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Date : 20120109


Dossier : IMM-35-11

Référence : 2012 CF 25

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

IRUM RAHIM TALPUR
ABDUL RAHIM TALPUR
MUHAMMAD ISAAC
IZZA RAHIM

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision par laquelle une agente des visas du consulat général du Canada à Sydney, en Australie, a refusé la demande de résidence permanente des demandeurs au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral).

 

1. Les faits

[2]               La demanderesse principale est la Dre Irum Rahim Talpur. Le 12 décembre 2009, l’ambassade du Canada en Australie recevait sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés; la demanderesse y incluait comme personnes à sa charge son époux, Abdul Rahim Talpur, et leurs deux enfants, Muhammad Isaac et Izza Rahim.

 

[3]               Sous la rubrique « Antécédents professionnels » de sa demande, la demanderesse principale a mentionné qu’elle avait travaillé pendant plus de trois ans comme omnipraticienne, profession qui correspond au code 3112 de la Classification nationale des professions, « Omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale » (CNP 3112). Elle a soumis, à l’appui de sa demande, ses baccalauréats en médecine et en chirurgie, obtenus en 2002, ainsi qu’une lettre de l’Ali Medicare Healthcare and Vaccination Centre, signée par le Dr Ali Raza, décrivant en détail ses antécédents professionnels. Celui-ci attestait que la demanderesse principale avait travaillé à temps plein dans sa clinique comme omnipraticienne de juin 2003 à décembre 2005. De plus, la demanderesse principale détient deux maîtrises de l’Université Deakin, en Australie, l’une en santé publique et l’autre en promotion de la santé.

 

[4]               La demanderesse principale s’est présentée à une entrevue le 30 août 2010 au haut‑commissariat du Canada à Sydney, en Australie, au sujet de son expérience comme omnipraticienne. D’après les notes consignées dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (le STIDI), l’agente des visas a trouvé préoccupant que l’attestation écrite fournie par le Dr Raza ait été, pour l’essentiel, quasiment identique à la description des fonctions se rapportant au code CNP 3112. D’après ses notes, l’explication de la Dre Talpur selon laquelle le Dr Raza ne parle pas bien anglais et qu’il se peut qu’il ait fait des recherches sur Internet pour trouver les mots aptes à décrire ses fonctions n’a pas dissipé les préoccupations de l’agente sur le bien‑fondé de la lettre.

 

[5]               Les notes du STIDI indiquent que l’agente a ensuite demandé d’autres éléments de preuve documentaire susceptibles d’étayer l’expérience professionnelle de la Dre Talpur, tels que des fiches de paie. La demanderesse principale a expliqué qu’elle était payée en argent liquide au Pakistan et qu’il n’y avait aucune documentation comptable émanant du gouvernement ou du centre privé Ali Medicare.

 

[6]               L’agente lui a ensuite posé des questions sur les soins prénatals et postnatals, estimant qu’ils relevaient des fonctions principales de la Dre Talpur, comme en fait foi son attestation d’expérience. Elle a noté que la demanderesse principale n’avait pas les connaissances élémentaires sur les soins prénatals qu’on pouvait raisonnablement attendre de la part d’une personne ayant de l’expérience dans les professions visées par le code CNP 3112. La demanderesse principale a déclaré qu’elle était [traduction] « généraliste » et qu’elle orientait les patients vers un [traduction] « spécialiste », qu’elle [traduction] « avait étudié il y a si longtemps » et qu’elle [traduction] « n’était plus en phase avec son travail de médecin ». L’agente des visas a pris note de ces explications.

 

[7]               L’agente a ensuite permis à la demanderesse principale de choisir un domaine médical dans lequel elle avait des connaissances spécialisées et à démontrer ces connaissances. La Dre Talpur a choisi les maladies infectieuses et a répondu à une série de questions sur la malaria, son traitement et sa prévention.

 

[8]               À la fin de l’entrevue, l’agente a expliqué à la demanderesse principale les lacunes de sa demande, notamment en ce qui concerne la crédibilité de la lettre de recommandation et l’insuffisance de connaissances convaincantes sur les soins prénatals. L’agente a différé sa décision et donné à la demanderesse principale la possibilité de produire d’autres éléments de preuve documentaire, comme des documents émanant du centre médical ou des dossiers du gouvernement, des feuilles de quarts de travail, des tableaux de service, des fiches de paie et des relevés bancaires qui indiqueraient des dépôts de salaire correspondant au temps de travail, ou tout autre renseignement qu’elle pourrait obtenir de la clinique pour dissiper les préoccupations se rapportant à la lettre de recommandation et à l’insuffisance globale de ses connaissances sur les soins prénatals, et corroborer ainsi l’allégation voulant qu’elle remplisse le critère du code CNP 3112 relatif à l’expérience.

 

[9]               Le 29 septembre 2010, la demanderesse principale a soumis en réponse son inscription au Registre de compétences des médecins du Canada, une copie de sa carte professionnelle et de son carnet d’ordonnances, son certificat de médecin agréée auprès du Pakistan Medical & Dental Council, ainsi que les résultats d’un examen autoadministré du Conseil médical du Canada.

 

[10]           Après avoir examiné l’ensemble du dossier, l’agente a refusé la demande de résidence permanente de la Dre Talpur le 27 octobre 2010. Dans la lettre qu’elle a adressée aux demandeurs, l’agente cite le paragraphe 75(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), selon lequel l’étranger qui, au cours des dix années qui ont précédé la date de présentation de la demande, a accumulé au moins une année continue d’expérience de travail rémunéré dans la profession mentionnée dans sa demande, a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal établi pour la profession et a aussi exercé une partie appréciable des fonctions principales de la profession figurant dans la description de la CNP, sera considéré comme un travailleur qualifié.

 

[11]           Toute la substance de la décision de l’agente est contenue dans le paragraphe suivant :

[traduction]

 

À l’issue de l’entrevue que j’ai eue avec vous le 30 août 2010 et de l’examen des documents joints à votre demande, je ne suis pas convaincue que vous remplissez les critères énoncés plus haut. Vous n’avez pas réussi à me convaincre que vous satisfaisiez aux alinéas 75(2)b) 75(2)c) du Règlement, en grande partie à cause des réponses que vous avez données aux questions qui vous ont été posées à l’entrevue. Par ailleurs, votre ou vos lettres de recommandation et les autres renseignements professionnels justificatifs n’ont pas dissipé les préoccupations dont je vous ai clairement fait part à l’entrevue et ensuite, ni appuyé la crédibilité de votre expérience passée dans la profession au titre de laquelle vous avez été évaluée : CNP 3112.

 

 

[12]           Comme le paragraphe 75(3) du Règlement prévoit que, si l’étranger ne satisfait pas aux exigences prévues, l’agent met fin à l’examen de la demande et la refuse, l’agente des visas a donc refusé la demande des demandeurs.

 

2. Les questions en litige

[13]           Les demandeurs ont soulevé deux questions dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

a) L’agente des visas a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle?

b) Compte tenu de la preuve, la décision de refuser la demande de résidence permanente était-elle déraisonnable?

 

3. Les dispositions législatives et réglementaires ainsi que les directives pertinentes

[14]           Le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) prévoit que l’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. Le paragraphe 12(2) précise que la sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

 

[15]           Le paragraphe 75(1) du Règlement prévoit que la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

Catégorie

 

75. (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, qui sont des travailleurs qualifiés et qui cherchent à s’établir dans une province autre que le Québec.

Class

 

75. (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the federal skilled worker class is hereby prescribed as a class of persons who are skilled workers and who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada and who intend to reside in a province other than the Province of Quebec.

 

[16]           En vertu du paragraphe 75(2) du Règlement, l’étranger qui, durant la période d’emploi, a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal établi pour la profession dans les descriptions des professions de la Classification nationale des professions; et qui a, pendant cette période d’emploi, exercé une partie appréciable des fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de cette classification, notamment toutes les fonctions essentielles, sera considéré comme un travailleur qualifié.

Qualité

 

(2) Est un travailleur qualifié l’étranger qui satisfait aux exigences suivantes :

 

a) il a accumulé au moins une année continue d’expérience de travail à temps plein au sens du paragraphe 80(7), ou l’équivalent s’il travaille à temps partiel de façon continue, au cours des dix années qui ont précédé la date de présentation de la demande de visa de résident permanent, dans au moins une des professions appartenant aux genre de compétence 0 Gestion ou niveaux de compétences A ou B de la matrice de la Classification nationale des professions — exception faite des professions d’accès limité;

 

b) pendant cette période d’emploi, il a accompli l’ensemble des tâches figurant dans l’énoncé principal établi pour la profession dans les descriptions des professions de cette classification;

 

 

c) pendant cette période d’emploi, il a exercé une partie appréciable des fonctions principales de la profession figurant dans les descriptions des professions de cette classification, notamment toutes les fonctions essentielles.

Skilled workers

 

(2) A foreign national is a skilled worker if

 

 

(a) within the 10 years preceding the date of their application for a permanent resident visa, they have at least one year of continuous full-time employment experience, as described in subsection 80(7), or the equivalent in continuous part-time employment in one or more occupations, other than a restricted occupation, that are listed in Skill Type 0 Management Occupations or Skill Level A or B of the National Occupational Classification matrix;

 

 

 

(b) during that period of employment they performed the actions described in the lead statement for the occupation as set out in the occupational descriptions of the National Occupational Classification; and

 

(c) during that period of employment they performed a substantial number of the main duties of the occupation as set out in the occupational descriptions of the National Occupational Classification, including all of the essential duties.

 

[17]           Aux termes du paragraphe 75(3), si l’étranger ne remplit pas ces exigences, l’agent met fin à l’examen de la demande et la refuse.

Exigences

 

(3) Si l’étranger ne satisfait pas aux exigences prévues au paragraphe (2), l’agent met fin à l’examen de la demande de visa de résident permanent et la refuse.

Minimal requirements

 

(3) If the foreign national fails to meet the requirements of subsection (2), the application for a permanent resident visa shall be refused and no further assessment is required.

 

[18]           Finalement, la section 11 du Guide OP6 sur les travailleurs qualifiés (fédéral) indique que l’agent examine minutieusement la demande, en tenant compte de tous les renseignements et documents fournis et en appliquant les exigences minimales et les critères de sélection suivants :

11.1. Exigences minimales

 

L’agent examine l’expérience de travail du demandeur afin de déterminer si ce dernier répond aux exigences minimales pour présenter une demande à titre de travailleur qualifié, tel que défini dans le R75.

 

Le demandeur doit avoir au moins une année continue d’expérience de travail rémunérée à temps plein, ou l’équivalent continu à temps partiel, qui est comprise dans le genre de compétence 0 ou le niveau de compétence A ou B, selon la Classification nationale des professions (CNP).

 

L’expérience de travail, qui sera évaluée pour les demandeurs à titre de travailleur qualifié, doit :

 

• avoir été acquise dans les dix années précédant la demande;

 

• ne pas avoir été acquise dans une profession d’accès limitée. Au moment de mettre sous presse, il n’y avait aucune profession d’accès limitée. La dernière mise à jour de la liste peut être consultée à la page Web sur les travailleurs qualifiés et professionnels à l’adresse suivante : http ://www.cic.gc.ca/francais/immigrer/qualifie/index.asp.

 

Le demandeur doit :

 

• avoir fait les activités décrites dans la déclaration principale de la profession (ou des professions) telles qu’énumérées dans la description de la CNP (R75(2)b));

 

• avoir accompli un nombre substantiel des principales tâches de la profession, incluant toutes celles qui sont essentielles telles qu’énumérées dans la description de la CNP (R75(2)c)).

 

 

Si…

Alors…

le demandeur répond aux exigences minimales

• poursuivre à la section 12.

le demandeur ne répond pas aux exigences minimales

• ne pas évaluer la demande en fonction des critères de sélection;

• refuser la demande [R75(3)] et se rendre à la section 15

 

Note : La substitution de l’appréciation (section 13.3) ne peut pas être appliquée lorsque le demandeur ne satisfait pas aux exigences minimales.

 

4. Analyse

[19]           Il est bien établi que les décisions discrétionnaires rendues par les agents des visas méritent une grande retenue. Leurs décisions ne seront infirmées que si elles sont déraisonnables ou fondées sur des considérations sans pertinence ou sans rapport avec la question, étant donné que leur expertise dans le domaine de la délivrance des visas est supérieure à celle de la Cour (Kniazeva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 268, 288 FTR 282, au paragraphe 15; Tiwana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 100, 164 ACWS (3d) 145; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 302, aux paragraphes 9 et 10). Par conséquent, la décision de l’agent des visas sera considérée comme raisonnable si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et si le processus décisionnel est transparent et intelligible (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[20]           Cependant, les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte. Le décideur ne mérite alors aucune déférence, puisqu’il appartient aux tribunaux judiciaires de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale (Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, au paragraphe 100; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] RCF 392, au paragraphe 53; Malik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1283).

 

a) L’agente des visas a-t-elle manqué aux principes de justice naturelle?

[21]           Il est désormais bien établi que l’obligation d’équité dont bénéficient les demandeurs de visa, bien qu’elle se situe à l’extrémité inférieure du registre (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 41; Trivedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 422, au paragraphe 39), impose aux agents des visas de communiquer leurs réserves aux demandeurs, de manière à ce qu’ils aient l’occasion de les dissiper. Il en sera notamment ainsi lorsque ces réserves se rapportent non pas tant à des exigences légales qu’à l’authenticité ou à la crédibilité de la preuve fournie par le demandeur. Après s’être livré à un examen approfondi de la jurisprudence sur cette question, le juge Mosley a pu concilier ainsi les décisions apparemment contradictoires la Cour :

Il ressort clairement de l’examen du contexte factuel des décisions mentionnées ci‑dessus que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande, comme dans Rukmangathan, ainsi que dans John et Cornea, deux décisions citées par la Cour dans Rukmangathan, précitée.

 

Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, [2007] 3 RCF 501, au paragraphe 24.

 

 

[22]           En l’espèce, je conviens avec l’intimé que la demanderesse principale a pu répondre aux réserves de l’agente des visas sur « la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de[s] renseignements fournis par l[a] [demanderesse] ». La Dre Talpur a été informée en termes clairs et non équivoques des préoccupations de l’agente des visas concernant la lettre de recommandation soumise, l’insuffisance des documents justificatifs établissant qu’elle avait été payée pour son travail et son incapacité à démontrer à l’agente son expérience professionnelle à l’aide d’un langage technique eu égard à l’une de ses principales fonctions, telles qu’elles sont décrites dans sa lettre de recommandation et sous le code CNP 3112. L’agente des visas a différé sa décision pour permettre à la demanderesse principale de produire davantage de documents pour dissiper ses préoccupations. Dans les circonstances, on ne saurait affirmer que la demanderesse principale n’a pas bénéficié d’une occasion raisonnable de présenter ses arguments ou de démontrer l’authenticité de sa demande.

 

[23]           L’avocat des demandeurs fait valoir que l’agente des visas n’a pas sérieusement cherché à savoir si la Dre Talpur avait de l’expérience comme omnipraticienne, comme elle le prétendait. On lui a donné la possibilité de soumettre des renseignements relatifs à son salaire, alors qu’elle avait bien précisé qu’il n’y avait aucun moyen d’en produire puisqu’elle était payée en argent liquide. Une lecture attentive des notes du STIDI et de la demande de documents adressée au représentant de la demanderesse principale révèle pourtant qu’on lui avait demandé de fournir des éléments de preuve documentaire concernant ses quarts de travail, ses tableaux de service, ses fiches de paie et ses relevés bancaires pour attester des dépôts de salaire correspondant au temps de travail [traduction] « ou tout autre renseignement » qu’elle pourrait obtenir de la clinique. La demanderesse principale a d’ailleurs produit une carte professionnelle, un carnet d’ordonnances ainsi que les résultats d’un examen autoadministré fourni par le Conseil médical du Canada. Les types de documents qu’elle pouvait soumettre pour établir qu’elle avait travaillé comme omnipraticienne à l’Ali Medicare Clinic n’étaient donc pas limités. Il était raisonnable que l’agente se méfie d’une professionnelle payée en argent liquide pour laquelle il était absolument impossible d’obtenir le moindre document comptable, et elle était en droit de l’interroger là‑dessus. Cela dit, elle n’a fermé la porte à aucun autre type de preuve susceptible de corroborer l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle avait effectivement travaillé à la clinique.

 

[24]           L’avocat des demandeurs fait également valoir qu’il incombait à l’agente des visas d’effectuer d’autres recherches et de prendre d’autres mesures pour établir si la Dre Talpur avait l’expérience qu’elle prétendait. Cet argument est sans fondement. Il incombe aux demandeurs de convaincre l’agent des visas qu’ils ont exercé les fonctions mentionnées dans la CNP relativement à la profession visée. L’agent n’est pas tenu de s’efforcer de clarifier une demande lacunaire. Comme l’a déclaré le juge Mosley dans la décision Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284, 247 FTR 147, au paragraphe 23, l’équité procédurale « ne va pas jusqu’à exiger que l’agent des visas fournisse au demandeur un “résultat intermédiaire” des lacunes que comporte sa demande ».

 

[25]           Finalement, l’avocat des demandeurs soutient que les motifs pour lesquels l’agente des visas a rejeté la demande de la Dre Talpur sont inadéquats, puisque ses conclusions ne sont pas vraiment compatibles avec le résultat honorable que la Dre Talpur a obtenu à l’examen autoadministré du Conseil médical du Canada. Une fois encore, cette observation est sans fondement. L’agente des visas précise bien dans ses notes du STIDI qu’elle a examiné le dossier complet après avoir reçu les autres documents envoyés par le représentant des demandeurs. Dans sa lettre de refus, elle explique pourquoi elle a conclu que les demandeurs ne remplissaient pas les critères énoncés au paragraphe 75(2) du Règlement. Elle n’était pas tenue de commenter chaque élément de preuve soumis, l’essentiel étant qu’elle les ait pris en compte et qu’elle les ait évalués. Il n’y a aucune raison de douter que l’agente l’ait fait, ainsi qu’elle l’affirme.

 

[26]           Pour tous les motifs qui précèdent, j’estime donc que l’agente des visas n’a pas manqué aux principes de justice naturelle et qu’elle a donné aux demandeurs la possibilité de dissiper ses préoccupations.

 

b) Compte tenu de la preuve, la décision de refuser la demande de résidence permanente était-elle déraisonnable?

 

[27]           L’avocat des demandeurs a présenté un certain nombre d’arguments pour démontrer que la décision de l’agente des visas était déraisonnable. À mon sens, ces arguments peuvent être justement résumés en deux phrases : premièrement, les demandeurs soutiennent que l’agente des visas a appliqué ses propres critères pour apprécier la capacité de la demanderesse principale à exercer sa profession, plutôt que de se référer à la description de tâches de la Classification nationale des professions se rapportant à son cas. Deuxièmement, l’agente des visas aurait commis une erreur en inférant de l’incapacité de la demanderesse principale à répondre à des questions techniques qu’elle n’avait pas pratiqué comme omnipraticienne entre 2002 et 2006.

 

[28]           Dans son affidavit, l’agente des visas indique qu’elle avait décidé de convoquer la demanderesse principale à une entrevue à cause des ressemblances frappantes entre la lettre de recommandation du Dr Raza et le libellé de la description des fonctions correspondant au code CNP 3112. Il est vrai que celles dont la demanderesse principale s’acquittait à la clinique d’après le Dr Raza sont, à certains égards, similaires aux fonctions principales énoncées dans la CNP pour les omnipraticiens et les médecins de famille. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela. Comme l’a suggéré le consultant des demandeurs, ces ressemblances peuvent s’expliquer par la nature précise des responsabilités d’un médecin, qu’on ne peut guère décrire de façon très variée. Par exemple, les phrases « prescrire et administrer des médicaments et des traitements », « dispenser des soins d’urgence » et « assurer la gestion des soins actifs » rendent compte assez directement de ce que fait un omnipraticien, et c’est peut-être la raison pour laquelle la lettre du Dr Raza reprend dans une certaine mesure la description des fonctions figurant dans la CNP. Une autre explication possible est que le Dr Raza a effectué des recherches sur Internet pour trouver la bonne terminologie, parce qu’il ne maîtrisait pas l’anglais, comme l’ont avancé les demandeurs.

 

[29]           Le caractère suffisant de ces explications et la question de savoir si la Cour est disposée à les accepter sont évidemment sans rapport avec le critère pertinent dans un contrôle judiciaire. Comme je l’ai déjà indiqué, les agents des visas qui apprécient les demandes de visas méritent une certaine déférence. L’authenticité de la lettre du Dr Raza pouvait raisonnablement être mise en doute dans les circonstances, d’autant qu’elle n’était pas datée, et que le papier ne présentait ni pli ni autre imperfection susceptible d’attester qu’elle avait été rédigée en 2005 ou peu après, comme le prétendaient les demandeurs. Par conséquent, on ne saurait blâmer l’agente des visas d’avoir cherché à confirmer que la demanderesse principale avait bel et bien travaillé comme omnipraticienne à l’Ali Medicare Clinic.

 

[30]           Cependant, l’entrevue s’est égarée lorsque l’agente des visas a commencé à poser des questions techniques pour évaluer les compétences professionnelles de la demanderesse principale. Premièrement, les questions censées se rapporter aux soins prénatals et postnatals étaient extrêmement pointues. L’agente des visas ne pouvait faire reposer son évaluation de l’exercice par la Dre Talpur de ses fonctions d’omnipraticienne sur ses réponses à des questions touchant sa connaissance générale de la cholestase, des grossesses gémellaires et de la trisomie. Tout d’abord, contrairement à ce qui est indiqué dans les notes du STIDI, l’attestation d’expérience de la Dre Talpur provenant de l’Ali Medicare Clinic ne désigne pas la prestation de soins prénatals et postnatals comme ses fonctions principales, mais comme l’une d’entre elles seulement, ce qu’a reconnu l’agente des visas lors du contre-interrogatoire. Deuxièmement, aucune preuve n’a été présentée sur la prévalence des affections au sujet desquelles la Dre Talpur a été questionnée, ou sur la probabilité qu’elle ait pu avoir à traiter ces maladies dans sa pratique. De plus, la Dre Talpur a précisé dans son affidavit qu’elle n’avait pas immédiatement reconnu ces termes médicaux anglais, d’une part, parce qu’elle les avaient étudiés durant sa première année de médecine en 1996 et qu’elle ne les avait jamais utilisés ensuite, et d’autre part, parce que les omnipraticiens pakistanais s’adressent généralement à leurs collègues et aux patients en urdu. Cette explication ne semble pas avoir été prise en compte par l’agente des visas.

 

[31]           Les agents des visas doivent s’atteler à comparer l’expérience du demandeur qui se présente à l’entrevue, tel qu’elle ressort de leurs références professionnelles, avec les fonctions décrites dans la Classification nationale des professions correspondant à cette profession. Considérer les connaissances démontrées à l’entrevue de sélection comme insuffisantes en regard de ce que l’agent des visas estime qu’une personne ayant pratiqué une profession particulière devrait savoir de son domaine, sur la foi de son expérience toute subjective, n’est pas un moyen valide de déterminer si le demandeur a exercé ou non les fonctions décrites dans la CNP (voir Haughton c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 111 FTR 226 (CF 1re inst.), [1996] ACF no 421 (QL), aux paragraphes 8, 11 et 12).

 

[32]           Comme l’agente des visas a reconnu que la Dre Talpur détenait des diplômes universitaires et qu’elle était dûment habilitée à pratiquer la médecine au Pakistan pendant toute la période durant laquelle elle prétend avoir travaillé à l’Ali Medicare Clinic, il ne lui appartenait pas d’évaluer ses habilités techniques. Bien qu’elle ait reçu une formation en sciences et en biologie, l’agente des visas n’est pas à même de déterminer si la demanderesse principale a dûment été autorisée à exercer comme omnipraticienne dans son pays ou si elle est effectivement une médecin compétente. Elle n’est pas non plus qualifiée pour apprécier si la demanderesse principale doit ou peut être autorisée à pratiquer au Canada. Comme l’a déclaré le juge Evans dans Dogra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (23 avril 1999) IMM‑3413‑98 (CF 1re inst.), [1999] ACF no 560 (QL), aux paragraphes 26 à 28, il est préférable de laisser cette tâche à des comités nationaux d’accréditation et autres organismes de réglementation professionnelle provinciaux.

 

[33]           Comme les diplômes de la demanderesse principale lui ont paru satisfaisants, il ne restait plus à l’agente des visas qu’à vérifier si elle avait au moins à son actif une année d’expérience de travail continu, à temps plein et rémunéré comme omnipraticienne, conformément aux exigences du paragraphe 75(2) du Règlement. Plutôt que de chercher à savoir si la demanderesse principale avait rempli les fonctions de médecin de famille, l’agente des visas lui a posé des questions destinées à évaluer ses compétences de médecin. Lors du contre-interrogatoire, l’agente des visas a reconnu que les questions [traduction] « pouvez-vous décrire en langage technique les différents types de grossesse gémellaires? », [traduction] « comment les jumeaux fraternels se forment-ils? » et [traduction] « pouvez-vous m’expliquer le terme technique utilisé pour désigner l’hypertension durant la grossesse? », ne visaient pas spécifiquement à obtenir une description de ses fonctions. Il me semble qu’on peut en dire autant des questions [traduction] « pouvez-vous m’expliquer ce que désigne une trisomie dans le dépistage prénatal? » et [traduction] « pouvez-vous m’expliquer à l’aide de termes techniques l’affection appelée cholestase qui survient durant la grossesse? ». Loin de permettre à la demanderesse principale de faire la démonstration de ses fonctions consistant à examiner un patient, à l’orienter vers des tests de dépistage et à expliquer le résultat de ces tests, comme se le proposait l’agente des visas, ces questions aussi concernent avant tout les compétences médicales de la demanderesse principale et sa capacité à employer le jargon scientifique. Ce n’est pas ce que l’agente des visas était tenue de vérifier. En d’autres termes, elle a confondu la capacité de la demanderesse principale à répondre à des questions techniques avec l’exigence d’avoir pratiqué la médecine pendant un an entre 2002 et 2005. Ce faisant, l’agente des visas a commis une erreur et il en résulte que sa décision de refuser la demande de la Dre Talpur est déraisonnable.

 

[34]           Compte tenu de ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvel examen. Aucun avocat n’a proposé de question à certifier, et aucune n’est soulevée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-35-11

 

INTITULÉ :                                       IRUM RAHIM TALPUR ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 OCTOBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 9 JANVIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Chalk

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Lynne Lazaroff

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robinson Sheppard Shapiro

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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