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Date : 20111005

Dossier : T‑32‑11

Référence : 2011 CF 1135

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2011

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

NICOLA DEL VECCHIO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Nicola Del Vecchio a été déclaré coupable de complot en vue du trafic de stupéfiants, et il purge actuellement une peine de 15 ans et 8 mois d’emprisonnement aux États‑Unis. Il demande le contrôle judiciaire du refus opposé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à la demande de transfèrement qu’il a présentée en vertu de l’article 7 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 24 (LTID) et qui lui aurait permis de purger le reste de sa peine au Canada.

 

[2]               M. Del Vecchio affirme que la décision discrétionnaire du ministre de refuser son transfèrement a été prise sans tenir compte du traitement appliqué à ses complices, dont certains ont été autorisés à purger une partie de leur peine au Canada. Il ajoute qu’en ne faisant pas mention dans la note d’information préparée à l’intention du ministre des arguments invoqués à l’appui de sa demande, le Service correctionnel du Canada (SCC) l’a traité de façon inéquitable. Il fait enfin valoir que la conclusion du ministre selon laquelle son transfèrement ne permettrait pas la réalisation des objets de la LTID est déraisonnable.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis effectivement d’avis que la décision du ministre est déraisonnable. J’accueille par conséquent la demande de contrôle judiciaire de M. Del Vecchio et je renvoie sa demande de transfèrement au ministre pour réexamen.

 

Contexte

[4]               M. Del Vecchio est un citoyen canadien résident de la région de Montréal. Il est marié et il a un fils âgé de 10 ans. Le 21 octobre 2000, il a été arrêté par des agents de la GRC alors qu’il arrivait avec deux complices à l’endroit convenu pour la livraison d’un chargement de cocaïne. Il avait préalablement pourvu au transport de la cocaïne du New Jersey à Montréal.

 

[5]               M. Del Vecchio a été extradé aux États‑Unis où il a été déclaré coupable de complot en vue de distribuer 30 kilogrammes de cocaïne. Le 17 juillet 2003, il a été condamné à une peine de 188 mois d’emprisonnement assortie d’une période de liberté surveillée de 5 ans. En imposant la peine, le juge du procès a recommandé que M. Del Vecchio soit autorisé à la purger au Canada. M. Del Vecchio est actuellement incarcéré à l’établissement à sécurité minimale d’Allenwood, en Pennsylvanie.

 

[6]               M. Del Vecchio a déjà présenté quatre autres demandes de transfèrement. La première avait fait l’objet d’un refus de la part du département de la justice des États‑Unis. Des demandes postérieures présentées après l’obtention du consentement des autorités américaines ont été refusées par les ministres Day et Van Loan. Sa demande la plus récente a été refusée par le ministre Toews.

 

[7]               Après avoir reçu la demande de transfèrement de M. Del Vecchio, le SCC a préparé une évaluation à l’intention du ministre pour assister celui‑ci dans son examen. Contrairement aux notes d’information rédigées au sujet de ce type de demandes, celle‑ci ne renfermait pas de recommandation concernant l’acceptation ou le refus de la demande.

 

[8]               La note indiquait que les complices de M. Del Vecchio avaient déjà obtenu leur transfèrement au Canada sous le régime de la LTID, et elle concluait qu’il n’existait aucune raison de croire que le retour de M. Del Vecchio constituerait une menace pour la sécurité au Canada ou que l’intéressé commettrait une infraction de terrorisme ici. La note mentionnait également que les enquêtes communautaires étaient positives et que M. Del Vecchio s’était bien adapté à l’incarcération aux États‑Unis. Elle indiquait aussi, toutefois, que l’infraction commise par M. Del Vecchio était liée à une organisation criminelle d’origine colombienne et que le FBI avait obtenu des renseignements selon lesquels M. Del Vecchio était affilié au clan criminel Rizzuto.

 

La décision du ministre

[9]               Dans sa décision, le ministre a expliqué qu’il statue sur chaque demande de transfèrement en prenant en compte [traduction] « les circonstances et les faits particuliers, tels qu’ils m’ont été présentés, à la lumière de l’objet de la Loi ainsi que des facteurs énoncés à l’article 10 ».

 

[10]           S’agissant de la demande de M. Del Vecchio, le ministre a examiné si l’intéressé commettrait, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Il n’a formulé aucune conclusion expresse à cet égard, mais il a relevé ce qui suit :

[traduction] 1.    L’infraction commise par M. Del Vecchio faisait partie d’une opération complexe impliquant plusieurs complices et visant une quantité importante de cocaïne.

2.         Des éléments de preuve indiquent que M. Del Vecchio était un participant haut placé de l’opération de contrebande de drogues.

3.         Si l’opération avait réussi, elle aurait procuré à des individus et au groupe impliqué des avantages matériels ou financiers.

4.         Des éléments de preuve indiquent que M. Del Vecchio avait des liens avec une organisation criminelle au Canada au moment de l’infraction.

 

[11]           Le ministre a pris acte des liens familiaux que M. Del Vecchio avait au Canada et du fait que sa mère et son frère vivaient ici et avaient exprimé leur appui à la demande de transfèrement. Il a indiqué en outre que l’état de santé psychologique actuel de M. Del Vecchio était stable. Toutefois, il a conclu que le transfèrement de M. Del Vecchio ne permettrait pas [traduction] « la réalisation des objets de la Loi ».

 

Le cadre législatif

[12]           La demande de transfèrement de M. Del Vecchio est régie par la LTID.  L’objet de cette loi est énoncé à l’article 3, qui est ainsi conçu :

3. La présente loi a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux‑ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

 

[13]           Les mots « administration de la justice » de l’article 3 ont reçu une interprétation large englobant les questions de sécurité publique : Holmes c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 112, [2011] A.C.F. no 82, par. 8‑9.

 

[14]           La LTID ne crée ni ne reconnaît de droit de purger une peine au Canada, elle établit un régime relatif à la mise en œuvre des obligations internationales du Canada découlant de traités : LeBon c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 1018, [2011] A.C.F. no 1261, par. 33, Divito c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 39, [2011] A.C.F. no 100, [Divito CAF], par. 88.

 

[15]           Sous le régime de la LTID, le transfèrement est un privilège discrétionnaire dont peuvent jouir les délinquants incarcérés à l’étranger et qui repose sur l’engagement du Canada à faire purger la peine et à assumer les risques et responsabilités en découlant : Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2007] A.C.F. no 1132, par. 28.

 

[16]           L’article 10 de la LTID énumère les facteurs que le ministre doit prendre en compte lorsqu’il statue sur une demande de transfèrement. En voici le texte :

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci‑après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :

 

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

 

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

 

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

 

d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

 

(2) Il tient compte des facteurs ci‑après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger:

 

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel;

 

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T‑15 des Lois révisées du Canada (1985).

10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a)  whether the offender’s return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

 

(b)  whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

 

 

(c)  whether the offender has social or family ties in Canada; and

 

(d)  whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender’s security or human rights.

 

 

(2)  In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a)  whether, in the Minister’s opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

(b)  whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T‑15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

 

[17]           Le ministre, lorsqu’il est saisi d’une demande de transfèrement sous le régime de la LTID, peut prendre conseil mais il doit rendre lui‑même la décision finale et il ne peut déléguer son pouvoir décisionnel : Kozarov, par. 24.

 

[18]           La liste de facteurs figurant à l’article 10 de la LTID n’est pas exhaustive : Holmes, par. 12, et LeBon, par. 45. Pour déterminer si un transfèrement contribuerait à la réalisation des objets de la LTID, le ministre peut prendre en compte tout autre facteur pertinent pour ces objets : LeBon, par. 66. L’article 10 de la LTID ne fait qu’énumérer des facteurs que le ministre doit apprécier de façon raisonnable et transparente : Holmes, par. 38‑39, Lebron, par. 62. Toutefois, les facteurs prévus par la Loi doivent être examinés en rapport avec les objets de la Loi : Tippett c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 814, [2011] A.C.F. no 015, par. 42.

 

Norme de contrôle

[19]           Les parties conviennent que la norme applicable à la décision du ministre est celle de la raisonnabilité : voir Divito CAF, par. 70.

 

[20]           Lorsqu’elle contrôle une décision en fonction de la norme de la raisonnabilité, la Cour doit prendre en considération la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 59.

 

[21]           La LTID investit le ministre d’un large pouvoir discrétionnaire; en conséquence les décisions qu’il rend sur les demandes de transfèrement commandent une grande déférence : voir Duarte c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 602, [2011] A.C.F. no 805, par. 12, et Grant c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 958, [2011] A.C.F. no 1189, (Grant #2), par. 20‑30.

 

[22]           Ainsi que le juge Harrington le souligne au paragraphe 22 de Divito c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 983, [2009] A.C.F. no 158 (Divito CF), la question à laquelle il faut répondre n’est pas de savoir s’il aurait été raisonnable pour le ministre de consentir au transfèrement, mais plutôt s’il était déraisonnable de sa part de le refuser.

 

[23]           Pour ce qui est de l’argumentation de M. Del Vecchio relative à l’équité du traitement de sa demande, la Cour doit déterminer si le processus suivi satisfait à la norme d’équité exigée, compte tenu de toutes les circonstances : voir Khosa, par. 43.

 

M. Del Vecchio a‑t‑il été traité de façon inéquitable?

[24]           L’argument relatif à l’équité procédurale invoqué par M. Del Vecchio ne sera pas long à trancher. L’intéressé prétend que les observations soumises à l’appui de sa demande de transfèrement comportaient des renseignements importants au sujet de ses complices, dont le fait que le transfèrement de deux d’entre eux avait été approuvé. M. Del Vecchio a également fourni des renseignements indiquant que son niveau de culpabilité était moins élevé que celui de ses complices, ce qui militait selon lui en faveur de l’approbation du transfèrement.

 

[25]           M. Del Vecchio affirme que ces renseignements ne sont pas mentionnés dans la note du SCC, et il fait valoir que, dans les circonstances, il aurait dû avoir la possibilité de soumettre des observations au sujet de cette note avant qu’elle soit transmise au ministre. À l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, M. Del Vecchio a produit l’affidavit d’un assistant juridique du cabinet de son avocat, accompagné de documents additionnels relatifs aux complices. Il soutient que s’il avait été au courant de la note il aurait pu présenter ces documents au ministre à l’appui de sa demande.

 

[26]           L’article 7 de la LTID permet à un délinquant de présenter au ministre une demande écrite dans laquelle il peut formuler des observations au sujet de toute circonstance ou de tout facteur pertinent : Divito CAF, par. 58. Il incombe au délinquant de « tout mettre en œuvre » et de joindre à sa demande tous les renseignements qu’il veut soumettre à l’attention du ministre.

 

[27]           Il existe de la jurisprudence statuant que lorsque le SCC remet au ministre des renseignements que l’auteur de la demande de transfèrement ignore, ce dernier doit recevoir une copie de la note du SCC ou un résumé fidèle : Balili c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 396, [2011] A.C.F. no 521, par. 14. Toutefois, ce n’est pas la situation qui nous occupe ici. M. Del Vecchio possédait tous les renseignements en cause, et nous n’avons pas d’explication de la raison pour laquelle il n’a pas fourni ces renseignements au ministre dès le départ s’il les considérait importants.

 

[28]           La note du SCC mentionne le fait que les complices de M. Del Vecchio ont déjà été transférés au Canada. En outre, les observations de M. Del Vecchio concernant la culpabilité relative des divers complices figuraient déjà au dossier fourni au ministre. Les renseignements qui, selon M. Del Vecchio, auraient été fournis au ministre si l’intéressé avait eu la possibilité de formuler des commentaires au sujet du rapport du SCC ajoutent peu à l’information dont disposait déjà le ministre.

 

[29]           Par conséquent, je ne suis pas convaincue que le traitement de la demande de transfèrement de M. Del Vecchio n’a pas été équitable.

 

La décision du ministre est‑elle déraisonnable?

[30]           L’article 11 de la LTID fait obligation au ministre de motiver par écrit tout refus de consentement.

 

[31]           Le rôle du ministre consiste à pondérer les facteurs énumérés à l’article 10 de la LTID ainsi que tout autre facteur qu’il estime pertinent pour la demande sous examen, puis il doit motiver sa décision conformément à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité établie dans Dunsmuir.

 

[32]           Le rôle de la cour de révision consiste à examiner si le ministre a tenu compte des faits pertinents et des facteurs prévus par la Loi et à déterminer s’il a formulé une conclusion qui se justifie au sujet de la question de savoir si le transfèrement répond aux objets de la Loi : Divito CAF, par. 70, juge Mainville, motifs concourants. Lorsque les motifs du ministre portent sur des considérations pertinentes, il ne convient pas que notre Cour remette en cause le poids qu’il a attribué aux divers facteurs : Holmes, par. 38‑39, 61‑63.

 

[33]           Lorsqu’une décision ministérielle a d’importantes répercussions pour une personne, celle‑ci doit être informée des raisons sous‑tendant un résultat donné, même si le ministre est investi d’un large pouvoir discrétionnaire. Cela dit, l’obligation de motiver, dans ce contexte, n’exige pas nécessairement « d’effectuer une analyse aussi complète et approfondie que celle effectuée par la Cour suprême du Canada dans ses arrêts » : Holmes, par. 42.

 

[34]           Lorsque la décision du ministre revêt, comme en l’espèce, une grande importance pour l’intéressé et pour la société, au plan de l’administration de la justice, de la réadaptation et de la réinsertion sociale, « l’objectif sur le plan du fond et l’objectif sur le plan de la “justification, de la transparence et de l’intelligibilité” sont particulièrement importants » : Holmes, par. 44.

 

[35]           L’un des principaux arguments invoqués par M. Del Vecchio à l’appui de sa demande de transfèrement était celui de l’approbation du transfèrement de deux complices qui avaient tous deux, selon lui, joué un rôle plus important que le sien dans le complot. Citant Grant c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2010] A.C.F. no 386 [Grant #1], il fait valoir que l’approbation du transfèrement de ses complices constituait un facteur pertinent. Comme en l’espèce, la note d’information, dans Grant #1, faisait mention du sort des deux coaccusés du demandeur, mais ce point n’était pas abordé dans la décision du ministre.

 

[36]           Le juge Barnes a statué ainsi au paragraphe 6 de son ordonnance dans Grant #1 :

Plusieurs questions ont été laissées sans réponse dans la décision du ministre […] Une décision raisonnable devrait également expliquer, dans des termes généraux, pourquoi le ministre a approuvé le transfèrement des deux complices de M. Grant malgré le fait que leur culpabilité semblait équivalente à celle de M. Grant. En l’absence d’une telle explication, la décision du ministre dans cette affaire semble incohérente et arbitraire et manque donc de transparence. Bien qu’il puisse exister une explication valide non fondée sur le sexe pour cette différence de traitement, M. Grant ne devrait pas être laissé dans l’obscurité. Certes, Mme Laurence a adéquatement soulevé la question de la confidentialité. Or, il convient de souligner que le dossier de la Cour contient des renseignements personnels concernant ces autres individus et il ne devrait pas être difficile de fournir une explication qui ne porte pas atteinte au droit à la protection de la vie privée …

 

[37]           On peut tenir le même raisonnement en l’espèce, à cela près qu’on ne peut même pas dire que la culpabilité de M. Del Vecchio et de ses complices « semblait équivalente ». 

 

[38]           Il ressortait des renseignements que M. Del Vecchio avait fournis au ministre que deux de ses complices faisaient partie d’un clan criminel qui avait été sous enquête de la GRC pendant dix ans. Il appert de la transcription de l’audience de détermination de la peine que le [traduction] « cerveau » du complot était impliqué dans une opération d’achat de 120 kilos de cocaïne (dossier du demandeur, page 112), alors que M. Del Vecchio a été déclaré coupable du trafic de 30 kilos de cette drogue. Malgré cela, le transfèrement des complices de M. Del Vecchio (y compris de la femme décrite comme le « cerveau » de l’opération) a été approuvé, tandis que celui de M. Del Vecchio a été refusé.

 

[39]           Bien que M. Del Vecchio ait expressément invoqué l’argument du traitement appliqué à ses complices au soutien de sa demande de transfèrement, le ministre n’en fait pas mention dans sa décision.

 

[40]           Le ministre fait valoir qu’il n’était pas tenu d’aborder cette question puisque chaque demande de transfèrement est examinée en fonction des faits qui lui sont propres, et que le traitement accordé à des tiers n’est pas un facteur pertinent pour l’examen d’une demande faite sous le régime de la LTID. À l’appui de cet argument, il cite les décisions Grant #2, Tippett et Dudas c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 942, [2010] A.C.F. no 1153, de notre Cour.

 

[41]           Il appert des motifs du juge Near dans Grant #2 qu’on avait soutenu devant lui qu’en raison du traitement accordé à deux coaccusés de M. Grant, celui‑ci pouvait légitimement s’attendre à ce que sa demande de transfèrement soit approuvée. Dans ce contexte, le juge Near a judicieusement fait remarquer que :

En pratique, le fait que les demandes de transfèrement de deux des coaccusés de M. Grant ont été approuvées est peut‑être frappant, mais, en droit, la théorie des attentes légitimes se limite à l’équité procédurale. Dans l’arrêt Centre hospitalier Mont Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 200 D.L.R. (4th) 193, le juge Ian Binnie confirme que cette théorie est restreinte à la réparation procédurale. [par. 48]

 

 

[42]           Dans Grant #2, le juge Near ajoute que, puisque le dossier ne renferme aucune indication au sujet de la situation personnelle des coaccusés ou des conditions auxquelles ils étaient soumis dans les prisons costaricaines, il était déraisonnable, dans ces circonstances, de s’attendre à ce que le ministre fasse état de ces facteurs pour justifier sa décision.

 

[43]           Dans Dudas, le juge O’Keefe a statué qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire en matière de demande de transfèrement sous le régime de la LTID, le ministre pouvait légitimement tirer sa propre conclusion. Il a souligné que « [l]e fait qu’un ministre est arrivé à une conclusion donnée n’empêche pas que ce même ministre ou un autre ministre puisse changer d’idée de façon légitime s’il est saisi de faits identiques à une date ultérieure ». Cette affirmation est tout à fait exacte, mais on ne saurait dire, à mon avis, que Dudas établit que les renseignements relatifs au traitement reçu par des complices ne sont jamais pertinents dans l’examen d’une demande de transfèrement.

 

[44]           Dans Tippett, le juge Russell a expressément examiné les différences existant entre la situation de M. Tippett et celle de son complice, M. Curtis, signalant, au paragraphe 92 de ses motifs, l’existence de « faits probatoires qui tendaient à démontrer que la situation de M. Curtis était fort différente de celle du demandeur ».

 

[45]           Cette constatation a amené le juge Russell à conclure :

... aucune explication n’était nécessaire, compte tenu des faits de l’espèce car, même à première vue, la situation de M. Curtis était fort différente de celle du demandeur. Ainsi que le juge O’Keefe le souligne dans la décision Curtis, précitée, au paragraphe 16, la preuve relative à M. Curtis soulevait des questions distinctes qui revêtaient une grande importance dans les deux affaires. [par. 93, je souligne]

 

[46]           Comme ce fut le cas dans Dudas, le juge Russell n’a pas dit que le traitement accordé à un complice ne pouvait jamais être pertinent pour l’examen d’une demande de transfèrement.

 

[47]           Il est clair que c’est l’auteur de la demande de transfèrement qui doit fournir au ministre les renseignements dont il souhaite l’examen. Il est tout aussi clair que le ministre statue sur chacune des demandes individuellement en fonction des faits propres à l’affaire et de la preuve qui lui est présentée : Tippett, par. 72 et 96.

 

[48]           M. Del Vecchio reconnaît que le traitement favorable accordé à ses complices n’est pas déterminant pour l’issue de sa demande, pas plus que ne le serait, pour la demande d’un autre délinquant, le refus de transférer un complice. Je suis néanmoins d’avis qu’il peut arriver, comme en l’espèce, que des renseignements particuliers fournis au sujet de la culpabilité relative de complices ou de coaccusés exigent à tout le moins du ministre qu’il aborde la question et qu’il détermine le poids à attribuer à cette information.

 

[49]           Le ministre pourrait alors, après examen des renseignements, conclure qu’ils ne sont pas suffisants pour lui permettre une véritable appréciation du bien‑fondé des différences de traitement entre les délinquants ou qu’ils ne sont pas fiables. Le ministre pourrait également conclure qu’il existe des différences importantes entre les affaires, tel le fait, en l’espèce, que le cerveau présumé de l’opération et l’autre complice ont plaidé coupable, tandis qu’un procès a été instruit contre M. Del Vecchio.

 

[50]           Il peut également y avoir des cas où des considérations relevant de la vie privée restreignent la possibilité pour le ministre d’expliquer les raisons d’un traitement différent, en particulier lorsque des facteurs tenant à la santé ou à d’autres situations personnelles ont milité en faveur du transfèrement d’un autre délinquant. Toutefois, le silence total du ministre sur la question du traitement comparatif en l’espèce paraît, pour reprendre les mots du juge Barnes, « incohérent[] et arbitraire » et, en conséquence, prive la décision de la transparence qu’il faut pour qu’une décision soit raisonnable : Grant #1, par. 6.

 

Participation future de M. Del Vecchio au crime organisé

[51]           L’un des facteurs dont le ministre doit tenir compte dans l’examen d’une demande de transfèrement est énoncé à l’alinéa 10(2)a) de la LTID, à savoir si le délinquant commettra après son transfèrement une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel

 

[52]           La note du SCC fait état des liens passés de M. Del Vecchio avec le crime organisé, mais elle ne dit rien au sujet de la perpétration future d’une infraction d’organisation criminelle. Elle indique en fait que la probabilité globale de récidive de M. Del Vecchio est faible. Comme il en a été fait mention, le ministre n’a formulé aucune conclusion explicite sur ce point. Concernant la question de savoir si M. Del Vecchio commettra après son transfèrement une infraction d’organisation criminelle, il s’est contenté de détailler la nature de l’infraction déjà commise.

 

[53]           Le libellé de l’alinéa 10(2)a) de la LTID indique clairement que le législateur n’envisageait pas d’interdiction générale de transfèrement à l’égard des délinquants déclarés coupables d’infractions d’organisation criminelle. En outre, l’analyse du ministre doit être prospective. Par conséquent, il doit procéder à un examen véritable tant de l’appartenance antérieure du délinquant au crime organisé que de la persistance des liens de l’intéressé avec des organisations criminelles.

 

[54]           Il faut donc établir si le ministre disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour lui permettre de conclure de bonne foi à l’existence d’un risque important que M. Del Vecchio commette une infraction d’organisation criminelle après son transfèrement au Canada : voir Grant #2, par. 38 et Duarte, par. 21.

 

[55]           Personne ne peut prédire l’avenir avec certitude mais, en l’espèce, la preuve et l’analyse font défaut. 

 

[56]           On peut lire dans les motifs du ministre : [traduction] « M. Del Vecchio avait des liens avec une organisation criminelle au Canada au moment de l’infraction [en 2000] ». C’est vrai. Toutefois, le ministre ne semble pas avoir examiné si, quelque dix ans plus tard, il en était toujours ainsi.

 

[57]           M. Del Vecchio nie avoir encore des liens avec le crime organisé, et il a affirmé, dans ses observations, qu’il ne veut plus rien avoir à faire avec de telles organisations, car elles ont détruit sa vie. L’avocat du défendeur concède en outre qu’aucun élément de preuve n’indique que M. Del Vecchio ait conservé un quelconque lien avec le crime organisé après son arrestation en 2000.

 

[58]           Dans d’autres cas, de tels éléments de preuve existaient (voir, par exemple, Dudas, par. 6, et Tippett, par. 105). De la même façon, dans Grant #2, le ministre ne disposait d’aucun élément de preuve établissant que les liens que le demandeur avait pu avoir avec ses complices avaient été rompus. Ça n’est toutefois pas le cas en l’espèce.

 

[59]           Il peut aussi arriver que les relations d’un délinquant avec un membre d’un clan criminel puisse fonder la conclusion qu’après son transfèrement il commettra une infraction d’organisation criminelle : voir, par exemple, Divito CF, par. 21 à 24. Encore une fois, rien au dossier n’indique que M. Del Vecchio ait des relations avec un membre d’une organisation criminelle.

 

[60]           Le trafic international de stupéfiants constitue à n’en pas douter « un crime fort grave qui, pourrait‑on raisonnablement conclure, a nécessité un financement, une planification et d’autres éléments logistiques souvent associés au crime organisé » : Grant #2¸ par. 46.

 

[61]           De plus, comme la Cour d’appel fédérale l’a signalé au paragraphe 56 de Divito CAF, il n’est pas irrationnel que le législateur habilite le ministre à refuser de transférer un baron de la drogue opérant dans le cadre de cartels internationaux s’il est raisonnable de croire que le transfèrement pourrait entraîner des attaques contre des gardiens de prison au Canada ou faciliter les activités criminelles du délinquant ou de son organisation. Le ministre ne possédait aucun élément de preuve de cette nature en l’espèce.

 

[62]           La Cour d’appel fédérale a reconnu au paragraphe 57 de Divito CAF que les délinquants reconnus coupables d’infractions liées au crime organisé ne présenteraient pas tous une menace pour le Canada ou les Canadiens s’ils devaient purger ici la peine qui leur a été imposée à l’étranger et que beaucoup de cas se situeront entre les deux extrêmes. Selon elle : « [c]’est précisément pour cette raison que le législateur a autorisé le ministre à décider chaque cas en fonction des faits en cause et en tenant compte des circonstances pertinentes et des facteurs prescrits ».

 

[63]           Le ministre doit donc, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère la LTID, tenir compte de la preuve qui lui a été soumise. Il doit également exposer le raisonnement qui lui fait conclure qu’il n’y a pas lieu d’autoriser un transfèrement dans un cas donné. Il ne l’a pas fait en l’espèce.

 

[64]           La présente affaire présente des similitudes avec la situation que la Cour devait évaluer dans Downey c. Canada (Ministre de la Sécurité publique), [2011] A.C.F. no 139, où le juge Phelan a indiqué :

9. … [il est difficile, voire impossible, de discerner sur quelle base le ministre a rendu sa décision. Le ministre [traduction] « note » certains faits, mais il ne relie pas de façon pertinente les faits notés aux conclusions. La description du crime et de son impact possible sur la société n’explique en rien pourquoi le transfèrement à une prison au Canada n’est pas justifié. La décision du ministre n’est pas étayée par des motifs logiques et ne respecte pas les principes de transparence, d’intelligibilité, de justification établis par l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9.

 

10.     Tout ce que la Cour peut discerner à partir de cette présentation des faits, c’est que le ministre croit, tout comme son prédécesseur, que Downey pourrait commettre une infraction d’organisation criminelle en raison de ses relations, de son dossier criminel et de la nature de l’infraction. Ni le demandeur ni la Cour ne devraient être placés dans la situation où ils doivent conjecturer sur les motifs du ministre dans une tentative de leur donner une légitimité.

 

[65]           Ces propos sont également applicables en l’espèce.

 

Conclusion

[66]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Del Vecchio est accueillie. Sa demande de transfèrement est renvoyée au ministre pour réexamen. 

 

[67]           En application du processus établi dans Grant #1, M. Del Vecchio aura 15 jours pour déposer toute observation mise à jour qu’il souhaite soumettre au ministre relativement à sa demande de transfèrement. Le ministre devra rendre sa nouvelle décision sur la demande de M. Del Vecchio dans les 60 jours suivant le présent jugement.

 

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

 

1.         la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du ministre est annulée;

 

2.         M. Del Vecchio aura 15 jours pour déposer toute observation mise à jour qu’il souhaite soumettre au ministre relativement à sa demande de transfèrement;

 

3.         le ministre devra rendre sa nouvelle décision sur la demande de M. Del Vecchio dans les 60 jours suivant le présent jugement.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                                                    T‑31‑11

 

INTITULÉ :                                                   NICOLA DEL VECCHIO c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 27 septembre 2011

           

 

OBSERVATIONS ÉCRITES                      

Supplémentaires :                               DEMANDEUR, 30 septembre  2011

                                                                        DÉFENDEUR, 30 septembre  2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE Mactavish

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 5 octobre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yavar Hameed

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Julia Barss

Jessica DiZazzo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hameed & Farrokhzad

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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