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Date : 20111103


Dossier : IMM-2645-11

Référence : 2011 CF 1262

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 3 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

JOAQUIN ROBERTO MEZA DELGADO ELSA MARINA BERNAL DE MEZA

ELSA ALEJANDRA ARTEAGA BERNAL

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Aperçu

[1]               Lorsqu’un tribunal néglige les éléments essentiels qui sont au cœur même d’un litige, on ne saurait affirmer que ce tribunal en a une bonne compréhension. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick [2008] 1 RCS 190, la Cour suprême comprend et reconnaît expressément que le caractère raisonnable d’une décision doit se manifester par l’expression de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité.

 

[2]               En l’espèce, l’analyse faite par le décideur de première instance rend la preuve dépourvue de sens. L’exposition de la preuve ne reflète pas ce que les éléments établissent, ou ce qu’ils n’établissent pas. La disposition législative pertinente, ou à tout le moins la partie de loi dont il faut tenir compte, est entièrement absente; par conséquent, la synthèse de l’ensemble de la preuve, ou la somme de toutes ses parties, reste dans les limbes, perdue dans un espace inintelligible (sans savoir ce qui s’est dit et pourquoi). À défaut d’une extraction analytique et d’un effort de synthèse ou du rassemblement des divers éléments en un récit cohérent, il est impossible de parvenir à la somme de toutes les parties; et le raisonnement ne ressemble aucunement à une analyse adéquate de la preuve.

 

[3]               Par conséquent, il faut qu’un autre décideur de première instance reprenne l’instruction de l’affaire dans sa totalité, afin qu’il l’interprète dans son ensemble; c’est le seul moyen d’assurer la manifestation de la raisonnabilité, telle qu’elle est définie dans l’arrêt Dunsmuir.

 

II. Introduction

[4]               La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut des réfugiés (la Commission) a conclu que les défendeurs ont qualité de réfugiés au sens de la Convention. Le demandeur nous prie d’annuler la décision pour tenir compte du fait que la commissaire n’a pas examiné si les défendeurs sont exclus de la protection accordée aux réfugiés en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés.

 

III. Procédure judiciaire

[5]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 14 mars 2011 par laquelle la SPR a conclu que les défendeurs ont qualité de réfugiés au sens de la Convention en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (LIPR).

 

IV. Contexte

[6]               Le ministre a contesté les demandes d’asile des défendeurs au motif que le demandeur d’asile principal, M. Joaquin Meza Delgado, était visé par l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Plus précisément, il a allégué l’existence de motifs sérieux de croire que M. Meza Delgado avait commis un crime grave de droit commun, à savoir le détournement de 60 000 $US à titre de consul général du consulat salvadorien à Vancouver (Canada) (ci-après désigné comme la question de l’exclusion). Aux termes de l’article 98 de la LIPR, la définition d’un « réfugié au sens de la Convention » exclut les personnes visées à l’alinéa Fb) de l’article premier.

 

[7]               Le ministre soutient qu’il y a lieu annuler la décision de la SPR parce que la commissaire a commis une erreur de droit et a omis d’exercer sa compétence en ne tenant pas compte de la question de l’exclusion. De plus, il affirme qu’il y a eu manquement à la justice naturelle du fait qu’il n’y a pas de transcription fiable du témoignage clé sur lequel la commissaire a fondé sa décision – soit celui du témoin pour le compte des défendeurs, Salvador Nelson Garcia Cordova.


V. Analyse

[8]               La commissaire a commis une erreur de droit en concluant que l’épouse et la fille de M. Meza Delgado, Elsa Bernal et Elsa Meza Delgado, sont en droit d’invoquer un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention à cause de leur appartenance à un « groupe social ».

 

[9]               La Cour admet le raisonnement du demandeur :

·        La commissaire de la CISR a commis une erreur de droit et a omis d’exercer sa compétence en ne tenant pas compte de l’article 98 de la LIPR. Ainsi, elle s’est reportée à une version incomplète de la définition de « réfugié au sens de la Convention » et a eu tort d’ignorer les nombreux éléments de preuve et soumissions déposés par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. La preuve permettait de penser qu’il était nécessaire d’exclure M. Meza Delgado de la définition de « réfugié au sens de la Convention » pour des motifs sérieux se rapportant à l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, soit un crime grave de droit commun – le détournement de fonds appartenant au gouvernement salvadorien; à l’onglet G du dossier du demandeur, il y a un renvoi clé au détournement de fonds allégué dans une lettre en date du 4 juin 2008 signée par M. Ron Yamauchi, agent d’audience, Centre de l’exécution de la loi de la région du Pacifique, Agence des services frontaliers du Canada.

·        De plus, il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que la transcription de l’audience de novembre 2010 est nettement incomplète. La décision de la commissaire reposait dans une large mesure sur ses conclusions détaillées concernant le système juridique salvadorien et l’état d’avancement des contestations judiciaires de M. Meza Delgado au Salvador. Ces conclusions étaient fondées sur le témoignage de M. Salvador Nelson Garcia Cordova, un ami intime et l’avocat de M. Meza Delgado au Salvador; toutefois, il manque des passages clés du témoignage de M. Cordova dans la transcription : en fait, il manque presque tous les éléments auxquels la commissaire affirme s’être fiée. 

 

[10]           Indépendamment de ces erreurs ‑ bien que chacune d’entre elles permettrait de justifier l’annulation de la décision de la commissaire ‑, le dossier certifié du tribunal révèle que la commissaire a également commis une erreur de droit en faisant une application erronée du terme « groupe social » visé par la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

[11]           Au contraire, il est bien établi qu’il ne suffit pas d’être un membre de la famille d’une personne exposée à un risque pour établir un lien à la définition de réfugié au sens de la Convention. Il incombe plutôt au demandeur d’asile d’établir qu’il serait personnellement exposé à un risque, dans le contexte où la famille dans son ensemble peut être ou sera ciblée en tant que groupe (Pour-Shariati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1997), 215 NR 174 (CAF); Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 949).

 

[12]           La Cour a récemment résumé ce principe dans la décision Mancia. Dans cette affaire, la demanderesse était une citoyenne du Salvador alléguant qu’elle était exposée à un risque de persécution pour un des motifs reconnus dans la Convention. Selon la demanderesse, son frère était ciblé par un gang criminel salvadorien, le Mara. La demanderesse a affirmé qu’en conséquence elle appartenait à un groupe social, c’est-à-dire qu’elle était [TRADUCTION] « membre de la famille de la personne prise pour cible par le Mara ». La Cour a rejeté cet argument :

[10]      En plus de soutenir que la Commission n’a pas compris que sa demande d’asile était fondée sur le sexe, ou n’en a pas tenu compte, la demanderesse avance que la Commission n’a pas non plus compris que la demande d’asile se fondait également sur l’appartenance à un certain groupe social – sa famille en l’occurrence. La demanderesse fait valoir le passage de la transcription de l’audience où son avocat a affirmé que le lien entre la demande d’asile et un motif prévu à la Convention était sa qualité de [TRADUCTION] « membre de la famille de la personne prise pour cible par le Mara ». La transcription permet également de constater que la demanderesse a déclaré dans son témoignage, plusieurs fois, qu’elle craignait les agressions de membres de gangs en raison de sa relation avec son frère.

 

[11]      Simplement être membre de la famille de la victime d’un crime n’établit pas l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention. À cet égard, la Cour a donné les explications suivantes dans Rivaldo Escorcia c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 644, paragraphe 39 : Toutefois, le fait de dire qu’une demande n’est pas éteinte ne dégage pas les membres de la famille non visés par l’exclusion de l’obligation de présenter des éléments de preuve à l’appui de leur demande. Selon la jurisprudence de la Cour, la persécution dirigée contre un membre d’une famille ne donne pas droit d’office à tous les autres membres de la famille d’être considérés comme des réfugiés (voir Pour-Shariati c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1997), 215 N.R. 174 (C.A.F.), 39 Imm. L.R. (2d) 103; Marinova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] F.C.T. 178, 103 A.C.W.S. (3d) 1198). Dans la décision Granada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1766, 136 A.C.W.S. (3d) 123, [2004] A.C.F. n° 2164 (C.F.) (QL), cas analogue d’une famille dont les membres revendiquaient le statut de réfugiés en raison de la crainte d’un membre de la famille d’être persécuté par les FARC, la Cour a déclaré au paragraphe 16 :

 

La famille peut être considérée comme un groupe social uniquement dans les cas où certains éléments de preuve indiquent que la persécution vise les membres de la famille en tant que groupe social : Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration) (1992), 139 N.R. 208 (C.A.F.); Casetellanos c. Canada (Solliciteur général), [1995] 2 C.F. 190 (C.F. 1re inst.); Addullahi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1996), 122 F.T.R. 150; Lakatos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 408, [2001] A.C.F. no 657 (C.F. 1re inst.) (QL). Cependant, l’étendue du principe de l’assimilation de la famille à un groupe social n’est pas illimitée; la famille en question doit elle-même, en tant que groupe, être l’objet de représailles et de vengeance. En d’autres termes, les demandeurs doivent être ciblés et visés simplement parce qu’ils sont membres de la famille, même s’ils ne se sont jamais mêlés de politique eux-mêmes et ne le feront jamais (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bakhshi[1994] A.C.F. n977 (CAF) (QL)). [Souligné dans l’original.]

 

[13]           En l’espèce, les motifs de la commissaire comportent une erreur identique à celle commise par Mme Mancia. Ayant conclu sur la base du témoignage de M. Cordova que M. Meza Delgado était exposé à un risque de persécution pour un motif reconnu dans la Convention, soit ses « opinions politiques », la commissaire a conclu que, par conséquent, du fait qu’elles sont des membres de sa famille immédiate, l’épouse et la fille de M. Meza Delgado appartiennent nécessairement à un « groupe social » :

[40]      J’estime qu’il existe une possibilité raisonnable que le demandeur d’asile principal soit persécuté du fait de ses opinions politiques et que les demandeurs d’asile associés soient persécutés du fait de leur appartenance à un groupe social, en tant que membres de la famille du demandeur d’asile principal.

 

 

[14]           Au paragraphe 39 de ses motifs, la commissaire affirme que « les demandeurs d’asile risquent de faire face à des accusations fondées sur des motifs politiques et de devoir purger de longues peines d’emprisonnement »; or, elle n’indique pas clairement pourquoi elle renvoie aux trois « demandeurs d’asile » dans cette phrase. Rien dans le dossier certifié du tribunal n’indique que l’épouse et la fille de M. Meza Delgado font l’objet d’une enquête ou que les autorités salvadoriennes s’intéressent à elles. De plus, la commissaire ne relève aucun élément de preuve documentaire de nature générale attestant de représailles contre les parents des représentants gouvernementaux visés par une enquête de la Cour des comptes pour corruption ou pour fraude. La commissaire laisse entendre qu’elle se fonde peut-être sur le témoignage donné de vive voix par M. Cordova – l’ami intime et l’avocat de M. Meza Delgado; toutefois, comme l’a expliqué le demandeur, il n’y a pas de transcription valable de ce témoignage; par conséquent, il n’est pas possible de savoir ce que M. Cordova a dit. Quoi qu’il en soit, les quelques extraits du témoignage de M. Cordova dont nous disposons laissent entendre que les autres clientes de M. Cordova ne se trouvent pas dans la même situation que M. Meza Delgado; elles font plutôt l’objet d’une procédure d’extradition (décision, au paragraphe 39).

 

[15]           Il est déroutant que la commissaire renvoie aux trois « demandeurs d’asile » au paragraphe 39, car elle enchaîne sur une affirmation au paragraphe 36 où, sur la base du témoignage de M. Cordova, elle conclut que « le demandeur d’asile » est exposé à un risque; par la suite, elle conclut au paragraphe 39 (à la suite de commentaires aux paragraphes 37 et 38 qui sont sans rapport avec cette question) que « les demandeurs d’asile » sont exposés à un risque, sans avoir présenté d’analyse ou d’explication qui établisse comment elle est passée d’un « demandeur d’asile » exposé à un risque à l’affirmation que les trois demandeurs d’asile sont exposés à un risque. Dans les circonstances, les motifs de la commissaire ne répondent pas aux « principes de justification, de transparence et d’intelligibilité » établis par la Cour suprême (les paragraphes 36 à 40 de l’arrêt; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).

 

VI. Conclusion

[16]           En résumé, la conclusion de la commissaire selon laquelle l’épouse et la fille de M. Meza Delgado répondent à la définition de « réfugié au sens de la Convention » prévue par la LIPR est fondée sur d’importantes erreurs de fait et de droit, dans un exposé des motifs qui est inadéquat. Par conséquent, la décision de la commissaire visant cette question est annulée, tout comme celle visant M. Meza Delgado.

 

[17]           Par conséquent, pour tous ces motifs, la décision de la commissaire est entièrement annulée et l’affaire, renvoyée à un autre commissaire chargé de statuer à nouveau sur l’affaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la décision de la commissaire est entièrement annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire chargé de statuer à nouveau sur l’affaire. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

 

 

REMARQUES INCIDENTES

Il semble que le dilemme repose sur la question de savoir si les allégations portées contre M. Meza Delgado découlent d’une démarche régulière ou irrégulière. Est-il la victime d’un coup monté digne d’un scénario kafkaïen? Il est difficile, sinon impossible, d’élucider ce qui s’est passé à l’audience relative à la demande d’asile et les motifs pour lesquels la Commission a rendu la décision qu’elle a rendue. D’après les documents soumis à la Cour fédérale, il est reconnu que M. Meza Delgado a occupé des postes politiques importants au Salvador, notamment celui de chef du Parti démocrate-chrétien et celui d’ambassadeur du Salvador auprès des Nations Unies.

 

Si l’on reconnaît le bien-fondé des allégations faites contre M. Meza Delgado, une question clé demeure entière : le loyer du consulat à Vancouver a-t-il été payé – la preuve à cet égard pourrait être recueillie au Canada (pour la période en cause) – et quel était le montant total en jeu relativement à ce bail? Cela permettrait, à tout le moins, de vérifier la validité de l’allégation principale portée contre lui relativement au détournement de fonds. De plus, dans la transcription de la CISR, il manque un passage clé sur la question de l’exclusion, ce qui rend la situation encore plus kafkaïenne dans la mesure où la preuve la plus importante sur cette question n’est pas disponible; par conséquent, il n’y a aucun moyen de vérifier le bien-fondé des allégations. De toute manière, la seule entité qui puisse résoudre le dilemme est la Section du statut de réfugié de la CISR, car elle est l’autorité décisionnelle de première instance appelée à statuer sur les faits de l’espèce; c’est seulement une fois que les faits de l’espèce seront élucidés qu’il sera possible d’appliquer la logique à la preuve en vue de tirer une conclusion (pour l’instant, cette logique et cette preuve font entièrement défaut).

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2645-11

 

INTITULÉ :                                       M.C.I. c. JOAQUIN ROBERTO MEZA DELGADO et autres

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 3 NOVEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Banafsheh Sokhansanj

 

POUR LE DEMANDEUR

Craig Costantino

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

Craig Costantino

Avocat

Vancouver (C.-B.)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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