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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20120104


Dossier : T-411-11

Référence : 2012 CF 12

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET
DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

 

et

 

ABDULDAEM AL-SHOWAITER

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le présent appel vise la décision d’un juge de la citoyenneté fondée sur le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi). Le demandeur (le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) conteste l’attribution de la citoyenneté au défendeur (Abduldaem Al-Showaiter) car les motifs fournis par le juge de la citoyenneté et la preuve établissant que l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) a été respectée, étaient insuffisants.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, il est fait droit au présent appel.

 

I           Contexte

 

[3]               Le défendeur est citoyen du Yémen. Le 23 janvier 2005, il entrait au Canada et était admis en tant que résident permanent.

 

[4]               Le 14 juillet 2008, le défendeur a présenté une demande de citoyenneté. Il a déclaré 153 jours d’absence du Canada en raison d’un voyage d’affaires et de visites familiales. Il a donc été effectivement présent au Canada pendant 1 114 jours, ce qui est supérieur à l’exigence minimale de 1 095 jours.

 

[5]               Le défendeur a fait observer qu’il louait une résidence, et en possédait une autre, au Canada. Il possède également trois maisons et des terres au Yémen.

 

[6]               Le défendeur a indiqué qu’il était à la [traduction] « retraite » de janvier 2005 à avril 2008, et qu’il travaillait comme [traduction] « superviseur » pour Cobequid Convenience depuis. Il prétend avoir quitté son emploi ou liquidé ses affaires à l’extérieur du Canada avant de devenir résident permanent.

 

[7]               Le questionnaire sur la résidence mentionnait deux absences additionnelles ne figurant pas dans sa demande originale. Le défendeur a précisé qu’il était resté à [traduction] « Sanaa-Yémen-chez moi » avec sa fille durant ces absences.

 

[8]               Dans un mémoire daté du 16 juin 2010, le demandeur se disait préoccupé par le fait que le défendeur n’avait pas vécu au Canada comme il y était tenu. La nature de son emploi avait posé problème, car son nom était accompagné dans certains documents des titres de [traduction] « superviseur général de projet, Autorité de restructuration fiscale, Autorité fiscale du Yémen » et de [traduction] « directeur général, Autorité fiscale, Sanaa », aux fins de deux conférences des Nations Unies sur le commerce et le développement qui se sont déroulées du 30 octobre au 1er novembre 2007 et du 21 au 23 novembre 2005.

 

[9]               Le demandeur a donc recommandé que le défendeur soit déféré à une audience devant un juge de la citoyenneté pour établir s’il avait vécu au Canada durant la période de résidence.

 

[10]           Le 13 janvier 2011, la demande du défendeur était accueillie par le juge de la citoyenneté par le biais d’un « Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté ».

 

II. Les questions en litige

 

[11]           Le présent appel soulève les questions suivantes :

a)         Le juge de la citoyenneté a-t-il fourni des motifs suffisants pour accueillir la demande du défendeur?

 

b)         Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que le défendeur avait respecté l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

 

III. La norme de contrôle

 

[12]           Le caractère suffisant des motifs est une question d’équité procédurale assujettie à la norme de la décision correcte (voir Abou-Zahra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1073, [2010] ACF no 1326, au paragraphe 16; Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 709, [2009] ACF no 875, au paragraphe 29; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, au paragraphe 43).

 

[13]           Par contre, le contrôle de la décision d’un juge de la citoyenneté touchant le respect de l’obligation de résidence par un demandeur soulève une question de fait et de droit appelant la norme de la raisonnabilité (Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 395, 2008 CarswellNat 831, au paragraphe 19).

 

[14]           Suivant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, la raisonnabilité « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

IV. Analyse

 

A.        Le juge de la citoyenneté a-t-il fourni des motifs suffisants pour accueillir la demande du défendeur?

 

[15]           Le demandeur a soulevé des préoccupations ayant trait au caractère suffisant des motifs du juge de la citoyenneté. Le paragraphe 14(2) de la Loi exige du juge de la citoyenneté qu’il fournisse des motifs :

Examen par un juge de la citoyenneté

 

14. (1) Dans les soixante jours de sa saisine, le juge de la citoyenneté statue sur la conformité — avec les dispositions applicables en l’espèce de la présente loi et de ses règlements — des demandes déposées en vue de :

 

a) l’attribution de la citoyenneté, au titre des paragraphes 5(1) ou (5);

 

[…]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[…]

 

Information du ministre

 

(2) Aussitôt après avoir statué sur la demande visée au paragraphe (1), le juge de la citoyenneté, sous réserve de l’article 15, approuve ou rejette la demande selon qu’il conclut ou non à la conformité de celle-ci et transmet sa décision motivée au ministre.

 

 

 

 

Information du demandeur

 

(3) En cas de rejet de la demande, le juge de la citoyenneté en informe sans délai le demandeur en lui faisant connaître les motifs de sa décision et l’existence d’un droit d’appel.

 

Consideration by citizenship judge

 

14. (1) An application for

 

 

 

 

 

 

 

 

(a) a grant of citizenship under subsection 5(1) or (5),

 

 

[…]

 

shall be considered by a citizenship judge who shall, within sixty days of the day the application was referred to the judge, determine whether or not the person who made the application meets the requirements of this Act and the regulations with respect to the application.

 

[…]

 

Advice to Minister

 

(2) Forthwith after making a determination under subsection (1) in respect of an application referred to therein but subject to section 15, the citizenship judge shall approve or not approve the application in accordance with his determination, notify the Minister accordingly and provide the Minister with the reasons therefor.

 

Notice to applicant

 

(3) Where a citizenship judge does not approve an application under subsection (2), the judge shall forthwith notify the applicant of his decision, of the reasons therefor and of the right to appeal.

 

 

[16]           Le demandeur soutient que les motifs ne satisfont pas aux exigences établies dans le contexte de la citoyenneté par la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, [2010] ACF no 373, au paragraphe 17. Une décision est « suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue ». Une décision bien motivée doit également « atteste[r] une compréhension des points soulevés par la preuve, [permettre] à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue, et à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide ».

 

[17]           Le demandeur fait remarquer que dans l’« Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté » la décision du juge n’est aucunement motivée. Il est reconnu que les notes manuscrites se rapportant aux questions du [traduction] « Formulaire de questions sur la résidence » font partie de la décision si elles sont rédigées par le juge de la citoyenneté.

 

[18]           Le demandeur insiste néanmoins sur le fait qu’il s’agit là de réponses à des questions, plutôt que de motifs. Les notes ne démontrent pas que le juge de la citoyenneté a abordé les exigences législatives ou compris les enjeux soulevés par la preuve. Les motifs ne sont pas suffisants s’ils requièrent des explications additionnelles (voir Jeizan, précitée, au paragraphe 20).

 

[19]           Le défendeur indique que les procédures relatives aux motifs sont d’ordre assez général. Si l’on se fie aux lignes directrices, ils ne doivent être fournis que lorsque les demandes ne sont pas approuvées. L’« Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté » est un formulaire acceptable qui permet de cocher des cases pour indiquer si les exigences législatives ont été respectées et de préciser le nombre de jours de résidence. Il n’est pas obligatoire de remplir la partie concernant les [traduction] « Motifs ».

 

[20]           D’après le défendeur, les notes manuscrites du juge de la citoyenneté forment aussi une partie importante de la décision, comme l’a partiellement admis le demandeur. En effet, la Cour d’appel fédérale avait reconnu dans l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver et al c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2010] ACF no 809, au paragraphe 17, que « les renseignements concernant les motifs de la décision du décideur administratif peuvent parfois figurer dans le dossier présenté au tribunal et le contexte périphérique ». Comme la Cour a déjà estimé qu’une simple reformulation des renseignements contenus dans l’« Avis » équivalait à des motifs suffisants (voir Nulliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1423, [2006] ACF no 1789), les réponses manuscrites aux questions doivent également obéir au critère.

 

[21]           Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu que les motifs en l’espèce sont suffisamment clairs, précis et intelligibles, comme le prescrit la décision Jeizan, précitée. Ils devraient à tout le moins préciser le critère de résidence retenu et la raison pour laquelle il a été rempli ou non (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Behbahani, 2007 CF 795, [2007] ACF no 1039, aux paragraphes 3 et 4). Ceci est d’autant plus vrai que les préoccupations soulevées concernaient la possibilité que le défendeur ait travaillé pour un gouvernement étranger durant la période pertinente.

 

[22]           Il est vrai que les notes rapportent les réponses suivantes : [traduction] « Je l’ai questionné sur sa participation aux conférences de Genève. Il était inscrit à celles de 2005 et de 2007 mais n’y a pas assisté. Il se trouvait à celles de 2001 et de 2003. » Or, nous n’avons aucun moyen de savoir comment cette réponse, et les autres éléments de preuve fournis, ont été évalués pour arriver à convaincre le juge de la citoyenneté que l’obligation de résidence avait été respectée. Le raisonnement qui sous-tend la décision et le critère appliqué demeurent obscurs.

 

[23]           Par conséquent, je dois conclure que le juge de la citoyenneté n’a pas fourni de motifs suffisants pour approuver la demande du défendeur.

 

B.         Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que le défendeur avait respecté l’obligation de résidence prévue à  l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

 

[24]           Compte tenu de ma conclusion sur le caractère suffisant des motifs, il n’est pas nécessaire que je me livre à une analyse approfondie de la raisonnabilité de la décision du juge de la citoyenneté. Cependant, j’aimerais revenir sur certains arguments soulevés par les parties.

 

[25]           Le demandeur prétend qu’on ne sait pas exactement quel critère le juge de la citoyenneté a employé. Les antécédents professionnels du défendeur comportaient des disparités susceptibles d’avoir une incidence important sur la décision. Aucune conclusion claire ne nous permet de savoir en quoi la réponse à la question constitue une explication satisfaisante.

 

[26]           D’après le demandeur, les notes manuscrites soulèvent au bout du compte davantage de questions qu’elles n’en règlent, et ne révèlent presque rien sur l’approche adoptée par le juge de la citoyenneté. Le demandeur soutient que la situation en l’espèce peut être comparée à celle qui a été examinée dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salim, 2010 CF 975, [2010] ACF no 1219 : le ministre y soulevait des questions touchant la demande, et la raison pour laquelle le défendeur avait tout de même été approuvé n’avait pas été adéquatement expliquée.

 

[27]           Le défendeur souligne que le demandeur tente d’imposer le critère de présomption de résidence alors que le critère du calcul strict du nombre de jours de présence effective était rempli. L’importance accordée en l’espèce aux critères de résidence est démesurée. Elle soutient qu’un critère précis peut s’avérer plus logique dans tel ou tel cas, et qu’une décision fondée sur la présence effective ne requiert pas de plus amples détails pour autant que l’analyse soit purement quantitative et que les différents critères ne soient pas combinés (voir Farrokhyar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 697, [2007] ACF no 946, aux paragraphes 13 à 15).

 

[28]           En l’occurrence, compte tenu de l’insuffisance des motifs, il est bien difficile de savoir comment le juge de la citoyenneté a établi que l’obligation de résidence avait été respectée sur la base de la preuve, ce qui complique toute évaluation de la raisonnabilité de cette conclusion.

 

[29]           Je ferai remarquer qu’il incombe aux demandeurs de statut de citoyen de fournir assez d’éléments de preuve pour démontrer au juge de la citoyenneté qu’ils ont respecté l’obligation de résidence durant la période pertinente (Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1641, 2005 CarswellNat 4153, au paragraphe 21). Il est loisible au juge de la citoyenneté de se fonder sur le critère du calcul strict du nombre de jours de présence effective, pour autant que cette intention soit clairement justifiée dans les motifs.

 

V.        Conclusion

 

[30]           Compte tenu des débats que continuent de susciter les affaires de citoyenneté, il serait très utile pour la Cour que les juges de la citoyenneté indiquent clairement en une ou deux phrases les critères qu’ils ont employés et qu’ils expliquent les motifs pour lesquels ils arrivent à une conclusion donnée. Les détails requis dans ces motifs varieront selon le critère retenu et le contexte périphérique. Cependant, même si l’on peut déduire que le critère employé est celui de la présence effective au Canada (qui me paraît, en règle générale, le plus conforme à la Loi), les juges de la citoyenneté devraient tout de même le préciser. Ils devraient aussi expliquer avec plus ou moins de détails, suivant les faits de l’affaire, ce qui les a incités à accepter ou rejeter la preuve qu’on leur a présentée.

 

[31]           Par ailleurs, lorsqu’un formulaire d’avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté est utilisé, il ne suffit pas de cocher les cases sans autre explication, comme c’est le cas en l’espèce. Dans certains cas, des notes supplémentaires rédigées par les juges peuvent suffisamment illustrer leur raisonnement, mais il serait de loin préférable que le critère employé et la raison pour laquelle le juge a accepté la preuve de présence effective soient clairement indiqués dans la décision. On peut envisager de modifier le formulaire si cela peut être plus pratique pour le Bureau de la citoyenneté, bien que je souligne qu’une case portant le titre [traduction] « Motifs » est déjà prévue à cet effet.

 

[32]           Comme le juge de la citoyenneté n’a pas fourni de motifs suffisants pour approuver la demande du défendeur en l’espèce, il est fait droit à l’appel et l’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour réexamen.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE qu’il est fait droit à l’appel et que l’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour réexamen.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-411-11

 

INTITULÉ :                                       MCI c. AL-SHOWAITER

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 14 DÉCEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR.

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 JANVIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melissa Chan

 

POUR LE DEMANDEUR

Elizabeth Wozniak

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Elizabeth Wozniak

Beveridge, MacPherson & Buckle

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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