’il convient de faire droit ou non à une demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des époux, l’agent doit décider si le mariage est authentique et ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi (paragraphe 4(1) du Règlement; Kaur, au paragraphe 15; Yadav, au paragraphe 54). Si la preuve amène l’agent à conclure que le mariage n’est pas authentique, il est présumé que cette union a été contractée en vue d’acquérir un statut au Canada (Kaur, au paragraphe 16; Sharma c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1131, au paragraphe 18).

 

[21]           La décision de l’agent doit être appréciée comme un tout (Valencia, au paragraphe 25). L’agent ne peut pas procéder à une analyse microscopique de la preuve, pas plus que la Cour ne peut disséquer la décision qu’il rend (Carrillo c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 548). Il y aura peut-être toujours des éléments de preuve contradictoires et, de ce fait, un éventail de conclusions divergentes : n’importe qui peut tirer une conclusion différente (Miranda c Canada (M.E.I.) (1993), 63 FTR 81). Il semble, après avoir lu la décision dans son ensemble, que l’agent a pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui avaient été présentés.

 

[22]           Contrairement à la décision Terigho c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 835, l’agent, en l’espèce, a bel et bien examiné et mentionné les éléments de preuve documentaire que le demandeur avait fournis. Cependant, il y a accordé moins d’importance, et s’est fié aux incohérences relevées lors de l’entretien. De plus, dans sa décision, il a également affirmé ne pas avoir été convaincu par les explications du demandeur sur ces incohérences.

 

[23]           L’agent a eu tort de qualifier la preuve documentaire de complémentaire, car la preuve doit être appréciée dans son ensemble. Cependant, l’emploi de ce qualificatif ne rend pas en soi déraisonnable sa décision en entier. Il s’est peut-être mal exprimé, à la lecture de sa décision, mais il semble avoir pris en considération la preuve dans son ensemble.

 

[24]           La Cour doit hésiter à transposer les décisions que l’on rend dans d’autres affaires, car la question de l’authenticité est avant tout fondée sur les faits. En l’espèce, l’agent a mis en doute huit questions posées sur trente-neuf. Les incohérences relevées étaient-elles suffisamment importantes pour qu’il conclue à un manque d’authenticité en se fondant uniquement sur ces incohérences, si l’on considère que la preuve documentaire a été acceptée comme [traduction] « solide »? Je ne le crois pas. Elles ne révèlent pas que les époux savaient peu de choses l’un sur l’autre, ou qu’il s’agissait d’un subterfuge. L’épouse a oublié de mentionner qu’ils avaient mangé des lentilles : il semble raisonnable de dire que cet oubli était dû au fait qu’ils mangeaient des lentilles tous les jours, ainsi que le demandeur l’a expliqué. Ni l’un ni l’autre ne peut identifier par leur nom les routes entourant l’appartement, mais peuvent-ils seulement se souvenir de noms de rue? L’épouse du demandeur semble avoir de la difficulté avec les lieux en général, car il lui est impossible de dire où son temple est situé. Toutefois, les divergences concernant la description de leur appartement sont un peu plus préoccupantes. Mais ce fait, à lui seul, peut-il justifier que l’on conclue à un manque d’authenticité, selon la prépondérance des probabilités (Essaidi, au paragraphe 21; Froment c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 1002, au paragraphe 19)? Peut‑être bien, si l’agent avait traité expressément des justifications données par le demandeur. Mais il dit seulement qu’il ne les considère pas comme convaincantes, sans autres explications. Son raisonnement n’est pas clair.

 

[25]           En conséquence, bien que l’appréciation de la preuve soit laissée aux soins de l’agent et qu’il convienne de faire preuve de retenue à l’égard de ses conclusions de fait, je ne crois pas que sa décision soit intelligible, non justifiable ou dénuée de transparence et qu’elle n’appartienne donc pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Je ne crois pas que la décision de l’agent au sujet de l’absence d’authenticité était raisonnable : il n’explique pas pourquoi il a rejeté les explications du demandeur; certaines des incohérences relevées sont mineures et la preuve documentaire a été admise, mais jugée [traduction] « complémentaire ».

 

* * * * * * * *

 

[26]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen et nouvelle décision.

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire de la décision de Manoula Soumahoro, agent d’immigration auprès de Citoyenneté et Immigration Canada, qui a été présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen et nouvelle décision.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1595-11

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            HARDEEP SINGH c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 DÉCEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 10 JANVIER 2012

 

 

 

COMPURATIONS :

 

Mark J. Gruszczynski                           POUR LE DEMANDEUR

 

Sébastien Dasylva                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gruszczynski, Romoff                           POUR LE DEMANDEUR

Westmount (Québec)

 

Myles J. Kirvan                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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