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Date : 20111103


Dossier : T-1649-10

Référence : 2011 CF 1261

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 3 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

SCOTT NEWBERRY

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               « Je suis conscient que les transfèrements en vertu de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants (la LTID)] sont des privilèges accordés aux délinquants incarcérés à l’étranger qui relèvent de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Il n’existe aucun droit au transfèrement en vertu de la [LTID] dans aucune circonstance. Le ministre peut légitimement tirer sa propre conclusion. Le fait qu’un ministre est arrivé à une conclusion donnée n’empêche pas que ce même ministre ou un autre ministre puisse changer d’idée de façon légitime s’il est saisi de faits identiques à une date ultérieure. » Le juge O’Keefe a reconnu, à la suite des décisions Kozarov et Getkate, qu’il fallait faire montre de retenue à l’égard du ministre en convenant, au paragraphe 30 de Dudas, qu’il ne pourrait essentiellement en être autrement. Le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’agir comme il l’a fait, selon les motifs (qui démontrent l’existence d’une logique inhérente de laquelle la justification, la transparence et l’intelligibilité ressortent clairement), et de ne pas transférer le demandeur au Canada.

 

[2]               Dans Grant no 2, précitée, le juge Near a formulé le critère de la raisonnabilité, dans le contexte d’une décision fondée, à tout le moins en partie, sur le facteur prévu à l’alinéa 10(2)a) de la LTID :

[38]      La véritable question à laquelle il faut répondre consiste donc à savoir s’il existe une preuve suffisante pour que le ministre conclue de bonne foi que le demandeur présente le risque important de commettre une infraction d’organisation criminelle après son transfèrement au Canada. À mon avis, le ministre a agi de manière raisonnable en concluant qu’une telle preuve existe.

 

[3]               Compte tenu de la manière dont l’affaire ci‑dessous a été analysée par les deux parties, lesquelles ont présenté des thèses divergentes, et de l’application de la norme de la raisonnabilité, la Cour donne totalement raison au défendeur (les décisions mentionnées dans l’introduction sont placées dans leur contexte ci‑dessous).

 

II. Le contexte

[4]               Le demandeur, Scott Newberry, est un citoyen canadien qui a été condamné et incarcéré aux États‑Unis pour avoir comploté dans le but de distribuer plus de cinq kilogrammes de cocaïne.

 

[5]               Le 11 juin 2009, le demandeur a demandé à être transféré au Canada en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21 (la LTID), afin d’y purger le reste de la peine d’emprisonnement qui lui avait été infligée aux États‑Unis.

 

[6]               Outre l’information fournie dans la demande, une évaluation préparée par le Service correctionnel du Canada (le SCC), un résumé certifié de l’affaire rédigé par les autorités américaines, une évaluation communautaire complète et des lettres de soutien ont été présentés au ministre.

 

[7]               Le 2 septembre 2010, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a refusé d’approuver la demande de transfèrement au motif que les objectifs du régime de transfèrement international des délinquants ne pourraient pas être atteints aussi efficacement si le demandeur était transféré au Canada à l’époque.

 

III. Les questions en litige

[8]               Comme le demandeur le reconnaît, la question constitutionnelle en litige a déjà été réglée en faveur du défendeur par la Cour d’appel fédérale dans Divito c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Préparation civile), 2011 CAF 39.

 

[9]               La seule question qu’il reste à trancher consiste à déterminer si le ministre a agi de façon irrégulière ou déraisonnable lorsqu’il a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la LTID en refusant d’approuver la demande de transfèrement du demandeur.

IV. L’analyse

[10]           En examinant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, la Cour fédérale a reconnu que, à moins que l’on puisse affirmer que le ministre a agi de façon irrégulière ou totalement déraisonnable ou qu’il a commis une erreur de droit, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne peut être contesté avec succès (Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2; Kozarov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 RCF 377; Getkate c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, [2009] 3 RCF 26; Grant c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 958, 373 FTR 281 [Grant no 2]; Holmes c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 112; Duarte c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 602).

 

[11]           La Cour est d’accord avec le défendeur lorsqu’il dit que, vu l’importance des faits en l’espèce à la lumière de la jurisprudence et des instruments juridiques, la décision du ministre constituait un exercice régulier de son pouvoir discrétionnaire.

 

A. La contestation constitutionnelle

[12]           Les avocats représentant les parties en l’espèce ont invoqué la question constitutionnelle à plusieurs occasions devant la Cour dans le passé.

 

[13]           Dans Kozarov, précitée (appel à la Cour d’appel fédérale rejeté pour d’autres motifs : 2008 CAF 185), la Cour a déterminé que les articles 8 et 10 de la LTID ne portaient pas atteinte aux droits garantis à l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte] :

[37]      Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire avec dépens et de répondre aux questions constitutionnelles de la manière suivante. Le demandeur a-t-il le droit d’obtenir :

 

[traduction]

a.         Une déclaration selon laquelle … [M. Kozarov], en tant que citoyen canadien et en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, a un droit constitutionnel d’entrer au Canada, et que le ministre défendeur n’a pas compétence pour interdire, refuser ou différer son entrée ou retour au Canada;

 

b.         Une déclaration selon laquelle le ministre défendeur est tenu et a l’obligation légale d’approuver la demande de transfèrement du demandeur sous le régime de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants] et en vertu de l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, sous la seule réserve que le demandeur soit citoyen canadien;

 

c.         Une déclaration selon laquelle les dispositions de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants], en l’occurrence le paragraphe 8(1) et l’article 10, et en particulier les alinéas 10(1)b) et c) sont inconstitutionnelles au motif qu’elles seraient incompatibles avec le paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et que, par conséquent, elles sont inopérantes en vertu de l’article 52 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

d.         Une déclaration selon laquelle les droits constitutionnels du demandeur, que lui garantit l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, ont été violés par le ministre défendeur depuis environ le 11 janvier 2006, soit à partir du moment où les États‑Unis d’Amérique ont approuvé son transfèrement vers le Canada, et que le demandeur peut donc obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances, conformément au paragraphe 24(1) de la Charte, notamment une ordonnance en vue de son transfèrement immédiat vers le Canada en conformité avec les dispositions de la [Loi sur le transfèrement international des délinquants], et le traité ou la convention applicable entre le Canada et les États-Unis d’Amérique.

 

La réponse est non.

 

[14]           La Cour a eu à nouveau l’occasion d’examiner la même thèse constitutionnelle dans Getkate, précitée, où elle a souscrit à la conclusion à laquelle elle était parvenue dans Kozarov. Le juge Michael Kelen a dit :

[26]      Le droit du demandeur d’entrer au Canada et d’en sortir est temporairement limité par la peine d’emprisonnement qui lui a été imposée aux États‑Unis. La Loi sur le transfèrement international des délinquants vise à faciliter la réadaptation et la réinsertion sociale dans les cas qui le justifient, non à conférer à tous les Canadiens qui purgent des peines d’emprisonnement à l’étranger un droit automatique de revenir au Canada pour y purger leur peine. Ainsi que l’écrivait le juge Harrington au paragraphe 32 de la décision Kozarov :

 

[…] Pour le moment, il n’est pas du tout question de la liberté de circulation et d’établissement, mais plutôt du transfert de la surveillance de l’exécution d’une peine. Si le ministre avait donné son consentement, M. Kozarov n’aurait pas pu à son arrivée au Canada se prévaloir immédiatement de sa liberté de circulation pour quitter le pays.

 

Je reconnais donc avec le juge Harrington que la Loi ne modifie pas la liberté de circulation et d’établissement conférée au demandeur par la Charte.

 

[27]      Je souscris à la conclusion du juge Harrington pour qui, s’agissant d’un transfèrement selon la Loi, la liberté de circulation et d’établissement conférée par l’article 6 n’entre pas en jeu et que, si elle entrait en jeu, alors les dispositions contenues dans la Loi constitueraient une limite raisonnable à cette liberté, puisque ladite liberté du demandeur a déjà été restreinte par l’effet de ses propres actes illégaux.

 

 

(La Cour a fait référence également à Divito, précité; Dudas c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 942, 373 FTR 253; Curtis c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 958, 373 FTR 281.)

 

[15]           Plus récemment, soit le 2 février 2011, le juge Michael Phelan a adopté, dans Holmes c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 112, après avoir effectué une analyse exhaustive de l’article premier, le raisonnement suivi par la Cour dans Kozarov et Getkate, précitées.

 

[16]           Fait plus important, le 3 février 2011, la Cour d’appel fédérale a approuvé, dans Divito, précité, les décisions antérieures de la Cour fédérale sur la question et a conclu que l’article 6 ne s’appliquait pas dans ce contexte et que, même s’il s’appliquait, toute règle de droit restreignant les droits garantis à cette disposition pouvait se justifier en conformité avec l’article premier.

 

[17]           En conséquence, la Cour partage l’opinion du défendeur selon laquelle la question constitutionnelle a déjà été réglée par les tribunaux.

 

B. La décision contestée

[18]           En l’espèce, le ministre a tenu compte des facteurs énumérés à l’article 10 de la LTID, comme il était tenu de le faire. Il a aussi tenu compte de l’information contenue dans le matériel déposé en l’espèce par suite d’une requête présentée par le demandeur en vertu de la règle 317. Cette information a été fournie dans une large mesure par le demandeur.

 

[19]           Ayant tenu compte de toutes les considérations pertinentes, le ministre a conclu que l’approbation de la demande de transfèrement ne contribuerait pas à atteindre les objectifs du régime de transfèrement international des délinquants.

 

[20]           Le ministre a déclaré dans sa décision :

[traduction] La Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi) a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux. Cet objet contribue à accroître la sécurité publique au Canada. Dans chaque cas de demande de transfèrement, j’examine les circonstances et les faits particuliers qui me sont présentés en tenant compte de l’objet de la Loi et des facteurs énumérés à l’article 10.

 

Le demandeur, Scott Newberry, est un citoyen canadien qui purge une peine d’emprisonnement de dix ans aux États‑Unis pour complot en vue de distribuer plus de cinq kilogrammes de cocaïne. Le 14 septembre 2005, à la suite d’une enquête du Regional Organized Crime Narcotics Task Force, M. Newberry a été arrêté après avoir chargé 39 kilogrammes de cocaïne dans un compartiment secret de son camion. Il a été trouvé en possession de 85 000 $ US. L’affaire est considérée comme un vaste complot de contrebande de drogue, dans lequel M. Newburry occuperait, selon l’adjoint du secrétaire à la Justice des États‑Unis, le poste « tout juste au‑dessous » du chef d’une organisation canadienne en matière de drogue.

 

La Loi exige que je détermine si, à mon avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel. À cet égard, je constate que des complices étaient impliqués dans l’infraction sur laquelle les autorités ont enquêté et, en outre, que la nature de l’infraction laisse croire que d’autres personnes étaient aussi impliquées, mais n’ont pas été arrêtées. Le fait que le dossier indique que le demandeur était en contact direct avec le chef d’une organisation canadienne en matière de drogue faisant l’objet d’une enquête aux États‑Unis permet de croire qu’il avait des liens avec le crime organisé.

 

Le demandeur a été impliqué dans une infraction grave concernant une grande quantité de drogue qui, si elle avait été perpétrée, aurait vraisemblablement permis au groupe qu’il aidait d’obtenir un avantage matériel ou financier. Pendant plusieurs années, le demandeur a effectué de nombreux voyages pour faire passer de la cocaïne et de l’argent des États‑Unis au Canada, de même que de la marijuana et de l’ecstasy de grande qualité du Canada aux États‑Unis, y compris de grandes quantités de cocaïne. Il a été considéré comme un lien important dans le transport de la drogue d’un pays à l’autre car c’est son camion, immatriculé à son nom et contenant un compartiment hydraulique secret, qui a été utilisé entre 1998 et 2005. Il a été tenu responsable de 279 kilogrammes de cocaïne et l’argent qu’il transportait aurait servi à payer d’autres personnes impliquées dans cette activité criminelle.

 

La Loi exige que je détermine si le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada. Je reconnais qu’il a des liens familiaux au Canada et que les membres de sa famille le soutiennent toujours. Je prends note également du fait que sa mère est malade.

 

Ayant tenu compte des circonstances et des faits particuliers de la demande ainsi que des facteurs énumérés à l’article 10, je ne crois pas qu’un transfèrement permettrait d’atteindre les objectifs de la Loi.

 

 

[21]           Dans Kozarov, [2008] 2 RCF 377, précitée, la Cour a reconnu la souplesse inhérente au régime de transfèrement international des délinquants :

[21]      Quoi qu’il en soit, les facteurs énumérés à l’article 10, pris en compte par la communauté internationale dans le transfèrement de prisonniers d’un État à un autre, sont relativement nouveaux et souples.

 

 

[22]           Le pouvoir discrétionnaire du ministre n’est limité par aucun des facteurs énumérés à l’article 10. Il incombe au défendeur d’appuyer sa décision de refuser ou d’approuver une demande de transfèrement sur d’autres facteurs pertinents dans le contexte. Le processus exige nécessairement que les facteurs soient soupesés. Ce n’est pas un processus du « tout ou rien », comme le demandeur le voudrait. La présence ou l’absence d’un facteur donné n’entraîne pas obligatoirement toujours le même résultat.

 

[23]           En l’espèce, le facteur prévu à l’alinéa 10(2)a) de la LTID, lorsque combiné à toutes les autres circonstances de la demande, a causé suffisamment de consternation chez le ministre pour qu’il conclue que les objectifs du régime de transfèrement international des délinquants ne pourraient pas être atteints efficacement si le demandeur était transféré au Canada. Selon le ministre, ce facteur faisait pencher la balance contre un transfert. C’est pour cette raison qu’il y a fait expressément référence dans ses motifs.

 

C. La norme de contrôle

[24]           La raisonnabilité de la décision du ministre est mesurée au moyen de l’information contenue dans le dossier et en fonction de la norme définie dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. En décrivant ce qui constitue une décision raisonnable au paragraphe 47 de cet arrêt, la Cour suprême précise :

[48]      […] Nous convenons avec David Dyzenhaus que la notion de [traduction] « retenue au sens de respect » n’exige pas de la cour de révision [traduction] « la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » : « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286 (cité avec approbation par la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker, par. 65; Ryan, par. 49).

 

 

[25]           Dans Dudas, précitée, le juge John O’Keefe a appliqué Kozarov et Getkate, précitées, et a confirmé que la décision du ministre devait faire l’objet d’une grande retenue. Au paragraphe 30 de Dudas, il précise le degré de retenue en question et affirme :

Je suis conscient que les transfèrements en vertu de la Loi sont des privilèges accordés aux délinquants incarcérés à l’étranger qui relèvent de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Il n’existe aucun droit au transfèrement en vertu de la Loi dans aucune circonstance. Le ministre peut légitimement tirer sa propre conclusion. Le fait qu’un ministre est arrivé à une conclusion donnée n’empêche pas que ce même ministre ou un autre ministre puisse changer d’idée de façon légitime s’il est saisi de faits identiques à une date ultérieure.

 

[26]           Confirmant une décision sur la foi de la raisonnabilité, le juge David Near a conclu à son tour, dans Grant no 2, précitée, qu’une grande retenue devait être démontrée à l’endroit du ministre.

 

[27]           Le juge Phelan a déclaré dans Holmes, précitée :

[46]      […] Comme je l’ai noté dans l’analyse du cadre légal, le pouvoir discrétionnaire du ministre est large et il faut faire preuve d’une grande retenue envers l’examen des facteurs pertinents effectué par le ministre.

 

 

[28]           La question que la Cour doit trancher en l’espèce est de savoir si on pourrait raisonnablement conclure, sur la foi de l’information contenue dans le dossier, que le ministre a eu raison de conclure que les objectifs du régime de transfèrement international des délinquants – la protection de la société et la réadaptation du délinquant au moyen de sa réinsertion sociale – ne pourraient pas être atteints aussi efficacement si le demandeur était transféré au Canada.

 

[29]           Compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire conféré au ministre en vertu de la LTID et de la retenue qu’elle doit démontrer à l’égard de l’exercice de ce pouvoir, sauf si elle ne dispose pas du dossier – une preuve sur laquelle une telle conclusion pourrait être fondée (Getkate, précitée) – la Cour accepte la décision du défendeur.

 

[30]           Dans Duarte, précitée, le juge Yvon Pinard a accepté ce critère lorsqu’il a conclu que la décision du ministre résistait au contrôle :

[21]      J’estime également que le terme « commettra » à l’alinéa 10(2)a) ne signifie pas nécessairement qu’il est certain que le demandeur commettra une infraction d’organisation criminelle, et qu’il était loisible au ministre d’interpréter ce facteur comme étant l’existence d’un « risque important » que le demandeur commette une telle infraction. Comme l’a indiqué le juge David Near dans Grant c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2010 CF 958, 373 F.T.R. 281, au paragraphe 37 :

 

Quoi qu’il en soit, le législateur n’ayant pu vouloir que le ministre soit clairvoyant, le mot « commettra » est tempéré par les mots suivants : « à son avis ». Selon moi, ces trois mots l’emportent sur le besoin de poursuivre un débat théorique sur le sens exact, dans la disposition, du mot « commettra », qu’il s’agisse d’un risque important ou élevé d’une action future. Une formulation plus utile de la question en litige est la suivante : si, de l’avis du ministre, il existe une preuve qui l’amène à conclure raisonnablement que le demandeur, après son transfèrement, commettra une infraction d’organisation criminelle.

 

 

[31]           En déterminant que le ministre avait agi de manière raisonnable dans Holmes, précitée, le juge Phelan a donné, après avoir fait sien le raisonnement adopté par la Cour d’appel fédérale dans Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, concernant les raisons pour lesquelles des motifs suffisants sont requis, des précisions sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre dans ce contexte :

[61]      En ce qui concerne la raisonnabilité de la décision, il est clair que le ministre a accordé plus de poids à des éléments de l’administration de la justice – tels que la nature de l’infraction, les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les conséquences en découlant – qu’à la réadaptation et à la réinsertion sociale. Cependant, le ministre n’a pas omis de tenir compte de ces deux derniers objectifs. Le demandeur conteste le poids relatif que le ministre a accordé aux différents objectifs dans sa décision.

 

[62]      Bien que l’on puisse plaider que Holmes semble être un candidat parfait pour le transfèrement vu la preuve manifeste de réadaptation et de réinsertion sociale, l’essence même de la déférence en l’espèce consiste à reconnaître que, à condition que les facteurs pertinents aient été considérés, il appartient au ministre d’effectuer leur mise en balance. Si la décision n’est pas déraisonnable et en l’absence de mauvaise foi ou de motifs semblables, la Cour n’a pas pour rôle de superviser le ministre.

 

[63]      La décision du ministre n’a rien de déraisonnable; le ministre a tenu compte des facteurs pertinents, il n’a pas introduit de facteurs nouveaux ou inconnus et la façon dont le ministre est arrivé à sa conclusion est intelligible et transparente. La décision est donc fondée en droit, et la Cour ne doit pas intervenir.

 

 

[32]           Reprenant le raisonnement du juge Phelan dans Holmes, précitée, le juge Pinard a maintenu la décision du ministre dans Duarte, précitée :

[20]      Compte tenu de la jurisprudence qui établit l’importance du pouvoir discrétionnaire du ministre de prendre une telle décision, le ministre n’était pas lié en l’espèce par les conclusions du rapport du SCC et il lui était loisible de parvenir à une conclusion contradictoire. Comme le demandeur le fait remarquer, de nombreux éléments de preuve étaient favorables à son transfèrement au Canada, notamment l’appui manifeste de sa collectivité et le rapport du SCC, mais je conclus que le ministre a clairement énoncé les éléments de preuve sur lesquels il s’est fondé pour parvenir à une conclusion différente. Je ne décèle aucune erreur factuelle dans les facteurs énoncés par le ministre : les liens du demandeur avec une organisation criminelle, l’existence d’un casier judiciaire au Canada, une organisation criminelle aurait pu tirer un avantage de la consommation de l’infraction, la quantité de stupéfiants en cause, la préméditation de l’entreprise qui faisait intervenir de nombreux participants et les conséquences à long terme éventuelles pour la société. À mon avis, ce sont des considérations pertinentes et il était loisible au ministre de parvenir à une conclusion différente de celle du SCC.

 

 

D. Le caractère suffisant des motifs

[33]           Auparavant, dans Grant c MSPPC (4 mars 2010) T-1414-09 (Grant no 1), le juge Robert Barnes avait eu l’occasion d’examiner la raisonnabilité d’une décision du ministre et, plus particulièrement, le caractère suffisant des motifs de celui‑ci. Dans des affaires subséquentes, le défendeur a fait valoir que cette décision définissait le cadre d’analyse dont la Cour devait se servir lorsqu’elle était appelée à examiner une décision du ministre qui était fondée en partie sur l’alinéa 10(2)a) de la LTID.

 

[34]           Ce cadre suppose une analyse à trois volets. Premièrement, les circonstances exigent‑elles une explication plus détaillée du refus du ministre? Dans Grant, trois individus étaient impliqués dans l’infraction (le nombre est important parce que la définition d’« infraction d’organisation criminelle » du Code criminel exige un groupe d’au moins trois personnes); le transfèrement de deux d’entre eux avait été accepté, alors que celui du troisième, Grant, avait été refusé. Dans ces circonstances, le juge Barnes a déterminé qu’il aurait fallu expliquer dans une certaine mesure pourquoi le transfèrement des autres délinquants avait été accepté, mais pas celui du demandeur. La décision du juge Near dans Grant no 2 atténue peut‑être l’importance de ce facteur.

 

[35]           Le deuxième volet de l’analyse a trait à la question de savoir si l’évaluation effectuée par les autres personnes dans le cours normal des activités du SCC diffère fondamentalement de l’opinion du ministre. Dans Grant, le SCC a conclu que le demandeur n’avait aucun lien avec le crime organisé. Le ministre était néanmoins convaincu qu’il disposait de renseignements suffisants pour refuser le transfèrement du demandeur étant donné que ce dernier était susceptible de commettre une infraction d’organisation criminelle. Le juge Barnes a indiqué que, dans un tel cas, il pourrait être nécessaire d’expliquer plus longuement pourquoi le ministre était parvenu à cette conclusion.

 

[36]           Dans Markevich c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 113, le juge Phelan semble être aussi de cet avis :

[20]      Dans sa décision, le ministre n’a pas suivi l’avis du ministère – et n’est pas obligé de le faire non plus. Toutefois, dans la mesure où le ministre s’éloigne de cet avis ou accorde de l’importance à d’autres facteurs pertinents, il explique clairement pourquoi il le fait (sauf à l’égard des liens avec le crime organisé).

[…]

[22]      Le ministre a conclu que M. Markevich a abandonné le Canada, une conclusion qui peut à elle seule servir de fondement à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Suivant la preuve dont il disposait, le ministre pouvait tirer cette conclusion même si son ministère lui avait dit de ne pas le faire. Le fondement de cette décision est bien présenté, clair et appartient aux issues possibles acceptables.

 

 

[37]           La Cour estime que des explications additionnelles ne sont requises que dans les cas où il ne ressort pas clairement du dossier que seulement l’une des thèses peut être raisonnablement étayée.

 

[38]           La dernière étape de l’analyse consiste à examiner le dossier, l’information, les circonstances relatives à l’infraction et la situation du demandeur dans le but de déterminer si la raisonnabilité de l’opinion du ministre selon laquelle le demandeur est susceptible de poursuivre ses activités de criminalité organisée de sorte que les objectifs du régime ne peuvent pas être atteints s’il est transféré est comprise. Il faut, lorsqu’on examine le dossier, avoir à l’esprit la définition d’« infraction d’organisation criminelle » contenue au paragraphe 467.1(1) du Code criminel, ainsi que l’exception prévue par cette définition visant le groupe d’individus « formé au hasard » qui tente de saisir une possibilité. En outre, les circonstances relatives à l’infraction et le rôle du demandeur dans sa perpétration sont au premier plan de ce volet de l’analyse.

 

[39]           En l’espèce, le ministre a obtenu un avis et a choisi de refuser la demande pour les motifs suivants :

a.       le demandeur avait été impliqué dans une entreprise criminelle complexe de grande envergure responsable du transport et de la distribution de grandes quantités de drogue illégale d’un côté à l’autre de la frontière à de multiples reprises;

b.      il était décrit comme étant [traduction] « tout juste au‑dessous » du chef de la branche canadienne de l’organisation;

c.       il était en possession d’environ 85 000 $ US et de 39 kilogrammes de cocaïne au moment de son arrestation;

d.      il était réputé avoir des liens avec le crime organisé;

e.       son transfèrement avait auparavant été refusé par les États‑Unis en raison de craintes graves concernant ses activités criminelles;

f.        il était chargé du transfert des devises et de la drogue au sein de l’organisation.

 

[40]           Le demandeur soulève aussi la question de l’équité procédurale en s’appuyant sur Balili c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 396, une décision fondée sur l’insuffisance des motifs comme l’indique le paragraphe 14. S’appuyant, aux paragraphes 15 et 16 de ses motifs, sur Singh c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 115 (où personne n’avait relevé de circonstances indiquant l’existence d’un lien avec une organisation criminelle), la Cour a conclu dans Balili qu’il y avait une absence totale de renseignements ailleurs dans le dossier, outre l’information tirée de l’évaluation du SCC, qui pourraient faire naître des préoccupations quant à l’implication du demandeur dans une organisation criminelle (Balili, aux paragraphes 9 et 12). Et comme l’évaluation du SCC n’avait pas été communiquée au demandeur, la Cour a conclu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale.

 

[41]           En l’espèce, le résumé certifié de l’affaire rédigé par les autorités américaines renfermait de nombreux renseignements concernant le facteur relatif à l’organisation criminelle de l’alinéa 10(2)a) de la LTID. Contrairement à ce que laisse entendre le demandeur, ces renseignements lui ont été communiqués par les autorités américaines avant que le ministre rende sa décision. Une copie de la lettre des autorités américaines du 31 août 2009 a été transmise au demandeur. Le dossier contenait d’autres renseignements que ceux figurant dans l’évaluation du SCC qui soulevaient, quant à l’implication du demandeur dans une organisation criminelle, des préoccupations sur lesquelles le ministre s’est appuyé. Comme ces renseignements ont été communiqués au demandeur, aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis en l’espèce.

 

V. Conclusion

[42]           Le ministre a soupesé l’objet de la LTID, les circonstances favorables et défavorables concernant le demandeur et les facteurs pertinents.

 

[43]           Dans ces circonstances, le défendeur a décidé que les objectifs du régime de transfèrement international des délinquants – la protection de la société et la réadaptation du délinquant – ne pourraient pas être atteints aussi efficacement si le demandeur était transféré au Canada.

 

[44]           Il existe un fondement factuel à la décision et le ministre avait le droit d’agir comme il l’a fait. En conséquence, la Cour accepte cette décision.

 

[45]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                   T-1649-10

 

INTITULÉ :                                                  SCOTT NEWBERRY c. MSPPC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            Vancouver (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          Le 1er novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 3 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

John W. Conroy

 

                                      POUR LE DEMANDEUR

Curtis Workun

 

                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Conroy & Company

Avocats

Abbotsford (C.-B.)

 

                                      POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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