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Date : 20111124


Dossier : IMM-2118-11

Référence : 2011 CF 1357

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Barnes

 

                                                                                          

ENTRE :

 

GLORIA INES NINO YEPES

LUIS HECTOR CUERVO CHAVES

(ALIAS LUIS HECTOR CUERVO CHAVEZ)

HECTOR DAVID CUERVO NINO

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont trois membres d’une famille originaire de la Colombie dont les demandes d’asile ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) le 24 janvier 2011. Leurs demandes étaient fondées sur un récit de menaces et de persécution dont aurait été surtout victime Luis Cuervo aux mains de l’Armée de libération nationale (l’ELN) entre 1988 et 1994. M. Cuervo allègue avoir été ciblé par l’ELN parce qu’il travaillait pour la Seconde Cour pénale de Bogota.

 

[2]               Selon les demandeurs, la situation était si dangereuse qu’ils se sont enfuis aux États­Unis en 1994. En 1996, leurs demandes d’asile aux États­Unis ont été rejetées et, en 2009, ils ont demandé l’asile au Canada sur le fondement des mêmes allégations de risque.

 

[3]               La Commission a rejeté les demandes des demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Bien qu’elle ait résumé la preuve, la Commission n’a tiré aucune conclusion sur la crédibilité des demandeurs ou sur la véracité des allégations de fait. Voilà qui est surprenant parce que la Commission a par la suite conclu, sans mener quelque analyse que ce soit fondée sur la preuve, qu’il n’existait aucun lien avec les motifs de protection prévus par la loi. Le fait que cette conclusion n’ait pas été motivée justifie en soi l’annulation de la décision de la Commission. Cependant, pour les motifs qui suivent, la conclusion de la Commission relativement à la protection de l’État est aussi lacunaire et elle justifie d’autant plus l’annulation de la décision.

 

[4]               En l’absence de toute conclusion de fait ou conclusion relative à la crédibilité, je suis obligé de contrôler la conclusion relative à la protection de l’État tirée par la Commission en tenant pour acquis que les allégations de persécution aux mains de l’ELN ont été acceptées. Malgré ce récit de persécution, la Commission a conclu, sur le fondement de la preuve liée à la situation en Colombie, que les anciennes victimes de persécution aux mains de l’ELN pouvaient maintenant obtenir une protection adéquate en Colombie et qu’elles ne couraient plus de risque.

 

[5]               Si la Commission n’examine pas de façon convenable la preuve relative au risque personnel ou, comme en l’espèce, ne l’examine pas du tout, l’appréciation de la preuve liée à la situation dans le pays peut se révéler beaucoup plus difficile parce que la Commission, dans son analyse liée à la protection de l’État, ne tiendra alors pas compte d’un élément de mise en contexte. Toute réserve non exprimée par la Commission en ce qui a trait à la crédibilité ou à la vraisemblance peut faire en sorte que la Commission appréciera la preuve liée à la protection de l’État d’une façon injustifiée ou insensible aux risques allégués. Dans la présente affaire, cette omission semble avoir fait en sorte que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants qui contredisaient sa conclusion selon laquelle les demandeurs auraient pu bénéficier de la protection de l’État. Si la Commission s’était rappelé qu’elle était tenue d’examiner la preuve liée à la situation dans le pays dans le contexte d’une famille qui a été ciblée à de nombreuses reprises par l’ELN, il ne fait aucun doute qu’elle n’aurait pas omis de tenir compte de la preuve provenant de sources diverses qui révélaient que les demandeurs, en tant que victimes ciblées par l’ELN, ne pouvaient pas être protégés par les autorités en Colombie. La preuve renfermait notamment les passages suivants :

[traduction]

 

L’État a clairement montré qu’il était incapable d’aider ou de protéger les Colombiens contre les menaces, les actes de violence ou les attaques dont ils sont la cible.

 

[…]

 

L’État colombien a activement empêché que des renseignements sur la guerre civile soient transmis au public à l’étranger et en Colombie afin que l’image des personnes au pouvoir ne soit pas entachée.

 

James J. Brittain, Continued Insecurity: Documenting the Performance of the FARC-EP Within the Context of Colombia’s Civil War (2009) 21, 25; dossier certifié du Tribunal, pages 935 et 939.

 

Les conclusions du présent rapport révèlent que les autorités colombiennes essaient encore de brosser un tableau positif, et ce, malgré les rapports de plus en plus nombreux qui font état de déplacements forcés en Colombie, d’attaques contre des militants pour la défense des droits de la personne et des droits sociaux ainsi que de meurtres commis par les forces de sécurité. Notre rapport réfute en outre des déclarations répétées par le gouvernement colombien, notamment que les groupes paramilitaires ont cessé leurs activités, que les personnes qui violent les droits de la personne sont tenues responsables pour leurs actes et que les activités des syndicalistes et des militants pour la défense des droits sociaux sont pleinement respectées.

 

[…]

 

Amnesty International est d’avis que, bien qu’il y ait eu des percées militaires contre les paramilitaires et les guérilleros en Colombie, ces percées ne font pas en sorte que les personnes qui ont été la cible des FARC, de l’ELN ou des AUC obtiennent la protection de l’État.

 

[Renvois omis.] [Non souligné dans l’original.]

 

Lettre de Gloria Nafziger (9 septembre 2010), Amnesty International (2, 11); dossier des demandeurs, pages 283 et 292.

 

La protection des victimes et de leurs organisations demeure une difficulté que les autorités compétentes doivent surmonter en prenant des mesures efficaces et décidées.

 

Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Rapport annuel du haut­commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et du secrétaire général, UNHRC, 10e session, A/HCR/10/032 (9 mars 2009), 18; dossiers des demandeurs, page 408.

 

Ce qui est clair, c’est que l’État colombien n’est pas capable de protéger les personnes qui ont été ciblées, qu’il s’agisse de communauté contrainte de se déplacer en Colombie ou de personnes menacées d’enlèvement, d’extorsion ou de mise à mort extrajudiciaire. Presque toutes les violations des droits de la personne commises en Colombie restent impunies.

 

[…]

 

Les opérations militaires réussies lancées contre les FARC en 2008 les ont affaiblies, mais cela n’a pas entraîné une diminution du risque auquel font face les personnes qui ont été directement ciblées par les FARC.

 

[…]

 

Le rapport du département d’État souligne le problème et mentionne que les crimes restent d'ordinaire impunis en Colombie. Malgré les politiques strictes pour combattre le terrorisme adoptées par le président Uribe, le gouvernement de la Colombie n’est pas capable de protéger les personnes ciblées.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Marc Chernick, « Country Conditions in Colombia Relating to Asylum Claims in Canada » (2009) 3, 15-16; dossier certifié du Tribunal, pages 1224, 1236 et 1237.

 

 

[6]               L’avocate du ministre a invoqué les décisions rendues par la Cour dans les affaires Ortega c Canada (MCI), 2011 CF 657, [2011] ACF no 856 (QL); Pena c Canada (MCI), 2011 CF 746, [2011] ACF no 964 (QL), et Guevara c Canada (MCI), 2011 CF 242, [2011] ACF no 447 (QL), qui, selon elle, appuient sa position selon laquelle une conclusion valable relative à la protection de l’État peut être tirée sans que l’on tienne compte de la preuve de risque personnel. Chacune de ces affaires portait effectivement sur des demandeurs d’asile originaires de la Colombie qui alléguaient être exposés à un risque aux mains des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) et elles ont toutes été rejetées au motif que la protection de l’État était adéquate. Ces affaires peuvent néanmoins être distinguées de l’espèce.

 

[7]               Dans la décision Guevera, précitée, la Cour a noté ce qui suit : « Une absence complète d’analyse de la situation personnelle du demandeur peut rendre une décision déraisonnable. » Il ressort aussi clairement des motifs de la Cour que la Commission avait attentivement apprécié la preuve de M. Mark Chernick et l’avait rejetée pour des motifs qui ont été estimés raisonnables. En l’espèce, la Commission n’a aucunement mentionné la preuve de M. Chernick ou les éléments de preuve semblables provenant d’Amnesty International, du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et de M. Brittain.

 

[8]               La décision dans l’affaire Pena, précitée, révèle que la Commission avait bien examiné la preuve de risque personnel et qu’elle l’avait rejetée pour des motifs liés à la crédibilité, bien que la Cour ait par la suite estimé que ces motifs étaient déraisonnables. Dans ses commentaires sur l’analyse de la protection de l’État effectuée par la Commission, la Cour a conclu que la preuve dont la Commission n’aurait supposément pas tenu compte n’était « pas […] d’une telle pertinence que l’on pourrait dire que la Commission, en ne se reportant pas directement à ce document, a rendu sa décision sans en tenir compte ». En l’espèce, la preuve que la Commission n’a pas mentionnée contredisait carrément et directement sa conclusion selon laquelle les victimes personnellement ciblées par les FARC et l’ELN pouvaient bénéficier d’une protection de l’État adéquate.

 

[9]               La décision dans l’affaire Ortega, précitée, révèle que la Commission avait été influencée en partie par le fait que les demandeurs n’avaient aucunement cherché à bénéficier de la protection de l’État avant de quitter la Colombie. Dans sa décision de confirmer la conclusion relative à la protection de l’État tirée par la Commission, la Cour n’a pas mentionné que la Commission n’avait pas tenu compte d’élément de preuve important et elle a affirmé que l’analyse de la preuve effectuée par la Commission était équilibrée et fondée sur des principes. Au vu du dossier dont je dispose, je ne peux pas tirer une conclusion semblable en l’espèce.

 

[10]           Même si l’omission de la Commission de tirer des conclusions de fait et des conclusions relatives à la crédibilité ne constituait pas en l’espèce une erreur susceptible de contrôle, le fait que la Commission n’a aucunement mentionné la preuve de M. Brittain et de M. Chernick justifierait le renvoi de l’affaire pour que l’on statue à nouveau sur elle : voir Villicana c Canada (MCI), 2009 CF 1205, 357 FTR 139.

 

[11]           Sur le fondement de ce qui précède, la présente demande sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur le fond de l’affaire.

 

[12]           Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’espèce ne soulève aucune question de portée générale.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur le fond de l’affaire.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2118-11

 

INTITULÉ :                                       YEPES ET AL. c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            Le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 novembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alla Kikinova

 

POUR LES DEMANDEURS

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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