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Federal Court

 

Cour fédérale


Date : 20110818

Dossier : T‑1769‑07

Référence : 2011 CF 1007

Vancouver (Colombie-Britannique), le 18 août 2011

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

demandeur

et

 

 

BRANKO ROGAN

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 


TABLE DES MATIÈRES

 

 

 

PAR.

 

 

 

I.

Introduction

1

 

 

 

 

 

 

 

II.

La participation de M. Rogan à l’audience

9

 

 

 

 

 

 

 

III.

La nature de l’instance et les règles de droit

13

 

A.

Les droits procéduraux

17

 

B.

Les droits de fond

21

 

C.

Le fardeau de la preuve et la norme de la preuve

24

 

D.

Que doit être établi afin que la Cour puisse décider qu’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels?

30

 

 

 

 

 

 

 

IV.

Le contexte historique

36

 

A.

L’expertise de M. Nielsen

37

 

B.

Le conflit en Bosnie‑Herzégovine

43

 

C.

Les événements de Bileća

63

 

D.

Conclusion relative au témoignage de M. Nielsen

66

 

 

 

 

 

 

 

V.

Le témoignage des témoins oculaires

70

 

A.

Branko Rogan

72

 

B.

Ramiz Pervan

86

 

C.

Sabir Bajramovic

93

 

D.

Huso Hadzic

101

 

E.

Kamel Hadzic

108

 

 

 

 

 

 

 

VI.

L’arrestation et la détention des témoins oculaires

114

 

A.

L’arrestation et la détention de Ramiz Pervan

115

 

B.

L’arrestation et la détention de Sabir Bajramovic

126

 

C.

L’arrestation et la détention d’Huso Hadzic

136

 

D.

L’arrestation et la détention de Kamel Hadzic

138

 

E.

Conclusions relatives au motif des détentions

141

 

 

 

 

 

 

 

VII.

Les conditions d’emprisonnement

148

 

A.

La prison au poste de police

149

 

B.

La prison à la résidence des étudiants

161

 

C.

Conclusions relatives aux conditions de détention

169

 

D.

Les attaques contre les prisons

173

 

 

 

 

 

 

 

VIII.

Les sévices commis contre des prisonniers

176

 

 

 

 

 

 

 

IX.

Les actions de M. Rogan aux prisons

185

 

A.

Les actes de violence à l’endroit de Sreco Kljunak

190

 

B.

Les actes de violence à l’endroit de Munib Ovcina

200

 

C.

Les actes de violence à l’endroit d’Asim Catovic

210

 

 

 

 

 

 

 

X.

Conclusion relative à la participation de M. Rogan aux mauvais traitements et aux sévices infligés aux prisonniers

242

 

 

 

 

 

 

 

XI.

Les règles de droit régissant la demande de résidence permanente de M. Rogan

247

 

 

 

 

 

 

 

XII.

Le traitement des demandes de résidence permanente au bureau de Belgrade en 1994

254

 

 

 

 

 

 

 

XIII.

La demande de résidence permanente de M. Rogan

289

 

A.

Les études de M. Rogan

294

 

B.

Les emplois de M. Rogan

303

 

 

(1)

M. Rogan a‑t‑il travaillé chez Metal ou Kovnica entre 1986 et 1992?

309

 

 

(2)

Le défaut de M. Rogan de déclarer ses emplois de policier de réserve et de gardien de prison dans sa demande de résidence permanente

327

 

C.

Les adresses de M. Rogan

342

 

D.

L’appartenance ou l’affiliation de M. Rogan à des organisations

354

 

E.

La question relative aux crimes contre l’humanité

363

 

 

 

a)

Qu’est-ce qu’un « crime contre l’humanité »?

369

 

 

 

b)

La norme de la preuve

378

 

 

 

c)

Les actions de M. Rogan constituaient-elles un crime contre l’humanité?

383

 

 

 

 

i)

Y a-t-il eu un acte prohibé énuméré?

385

 

 

 

 

ii)

L’acte a-t-il été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes?

395

 

 

 

 

iii)

M. Rogan était‑il au courant de l’attaque et savait‑il que ses actes s’inscrivaient dans le cadre de cette attaque, ou a‑t‑il couru le risque qu’ils s’y inscrivent?

399

 

 

 

d)

Conclusion relative à la question touchant les crimes contre l’humanité

403

 

F.

M. Rogan a-t-il agi sous la contrainte?

406

 

 

 

 

XIV.

Résumé des conclusions factuelles

417

 

A.

Conclusions relatives aux actions de M. Rogan comme gardien de prison à Bileća

418

 

B.

Conclusions relatives à la demande de résidence permanente de M. Rogan

424

 

 

 

 

XV.

Dépens

432

 

 


I.          Introduction

[1]               Branko Rogan est arrivé au Canada après avoir quitté la Bosnie‑Herzégovine déchirée par la guerre en 1994. Il est devenu citoyen canadien trois ans plus tard. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration demande à la Cour de déclarer que M. Rogan a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

[2]               Conformément à la Loi sur la citoyenneté, le processus d’annulation s’est enclenché par l’envoi à M. Rogan d’un avis préalable à l’annulation de la citoyenneté. Cet avis informait M. Rogan que le ministre avait l’intention d’établir un rapport au gouverneur en conseil demandant l’annulation de sa citoyenneté, parce que l’acquisition de celle‑ci était intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

[3]               Plus précisément, il est affirmé dans l’avis que M. Rogan avait omis de divulguer ses activités durant le conflit en ex‑Yougoslavie aux agents d’immigration responsables de la sélection des candidats intéressés à venir au Canada. Les activités dont il est question dans l’avis comprennent les suivantes :

(i)         le travail de M. Rogan à Bileća, en Bosnie‑Herzégovine, en 1992;

(ii)        le poste occupé par M. Rogan et ses tâches en tant que policier de réserve, policier ou militaire en Bosnie‑Herzégovine en 1992;

(iii)       les activités de M. Rogan durant son affectation au camp de détention de Bileća en 1992;

(iv)       les activités auxquelles s’est livré M. Rogan, soit les mauvais traitements, les agressions et la torture perpétrés contre des prisonniers au camp de détention de Bileća en 1992;

(v)        d’autres activités auxquelles a participé M. Rogan et qui auraient fait qu’il n’aurait pas été admissible au Canada au moment de son arrivée.

 

[4]               Après avoir reçu l’avis du ministre, M. Rogan a exercé le droit prévu par la loi de demander le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale. C’est ce qui a été fait au moyen d’une déclaration délivrée à la demande du ministre.

 

[5]               Bien que les instances en annulation de citoyenneté ne soient pas rares devant la Cour, la majorité d’entre elles reposent sur des questions comme la dissimulation d’activités criminelles ou de fausses déclarations relatives à la situation familiale. On m’a informée qu’il s’agit ici de la première procédure en annulation de la citoyenneté faisant suite à des allégations de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis postérieurement à la Deuxième Guerre mondiale.

 

[6]               Pour les motifs énoncés ci‑après, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan exerçait les fonctions de policier de réserve et travaillait comme gardien aux prisons de Bileća, en Bosnie‑Herzégovine, en juin et juillet 1992. Je suis convaincue également que des hommes musulmans ont été arrêtés et emprisonnés pendant cette période, simplement parce qu’ils étaient musulmans, et que M. Rogan en aurait eu connaissance.

[7]               Je conclus également que les conditions dans lesquelles ces prisonniers étaient détenus étaient inhumaines, que les prisonniers étaient victimes de violence physique, et que M. Rogan le savait.

 

[8]               J’ai aussi conclu que M. Rogan avait participé, autant directement qu’indirectement, aux sévices et aux actes de torture infligés aux prisonniers détenus dans ces prisons. M. Rogan a intentionnellement dissimulé cette information aux agents d’immigration canadiens lors de sa demande de résidence permanente. En conséquence, j’estime que l’acquisition de la citoyenneté canadienne de M. Rogan est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

II.        La participation de M. Rogan à l’audience

[9]               M. Rogan était représenté par un avocat durant la majeure partie des étapes précédant l’instruction. Cependant, il a livré un avis d’intention d’agir en son propre nom après la mise au rôle de l’affaire. Bien que l’on ait encouragé M. Rogan à consulter l’aide juridique en vue d’obtenir des conseils, il n’a pas embauché de nouvel avocat.

 

[10]           Plusieurs conférences de gestion de l’instruction ont eu lieu par conférence téléphonique avant le procès. M. Rogan a participé pleinement à chacune d’elles et a déclaré qu’il ne serait pas en mesure d’être présent à l’audience pour des motifs financiers. Il a indiqué toutefois qu’il voulait se présenter à la Cour pour raconter sa version des faits. Par conséquent, une date a été fixée pour sa comparution, même si on l’a encouragé à être présent tout au long de l’instance. M. Rogan s’est présenté à la date précisée et a eu pleinement la possibilité de faire connaître à la Cour tous les éléments de preuve qu’il souhaitait présenter.

 

[11]           M. Rogan a bénéficié de la divulgation des documents avant l’audience et a procédé à l’interrogatoire préalable d’un témoin du ministre. J’ai aussi demandé à ce que M. Rogan reçoive avant l’audience un résumé du témoignage prévu pour chacun des témoins convoqués par le ministre, de manière à ce qu’il dispose du plus d’information possible sur les allégations formulées contre lui.

 

[12]           Du fait que M. Rogan n’était pas présent lors du témoignage des témoins du ministre, je n’ai pas pu observer leurs contre‑interrogatoires. J’ai toutefois étudié le témoignage de chacun très soigneusement pour apprécier leur crédibilité. Je m’y suis particulièrement attachée dans le cas des quatre témoins oculaires qui ont décrit les actes de M. Rogan en tant que gardien de prison à Bileća durant l’été 1992.

 

III.       La nature de l’instance et les règles de droit

[13]           Un renvoi effectué par le ministre au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C‑29 (la Loi de 1985), n’est pas une action dans le sens conventionnel du terme. Le renvoi est plutôt « essentiellement une procédure d’enquête visant à colliger la preuve des faits entourant l’acquisition de la citoyenneté en vue de déterminer si elle a été obtenue par des moyens dolosifs » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2002 CAF 518, [2003] 2 C.F. 657, au paragraphe 15 (Obodzinsky (CAF)).

 

[14]           La Cour a donc pour tâche de tirer des conclusions de fait au sujet de la question de savoir si M. Rogan a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La décision de la Cour en application de l’alinéa 18(1)b) de la Loi de 1985 est définitive et n’est pas susceptible d’appel.

 

[15]           Même si les présents motifs font suite à une audience au cours de laquelle de nombreux éléments de preuve ont été produits, les conclusions de fait de la Cour ne déterminent pas de droits juridiques. Cela signifie que la présente décision n’a pas pour effet d’annuler la citoyenneté canadienne de M. Rogan : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, [1997] A.C.S. no 82 (QL), au paragraphe 52, qui cite Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (QL), 142 N.R. 173, au paragraphe 5 (Luitjens (CAF)).

 

[16]           Ces conclusions peuvent toutefois constituer le fondement d’un rapport présenté par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander l’annulation de la citoyenneté de M. Rogan. La décision définitive à ce sujet incombe au gouverneur en conseil, qui seul est habilité à annuler la citoyenneté. La décision du gouverneur en conseil d’annuler la citoyenneté d’une personne peut être l’objet d’un contrôle judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Furman, 2006 CF 993, [2006] A.C.F. no 1248 (QL), au paragraphe 15.

 

A.        Les droits procéduraux

[17]           Les droits procéduraux de M. Rogan sont régis par les dispositions légales en matière de citoyenneté qui étaient en vigueur le 20 août 2007, date à laquelle le ministre lui a donné l’avis prévu à l’article 18 qui permet d’engager une instance en annulation. Les dispositions applicables sont les articles 10 et 18 de la Loi de 1985. Le texte complet de ces articles et d’autres dispositions légales pertinentes est joint en annexe aux présents motifs.

 

[18]           Le paragraphe 10(1) de la Loi de 1985 permet au gouverneur en conseil de prendre un décret faisant qu’une personne perde la citoyenneté lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition de la citoyenneté est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

[19]           Le paragraphe 10(2) de la Loi de 1985 traite du cas où la fausse déclaration ou la dissimulation de faits essentiels n’a pas eu lieu lors de l’acquisition de la citoyenneté, mais plutôt lors de l’admission légale au Canada à titre de résident permanent.

 

[20]           Selon le paragraphe 10(2), une personne est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels si elle l’a acquise « à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens ».

 

B.        Les droits de fond

[21]           Les droits de fond de M. Rogan sont régis par la version de la Loi sur la citoyenneté en vigueur à la date à laquelle il a obtenu la citoyenneté canadienne, soit le 14 novembre 1997 : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin (1998), 144 F.T.R. 1, [1998] A.C.F. no 211 (QL), aux paragraphes 116, 119 et 121, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Skomatchuk, 2006 CF 994, [2006] A.C.F. no 1249 (QL), au paragraphe 16. La Loi de 1985 était la loi applicable à cette date.

 

[22]           Le paragraphe 5(1) de la Loi de 1985 énonce les critères qui devaient être respectés en 1997 pour qu’une personne reçoive la citoyenneté. Notamment, M. Rogan devait convaincre le ministre qu’il avait été légalement admis au Canada à titre de résident permanent : alinéa 5(1)c). Par conséquent, le caractère légal de l’admission au Canada est une condition préalable à l’acquisition de la citoyenneté canadienne : Skomatchuk, précité, au paragraphe 17.

 

[23]           Les droits de fond de M. Rogan sont aussi régis par les dispositions de la Loi sur l’immigration, L.R.C., 1985, ch. I‑2, qui étaient en vigueur à la date à laquelle il a demandé la résidence permanente au Canada, en janvier 1994, et quand il est venu au Canada quelque trois mois plus tard. Les principes juridiques applicables à sa demande sont analysés ci‑après dans la section portant sur la demande de résidence permanente de M. Rogan.

 

C.        Le fardeau de la preuve et la norme de la preuve

[24]           Avant d’aborder la question du fardeau de la preuve et de la norme de la preuve applicable dans une affaire comme l’espèce, il est important de souligner d’abord qu’une audience en annulation de la citoyenneté n’est pas une instance pénale.

 

[25]           La citoyenneté canadienne est un précieux privilège (Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358, [1997] A.C.S. no 26 (QL), au paragraphe 72), et l’enjeu est sans aucun doute grave pour M. Rogan. Néanmoins, il ne faut pas oublier que le ministre essaie de priver M. Rogan de sa citoyenneté au moyen de la présente instance, et non pas de sa liberté. Les droits de M. Rogan ne pèsent donc pas autant dans la balance que si les procédures étaient de nature criminelle : Tobiass, précité, au paragraphe 108.

 

[26]           Il incombe au ministre de montrer que M. Rogan a obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels : Skomatchuk, précité, au paragraphe 21.

 

[27]           Une des premières affaires en matière d’annulation de la citoyenneté donnait à penser que le ministre était tenu d’établir qu’il existait « un niveau élevé de probabilités » de l’existence de motifs d’annulation : Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens (1991), 46 F.T.R. 267, [1991] A.C.F. no 1041 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 11 (Luitjens (C.F. 1re inst.)). Toutefois, la jurisprudence subséquente a énoncé clairement que la norme de la preuve est la prépondérance des probabilités : Skomatchuk, précité, au paragraphe 23, qui cite les décisions suivantes : Bogutin, précité, au paragraphe 110, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Obodzinsky, 2003 CF 1080, [2003] A.C.F. no 1344 (QL), au paragraphe 7 (Obodzinsky (CF)), Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Baumgartner, 2001 CFPI 970, [2001] A.C.F. no 1351 (QL), au paragraphe 8, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138, [2001] A.C.F. no 286 (QL), au paragraphe 13, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Oberlander (2000), 185 F.T.R. 41, [2000] A.C.F. no 229 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 187 (Oberlander (C.F. 1re inst.)), Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Kisluk (1999), 169 F.T.R. 161, [1999] A.C.F. no 824 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 5, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Katriuk (1999), 156 F.T.R. 161, [1999] A.C.F. no 90 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 38.

 

[28]           La norme de la prépondérance des probabilités sera respectée si les éléments de preuve établissent qu’il est plus probable qu’improbable que la chose se soit produite. Autrement dit, je dois conclure que l’événement ou le fait contesté est non seulement possible, mais probable : Skomatchuk, précité, au paragraphe 25, Obodzinsky (CF), précité, aux paragraphes 8 et 9.

 

[29]           Cela dit, à cause de la gravité des allégations et des conséquences graves que peut entraîner l’annulation de la citoyenneté pour M. Rogan, la preuve doit être examinée avec le plus grand soin : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Schneeberger, 2003 CF 970, [2004] 1 R.C.F. 280, au paragraphe 25, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Coomar (1998), 159 F.T.R. 37, [1998] A.C.F. no 1679 (QL) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 10, Skomatchuk, précité, au paragraphe 24.

 

D.        Que doit être établi afin que la Cour puisse décider qu’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels?

[30]           Comme je l’ai souligné plus tôt, la Cour doit décider dans le présent renvoi si M. Rogan a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

[31]           Le ministre n’a pas à prouver que, si M. Rogan avait dit la vérité durant le processus d’immigration, sa demande de résidence permanente aurait nécessairement été rejetée. Le ministre doit seulement établir que M. Rogan a été admis au Canada en dissimulant de façon intentionnelle des faits essentiels, ce qui a eu pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes : Canada (Ministre de la Main‑d’oeuvre et de l’Immigration) c. Brooks, [1974] R.C.S. 850, [1973] A.C.S. no 112 (QL), à la page 873, Odynsky, précité, au paragraphe 159, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Wysocki, 2003 CF 1172, [2003] A.C.F. no 1505 (QL), au paragraphe 16.

 

[32]           Afin de conclure qu’il y a eu « dissimulation intentionnelle de faits essentiels » au sens de l’article 10 de la Loi de 1985, il faut que « la Cour conclue sur le fondement de la preuve ou par déduction raisonnable à partir de la preuve, que la personne intéressée a dissimulé des faits essentiels à la décision, qu’elle ait su ou non que ces faits étaient essentiels, avec l’intention d’induire en erreur le décideur » : Odynsky, précité, au paragraphe 159. Voir aussi Schneeberger, précité, au paragraphe 20.

 

[33]           « [L]a représentation inexacte d’un fait essentiel englobe une déclaration contraire à la vérité, la dissimulation d’un renseignement véridique, ou une réponse trompeuse qui a pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes » : Schneeberger, précité, au paragraphe 22, qui cite Brooks, précité. C’est le cas même si aucun motif indépendant d’expulsion n’eût été découvert par suite de ces enquêtes : Brooks, précité, à la page 873.

 

[34]           Lorsqu’on apprécie le caractère essentiel de l’information qui a été dissimulée, il faut tenir compte de l’importance des renseignements qui n’ont pas été révélés par rapport à la décision visée : Schneeberger, précité, au paragraphe 21. Cependant, « [i]l faut établir davantage qu’une transgression technique de la Loi. Une fausse déclaration faite innocemment ne doit pas entraîner la révocation de la citoyenneté. » : Schneeberger, précité, au paragraphe 26, qui cite Canada (Ministre du Multiculturalisme et de la Citoyenneté) c. Minhas (1993), 66 F.T.R. 155, [1993] A.C.F. no 712 (QL) (C.F. 1re inst.).

 

[35]           Malgré tout, les fausses déclarations que l’on dit « innocentes » doivent être examinées attentivement, et l’aveuglement délibéré ne sera pas toléré. Dans une situation de doute, le demandeur devrait invariablement, au risque de se tromper, tout divulguer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Phan, 2003 CF 1194, [2003] A.C.F. no 1512 (QL), au paragraphe 33.

 

IV.       Le contexte historique

[36]           Afin de remettre dans leur contexte les allégations concernant M. Rogan, il est nécessaire de comprendre un peu les faits entourant le conflit qui a éclaté au début des années 1990 en ex‑Yougoslavie et, plus particulièrement, en Bosnie‑Herzégovine.

 

A.        L’expertise de M. Nielsen

[37]           La preuve à caractère historique au sujet de la guerre en Bosnie‑Herzégovine a été présentée à la Cour par M. Christian Axboe Nielsen. M. Nielsen est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Europe du Centre‑Est avec spécialisation en histoire de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (l’ex‑Yougoslavie) de l’université Columbia. Il est actuellement professeur adjoint en études de l’Europe du Sud‑Est et en langue bosno‑serbo‑croate (aussi appelée le serbo‑croate) à l’institut d’histoire et d’études régionales de l’université d’Aarhus, au Danemark.

[38]           Outre ses autres titres de compétence, M. Nielsen a travaillé comme agent de recherche à la Division des enquêtes du Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (le TPIY). À ce titre, il a eu pour mandat d’examiner la conduite de la police serbe de Bosnie durant la guerre en ex‑Yougoslavie. Il a témoigné en tant qu’expert sur l’organisation et le rôle de la police et du ministère bosno‑serbe de l’Intérieur dans les instances du TPIY.

 

[39]           M. Nielsen a également travaillé comme analyste adjoint à la Division des enquêtes du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale à La Haye. En outre, il a publié des articles concernant le « nettoyage ethnique » en Croatie, en Bosnie‑Herzégovine et au Kosovo dans l’ouvrage Encyclopedia of Migration (Santa Barbara, ABC Clio, 2005).

 

[40]           Lors de la conférence préparatoire et du processus de gestion de l’instruction, M. Rogan a reconnu l’expertise de M. Nielsen pour ce qui est des points traités dans son rapport et n’a contesté que l’authenticité des dossiers de paye mentionnés à la note 33 du rapport.

 

[41]           M. Nielsen a été reconnu comme expert au sujet des faits de nature politique, militaire et sociale survenus en Bosnie‑Herzégovine de façon générale et, plus précisément, dans la municipalité de Bileća, entre les élections multipartites de novembre 1990 en République socialiste de Bosnie‑Herzégovine et la fin de 1992.

 

[42]           En particulier, l’expertise de M. Nielsen porte sur l’organisation et le rôle de la police et de la police de réserve sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, y compris le rôle joué par ces entités dans les événements politiques et militaires qui se sont produits durant la période visée. M. Nielsen a aussi été reconnu comme expert en langue serbo‑croate.

 

B.        Le conflit en Bosnie‑Herzégovine

[43]           La preuve à caractère historique fournie par M. Nielsen était abondante et s’est révélée indispensable pour comprendre les sources du conflit en ex‑Yougoslavie et la guerre en Bosnie‑Herzégovine en particulier. Bien que cette preuve m’ait été d’une grande aide, il n’est pas nécessaire d’en revoir tous les éléments en détail. Je donnerai plutôt un bref aperçu de certains événements clés afin d’examiner les questions relatives à l’acquisition de la citoyenneté canadienne par M. Rogan.

 

[44]           Les faits ayant donné lieu à la présente affaire se sont produits à Bileća, une petite ville du Sud‑Est de la Bosnie‑Herzégovine, et plus précisément de l’Est de l’Herzégovine. En 1991, la municipalité de Bileća comptait un peu plus de 13 000 habitants, dont environ 80 p. 100 appartenaient au groupe ethnique serbe. Les musulmans de la Bosnie (appelés maintenant « Bosniaques ») constituaient près de 15 p. 100 de la population, et un très petit nombre de résidents étaient des Croates.

 

[45]           Bien que Bileća ait été en majeure partie une ville serbe, ce n’était pas le cas de l’ensemble de la Bosnie‑Herzégovine, que M. Nielsen a décrite comme [TRADUCTION] « une véritable mosaïque ethnique », où se retrouvaient des Serbes, des musulmans et des Croates.

 

[46]           M. Nielsen a expliqué que les Serbes, les musulmans et les Croates de Bosnie partagent tous une même origine ethnique slave méridionale, ainsi qu’une même langue. Les différences entre les groupes sont de nature religieuse. Les Bosniaques sont des musulmans, tandis que les Serbes de Bosnie sont des chrétiens orthodoxes et les Croates de Bosnie, des catholiques romains.

 

[47]           La constitution de la République fédérative socialiste de Yougoslavie reconnaissait certaines « nations » qui jouissaient du degré le plus élevé de protection constitutionnelle qu’accordait le pays. Les Serbes, les Croates et les musulmans étaient considérés comme des « nations », dont chacune possédait une forte identité comme groupe national, en plus de son affiliation religieuse.

 

[48]           M. Nielsen a déclaré qu’après 45 ans de régime communiste officiellement athée, le degré d’observance religieuse avait diminué significativement chez les trois groupes par rapport à ce qu’il avait été avant la création de la Yougoslavie socialiste. Malgré tout, avec la montée du nationalisme ethnique à la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’observance avait aussi commencé à s’intensifier.

 

[49]           Les deux plus grands groupes vivant en Herzégovine de l’Est étaient les Serbes de Bosnie et les musulmans de Bosnie. Avant les années 1990, ces groupes coexistaient dans une harmonie relative. Cependant, l’héritage de la Deuxième Guerre mondiale, pendant laquelle il y a eu des massacres de la population civile perpétrés aussi bien contre les Serbes de Bosnie que contre les musulmans de Bosnie, est resté vivant dans la mémoire collective de la population de la région. Ces souvenirs, conjugués à un environnement politique devenu de plus en plus conflictuel à la suite de l’effondrement du communisme, ont contribué à une montée notable des tensions ethniques à la fin des années 1980 et à une appréhension générale chez tous les intéressés.

 

[50]           Selon M. Nielsen, le mois de novembre 1990 s’est révélé [TRADUCTION] « un moment déterminant dans l’histoire de la Yougoslavie ». Ce mois‑là, les premières élections multipartites depuis la Deuxième Guerre mondiale se sont déroulées en Bosnie‑Herzégovine. Ces élections ont mis un terme au monopole des communistes sur le pouvoir en Bosnie‑Herzégovine, et en Yougoslavie de façon générale.

 

[51]           La coalition qui a défait les communistes aux élections de novembre 1990 était formée de trois partis nationalistes : le Parti démocratique serbe (SDS), parti des Serbes de Bosnie dirigé par Radovan Karadžić, le Parti d’action démocratique (SDA), parti des musulmans de Bosnie dirigé par Alija Izetbegović, et l’Union démocratique croate (HDZ).

 

[52]           En juin 1991, la Croatie et la Slovénie ont déclaré leur indépendance de la Yougoslavie. La décision de la Croatie de faire sécession a été fortement contestée, non seulement par les forces militaires fédérales yougoslaves (y compris l’armée yougoslave, la JNA), mais aussi par l’importante minorité serbe vivant en République de Croatie. Cette situation a mené à un long conflit militaire en Croatie qui s’est conclu finalement en 1995.

 

[53]           M. Nielsen a expliqué que le déclenchement des hostilités sur le territoire de la République de Croatie avait inévitablement débordé en Bosnie‑Herzégovine. Comme les habitants de l’ex‑Yougoslavie choisissaient leur camp en fonction des groupes ethniques, les Croates de Bosnie se sont rangés du côté des Croates en Croatie afin d’appuyer l’indépendance croate, tandis que les Serbes de la Bosnie‑Herzégovine ont appuyé les Serbes de la Croatie, lesquels voulaient garder des liens étroits avec l’État yougoslave. Les musulmans de Bosnie se sont retrouvés de plus en plus souvent coincés sur le plan politique et militaire entre les Croates et les Serbes, deux groupes qui se radicalisaient de plus en plus en raison de la guerre en Croatie.

 

[54]           La situation a continué de se détériorer à l’automne et à l’hiver de 1991, jusqu’au début de 1992. À cause de l’attaque serbe contre Dubrovnik en novembre 1991, la région de l’Herzégovine de l’Est où se situait Bileća est devenue un point d’appui militaire pour les forces de la JNA, les unités policières locales de réserve et les groupes armés irréguliers non officiels du Monténégro et de la Serbie. Les militaires revenaient du front à Bileća radicalisés par leur expérience de guerre. Voilà qui avait des conséquences extrêmement néfastes pour la sécurité à Bileća et exacerbait les tensions au sein de la collectivité.

 

[55]           Lorsque la guerre a éclaté en Bosnie‑Herzégovine au début d’avril 1992, les musulmans de Bosnie avaient voté pour la création de l’État indépendant de la Bosnie et de l’Herzégovine, perspective qui était inacceptable pour les Serbes de Bosnie. Ceux‑ci avaient en retour déclaré unilatéralement la création de la « Republika Srpska », c’est‑à‑dire la « République serbe », qui est devenue réalité en janvier 1992 avec Radovan Karadžić comme premier président. Bileća était situé dans cette nouvelle entité.

 

[56]           Au fur et à mesure que les tensions continuaient de s’aggraver, les Serbes de Bosnie armaient la population civile d’origine serbe. On a décidé de multiplier le nombre de policiers en mobilisant les policiers de réserve, qui étaient alors mis à la disposition des militaires. Des centaines de Serbes de Bosnie ont été appelés — certains pour servir dans les forces militaires et d’autres, pour se joindre aux forces policières de réserve. Selon M. Nielsen, toutes ces mesures ont engendré un [TRADUCTION] « effilochage » de la structure de commandement et de contrôle de la police.

 

[57]           Le 1er avril 1992, le ministère de l’Intérieur de la Republika Srpska a proclamé unilatéralement qu’il détenait le pouvoir exclusif de police dans toute la République serbe de Bosnie et de Herzégovine, ce qui englobait la totalité de l’Herzégovine de l’Est, dont Bileća.

 

[58]           Au début d’avril 1992, les forces paramilitaires bosno‑serbes ont commencé à occuper Bijeljina, dans la région Nord‑Ouest de la Bosnie‑Herzégovine, événement qui est généralement considéré par les observateurs internationaux comme le début de la guerre. À la mi‑avril, le ministre de la Défense nationale de la République serbe de Bosnie et de Herzégovine a lancé une mobilisation complète. Tous les hommes d’âge militaire qui ne travaillaient pas déjà pour l’État, qui n’exerçaient pas des fonctions vitales pour l’économie ou qui ne faisaient pas partie des forces militaires, de la défense territoriale ou de la police ont été mobilisés pour servir dans la police de réserve ou les forces militaires. La seule façon pour un Serbe de Bosnie d’âge militaire d’éviter la mobilisation aurait été de s’enfuir illégalement ailleurs en ex‑Yougoslavie ou à l’étranger.

 

[59]           La JNA est devenue de plus en plus souvent liée à la cause des Serbes de Bosnie, de sorte que bon nombre de musulmans et de Croates de la Bosnie n’ont pas répondu à l’appel aux armes. En mai 1992, la JNA s’est retirée de toute la Bosnie‑Herzégovine. À ce moment‑là, les vestiges de la JNA ainsi que les membres de la défense territoriale ont formé le noyau de la toute nouvelle armée de la Republika Srpska.

 

[60]           Au même moment, les employés du ministère de l’Intérieur de la Republika Srpska étaient organisés en unités de guerre. Il y avait une militarisation complète de l’organisation de la police, avec notamment l’attribution de grades militaires à de nombreux commandants de la police. La situation était d’une urgence telle qu’il y avait peu ou pas de temps ou de ressources pour entraîner les policiers de réserve.

 

[61]           Lorsque le ministère de l’Intérieur de la Republika Srpska a amorcé ses activités sur le territoire contrôlé par les forces serbes de Bosnie, les policiers qui n’étaient pas serbes ont été soit sommairement congédiés, soit forcés de prêter allégeance à la Republika Srpska. Cependant, les employés de la police à Bileća qui étaient des musulmans n’ont pas été autorisés à exprimer leur loyauté envers la nouvelle république serbe, et tous les non‑Serbes ont été forcés de quitter la police, en étant expressément congédiés ou mis en congé de maladie à long terme sans rémunération. Une fois que les hostilités atteignaient une municipalité, les policiers serbes de Bosnie accordaient souvent la priorité à l’emprisonnement de leurs anciens collègues musulmans et croates.

 

[62]           Selon M. Nielsen, après avril 1992, la police de la Republika Srpska ne fonctionnait plus comme un service de police voué principalement au maintien de la loi et de l’ordre. Au contraire, des documents internes du ministère confirment que, pour la majeure partie de l’année 1992, la police serbe de Bosnie (aussi bien la force régulière que celle de réserve) était une force de combat qui a consacré, selon ses propres chiffres, plus de 300 000 jours‑hommes aux combats entre avril et décembre 1992.

 

C.        Les événements de Bileća

[63]           M. Nielsen a expliqué qu’au moment où Bileća est tombé sous l’autorité des Serbes, au début de 1992, la situation de la population musulmane de Bosnie était devenue très difficile. Les musulmans de Bileća étaient intimidés par les Serbes, qui portaient de plus en plus souvent des armes en public. En même temps, la police et les autorités militaires ont entrepris de désarmer la population civile non serbe. Des postes de contrôle ont été érigés dans la municipalité, et les résidents musulmans se sont vu restreindre leur liberté de circulation. Bon nombre de musulmans ont perdu leur emploi, et la plupart craignaient de sortir de chez eux, parce qu’ils avaient peur pour leur sécurité.

 

[64]           D’après M. Nielsen, plusieurs opérations militaires importantes menées en 1992 avaient été déclenchées sous le prétexte qu’il fallait désarmer la population civile non serbe. Ces efforts ont souvent donné lieu à des arrestations en masse de tous les hommes musulmans et croates dans une région donnée. Ces personnes étaient ensuite emprisonnées dans des camps, des prisons, des casernes ou d’autres établissements de détention irréguliers. Bon nombre de ces hommes étaient ensuite expulsés des municipalités en question.

 

[65]           M. Nielsen a cité certaines affaires où le TPIY avait déterminé que la campagne visant à désarmer les musulmans à Bileća s’était enclenchée le 10 juin 1992. Cette campagne avait entraîné l’arrestation coordonnée en masse d’un bon nombre d’hommes musulmans et croates par les forces policières régulières et de réserve.

 

D.        Conclusion relative au témoignage de M. Nielsen

[66]           Il ressort clairement du témoignage de M. Nielsen qu’il y a eu, en 1991 et 1992, une attaque dirigée contre la population civile musulmane en Bosnie‑Herzégovine généralement, et à Bileća en particulier, qui s’est révélée généralisée et systématique.

 

[67]           L’attaque était généralisée, parce qu’elle comprenait des actions massives et fréquentes, à grande échelle, menées collectivement et d’une gravité considérable qui étaient dirigées contre une multiplicité de victimes. L’attaque à l’endroit de la population civile musulmane de Bosnie s’est produite non seulement dans toute la municipalité de Bileća, mais aussi dans toute la Republika Srpska.

 

[68]           L’attaque s’est manifestée à Bileća par l’augmentation considérable du nombre d’unités militaires, paramilitaires et policières serbes armées ainsi que par la distribution d’armes à la population civile serbe par les autorités serbes. Ces mesures ont engendré la peur au sein de la population civile musulmane et menaçaient leur sécurité. En plus de perdre leur emploi, les musulmans de Bileća étaient aussi restreints dans leurs déplacements et se sont fait détruire ou confisquer leurs maisons. L’attaque a culminé avec l’arrestation et la détention illégales des hommes musulmans de Bileća par les autorités serbes ainsi qu’avec le « nettoyage ethnique » de la région perpétré par les autorités serbes contre la population civile musulmane de Bosnie.

 

[69]           L’attaque contre la population civile musulmane de Bileća était aussi systématique, puisqu’elle était organisée et suivait la structure des attaques qui se produisaient dans toute la Republika Srpska.

 

V.        Le témoignage des témoins oculaires

[70]           C’est le rôle joué par M. Rogan dans la détention de prisonniers musulmans dans des prisons à Bileća que le ministre l’accuse d’avoir intentionnellement dissimulé quand il a demandé la résidence permanente au Canada. Par conséquent, avant de prendre connaissance de l’information donnée par M. Rogan dans sa demande d’immigration, il est nécessaire d’examiner les événements qui se sont déroulés à Bileća en 1992 et la part qu’a prise M. Rogan dans ces événements.

 

[71]           Cinq témoins ont fourni une preuve de première main à cet égard. Il s’agissait de M. Rogan lui‑même et de quatre hommes musulmans de Bosnie qui ont été arrêtés et détenus à Bileća : Ramiz Pervan, Sabir Bajramovic, Huso Hadzic et Kamel Hadzic.

 

A.        Branko Rogan

[72]           Branko Rogan est un Serbe de Bosnie qui avait environ 30 ans en 1992. Il est né et a grandi à Bileća, mais il y a un doute quant à l’endroit où il a passé les années précédant la guerre en Bosnie‑Herzégovine. Cette question sera analysée plus loin dans les présents motifs.

 

[73]           M. Rogan a déclaré dans sa défense qu’il n’avait [TRADUCTION] « pas participé à la garde et au transport des prisonniers bosniaques ». Toutefois, il avoue maintenant qu’il était policier de réserve au début de l’été 1992 et qu’il travaillait comme gardien aux deux prisons de Bileća à cette époque. M. Rogan nie cependant avoir joué quelque rôle direct ou indirect que ce soit dans les mauvais traitements ou les sévices infligés aux détenus dans ces prisons.

 

[74]           M. Rogan a expliqué qu’après le début de la guerre en Bosnie‑Herzégovine, il avait reçu un avis de mobilisation. Son épouse venait tout juste d’accoucher, et un autre enfant avait subi une opération peu de temps auparavant. Par conséquent, M. Rogan avait obtenu une note du médecin sur l’état de santé de son deuxième enfant et s’était rendu à la mairie de Bileća pour demander de ne pas être envoyé au front.

 

[75]           M. Rogan a déclaré qu’il s’était fait dire de se présenter au poste de police de Bileća. À son arrivée, on lui avait annoncé qu’il travaillerait comme policier de réserve et s’occuperait de surveiller les prisonniers. Même s’il agissait en tant que policier de réserve dans l’exercice de ses fonctions de gardien, M. Rogan portait un uniforme militaire de la JNA, avait un grade militaire, celui de simple soldat, et s’était vu remettre une Kalashnikov qu’il devait avoir sur lui durant ses tours de garde.

 

[76]           M. Rogan a raconté qu’un peu plus tard, on lui a dit qu’il ne pouvait plus travailler comme gardien et devait être envoyé au front. C’est alors qu’il s’est enfui de Bileća pour rejoindre sa famille à Belgrade, en Serbie. Il avait emmené les membres de sa famille en Serbie pour leur sécurité, en avril ou mai 1992.

 

[77]           M. Rogan a commencé à travailler comme gardien de prison vers le 9 juin 1992. Il a déclaré durant son interrogatoire préalable qu’il n’avait effectué que huit tours de garde aux deux prisons, deux à un endroit et six à l’autre. Dans sa déclaration à la GRC, il a prétendu avoir travaillé comme gardien pendant 15 jours, tout au plus.

 

[78]           Cependant, M. Rogan a avoué en contre‑interrogatoire qu’il ne savait pas réellement pendant combien de temps il avait travaillé comme gardien aux prisons de Bileća. De fait, il a admis qu’il pouvait s’agir de semaines, de mois, ou même de quelques années.

 

[79]           M. Nielsen a témoigné qu’il avait retrouvé les dossiers de paye du ministère de l’Intérieur de la Republika Srpska pour l’été 1992. Il a lui‑même obtenu ces documents d’un poste de police de Banja Luka en novembre 2002. M. Nielsen a discuté des documents avec des policiers serbes de Bosnie, qui en ont aussi corroboré l’authenticité. De l’avis de M. Nielsen, les personnes dont le nom y figure travaillaient pour la police de réserve à Bileća pendant les mois indiqués.

 

[80]           M. Rogan conteste l’authenticité des documents. Par ailleurs, il ne nie pas que les dossiers indiquent exactement le nombre de jours pendant lesquels il a travaillé pour la police de réserve. Il a aussi identifié la signature de son père sur les documents en question à titre de personne à qui on avait remis la paye. Il n’a pas expliqué comment la signature de son père aurait pu se retrouver sur un document falsifié.

 

[81]           J’accepte le témoignage de M. Nielsen lorsqu’il affirme que les dossiers de paye qu’il a présentés sont authentiques et indiquent les dates auxquelles ont travaillé les policiers de réserve à Bileća, durant l’été 1992. Ces dossiers montrent que M. Rogan a travaillé comme policier de réserve pendant 20 jours en juin 1992. Voilà qui corrobore le témoignage de M. Rogan, qui affirme avoir commencé à travailler comme gardien le 9 juin. Cela est aussi conforme au témoignage de M. Nielsen, qui a déclaré que le rassemblement forcé et l’emprisonnement des hommes musulmans à Bileća ont commencé le 10 juin 1992.

 

[82]           Les dossiers de paye montrent également que M. Rogan a travaillé comme policier de réserve pendant 31 jours en juillet 1992. Il n’y a pas d’autres inscriptions relatives à M. Rogan dans ces dossiers.

 

[83]           M. Nielsen a témoigné que l’absence de M. Rogan des dossiers de paye pour août 1992 cadre avec le fait que le ministère de l’Intérieur bosno‑serbe avait commencé à réduire considérablement le nombre de personnes servant dans la police de réserve à compter de juillet 1992. Selon M. Nielsen, 107 policiers de réserve de Bileća avaient été envoyés au front en août 1992 à cette fin. M. Rogan lui‑même a témoigné qu’il s’était enfui de Bileća après avoir appris qu’il devait s’en aller au front.

 

[84]           À la lumière du témoignage de M. Nielsen et des dossiers de paye, je suis convaincue que M. Rogan a servi dans la police de réserve et qu’il a travaillé comme gardien de prison à Bileća du 9 juin 1992 au 31 juillet 1992.

 

[85]           M. Rogan est arrivé au Canada comme réfugié en 1994 et vit en Colombie‑Britannique avec sa famille depuis. Il est devenu citoyen canadien en novembre 1997 et travaille actuellement comme métallurgiste.

 

B.        Ramiz Pervan

[86]           Ramiz Pervan vit en Suède, où sa famille et lui ont été envoyés comme réfugiés après sa libération de prison. Il touche une pension d’invalidité, car il garde d’importantes séquelles physiques et psychologiques des sévices qu’il a subis en prison à Bileća.

 

[87]           En 1992, M. Pervan était au début de la quarantaine. Il avait travaillé pendant de nombreuses années comme vice‑commandant de la défense territoriale et de la force de protection générale du peuple à Bileća. M. Pervan est devenu commandant de ce groupe en avril 1991, après que l’ancien commandant, lui‑même musulman, eut quitté son poste, parce qu’il avait peur du maire de Bileća, favorable aux Serbes.

 

[88]           En septembre 1991, M. Pervan a été démis de ses fonctions de commandant après avoir exprimé sa réticence à se joindre à la JNA dans son attaque contre Dubrovnik. M. Pervan croit qu’il a été congédié parce qu’il est musulman. Il a ensuite été affecté à un poste où il devait répondre au téléphone. C’est ce qu’il a fait pendant plusieurs mois, jusqu’à ce qu’il soit renvoyé pour un congé d’une durée indéterminée en février 1992.

 

[89]           La description que fait M. Pervan de la manière dont il a été traité est conforme au témoignage de M. Nielsen au sujet de l’exclusion des policiers musulmans à Bileća durant cette période, y compris le fait que bon nombre d’entre eux ont été simplement renvoyés chez eux pour des congés prolongés.

 

[90]           M. Pervan a témoigné qu’il avait passé les quelques mois suivants chez lui. Il avait peur de s’aventurer à l’extérieur, parce que les forces paramilitaires serbes parcouraient la région en détruisant tout sur leur passage.

 

[91]           Lorsque M. Pervan a été renvoyé chez lui, on lui a dit que Miroslav Duka, commandant de la police de la municipalité de Bileća durant la guerre, lui avait ordonné de téléphoner à la police deux fois par jour, même si rien ne portait à croire qu’il était soupçonné d’avoir commis un crime. M. Pervan a respecté cette obligation jusqu’à son arrestation, le 11 juin 1992.

 

[92]           La famille de M. Pervan est d’abord demeurée dans la maison familiale après cette arrestation. Cependant, des voisins serbes, amis de longue date de la famille, se sont présentés par la suite chez les Pervan, armés d’un fusil automatique. Le mari a expulsé Mme Pervan de sa maison en l’obligeant à laisser tous ses biens derrière elle. Dépouillée de sa maison et sans aucune source de revenu, l’épouse de M. Pervan dépendait de la charité de ses amis pour survivre pendant que son mari était détenu.

 

C.        Sabir Bajramovic

[93]           Sabir Bajramovic vit maintenant aussi en Suède, où lui et sa famille ont été envoyés comme réfugiés après sa libération. Comme M. Pervan, M. Bajramovic touche une pension d’invalidité, parce qu’il continue d’éprouver d’importantes séquelles psychologiques, qu’il décrit comme un [TRADUCTION] « traumatisme postérieur à la guerre », en raison de ce qu’il a vécu en prison à Bileća.

 

[94]           M. Bajramovic est né et a grandi dans une ville située près de Bileća et s’est installé à Bileća même en 1977. Il a travaillé pendant plus de 20 ans à l’usine de métal « Kovnica », à Bileća, qui appartenait à la société Energoinvest.

 

[95]           M. Bajramovic raconte qu’en mai 1991, il a été mobilisé et sommé de se présenter à la JNA pour participer aux préparatifs en vue de l’attaque contre Dubrovnik. Au lieu d’obtempérer, M. Bajramovic s’est enfui avec sa famille à Sarajevo. Cette réaction lui a valu d’être congédié de son poste à la Kovnica.

 

[96]           Pendant qu’il vivait à Sarajevo, M. Bajramovic a travaillé comme garde du corps d’Alija Izetbegović, chef du Parti d’action démocratique, parti des musulmans de Bosnie, et président de la Bosnie‑Herzégovine, qui venait de déclarer son indépendance.

 

[97]           Les Bajramovic sont retournés à Bileća à la fin de décembre 1991 afin de célébrer le Nouvel An en famille. Puisque les musulmans ne pouvaient plus emprunter les routes, M. Bajramovic n’a pas pu retourner à Sarajevo après les Fêtes.

 

[98]           M. Bajramovic affirme qu’il a passé les mois suivants confiné chez lui, à Bileća. Selon lui, c’était parce qu’un grand nombre de soldats serbes se trouvaient dans les rues de Bileća et que les tueries ont alors commencé, de même que les viols. À cette époque, d’après M. Bajramovic, [TRADUCTION] « il valait mieux être un chien qu’un musulman ».

 

[99]           Deux ou trois jours avant son arrestation, M. Bajramovic se trouvait dans les bois près de chez lui quand Miroslav Duka et ses policiers ont tiré une roquette qui a atterri sur le toit de sa maison, qui a brûlé complètement. M. Bajramovic a alors emmené sa famille chez ses beaux‑parents, à la périphérie de Bileća.

 

[100]       M. Bajramovic raconte qu’il s’est caché à la maison des grands‑parents de son épouse, à l’orée de la forêt. Il pensait ainsi pouvoir s’enfuir dans les bois en cas de danger. Cependant, lorsque les policiers sont arrivés à la maison le 10 juin 1992, M. Bajramovic a décidé de se rendre, car il avait peur que la police mette le feu à la maison et s’en prenne aux grands‑parents.

 

D.        Huso Hadzic

[101]       Huso Hadzic et sa famille sont arrivés en Colombie‑Britannique, comme réfugiés, en 1993. M. Hadzic travaille à son compte et dirige sa propre entreprise de services téléphoniques interurbains.

 

[102]       M. Hadzic a grandi à Bileća avec Branko Rogan, qu’il a connu pendant la plus grande partie de sa vie, puisque les deux étaient séparés d’un an à l’école. M. Hadzic a expliqué que l’identité religieuse n’était pas une question importante quand il a grandi à Bileća et que, dans son enfance, il n’était pas conscient du fait qu’il était musulman ou que Branko Rogan était serbe. M. Hadzic a témoigné que son épouse est également serbe.

 

[103]       M. Hadzic a travaillé à l’usine Kovnica de Bileća jusqu’en 1987 ou 1988, année où il a quitté son emploi pour se lancer dans la vente de jouets d’enfants dans les marchés de Bileća et des villes avoisinantes. M. Hadzic n’a pas été mobilisé quand le conflit s’est exacerbé en Bosnie‑Herzégovine, car il était inapte au service militaire. Il a plutôt continué de travailler comme vendeur aux marchés jusqu’à ce que les attaques perpétrées contre les musulmans par les soldats serbes revenus du front, en avril ou mai 1992, l’empêchent de quitter sa maison.

 

[104]       M. Hadzic a déclaré qu’il n’avait pas été arrêté lors du rassemblement initial des hommes musulmans au début de juin 1992. Il explique que l’homme envoyé pour l’arrêter l’a reconnu, parce qu’il avait déjà donné un jouet à son enfant. Après avoir vérifié que M. Hadzic ne possédait aucune arme chez lui, l’homme est parti. Cependant, M. Hadzic a été arrêté quelques semaines plus tard.

 

[105]       Ce sont les interventions de M. Hadzic qui ont déclenché l’enquête sur les activités de Branko Rogan durant la guerre en Bosnie‑Herzégovine et ont ensuite donné lieu à la présente instance. M. Hadzic a expliqué que son épouse avait repéré M. Rogan dans un centre commercial à Burnaby, en 1996. Après que sa femme l’eut informé que M. Rogan se trouvait en Colombie‑Britannique, M. Hadzic avait pu retrouver son adresse et confirmer que la personne qui y vivait était effectivement M. Rogan. M. Hadzic avait alors communiqué avec la GRC.

 

[106]       M. Rogan contredit l’affirmation de M. Hadzic selon laquelle il n’avait eu vent de sa présence au Canada qu’en 1996. Il prétend que M. Hadzic savait d’avance que M. Rogan s’en venait au Canada et qu’il l’avait vu à maintes occasions après son arrivée au Canada en 1994. M. Rogan se demande alors pourquoi M. Hadzic a attendu quatre années avant de porter plainte à la GRC.

 

[107]       Je conviens avec M. Rogan que cela n’a pas beaucoup de sens. À mon avis, toutefois, les actes de M. Hadzic concordent mieux avec le fait qu’il n’a été informé de la présence de M. Rogan au Canada qu’en 1996. Par conséquent, je privilégie la version donnée par M. Hadzic des faits ayant mené à sa plainte à la GRC.

 

E.         Kamel Hadzic

[108]       Kamel Hadzic est le jeune frère d’Huso Hadzic et vit aussi maintenant en Colombie‑Britannique. Il a décrit une enfance paisible à Bileća, où il a souvent rencontré Branko Rogan qui se promenait en ville en bicyclette.

 

[109]       Kamel Hadzic est retourné à Bileća en 1989, après son service militaire obligatoire. Comme son frère, il travaillait dans les marchés jusqu’à sa mobilisation en septembre 1991.

 

[110]       Durant la dernière partie de 1991, Kamel Hadzic a effectué une période de service de quatre mois avec la JNA durant l’attaque contre Dubrovnik. Il a raconté avoir vu les membres de la JNA mettre le feu à des maisons et a témoigné des émotions contradictoires qu’il avait éprouvées quand il avait participé à l’attaque. Il avait le sentiment de faire une guerre qui n’était pas la sienne et s’inquiétait de la présence de membres de sa famille à Dubrovnik. Il avait envisagé de déserter pour joindre l’autre camp, mais avait décidé de ne pas le faire, parce que la sécurité de sa famille aurait été compromise.

 

[111]       Kamel Hadzic est revenu à Bileća du front en janvier 1992, où il a constaté que la situation s’était énormément détériorée. Bon nombre de musulmans avaient déjà fui Bileća, et ses [TRADUCTION] « soi‑disant amis, des Serbes » chantaient des chansons nationalistes et lui racontaient ce que [TRADUCTION] « son peuple » faisait subir aux Serbes.

 

[112]       En avril 1992, Kamel Hadzic a été encore une fois mobilisé. Bien qu’il ait refusé d’abord d’obtempérer, il a été envoyé au front comme fantassin dans la partie ouest de l’Herzégovine. Après un mois environ au front, il a été blessé par des éclats d’obus et renvoyé à Bileća.

 

[113]       Kamel Hadzic a témoigné qu’à son retour à Bileća, il s’est rendu compte que les conditions avaient encore empiré, au point où il était le seul homme musulman qui pouvait marcher librement dans la ville, ce qu’il attribue au fait qu’il était un ancien combattant. Il a décidé de s’enfuir au Monténégro en juin 1992, mais il a été intercepté et arrêté près de la frontière.

 

VI.       L’arrestation et la détention des témoins oculaires

[114]       Ramiz Pervan, Sabir Bajramovic, Huso Hadzic et Kamel Hadzic ont chacun décrit leurs arrestations et le traitement qu’ils ont subi pendant leur emprisonnement. Bien qu’aucun de ces hommes n’ait été lui‑même battu par M. Rogan, comme nous le verrons ci‑après, MM. Pervan et Bajramovic ont tous deux été l’objet de sévices graves durant leur emprisonnement. Les quatre témoins oculaires ont aussi souffert en raison des conditions dans lesquelles les hommes étaient détenus. Ces conditions seront abordées plus loin dans les présents motifs.

 

A.        L’arrestation et la détention de Ramiz Pervan

[115]       Lors de son témoignage, Ramiz Pervan a raconté que le 11 juin 1992, quatre soldats et un commandant s’étaient présentés chez lui pour l’arrêter. Un des soldats l’avait frappé et lui avait ordonné de monter dans un camion, où d’autres musulmans attendaient. Selon M. Pervan, un des soldats lui avait dit d’ouvrir la bouche. Il lui avait alors mis son arme dans la bouche et avait appuyé sur la détente, mais le coup n’était pas parti. Le soldat avait fait savoir à M. Pervan qu’il avait été [TRADUCTION] « chanceux cette fois ». Il lui avait aussi déclaré qu’il avait posé ce geste parce que M. Pervan avait refusé d’aller à la guerre.

 

[116]       M. Pervan a témoigné qu’il avait été amené au poste de police de Bileća et conduit au bureau qu’il avait lui‑même occupé pendant dix ans. Il y avait là des gens qui attendaient et qu’il savait être des membres d’un groupe paramilitaire serbe, les « Beli orlovi » ou « aigles blancs ». M. Pervan s’était fait ordonner de poser les mains sur le mur, puis il avait été battu et roué de coups de pied, agression qui lui avait valu quatre côtes brisées.

 

[117]       M. Pervan s’était évanoui. Quand il avait repris ses sens, il avait vu le maire de Bileća et le directeur régional du ministère de l’Intérieur qui l’observaient. M. Pervan les connaissait, car il avait déjà travaillé avec chacun d’eux. Les deux hommes ne l’avaient que regardé, puis étaient partis.

 

[118]       M. Pervan a raconté que durant cette période, il pouvait entendre des cris provenant d’autres bureaux et que ces cris, d’après lui, étaient ceux d’autres hommes musulmans arrêtés le même jour.

 

[119]       Plus tard dans la journée, environ 60 hommes avaient été emmenés par camion à la caserne de Bileća (connue sous le nom de camp « Moše Pijade » de la JNA). À son arrivée, M. Pervan avait rencontré un homme serbe qu’il connaissait, le lieutenant adjoint Branko Segrt. Il avait demandé à celui‑ci pourquoi il avait été arrêté. Selon M. Pervan, le lieutenant adjoint Segrt [TRADUCTION] « se sentait probablement embarrassé à ce moment‑là, parce que nous étions amis... Il ne m’a pas regardé dans les yeux. Il a tourné la tête et m’a dit : « Tu as été arrêté seulement parce que tu es musulman. » » M. Pervan a témoigné que, durant son arrestation ou sa détention, il n’avait jamais été inculpé d’une infraction quelconque.

 

[120]       D’après M. Pervan, la prison à la base militaire était très propre et en ordre. Des prisonniers ont été interrogés pendant leur détention à la caserne militaire, mais à sa connaissance aucun n’avait subi de mauvais traitements aux mains des gardiens à cet endroit.

 

[121]       À un moment donné durant sa détention à la prison de la base militaire, un groupe de soldats était arrivé à la caserne, et l’un d’eux avait été présenté à M. Pervan comme étant Branko Rogan. M. Pervan a témoigné qu’il ne se souvenait pas d’avoir rencontré M. Rogan antérieurement, bien qu’il ait précisé qu’il aurait pu l’avoir vu quand il était enfant, car M. Pervan avait très bien connu le père de M. Rogan, Radovan, et le frère de celui‑ci, Pera. M. Pervan a déclaré que Radovan Rogan était [TRADUCTION] « un homme très bien, très aimable ».

 

[122]       M. Pervan avait passé 15 jours en détention à la caserne, après quoi lui et les autres prisonniers avaient été emmenés à une prison adjacente au poste de police au centre‑ville de Bileća (la prison de la police ou la « prison d’en bas »). M. Pervan était resté détenu à cette prison jusqu’en décembre 1992.

 

[123]       Alors qu’il se trouvait à la prison de la police, M. Pervan a été sauvagement battu par Miroslav Duka et deux autres policiers. M. Pervan a affirmé que Miroslav Duka avait déjà été un très bon ami. À cause des coups qu’il avait reçus, M. Pervan avait eu du sang qui lui sortait des oreilles, du nez et de la bouche pendant dix jours et, durant l’année qui a suivi, il n’avait pas pu bouger la tête sans perdre connaissance.

 

[124]       M. Pervan a témoigné que pendant sa détention, il priait chaque soir qu’il ne se réveille pas le lendemain afin de ne plus être un fardeau pour sa famille.

 

[125]       Durant sa détention, M. Pervan n’avait jamais reçu de soins médicaux pour ses blessures. Il a témoigné qu’il avait été hospitalisé dès son arrivée en Suède et qu’il continuait de souffrir des séquelles des raclées.

 

B.        L’arrestation et la détention de Sabir Bajramovic

[126]       M. Bajramovic a témoigné que, le 10 juin 1992, quand les policiers étaient arrivés à la maison des grands‑parents de son épouse, il était sorti de la maison les mains en l’air en disant [TRADUCTION] « Je me rends. » Un voisin s’était alors mis à tirer dans sa direction, et une balle était passée tout près de lui. M. Bajramovic a affirmé que les tirs s’étaient arrêtés quand il avait prononcé les mots [TRADUCTION] « Ne tirez pas — je me rends. »

 

[127]       Quand M. Bajramovic s’était approché des policiers, il avait vu un membre de sa famille dont les bras étaient ligotés et qui avait été sévèrement battu. Ils avaient tous deux été conduits au poste de police de Bileća, où M. Bajramovic avait été laissé dans une salle avec son frère et environ 15 membres de leur famille.

 

[128]       Le lendemain matin, un policier de réserve appelé Denda avait emmené M. Bajramovic dans une autre pièce du poste de police, où il avait été gravement battu. Un des agresseurs de M. Bajramovic l’avait frappé à la tête avec un objet en métal, et le coup était tellement fort qu’il avait fallu deux ans avant que les cheveux repoussent.

 

[129]       M. Bajramovic s’était évanoui durant l’agression et s’était réveillé dans une cellule du poste de police. Il y avait deux autres musulmans dans la pièce avec lui, dont un membre de sa famille. Les deux hommes avaient été sauvagement battus. M. Bajramovic décrit les deux ou trois jours suivants comme [TRADUCTION] « de la torture, de la torture constante, des coups ».

 

[130]       M. Bajramovic a témoigné que certains gardiens se servaient de ce qu’ils appelaient un [TRADUCTION] « inducteur » pour torturer les prisonniers. Les mains de la personne étaient menottées, des électrodes lui étaient appliquées aux oreilles puis on faisait circuler un courant électrique dans tout son corps. D’après M. Bajramovic, [TRADUCTION] « c’était quelque chose de vraiment horrible. Et si j’avais à choisir entre la torture au courant électrique et des coups assenés au moyen d’une matraque, je préférerais toujours recevoir des coups de matraque assénés par cinq policiers plutôt qu’être soumis à cette torture par courant électrique. »

 

[131]       M. Bajramovic était resté dans cette cellule pendant quelques jours, après quoi il avait été amené dans la cave de la résidence des étudiants située à quelque 300 ou 400 mètres du poste de police. Ce bâtiment a été appelé la « résidence des étudiants », ou la « prison d’en haut », au cours de l’audience.

 

[132]       M. Bajramovic a témoigné qu’il avait été battu par des gardiens pendant qu’il était détenu à la résidence des étudiants et qu’il avait subi des décharges électriques cinq ou six fois de plus. À une occasion, la torture était si cruelle et avait duré tellement longtemps qu’un policier qui n’y participait pas était entré dans la pièce et avait débranché la machine, car il ne pouvait plus supporter les cris de M. Bajramovic.

 

[133]       M. Bajramovic n’a jamais su la raison de son arrestation et n’a jamais été non plus inculpé d’un crime quelconque. D’après lui, [TRADUCTION] « il suffisait d’être un musulman ou un catholique ».

 

[134]       M. Bajramovic affirme qu’il a été détenu à la résidence des étudiants jusqu’en octobre 1992, lorsqu’il a été transféré à la prison près du poste de police. Il y est resté jusqu’à sa libération, le 17 décembre 1992.

 

[135]       M. Bajramovic n’a pas reçu de soins médicaux après la première raclée subie au poste de police. Toutefois, il a été emmené à l’hôpital quelque temps après. Selon lui, les prisonniers qui portaient des marques de coups ont été hospitalisés avant la visite des prisons de Bileća par les représentants du Comité international de la Croix‑Rouge.

 

C.        L’arrestation et la détention d’Huso Hadzic

[136]       Au printemps 1992, Huso Hadzic vivait avec sa famille chez sa mère à Bileća. En juin 1992, l’épouse de M. Hadzic avait dû se rendre au poste de police pour obtenir un permis. M. Hadzic avait alors été arrêté et conduit à la prison adjacente au poste de police. Il a témoigné qu’il y était resté jusqu’à sa libération, le 5 octobre 1992.

 

[137]       M. Hadzic a témoigné que, même s’il avait été interrogé durant sa détention, il n’avait jamais été battu. Il n’a jamais été inculpé et ne comprend pas pourquoi on l’a soupçonné d’un crime quelconque. M. Hadzic croit qu’il a été arrêté simplement parce qu’il était musulman. Pour appuyer ses dires, il souligne qu’il n’y avait qu’un seul Serbe à la prison de la police avec lui, et c’était un homme qui avait de nombreux amis musulmans. M. Rogan admet que tous les prisonniers à la prison de la police, sauf un ou deux, étaient musulmans.

 

D.        L’arrestation et la détention de Kamel Hadzic

[138]       Comme nous l’avons déjà mentionné, Kamel Hadzic avait été arrêté en juin 1992, lorsqu’il avait tenté de fuir au Monténégro. Il avait été amené à la prison aménagée à la résidence des étudiants avec les deux hommes qui avaient essayé de fuir avec lui.

 

[139]       M. Hadzic a témoigné qu’à son arrivée à la résidence des étudiants, un policier avait donné quelques coups de pied à l’un des deux autres hommes, mais que lui‑même n’avait jamais été battu. M. Hadzic a témoigné qu’il n’avait jamais été inculpé ni soupçonné d’un crime quelconque et qu’il était d’avis qu’il avait été arrêté simplement parce qu’il était musulman.

 

[140]       M. Hadzic a été détenu à la résidence des étudiants jusqu’à sa libération, en octobre 1992. Il semble, d’après la manière dont ils décrivent leur remise en liberté, que les frères Hadzic aient été libérés le même jour, quoique Kamel Hadzic affirme avoir été relâché le 10 octobre 1992, alors qu’Huso Hadzic l’aurait été cinq jours plus tôt. Cette contradiction dans leur témoignage n’a aucune incidence, et je l’attribue au fait que cela se soit produit il y a près de 20 ans. Il était d’ailleurs clair que les souvenirs d’Huso et de Kamel Hadzic au sujet de leur période de détention n’étaient pas aussi précis que ceux de Ramiz Pervan et de Sabir Bajramovic.

 

E.         Conclusions relatives au motif des détentions

[141]       M. Rogan a témoigné qu’à l’époque où il travaillait comme gardien aux prisons de Bileća, il présumait que les prisonniers avaient refusé la mobilisation. Il dit croire maintenant qu’ils avaient été arrêtés et détenus pour des motifs politiques.

 

[142]       Bien que la réticence de M. Pervan à participer à l’attaque contre Dubrovnik ait sans aucun doute déplu à ses collègues serbes, il ne faut pas oublier qu’il n’a été arrêté qu’environ neuf mois après sa mobilisation en septembre 1991. Lorsqu’il a finalement été arrêté, c’était lors du rassemblement général forcé de tous les hommes musulmans décrit par M. Nielsen qui s’est amorcé le 10 juin 1992.

 

[143]       De même, s’il est possible que la participation de M. Bajramovic aux activités du Parti d’action démocratique, le parti des musulmans de Bosnie, et ses liens avec Alija Izetbegović aient pu contribuer aux sévices dont il a été victime pendant son emprisonnement, cette participation remontait à quelques années, et il n’a été arrêté que lors du rassemblement forcé des hommes musulmans le 10 juin 1992.

 

[144]       Ni Huso ni Kamel Hadzic n’avaient été actifs sur la scène politique. Kamel Hadzic avait même servi dans les forces serbes au front et avait alors été blessé. Huso Hadzic avait été exempté du service militaire.

 

[145]       En plus, tous les témoins (y compris M. Rogan) ont convenu que la totalité des prisonniers au poste de police et à la résidence des étudiants, sauf une ou deux exceptions, étaient des musulmans. Dans certains cas, il s’agissait de personnes âgées. Aucun des témoins arrêtés n’a jamais été inculpé d’une infraction quelconque.

 

[146]       Compte tenu de l’ensemble de cette preuve, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Pervan, M. Bajramovic et les frères Hadzic ont été arrêtés et détenus parce qu’ils étaient des hommes musulmans vivant à Bileća en juin 1992. Je suis convaincue en outre que ces arrestations ont été le point culminant d’une série progressive d’atteintes aux droits de l’homme infligées à la population civile musulmane de Bileća par les autorités serbes.

 

[147]       À la lumière des mesures punitives généralisées et publiques infligées à la population musulmane de Bileća à cette époque, je suis également convaincue que M. Rogan devait savoir que les hommes détenus à la prison de la police et à la résidence des étudiants à Bileća avaient été arrêtés et étaient détenus simplement parce qu’ils étaient des musulmans vivant à Bileća en juin 1992.

 

VII.     Les conditions d’emprisonnement

[148]       Comme nous l’avons mentionné dans la section précédente des présents motifs, Ramiz Pervan et Huso Hadzic étaient gardés à la prison au poste de police de Bileća, tandis que Sabir Bajramovic et Kamel Hadzic étaient détenus à la résidence des étudiants. Chaque témoin a donné une description détaillée des dures conditions de vie existant dans ces établissements. M. Rogan a également témoigné au sujet des conditions dans lesquelles les prisonniers étaient détenus.

 

A.        La prison au poste de police

[149]       La prison au poste de police était située à côté du poste de police de Bileća, dont il était séparé par une petite cour. Avant la guerre, le bâtiment en question servait d’entrepôt.

 

[150]       Les témoins ont donné des estimations différentes de la taille du bâtiment, M. Rogan évaluant la surface du plancher à 30 pieds par 25 ou 26 pieds environ, soit quelque 750 à 780 pieds carrés. Le bâtiment était divisé en une série de pièces séparées par un corridor central. Certaines des pièces servaient à l’entreposage, et les prisonniers n’y avaient pas accès. Une des pièces où les hommes se trouvaient contenait du charbon, de sorte que les prisonniers avaient dû placer des planches de bois par-dessus le charbon pour pouvoir se coucher.

 

[151]       M. Pervan a témoigné qu’il partageait une pièce de trois mètres sur quatre avec 18 autres prisonniers. L’espace était tellement encombré que les prisonniers ont dû construire un deuxième étage à l’intérieur de la pièce pour permettre à chaque prisonnier de s’étendre la nuit.

 

[152]       M. Pervan a expliqué qu’il y avait initialement 62 hommes à la prison de la police, puis que 48 autres s’y étaient ajoutés. Huso Hadzic estimait qu’il y avait entre 120 et 150 personnes détenues en même temps que lui. Les deux hommes convenaient que la prison était gravement surpeuplée.

 

[153]       M. Rogan a déclaré qu’il n’avait aucune idée du nombre d’hommes détenus à la prison de la police, mais il n’a pas contesté les estimations fournies par d’autres témoins. M. Nielsen a mis au jour des documents internes de la Republika Srpska qui laissent croire qu’il y avait à un moment donné 150 hommes détenus à cette prison.

 

[154]       Il n’est pas nécessaire de connaître le nombre précis de personnes détenues à la prison de la police. Tous les témoins, dont M. Rogan, étaient d’accord pour dire que la prison était extrêmement surpeuplée. En raison du manque d’espace, les hommes étaient forcés de dormir tête‑bêche dans les pièces qui étaient à leur disposition, y compris dans le corridor. M. Rogan reconnaît qu’il n’y avait pas de lits dans la prison, ni de matelas, de couvertures ou d’oreillers fournis par les autorités aux prisonniers. Ceux‑ci pouvaient toutefois recevoir de la literie de leur famille.

 

[155]       Il y avait une salle de toilette à la prison, et elle contenait une toilette à la turque semblable à une latrine ainsi qu’un lavabo. Il n’y avait pas d’installations pour se laver. M. Pervan a témoigné qu’il avait porté les mêmes vêtements durant ses six mois de détention et qu’il n’avait pu se laver le bas du corps que deux fois pendant cette période. Huso Hadzic a témoigné que sa femme lui apportait parfois des bouteilles d’eau chaude pour se laver.

 

[156]       Les prisonniers n’avaient pas non plus accès à du savon, du shampooing, une brosse à dents ou du dentifrice. M. Pervan a déclaré qu’il avait perdu la plupart de ses dents durant sa détention.

 

[157]       M. Rogan a témoigné que les étés à Bileća sont très chauds, [TRADUCTION] « comme au Mexique », selon ses dires, les températures pouvant grimper jusqu’à 40 degrés Celsius. Il a admis que les prisonniers n’avaient jamais l’autorisation d’aller à l’extérieur et que la chaleur corporelle dégagée par tous ces gens confinés dans la prison de la police faisait augmenter la température à l’intérieur. M. Pervan a toutefois souligné que les fenêtres pouvaient atténuer un peu l’inconfort.

 

[158]       M. Rogan a confirmé qu’aucune nourriture n’était fournie aux prisonniers par les autorités. Cependant, les familles pouvaient leur apporter de quoi se nourrir chaque jour. M. Pervan et M. Rogan conviennent que des repas pouvaient être apportés une fois par jour seulement. Huso Hadzic croit qu’au début, on pouvait apporter de la nourriture deux fois par jour, mais que c’était passé à une fois par jour après un certain temps.

 

[159]       Les repas étaient remis aux prisonniers par une petite fenêtre. M. Pervan et Huso Hadzic ont témoigné que les prisonniers devaient manger la nourriture apportée par leur famille dès qu’ils la recevaient. M. Rogan conteste ce fait en disant que, si un proche apportait assez de nourriture pour dix repas, le prisonnier pouvait prendre dix repas la même journée. Je n’accepte pas cette affirmation. Il est clair que les prisonniers n’ont pas reçu assez de nourriture pendant leur détention. De fait, M. Pervan a témoigné qu’il avait perdu 34 kilogrammes durant sa détention et Huso Hadzic affirme avoir perdu la moitié de son poids.

 

[160]       En dernier lieu, comme nous en discuterons ci-après dans les présents motifs, certains des détenus à la prison de la police ont été la cible de mauvais traitements, et tous entendaient régulièrement les cris et les supplications de leurs collègues qui se faisaient battre, sans jamais savoir qui serait la prochaine victime.

 

B.        La prison à la résidence des étudiants

[161]       Sabir Bajramovic et Kamel Hadzic ont tous deux témoigné des conditions de détention à la résidence des étudiants.

 

[162]       Ils ont raconté qu’entre 70 et 80 personnes étaient détenues à cet endroit. M. Bajramovic a été gardé dans une pièce du sous‑sol du bâtiment qui faisait environ 15 mètres carrés. S’y entassaient 20 personnes, ce qui obligeait les prisonniers à dormir tête‑bêche pour que tous puissent s’étendre.

 

[163]       M. Rogan prétend n’avoir pas été au courant de ce qui se passait à l’intérieur des prisons, y compris le surpeuplement à la résidence des étudiants. Il admet cependant que les prisonniers au poste de police vivaient dans des conditions de surpeuplement grave. Lorsqu’on lui a fait valoir en contre‑interrogatoire que les prisonniers à la résidence des étudiants vivaient aussi dans des conditions de surpeuplement grave, il a répondu d’un air désinvolte [TRADUCTION] « Est‑ce mon problème? », ce qui a montré à quel point il se souciait peu du bien‑être des prisonniers.

 

[164]       Les prisonniers à la résidence des étudiants devaient dormir sur le plancher et n’étaient pas autorisés à changer de vêtements ou à se laver. Kamel Hadzic a témoigné qu’il dormait dans un espace d’à peu près 16 à 18 pouces de large. Tout comme à la prison du poste de police, aucun lit ni aucune literie n’avaient été fournis aux prisonniers, mais les membres de leurs familles pouvaient leur apporter des couvertures.

 

[165]       La nourriture était apportée aux prisonniers par les membres de leur famille. Sabir Bajramovic et M. Rogan conviennent que les repas arrivaient une fois par jour, alors que Kamel Hadzic croit qu’il est arrivé à l’occasion que des repas soient apportés à deux reprises pendant la journée. M. Bajramovic avait clairement des souvenirs plus précis de sa détention que Kamel Hadzic, et je donne préséance à son témoignage à ce sujet.

 

[166]       Les prisonniers devaient manger leur nourriture dès qu’ils la recevaient, de manière à ce que les contenants puissent être retournés à leurs familles. M. Bajramovic a témoigné du poids qu’il avait perdu durant sa détention en expliquant que, trois mois après sa libération, il ne pesait encore que 54 kilogrammes (soit 119 livres). M. Bajramovic mesure 190 centimètres (environ 6 pieds et 3 pouces). Kamel Hadzic a aussi témoigné qu’il avait énormément maigri pendant sa détention.

 

[167]       Kamel Hadzic et Sabir Bajramovic ont tous deux témoigné qu’il y avait seulement une salle de toilette pour les prisonniers à la résidence des étudiants, munie d’un seul urinoir et d’une toilette semblable à une latrine. M. Rogan n’est pas d’accord et souligne que le bâtiment avait accueilli 140 étudiants auparavant, ce qui laisse croire qu’il devait y avoir plus d’une salle de toilette. Je privilégie le témoignage de MM. Hadzic et Bajramovic à cet égard. Ce sont eux qui vivaient sur les lieux et qui étaient les mieux placés pour savoir combien de salles de toilette étaient aménagées. Quant au témoignage de M. Rogan, il se fondait sur de simples hypothèses.

[168]       Kamel Hadzic a confirmé qu’il faisait très chaud dans la résidence des étudiants et que la qualité de l’air était médiocre. Les prisonniers ne pouvaient pas ouvrir les fenêtres, et les conditions d’hygiène étaient épouvantables. M. Hadzic a déclaré qu’il n’avait pas pu prendre de douche pendant quatre mois et qu’il pouvait seulement se laver à l’éponge à l’occasion. Selon lui, la présence de nombreux corps non lavés dans un espace restreint rendait l’atmosphère encore plus oppressante.

 

C.        Conclusions relatives aux conditions de détention

[169]       D’après les éléments de preuve ci-dessus, je suis convaincue que les prisonniers musulmans, dont M. Pervan, M. Bajramovic et les frères Hadzic, étaient détenus dans des conditions inhumaines aux prisons du poste de police et de la résidence des étudiants à Bileća en 1992.

 

[170]       Je souligne que ma conclusion est corroborée par la preuve documentaire provenant de la police bosnienne elle‑même, qui a déclaré que les prisons dirigées par la police étaient inadéquates. Il y a aussi des documents de l’époque dans lesquels les militaires de la Republika Srpska critiquent les conditions des prisons dirigées par la police ainsi que la manière dont la police a procédé à la détention en masse de non‑Serbes.

 

[171]       Je souligne en outre que, même si je fonde mes conclusions au sujet des conditions de détention des prisonniers au poste de police et à la résidence des étudiants de Bileća en 1992 uniquement sur la preuve qui m’a été présentée, mes constatations concordent néanmoins avec celles du TPIY en ce qui concerne les conditions existant dans les prisons à Bileća : voir Le Procureur c. Momčilo Krajišnik, TPIY, affaire no IT‑00‑39‑T (27 septembre 2006), au paragraphe 614. Le Comité international de la Croix‑Rouge et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ont aussi conclu de manière indépendante que les conditions de détention n’étaient pas conformes aux normes internationales et intérieures appropriées.

 

[172]       Je suis également convaincue que M. Rogan était au courant des conditions dans lesquelles les prisonniers étaient détenus au poste de police et à la résidence des étudiants.

 

D.        Les attaques contre les prisons

[173]       Avant de clore la question relative aux conditions de détention à Bileća, il y a un autre point qui mérite d’être souligné. Les quatre témoins oculaires ont témoigné qu’il y avait eu des attaques armées contre les prisons au poste de police et à la résidence des étudiants pendant lesquelles les prisons furent la cible de coups de feu, de gaz lacrymogène et de bombes incendiaires.

 

[174]       M. Pervan et M. Bajramovic n’ont pas précisé la date des attaques, et le témoignage de Huso Hadzic semble indiquer que celle qui visait la prison de la police avait pu se produire après que M. Rogan eut quitté son poste de gardien de prison. Kamel Hadzic a affirmé clairement dans son témoignage que l’attaque contre la résidence des étudiants était survenue après que les policiers de réserve eurent cessé de travailler comme gardiens de prison, ce qui s’est produit à la fin de juillet 1992. M. Rogan a témoigné que, même s’il avait entendu parler des attaques après son arrivée au Canada, elles ont eu lieu après son départ de Bileća.

 

[175]       Étant donné que les attaques ont probablement eu lieu après le départ de M. Rogan, je n’en ai pas tenu compte quand j’ai examiné les conditions de détention des prisonniers.

VIII.    Les sévices commis contre les prisonniers

[176]       Les quatre témoins oculaires ont témoigné que les prisonniers étaient battus de façon courante aussi bien au poste de police qu’à la résidence des étudiants. Les raclées subies par Ramiz Pervan et Sabir Bajramovic ont déjà été décrites plus haut dans les présents motifs. M. Bajramovic a aussi témoigné que son cousin, Fehrat Avdic, avait été battu à mort pendant sa détention. M. Nielsen a témoigné que ses travaux avaient conclu que deux prisonniers avaient été tués dans les prisons de Bileća en 1992.

 

[177]       Tous les prisonniers n’étaient pas victimes de sévices, comme en témoigne le fait qu’aucun des frères Hadzic n’a été battu pendant sa détention. M. Pervan a déclaré qu’environ 20 p. 100 des prisonniers étaient battus. Kamel Hadzic croit que les prisonniers soupçonnés d’avoir milité en politique ou de posséder des armes à feu étaient ciblés par les agresseurs. De fait, le rôle public de M. Bajramovic en tant que garde du corps d’Alija Izetbegović peut expliquer pourquoi il a été battu et torturé si souvent et si sauvagement. De même, M. Pervan a témoigné que Miroslav Duka le soupçonnait d’avoir remis des armes à un groupe d’opposition, ce qui peut expliquer pourquoi il avait été brutalisé.

 

[178]       Bien que M. Rogan prétende ne pas avoir été au courant de ce qui se passait à l’intérieur des prisons au poste de police et à la résidence des étudiants pendant qu’il y travaillait, il a affirmé ailleurs dans son témoignage qu’il savait ce qui se passait à l’intérieur des prisons, mais que cela n’était pas de ses affaires.

 

[179]       M. Rogan a affirmé qu’aucun gardien n’était forcé de s’en prendre aux prisonniers. Cependant, il a aussi reconnu qu’il savait que des prisonniers étaient effectivement battus. Pour appuyer sa prétention suivant laquelle il n’avait pas fait subir de mauvais traitements aux prisonniers, M. Rogan a décrit un incident où deux policiers avaient amené un prisonnier dans une des prisons. Comme il présumait que les policiers risquaient de battre le prisonnier, il avait quitté les lieux, car il ne voulait pas y prendre part. Il a précisé qu’il était revenu [TRADUCTION] « une fois que tout fut terminé » et que le prisonnier l’avait remercié de ne pas l’avoir battu aussi.

 

[180]       Lorsqu’on a fait valoir à M. Rogan que des témoins avaient décrit des prisonniers retournant dans leurs cellules dans un état tel qu’ils étaient méconnaissables, avec des contusions, des côtes brisées et des visages tuméfiés, M. Rogan n’a pas nié que cela se soit produit. Il a simplement déclaré que c’était possible, tout en insistant sur le fait qu’il n’avait jamais personnellement battu de prisonnier.

 

[181]       M. Rogan a confirmé qu’il avait entendu dire, pendant qu’il se trouvait encore à Bileća, qu’un prisonnier avait été tué par la police, mais il affirme ne pas avoir été en poste au moment du décès. M. Bajramovic a déclaré que Fehrat Avdic avait été tué après le transfert de M. Bajramovic à la prison de la police, ce qui a eu lieu en octobre 1992. Cela est postérieur au départ de M. Rogan de Bileća. Cependant, M. Nielsen a témoigné que deux prisonniers avaient été tués dans les prisons de Bileća en 1992, de sorte qu’il est possible que M. Rogan ait été informé de la mort de l’autre prisonnier.

 

[182]       M. Rogan a aussi raconté qu’il lui était arrivé de marcher près du poste de police pendant cette période et d’entendre des cris provenant du bâtiment.

 

[183]       En raison de ces aveux, je n’ai aucun doute que M. Rogan, à l’époque où il travaillait comme gardien de prison au poste de police et à la résidence des étudiants à Bileća, était bien au courant des sévices qui étaient infligés aux prisonniers.

 

[184]       La question que je dois maintenant trancher consiste à savoir si M. Rogan lui‑même a déjà participé directement aux exactions contre les prisonniers.

 

IX.       Les actions de M. Rogan aux prisons

[185]       Bien que M. Rogan avoue maintenant qu’il a travaillé comme gardien aux prisons du poste de police et de la résidence des étudiants durant l’été 1992, il affirme qu’il n’a jamais participé personnellement aux sévices des prisonniers. Il a déclaré cependant qu’il lui aurait été loisible de battre ou même de tuer un prisonnier s’il l’avait souhaité.

 

[186]       La présence de M. Rogan en tant que gardien à la prison du poste de police a été confirmée par Ramiz Pervan et Huso Hadzic, qui l’ont vu travailler à cet endroit à plusieurs occasions. Sabir Bajramovic et Kamel Hadzic se souviennent tous deux d’avoir vu M. Rogan travailler comme gardien à la résidence des étudiants. M. Bajramovic a témoigné qu’il avait vu M. Rogan travailler à la résidence des étudiants à 15 ou 20 reprises. Kamel Hadzic a déclaré que M. Rogan avait travaillé à la résidence des étudiants durant les deux premiers mois de sa détention, après quoi ce sont des policiers professionnels qui avaient assumé la garde des prisonniers.

[187]       Selon M. Bajramovic, Huso Hadzic et Kamel Hadzic, M. Rogan était souvent ivre quand il travaillait. M. Rogan a reconnu lui‑même que, pendant ses quarts de travail de gardien, il quittait parfois son poste pour se rendre dans les bars et les cafés de Bileća. Kemal Hadzic a déclaré également que M. Rogan fermait les fenêtres des endroits où se trouvaient les prisonniers, qu’il ne permettait pas aux membres de leur famille de voir les prisonniers et qu’il avait essayé de maltraiter psychologiquement les prisonniers.

 

[188]       Ramiz Pervan, Huso Hadzic et Sabir Bajramovic ont tous témoigné que M. Rogan était l’un des gardiens qui appelaient les prisonniers et les emmenaient en dehors de la zone réservée aux détenus. M. Rogan ramenait par la suite les prisonniers, qui semblaient avoir été sévèrement battus.

 

[189]       Aucun des témoins oculaires n’a jamais été battu par Branko Rogan. Toutefois, ils ont fait état des mauvais traitements infligés à d’autres prisonniers par M. Rogan. Huso Hadzic a nommé Sadam Mujacic comme étant l’un des prisonniers emmenés par Branko Rogan, mais on ne sait pas ce qui est arrivé à M. Mujacic. Les témoins ont identifié trois autres personnes qui avaient été battues par M. Rogan. Il s’agit de Sreco Kljunak, Munib Ovcina et Asim Catovic. Les éléments de preuve relatifs à chacune de ces personnes seront examinés ci‑après.

 

A.        Les actes de violence à l’endroit de Sreco Kljunak

[190]       Le seul témoin qui avait vraiment vu M. Rogan frapper un prisonnier était Kamel Hadzic. M. Hadzic a témoigné que, pendant sa détention à la résidence des étudiants, il avait personnellement vu M. Rogan entrer dans la zone réservée aux prisonniers et appeler un d’entre eux, nommé Sreco Kljunak. Celui‑ci était le cousin au deuxième degré de M. Hadzic. D’après Sabir Bajramovic, M. Kljunak était issu d’un mariage mixte, de sorte que sa famille comportait des Serbes, des musulmans et des catholiques.

 

[191]       M. Hadzic a témoigné que M. Kljunak s’était approché de M. Rogan, qui lui avait dit quelque chose. Avant que M. Kljunak eût pu répondre, M. Rogan l’avait frappé au visage. M. Hadzic avait alors vu M. Rogan emmener M. Kljunak à l’extérieur de la zone réservée aux prisonniers.

 

[192]       M. Hadzic avait ensuite entendu M. Kljunak hurler. Il l’avait aussi entendu supplier en disant : [TRADUCTION] « Arrête, ne fais pas ça, ne fais pas ça. » Quelques minutes plus tard, M. Kljunak était revenu dans la zone réservée aux prisonniers. M. Hadzic a témoigné que M. Kljunak avait le visage rouge, mais il n’avait vu aucune trace de sang. Il est raisonnable d’en inférer que M. Kljunak avait été battu durant le temps où il s’était trouvé à l’extérieur de la zone des prisonniers. M. Hadzic a aussi témoigné que M. Kljunak lui avait dit que M. Rogan l’avait battu.

 

[193]       M. Rogan nie avoir frappé M. Kljunak. Il insiste même pour dire qu’il n’est jamais entré dans les prisons et qu’il restait toujours à l’extérieur des bâtiments qu’il était censé surveiller. Cependant, cette affirmation de M. Rogan est difficile à concilier avec le fait qu’il prétende avoir été très bon envers les prisonniers, allant même jusqu’à leur apporter de la nourriture, des médicaments et de l’alcool à l’intérieur des bâtiments. M. Rogan a aussi témoigné qu’à deux occasions, il avait remis à Huso Hadzic, à l’intérieur de la prison, des choses qui avaient été apportées au centre de détention par le père ou l’épouse de M. Hadzic.

 

[194]       J’accorde préséance au témoignage de Kamel Hadzic plutôt qu’à celui de M. Rogan en ce qui concerne l’incident lié à Sreco Kljunak. Les propos de M. Hadzic sur ce point étaient cohérents et clairs, et il n’affichait aucune animosité évidente envers M. Rogan. De fait, M. Rogan a même décrit M. Hadzic comme étant [TRADUCTION] « un type bien ».

 

[195]       Par contre, le témoignage de M. Rogan relativement au rôle qu’il a joué comme gardien aux prisons de Bileća durant l’été 1992 a varié au fil des années, puisqu’il a tenté plusieurs fois de minimiser sa participation à la détention des prisonniers et aux mauvais traitements qui leur avaient été infligés.

 

[196]       Nous analyserons d’autres incohérences dans le témoignage de M. Rogan plus loin dans les présents motifs, mais je donnerai un exemple de la nature mouvante de ses propos afin d’illustrer ce point. M. Rogan a témoigné au procès que ses tâches en tant que policier de réserve ne se limitaient pas à garder les prisonniers aux deux centres de détention et que, durant la courte période pendant laquelle il avait travaillé comme policier de réserve, il avait aussi surveillé un hôtel, patrouillé dans les rues de Bileća et assuré la surveillance de l’autoroute. Cependant, il a déclaré dans son interrogatoire préalable qu’il avait eu pour seuls ordres de garder les prisons à la résidence des étudiants et au poste de police, rien d’autre. Il a expressément nié avoir patrouillé dans les rues de Bileća.

 

[197]       Comme je l’ai mentionné dans la section des présents motifs traitant des principes juridiques applicables, la preuve produite dans une instance comme la présente affaire doit être examinée avec le plus grand soin. À la lumière des observations directes de M. Hadzic, je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a frappé Sreco Kljunak au visage. Je ne suis pas prête toutefois à accorder du poids au témoignage de M. Hadzic lorsqu’il dit que M. Kljunak lui avait affirmé avoir été battu par M. Rogan, puisque cet élément de preuve constitue du ouï‑dire et n’est pas corroboré. En outre, le ministre n’a pas expliqué pourquoi M. Kljunak n’a pu lui‑même venir raconter ce qu’il avait vécu.

 

[198]       Je souligne que Sabir Bajramovic a témoigné que M. Kljunak était l’un des prisonniers gravement battus qui se trouvaient à l’hôpital avec lui. Toutefois, on ne sait pas exactement à quelle date cela s’est produit par rapport à l’incident dont a été témoin Huso Hadzic, ni si l’hospitalisation de M. Kljunak résultait des raclées décrites par M. Hadzic ou d’une autre agression.

 

[199]       Cela dit, en raison du peu de temps qui s’est écoulé entre le moment où M. Kljunak a été emmené à l’extérieur de la zone réservée aux prisonniers par M. Rogan et celui où Kamel Hadzic a entendu des cris, je conclus que M. Rogan avait à tout le moins personnellement et intentionnellement facilité la raclée administrée à M. Kljunak, et qu’il en était complice.

 

B.        Les actes de violence à l’endroit de Munib Ovcina

[200]       Le professeur Munib Ovcina était l’un des prisonniers musulmans détenus à la prison de la police à Bileća durant l’été 1992.

 

[201]       Huso Hadzic a témoigné avoir vu Munib Ovcina se faire emmener à l’extérieur de la prison par M. Rogan à plusieurs occasions. Une fois, le professeur Ovcina n’était pas revenu. M. Hadzic avait entendu dire qu’il avait été envoyé à l’hôpital.

 

[202]       Ramiz Pervan a témoigné avoir vu les gardes emmener le professeur Ovcina à l’extérieur de la zone réservée aux prisonniers en compagnie de plusieurs autres détenus. Il avait alors entendu des cris, puis le professeur Ovcina et les autres avaient été ramenés dans la zone réservée aux prisonniers dans un état tel qu’ils étaient méconnaissables. Selon M. Pervan, le professeur Ovcina avait été transporté par ambulance le lendemain.

 

[203]       Sabir Bajramovic a témoigné que le professeur Ovcina était l’un des prisonniers gravement battus qui se trouvaient à l’hôpital avec lui.

 

[204]       M. Rogan nie avoir battu Munib Ovcina. Il affirme en outre qu’il a lu une déclaration faite à la GRC par le professeur Ovcina et que son nom n’y est jamais mentionné. L’avocat du ministre n’a pas contesté cette déclaration en contre‑interrogatoire, et la déclaration du professeur Ovcina n’a jamais été présentée à M. Rogan ni incluse dans la preuve.

 

[205]       M. Rogan a témoigné que le professeur Ovcina vivait à Burnaby, en Colombie‑Britannique, après la guerre, mais qu’il est depuis retourné en Bosnie. Le ministre n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas convoqué le professeur Ovcina comme témoin.

 

[206]       Le témoignage de M. Pervan n’implique pas M. Rogan dans la raclée administrée au professeur Ovcina. Je suis prête à accepter le témoignage d’Huso Hadzic, qui a vu le professeur Ovcina se faire emmener à l’extérieur de la prison du poste de police par M. Rogan. Toutefois, M. Hadzic n’a pas vu le professeur Ovcina après ce moment, de sorte qu’il y a peu d’éléments de preuve directs ou circonstanciels qui lieraient M. Rogan aux sévices infligés au professeur Ovcina.

 

[207]       Je suis également troublée par le fait que le ministre n’a pas contesté l’affirmation de M. Rogan suivant laquelle le professeur Ovcina ne l’avait jamais impliqué dans les sévices qu’il avait décrits dans la déclaration faite à la GRC. Quand j’ai soulevé cette omission à l’avocat du ministre durant la plaidoirie finale, il a offert de produire la déclaration du professeur Ovcina, mais il n’a jamais laissé entendre que le nom de M. Rogan y apparaissait.

 

[208]       J’ai refusé d’accueillir la déclaration à cette étape tardive de l’instance. À mon avis, il aurait été injuste envers M. Rogan de le faire. Non seulement ce dernier était‑il absent durant la plaidoirie finale, mais, ce qui est plus important, la déclaration ne lui avait pas été présentée en contre‑interrogatoire, et il n’avait donc pas eu la possibilité d’y répondre dans son témoignage.

 

[209]       Vu les conflits et les lacunes dans la preuve relative aux sévices infligés au professeur Ovcina, je refuse de tirer quelque conclusion que ce soit à cet égard.

 

C.        Les actes de violence à l’endroit d’Asim Catovic

[210]       Un autre prisonnier détenu au poste de police avec Ramiz Pervan et Huso Hadzic était un musulman âgé nommé Asim Catovic, également connu par son surnom, « Malovilo ».

 

[211]       Sabir Bajramovic a décrit un incident entre Asim Catovic et M. Rogan qui se serait produit quelques mois avant que la guerre éclate en Bosnie-Herzégovine et qui donne à penser qu’il peut y avoir eu une animosité préexistante entre M. Catovic et M. Rogan.

 

[212]       M. Bajramovic a témoigné qu’il avait participé à un rassemblement politique tenu au stade de Bileća en 1991 et que M. Rogan y était également présent. Selon M. Bajramovic, M. Rogan était membre du Parti démocratique serbe et était un extrémiste. Il affirme que, durant le rassemblement, M. Rogan avait fait des commentaires menaçants à l’endroit des musulmans et que M. Catovic l’avait publiquement critiqué pour ces propos.

 

[213]       Bien que M. Rogan nie avoir déjà été membre du Parti démocratique serbe, il a confirmé qu’il se trouvait bien au rassemblement politique dont parle M. Bajramovic. Il a aussi avoué qu’il avait peut‑être prononcé alors un discours qui avait suscité la colère des musulmans présents. En dernier lieu, il n’a pas contesté qu’il ait pu proférer des menaces contre les musulmans et que M. Catovic ait pu s’y opposer publiquement.

 

[214]       Ramiz Pervan a témoigné que M. Catovic et son fils étaient détenus avec lui à la prison de la police. Un jour, M. Pervan regardait par la fenêtre qui surplombait la cour située entre le poste de police et la prison voisine. Il a vu M. Rogan s’approcher de la prison et appeler M. Catovic : [TRADUCTION] « Malovilo, viens ici. » M. Pervan a alors vu M. Catovic et M. Rogan quitter la prison et entrer dans le poste de police avoisinant. D’après M. Pervan, [TRADUCTION] « pendant l’heure qui a suivi, nous avons entendu [M. Catovic] hurler ».

 

[215]       M. Pervan a poursuivi : [TRADUCTION] « Après une heure, Malovilo est encore là‑bas. Rogan revient et appelle son fils [...] Il crie le nom du fils de Malovilo et lui dit : « Viens ici, j’ai quelque chose à te dire. » » D’après M. Pervan, M. Rogan aurait alors demandé ceci au fils de M. Catovic : [TRADUCTION] « As‑tu entendu comment j’ai tué ton père? » M. Pervan affirme que le fils de M. Catovic craignait de répondre autrement que par l’affirmative. M. Rogan lui aurait alors dit : [TRADUCTION] « Tant que je serai gardien, c’est ce qui se passera; c’est ce qui lui arrivera toujours. »

 

[216]       M. Pervan a raconté que M. Catovic était ensuite revenu au centre de détention et était allé immédiatement s’étendre dans sa cellule.

 

[217]       M. Rogan était revenu plus tard le même jour et avait encore une fois appelé M. Catovic, et le même scénario s’était répété. M. Catovic fut emmené à l’extérieur du centre de détention, puis des hurlements et des cris provenant du poste de police s’étaient fait entendre pendant environ une heure. M. Rogan était ensuite revenu à la prison et avait encore demandé au fils de M. Catovic s’il avait entendu comment il avait tué son père. D’après M. Pervan, cette fois, le fils de M. Catovic n’avait pas répondu.

 

[218]       M. Pervan ne savait pas pourquoi M. Rogan avait ciblé M. Catovic comme victime. Il a toutefois précisé que la même routine s’était répétée de sept à dix fois et que, à chaque occasion, c’était M. Rogan qui emmenait M. Catovic à l’extérieur du centre de détention.

 

[219]       M. Pervan a expliqué que M. Catovic revenait habituellement dans sa cellule et s’étendait. À une occasion, cependant, M. Pervan avait rencontré M. Catovic dans la salle de toilette. Il s’était alors rendu compte que son corps [TRADUCTION] « était complètement noir à cause des coups qu’il avait reçus ».

 

[220]       Comme nous l’avons mentionné plus haut, les souvenirs d’Huso Hadzic relativement à ce qui s’était produit durant son emprisonnement au poste de police sont moins précis que ceux de M. Pervan. M. Hadzic a dit qu’il avait vu M. Rogan appeler des prisonniers et les emmener à l’extérieur de la prison régulièrement, puis les prisonniers revenaient quelque temps après et semblaient avoir été gravement battus. M. Hadzic se rappelle avoir vu Asim Catovic après une raclée, bien qu’il ne soit pas sûr si M. Catovic avait auparavant été à la prison de la police.

 

[221]       Selon M. Hadzic, le visage de M. Catovic était méconnaissable et il avait levé sa chemise pour montrer ses ecchymoses aux autres prisonniers. M. Hadzic a témoigné que [TRADUCTION] « c’était vraiment très grave et c’était troublant à regarder ». M. Hadzic a aussi déclaré que M. Catovic avait dit aux prisonniers que M. Rogan l’avait battu. M. Hadzic n’a parlé que d’une raclée administrée à M. Catovic et n’a pas mentionné avoir entendu M. Rogan dire au fils de M. Catovic qu’il avait tué son père.

 

[222]       M. Pervan a raconté que M. Catovic n’avait jamais reçu de soins médicaux pendant sa détention au poste de police et qu’il avait par la suite quitté la prison. Cependant, il ne faut pas oublier que Sabir Bajramovic a témoigné qu’il avait été hospitalisé avant une visite de la prison par les représentants du Comité international de la Croix‑Rouge, car il portait encore les marques des sévices subis. D’après M. Bajramovic, un des prisonniers qui se trouvaient à l’hôpital avec lui était Asim Catovic.

 

[223]       M. Bajramovic a témoigné que M. Catovic [TRADUCTION] « avait l’air très mal en point ». Quand les autres prisonniers avaient demandé à ce dernier ce qui lui était arrivé, il a répondu que M. Rogan l’avait battu.

 

[224]       M. Rogan a reconnu qu’il connaissait Asim Catovic avant la guerre, déclarant que celui-ci était associé au [TRADUCTION] « Parti musulman ». Soulignons également que M. Rogan a affiché une antipathie profonde envers M. Catovic durant son témoignage, décrivant M. Catovic comme un musulman fondamentaliste très arrogant. M. Rogan avoue également que M. Catovic a pu avoir été battu pendant son emprisonnement, mais il nie y avoir joué un rôle quelconque.

 

[225]       M. Rogan a attaqué la crédibilité de M. Bajramovic à cet égard et sur d’autres points, notamment en disant que M. Bajramovic n’avait pas mentionné son nom dans la déclaration qu’il a faite à la police suédoise. À la demande de M. Rogan, et avec le consentement de la Couronne, les déclarations faites par Sabir Bajramovic ont été présentées en preuve.

 

[226]       Il est évident à la lecture du document que la déclaration dont parle M. Rogan a été faite en lien avec l’enquête sur la conduite de Miroslav Duka, commandant de la police de Bileća durant la période visée par la présente instance. Cette déclaration ne fait aucunement référence à M. Rogan. Toutefois, deux autres déclarations faites par M. Bajramovic aux autorités policières (une qui est antérieure et l’autre, postérieure) nomment expressément M. Rogan. Le contenu de ces déclarations corrobore en grande partie le témoignage de M. Bajramovic devant la Cour.

 

[227]       Je n’accorde pas la même importance que M. Rogan au fait que son nom ne soit pas mentionné dans la deuxième déclaration de M. Bajramovic. Cette deuxième déclaration concernait l’enquête sur les actions de Miroslav Duka, et non de M. Rogan. M. Bajramovic avait déjà fait une longue déclaration à la police suédoise impliquant M. Rogan dans les sévices infligés aux prisonniers, et il était inutile qu’il la répète intégralement lors d’une enquête différente. En plus, lorsque M. Bajramovic aborde la conduite de M. Rogan dans ses déclarations faites avant le procès, ses propos sont en grande partie conformes à son témoignage au procès. Par conséquent, je n’accorde aucun poids à l’omission de M. Bajramovic de nommer M. Rogan dans la déclaration qu’il a faite en lien avec l’enquête sur M. Duka.

 

[228]       M. Rogan nie aussi avoir tenu au fils de M. Catovic les paroles qui lui sont attribuées par M. Pervan et soutient qu’il ne savait même pas que M. Catovic avait un fils. Selon lui, M. Pervan [TRADUCTION] « dit des mensonges incroyables ». Il prétend également que la preuve contre lui a été fabriquée et qu’elle est le résultat de la haine qui oppose les Serbes et les musulmans de Bosnie.

 

[229]       Je ne suis pas d’accord pour dire, comme M. Rogan, que la preuve accumulée contre lui est imputable à un complot musulman. Aucun élément de preuve qui m’a été présenté ne porte à croire à une collusion quelconque des témoins. Bien qu’il soit raisonnable de présumer que les frères Hadzic ont été en contact régulièrement depuis leur mise en liberté, rien ne permet de conclure qu’il y a eu de communication, et surtout pas de collusion, entre les autres témoins oculaires et les frères Hadzic.

 

[230]       Quand on a fait valoir à M. Rogan en contre-interrogatoire que M. Catovic avait été battu quotidiennement sur une période de sept à dix jours, M. Rogan a répondu en souriant : [TRADUCTION] « Il est encore en vie, bien. Je suppose. » Cette réponse cavalière montre clairement que M. Rogan ne considérait pas vraiment préoccupant le fait de battre un homme âgé.

 

[231]       Je n’hésite pas à accorder préséance au témoignage de M. Pervan par rapport à celui de M. Rogan sur cette question. En outre, quand il y a des incohérences entre les propos de M. Pervan et d’Huso Hadzic au sujet des sévices infligés à Asim Catovic, je privilégie le témoignage de M. Pervan. Je suis persuadée que M. Hadzic a dit la vérité, mais M. Pervan se souvenait beaucoup plus clairement que lui de sa période d’emprisonnement.

 

[232]       À mes yeux, M. Pervan était un témoin des plus impressionnants. Il a témoigné calmement et avec une sereine dignité quand il a décrit son expérience durant la guerre en Bosnie‑Herzégovine, n’affichant aucune animosité évidente envers M. Rogan. Malgré le fait qu’il ait été clairement blessé profondément, autant sur le plan physique que psychologique, par sa détention à Bileća en 1992, M. Pervan n’a pas tenté d’exagérer ou de surenchérir pendant son témoignage et se montrait toujours prêt à faire des concessions au besoin.

 

[233]       Un simple exemple illustrera ce point : lorsqu’on lui a souligné qu’il faisait incroyablement chaud dans la prison de la police, M. Pervan s’est empressé de mentionner que les fenêtres du bâtiment avaient pu soulager un peu les prisonniers. De même, il n’a pas hésité à dire que la prison située sur la base militaire était très propre et en ordre. Il a aussi pris soin de préciser ce qu’il avait observé de ses propres yeux par opposition aux informations qui lui avaient été simplement rapportées.

 

[234]       En revanche, le témoignage de M. Rogan s’est modifié et a évolué au fil du temps. Par conséquent, lorsque ses propos contredisent ceux de M. Pervan, je privilégie le témoignage de ce dernier.

 

[235]       Quand Huso Hadzic et M. Bajramovic affirment que M. Catovic leur avait dit que M. Rogan l’avait battu, cela constitue manifestement du ouï‑dire. M. Catovic n’a pas témoigné au procès.

 

[236]       Tous s’entendent pour dire que M. Catovic était un homme âgé en 1992. Il a manifestement été interrogé durant l’enquête portant sur les activités de M. Rogan et a fait une déclaration à la GRC à ce moment-là. Bien qu’il semble que M. Catovic soit toujours en vie, j’ai été informée par l’avocat du ministre qu’il n’a pu faire témoigner M. Catovic au procès.

 

[237]       Si je n’avais que de la preuve par ouï‑dire concernant les raclées administrées par M. Rogan à Asim Catovic, je n’y accorderais aucune force probante. De fait, c’est l’approche que j’ai adoptée à l’égard de la preuve par ouï-dire présentée par Kamel Hadzic pour ce qui est du fait que M. Rogan avait battu Sreco Kljunak. Cependant, dans le cas d’Asim Catovic, il y a d’autres éléments de preuve qui corroborent les déclarations faites par M. Catovic à Huso Hadzic et à M. Bajramovic.

 

[238]       Tout d’abord, M. Pervan, M. Bajramovic et M. Hadzic confirment tous avoir vu le corps meurtri de M. Catovic. Voilà qui confirme que ce dernier a été gravement battu, bien qu’il reste à établir qui lui a, en fait, infligé les blessures en question.

 

[239]       En outre, nous avons aussi le témoignage direct de M. Pervan qui a vu M. Rogan emmener à plusieurs reprises M. Catovic à l’extérieur de la prison et qui a entendu tout de suite après M. Catovic crier et pleurer. Le fait que ces événements soient aussi rapprochés dans le temps constitue une preuve circonstancielle portant fortement à croire que, à tout le moins, M. Rogan a facilité les raclées administrées à Asim Catovic et en était le complice.

 

[240]       En dernier lieu, le plus important est que M. Pervan a lui‑même entendu M. Rogan se vanter à plusieurs reprises devant le fils de M. Catovic qu’il avait tué son père. Il est très improbable que M. Rogan aurait fait des déclarations incriminantes (advenant qu’elles soient fausses) de cette nature s’il n’avait pas participé à la raclée administrée à Asim Catovic.

 

[241]       Pris dans leur ensemble, tous ces éléments de preuve confirment la preuve par ouï-dire des déclarations attribuées à Asim Catovic, suivant lesquelles c’était M. Rogan qui l’avait battu. Je suis donc convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que c’était effectivement le cas. J’estime également que les déclarations faites par M. Rogan au fils de M. Catovic visaient à causer à ce dernier une grave douleur psychologique.

 

X.        Conclusion relative à la participation de M. Rogan aux mauvais traitements et aux sévices infligés aux prisonniers

[242]       Pour les motifs précités, je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a travaillé comme gardien aux prisons au poste de police et à la résidence des étudiants de Bileća durant l’été 1992. Je suis aussi convaincue que les prisonniers de ces deux établissements ont été arrêtés et détenus simplement parce qu’ils étaient des hommes musulmans vivant à Bileća.

 

[243]       J’ai conclu que les prisonniers dans les deux prisons avaient été détenus dans des conditions inhumaines et que M. Rogan connaissait personnellement ces conditions.

 

[244]       J’ai également conclu que certains prisonniers avaient été maltraités et battus dans les deux prisons. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que lorsque M. Rogan travaillait comme gardien aux prisons de Bileća, il savait fort bien que des sévices étaient commis contre les prisonniers.

 

[245]       J’ai aussi conclu que M. Rogan avait participé, à la fois directement et indirectement, aux sévices infligés aux prisonniers musulmans dans ces établissements. Plus particulièrement, je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a frappé Sreco Kljunak au visage, qu’il a personnellement et intentionnellement facilité une raclée administrée à celui‑ci et qu’il en a été le complice. Je suis également convaincue que M. Rogan était directement responsable des raclées dont a été victime Asim Catovic et des déclarations faites au fils de ce dernier, où il affirmait avoir tué son père, en vue de lui causer une grave douleur psychologique.

 

[246]       À la lumière de cette analyse des événements survenus à Bileća durant l’été 1992 et du rôle joué par M. Rogan dans ceux‑ci, je dois déterminer maintenant si M. Rogan a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Il faut à cette fin examiner soigneusement les règles de droit régissant la demande d’immigration de M. Rogan, le formulaire de demande lui-même et la preuve relative au traitement de cette demande, dont l’entrevue de M. Rogan avec les autorités de l’immigration.

 

XI.       Les règles de droit régissant la demande de résidence permanente de M. Rogan

[247]       Comme je l’ai souligné au début des présents motifs, les droits de fond de M. Rogan sont régis par les dispositions de la Loi sur l’immigration qui étaient en vigueur au moment où il a demandé la résidence permanente au Canada, en janvier 1994, et quand il est venu au Canada quelque trois mois plus tard.

 

[248]       Les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration comprennent le paragraphe 9(3), qui obligeait un demandeur à répondre franchement aux questions de l’agent des visas et à produire toutes les pièces qu’exige celui‑ci pour établir que son admission au Canada ne contreviendrait pas à la Loi sur l’immigration ni à ses règlements.

 

[249]       M. Rogan a été admis au Canada en tant que résident permanent parce qu’il était un réfugié au sens de la Convention. Afin d’être reconnu comme réfugié, M. Rogan devait à la fois être admissible comme réfugié au sens de la Convention et être admissible au Canada : Loi sur l’immigration, articles 2 et 19.

 

[250]       La définition du terme « réfugié au sens de la Convention » figurant à l’article 2 de la Loi excluait de la protection de la Convention toute personne dont on avait des motifs raisonnables de penser qu’elle avait commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité.

 

[251]       Une fois qu’une personne comme M. Rogan était jugée admissible à la protection en qualité de réfugié au sens de la Convention, elle pouvait être autorisée à demander la résidence permanente au Canada si elle était admissible en application de l’article 19 de la Loi sur l’immigration.

 

[252]       Selon l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration, les personnes appartenant à une catégorie non admissible sont notamment celles dont « on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration ».

 

[253]       La Cour suprême du Canada a décrit la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » en disant que « cette norme exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile [...] ». La croyance doit essentiellement « posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi [...] » : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 114.

XII.     Le traitement des demandes de résidence permanente au bureau de Belgrade en 1994

[254]       Michel Dupuis et Brian Casey ont témoigné au sujet du traitement des demandes de résidence permanente présentées en ex‑Yougoslavie dans les années 1990. Les deux témoins avaient participé personnellement au traitement de la demande d’immigration de M. Rogan.

 

[255]       Michel Dupuis exerce actuellement les fonctions d’agent d’immigration et de gestionnaire du programme d’immigration au haut‑commissariat du Canada à Trinité‑et‑Tobago. Entre 1992 et 1995, il occupait le poste d’agent d’immigration principal à l’ambassade du Canada à Belgrade. Belgrade est située dans la région qui est devenue la Serbie après la dissolution de la Yougoslavie.

 

[256]       Durant son affectation à Belgrade, M. Dupuis était principalement responsable du traitement des demandes de résidence permanente et des demandes de visa de visiteur, de visa d’étudiant et d’autorisation d’emploi. En sa qualité d’agent d’immigration principal au bureau de Belgrade, M. Dupuis était également chargé de superviser le greffe. M. Dupuis relevait de Brian Casey, alors gestionnaire du programme d’immigration.

 

[257]       À l’époque où il a traité la demande de résidence permanente de M. Rogan en 1994, M. Casey était un agent d’immigration chevronné comptant près de 20 années d’expérience à l’égard de l’ex‑Yougoslavie. De plus, M. Casey parlait couramment le serbo‑croate.

 

[258]       Les deux témoins ont décrit de manière assez détaillée la formation donnée aux agents d’immigration du bureau de Belgrade au début des années 1990. Outre la formation courante sur le traitement des demandes de visa offerte à tous les agents d’immigration canadiens, les agents en poste à Belgrade recevaient continuellement de l’information et des mises à jour concernant l’évolution de la situation des divers groupes ethniques dans les différentes régions de la Bosnie‑Herzégovine.

 

[259]       M. Dupuis a admis qu’à son arrivée à Belgrade en 1992, il ne connaissait pas beaucoup les conditions existant dans ce qui avait été la Yougoslavie. Il ressort toutefois clairement de son témoignage que, lorsqu’il a étudié la demande de résidence permanente de M. Rogan au début de 1994, il comprenait parfaitement bien les répercussions que le conflit en Bosnie‑Herzégovine avait eues dans les différentes régions sur les membres des divers groupes ethniques.

 

[260]       En particulier, MM. Dupuis et Casey étaient tous deux au courant du « nettoyage ethnique » qui avait lieu en Bosnie‑Herzégovine, y compris à Bileća, ainsi que de l’installation de prisons et de l’effet du conflit sur les civils.

 

[261]       M. Casey a témoigné que le Canada avait commencé à accepter des réfugiés de la Bosnie en 1992. En réponse aux hostilités en ex‑Yougoslavie, le Canada avait annoncé, en juillet de cette année, un programme de mesures spéciales visant à inclure les frères et soeurs, les neveux et nièces et les oncles et tantes parmi les personnes pouvant parrainer des membres de leur famille vivant en ex‑Yougoslavie. En l’espace de deux ans, la mission de Belgrade était devenue le plus gros bureau de traitement de demandes d’asile du Canada. De fait, le Canada est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés de l’ex‑Yougoslavie.

 

[262]       Selon M. Dupuis, le bureau de Belgrade était extrêmement occupé durant cette période. Pour sa part, il effectuait six entrevues par jour, cinq jours par semaine. Lorsqu’il a interviewé M. Rogan au début de 1994, M. Dupuis avait déjà effectué des centaines d’entrevues, voire des milliers. M. Dupuis a témoigné qu’environ 80 p. 100 des gens reçus en entrevue demandaient la résidence permanente au Canada à titre de réfugiés.

 

[263]       En 1994, le Canada avait accueilli quelque 4 000 réfugiés de la Bosnie, dont 2 500 étaient parrainés par l’État. Les autres demandeurs assumaient le coût de leur immigration ou étaient parrainés par des membres de leur famille ou des groupes bénévoles.

 

[264]       M. Dupuis a décrit la procédure suivie lors de l’étude d’une demande de résidence permanente à titre de réfugié faite par une personne située en Bosnie. Face au grand nombre de demandes de réinstallation au Canada, le bureau de Belgrade avait instauré une procédure de présélection. En 1994 seulement, plus de 120 000 personnes avaient rempli et présenté un formulaire de présélection. Comme M. Rogan et sa famille étaient parrainés par un parent au Canada, ils n’avaient pas eu à se soumettre à cette procédure. Le traitement de leur demande de résidence permanente avait plutôt été amorcé avec le dépôt du formulaire IMM 0008.

 

[265]       M. Casey a témoigné que la participation à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité était l’une des plus grandes préoccupations liées aux demandeurs de la Bosnie‑Herzégovine, puisque les crimes de cette nature étaient assez répandus dans la région. En 1994, les agents d’immigration du bureau de Belgrade centraient donc leur attention sur l’admissibilité, surtout dans le cas des hommes. Ils avaient pour mandat d’interdire l’accès au Canada à toute personne de la Bosnie‑Herzégovine ayant participé à des massacres ou à d’autres exactions contre les civils.

 

[266]       Comme il maîtrisait le serbo‑croate, c’était M. Casey qui examinait les questionnaires de présélection pour déterminer quelles personnes seraient autorisées à passer à l’étape suivante du processus. M. Casey a témoigné que, si un questionnaire contenait le moindre indice de participation au conflit, [TRADUCTION] « nous ne l’examinions pas. Il était mis de côté très, très rapidement, en quelques secondes. » Comme il l’a mentionné, [TRADUCTION] « le programme n’avait pas été mis en place pour les personnes qui étaient — avaient été impliquées dans ce conflit armé ».

 

[267]       Une fois que la demande de résidence permanente avait passé l’étape de la présélection, ou si elle avait été faite par un demandeur parrainé, un agent l’étudiait pour s’assurer qu’elle était complète et accompagnée de tous les documents requis. La demande était ensuite mise en attente pour une entrevue.

 

[268]       M. Dupuis a témoigné qu’il avait l’habitude d’examiner le dossier du demandeur avant l’entrevue. Il s’intéressait principalement à l’information inscrite sur le formulaire IMM 0008 au sujet de la scolarité, des dates et lieux de résidence, de la profession et, dans le cas d’un homme, du service militaire.

 

[269]       L’entrevue avec le demandeur permettait à l’agent d’immigration de confirmer l’information fournie sur le formulaire IMM 0008 et de faire sa propre appréciation de la crédibilité du demandeur pour déterminer la recevabilité de la demande d’asile et l’admissibilité de l’intéressé au Canada.

 

[270]       Les agents d’immigration cherchaient particulièrement à savoir ce que les demandeurs avaient fait durant les années de guerre. Comme M. Casey l’a déclaré :

[TRADUCTION]

 

Mais nous voulions surtout savoir ce qu’ils faisaient au juste en 1992, durant les périodes cruciales où la Bosnie était en guerre. Que faisaient‑ils exactement? Où se trouvaient‑ils? Où vivaient‑ils? À quelles activités se livraient‑ils? De quelles organisations faisaient‑ils partie? Qu’est‑ce qu’ils faisaient au juste? Voilà ce que nous voulions savoir.

 

[271]       Par conséquent, les agents d’immigration se concentraient sur des éléments particuliers pendant l’examen du formulaire IMM 0008 et l’entrevue avec le demandeur. Ils vérifiaient notamment les lieux et dates de résidence, le service dans l’armée ou la police, le type de travail ou de profession, la scolarité et l’itinéraire emprunté afin de quitter la Bosnie‑Herzégovine et se rendre en Serbie. Chacun de ces facteurs servait à déterminer si un demandeur pouvait être jugé non admissible au Canada pour avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

 

[272]       M. Dupuis a expliqué que la scolarité d’une personne pouvait donner des indices sur ses antécédents. Par exemple, il avait des doutes si un demandeur affirmait détenir un diplôme universitaire et occuper le rang de soldat, puisqu’un militaire ayant fait des études universitaires serait normalement officier.

 

[273]       En ce qui concerne le service militaire, M. Dupuis a affirmé qu’il examinait scrupuleusement le dossier d’un demandeur ayant servi dans l’armée ou ayant accompli toute autre sorte de service durant le conflit. Dans un tel cas, M. Dupuis cherchait à savoir exactement ce que la personne avait fait.

 

[274]       M. Dupuis a déclaré que tellement de gens mentaient à propos de leur service militaire dans leur demande en vue de minimiser leur participation au conflit qu’il en était arrivé à dire aux demandeurs que s’ils prétendaient avoir travaillé comme conducteur, dans une clinique ou comme cuisinier, leur demande serait refusée parce qu’il présumerait qu’ils tentaient de cacher quelque chose.

 

[275]       Selon M. Dupuis, les renseignements les plus pertinents pour son examen étaient les dates et lieux de résidence. Il a expliqué qu’il souhaitait savoir si les endroits où le demandeur prétendait avoir habité durant certaines périodes concordaient avec ce qu’il connaissait de la situation dans ces régions du pays à ces moments particuliers. Les incohérences pouvaient jeter un doute sur le récit du demandeur et éveiller des soupçons au sujet d’une éventuelle participation à des crimes contre l’humanité.

 

[276]       L’information concernant l’itinéraire emprunté par le demandeur pour quitter la Bosnie‑Herzégovine était également importante en vue de corroborer le récit raconté à l’agent d’immigration. Par exemple, l’existence ou l’absence de barrages routiers durant la période pertinente était un élément d’intérêt pour l’agent. S’il avait des doutes concernant les renseignements inscrits sur le formulaire IMM 0008, comme les moyens utilisés pour se rendre de la Bosnie en Serbie, M. Dupuis posait des questions très précises au demandeur en entrevue.

 

[277]       Comme la plupart des demandeurs ne parlaient ni le français ni l’anglais, M. Dupuis avait toujours un interprète présent à l’entrevue. M. Dupuis a expliqué qu’il s’agissait de personnes expérimentées et bien formées, et qu’il n’y avait jamais eu de problème de préjugés ethniques de la part des interprètes utilisés par l’ambassade.

 

[278]       M. Dupuis a témoigné qu’il avait l’habitude de commencer l’entrevue avec quelques questions simples pour mettre le demandeur à l’aise, puis il abordait rapidement les éléments préoccupants, surtout en lien avec l’admissibilité. L’entrevue durait habituellement entre 30 et 45 minutes, mais pouvait se prolonger s’il y avait réellement matière à préoccupation. M. Dupuis prenait des notes durant l’entrevue.

 

[279]       Comme il a déjà été mentionné, la question de l’admissibilité du demandeur au Canada revêtait une importance primordiale à l’époque. Les agents d’immigration voulaient particulièrement savoir s’il y avait le moindre risque que le demandeur ait été impliqué dans des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

 

[280]       La question 27 du formulaire IMM 0008 traitait précisément de l’admissibilité et comportait plusieurs parties. Le demandeur devait répondre à une série de questions visant à déterminer, par exemple, s’il avait déjà souffert d’une maladie grave, s’il avait déjà été déclaré coupable ou s’il était actuellement accusé d’un crime, ou s’il avait déjà été expulsé du Canada.

[281]       Le demandeur devait également répondre à la question suivante : « En période de paix ou de guerre, avez‑vous déjà participé à la commission d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité, c’est‑à‑dire de tout acte inhumain commis contre des populations civiles ou des prisonniers de guerre, par exemple, l’assassinat, la torture, l’agression, la réduction en esclavage ou la privation de nourriture, etc., ou encore participé à la déportation de civils? »

 

[282]       M. Dupuis a témoigné que, pour la question 27, il avait l’habitude de poser au demandeur chacune des questions se trouvant dans cette section du formulaire de demande. La question était ensuite traduite, et le demandeur y répondait. Comme la question concernant les crimes contre l’humanité était longue, il la séparait en plusieurs parties qu’il faisait traduire à l’intention du demandeur.

 

[283]       M. Dupuis avait également l’habitude d’encercler chaque élément de la question 27 sur le formulaire IMM 0008 au fur et à mesure qu’il était abordé à l’entrevue et de noter la réponse du demandeur sur le formulaire. Une fois que le demandeur avait répondu entièrement à la question 27, M. Dupuis signait et datait cette section particulière du formulaire de demande.

 

[284]       Selon MM. Dupuis et Casey, cette pratique était suivie par tous les agents d’immigration du bureau de Belgrade. C’était la seule section du formulaire de demande qui était traitée de cette manière. Elle faisait l’objet d’un traitement particulier en raison de la gravité des préoccupations par rapport à l’admissibilité.

 

[285]       L’exigence légale concernant la franchise dans le processus de demande est expressément énoncée dans le formulaire IMM 0008, à la fin duquel le demandeur doit déclarer que les renseignements donnés dans la demande sont véridiques, complets et exacts avant de pouvoir la soumettre. M. Dupuis a témoigné qu’à la fin de l’entrevue, il demandait également à l’intéressé de déclarer solennellement que tous les renseignements fournis à l’appui de la demande étaient véridiques, complets et exacts. Le demandeur signait la déclaration en présence de l’agent, et l’interprète signait à titre de témoin.

 

[286]       M. Dupuis a mentionné que, s’il persistait un doute au sujet de l’admissibilité du demandeur à la fin de l’entrevue, la résidence permanente était refusée. De même, si M. Dupuis avait l’impression que le demandeur était évasif, il rejetait la demande. M. Dupuis prenait la décision de rejeter une demande, mais M. Casey devait souscrire à cette décision.

 

[287]       Comme M. Dupuis l’a mentionné, son travail consistait à aider les victimes, quelle que soit leur allégeance dans le conflit, et non à venir en aide aux personnes responsables de la victimisation.

 

[288]       Si M. Dupuis déterminait que la demande de résidence permanente devait être accueillie, il consignait ses conclusions et les envoyait à M. Casey avec le dossier. La décision définitive d’accueillir une demande appartenait au gestionnaire du programme d’immigration.

 

XIII.    La demande de résidence permanente de M. Rogan

[289]       M. Rogan a mentionné dans son témoignage que l’oncle de son épouse était arrivé au Canada en 1972 et vivait à Burnaby, en Colombie‑Britannique. Après le début des hostilités en Bosnie‑Herzégovine, l’oncle avait accepté de parrainer la venue de M. Rogan et de sa famille au Canada. Il avait rempli un engagement d’aide en septembre 1992, et une trousse de demande de résidence permanente avait été envoyée à M. Rogan par Emploi et Immigration Canada en octobre de la même année.

 

[290]       M. Rogan n’avait pas demandé immédiatement la résidence permanente au Canada. Le père de M. Rogan ne voulait pas que ce dernier quitte la Bosnie‑Herzégovine avec sa famille, parce qu’il se trouverait ainsi séparé de ses petits‑enfants. Les conditions de vie de la famille étaient toutefois si misérables que M. Rogan s’était finalement décidé à présenter sa demande en janvier 1994.

 

[291]       Conformément aux exigences, avant de soumettre sa demande, M. Rogan avait certifié que tous les renseignements fournis dans le formulaire IMM 0008 étaient « véridiques, complets et exacts ». Il avait également reconnu que « toute fausse déclaration de ma part ou dissimulation d’un fait important pourra entraîner mon exclusion du Canada même si j’y étais admis(e) pour y résider en permanence et que toute réponse ou indication fausse dans la présente demande m’expose à des poursuites et(ou) au renvoi ».

 

[292]       La demande de résidence permanente remplie par M. Rogan a été produite à l’audience. M. Rogan a confirmé qu’il s’agissait de son formulaire et a expliqué qu’il l’avait rempli avec l’aide d’un ami parlant un peu l’anglais. M. Rogan a confirmé qu’il savait, lorsqu’il avait rempli le formulaire, qu’il était légalement tenu de fournir des réponses véridiques.

 

[293]       Il y a cependant un certain nombre d’éléments préoccupants quant à la véracité des renseignements que M. Rogan a fournis aux agents d’immigration canadiens. Comme nous l’expliquerons ci‑après, d’abord dans le formulaire IMM 0008 puis en entrevue avec M. Dupuis, M. Rogan a fait une fausse déclaration ou a omis de divulguer des faits essentiels au sujet de sa résidence, de ses études, de son emploi et de ses allées et venues. Par conséquent, M. Dupuis n’a pas eu à poser de questions pour approfondir son examen des activités de M. Rogan, surtout au sujet de sa participation au conflit en Bosnie‑Herzégovine.

 

A.        Les études de M. Rogan

[294]       Le premier élément douteux relevé dans la demande de résidence permanente de M. Rogan a trait à ses études. Le formulaire IMM 0008 demande des précisions sur les études postsecondaires. M. Rogan a inscrit [TRADUCTION] « s.o. » dans cette section du formulaire.

 

[295]       M. Dupuis a interviewé M. Rogan le 25 février 1994 concernant sa demande de résidence permanente. M. Rogan ne se souvient pas vraiment des propos échangés durant l’entrevue. Fait quelque peu surprenant, compte tenu du temps écoulé et du nombre d’entrevues qu’il a tenues, M. Dupuis a été capable de reconnaître M. Rogan lors d’une séance d’identification photographique effectuée en 1999. Il possède également un souvenir global de l’entrevue, bien qu’il ait oublié les détails des échanges.

 

[296]       M. Dupuis a toutefois pu se rafraîchir la mémoire grâce aux notes qu’il avait prises pendant l’entrevue. La seule référence à la scolarité de M. Rogan que l’on retrouve dans ces notes d’entrevue contemporaines, c’est la mention « termine secondaire », pour indiquer que M. Rogan avait terminé ses études secondaires. Les notes de M. Dupuis n’indiquent pas que M. Rogan aurait terminé des études universitaires.

 

[297]       M. Rogan a témoigné qu’il avait terminé ses études secondaires en 1980, puis fait une année de service militaire obligatoire. Après son service militaire, il avait commencé à étudier à la Biza technika schola (ou école technique) à l’université de Novi Sad, en Serbie; il y aurait commencé des études en septembre 1981.

 

[298]       M. Rogan a témoigné que son cheminement universitaire avait été compliqué. Il avait d’abord entrepris des études pour devenir machiniste et avait ensuite changé pour un programme en génie des textiles. Au cours des années suivantes, M. Rogan avait fréquenté l’école de façon sporadique, retournant chez lui, à Bileća, de temps à autre. Lorsqu’il en avait assez de vivre à la maison, il retournait aux études. M. Rogan affirme avoir fait trois années d’études complètes avant de quitter l’université en 1986 ou 1987. Il dit qu’il lui manquait un seul cours pour obtenir un grade universitaire lorsqu’il a quitté l’université pour de bon.

 

[299]       M. Rogan a témoigné qu’il n’avait pas mentionné ses études universitaires dans sa demande de résidence permanente parce qu’il n’avait pas terminé son programme. Cette réponse n’est pas satisfaisante, puisque le formulaire demande clairement le nombre d’années terminées avec succès, pas simplement les diplômes obtenus. Lorsque ce point lui a été souligné en contre‑interrogatoire, M. Rogan a simplement répété qu’il n’avait pas fait mention de ses études universitaires dans sa demande de résidence permanente parce qu’il n’avait jamais obtenu de diplôme.

 

[300]       Durant l’interrogatoire préalable, M. Rogan a fourni une raison différente pour expliquer pourquoi il n’avait pas déclaré ses études universitaires. Après avoir confirmé qu’il avait étudié pendant cinq ans à l’université entre 1981 et 1986, M. Rogan a justifié ainsi l’omission d’en faire mention dans sa demande de résidence permanente : [TRADUCTION] « Je ne voulais pas donner énormément de détails à ce sujet, parce qu’il aurait peut‑être fallu que je commence à chercher des documents prouvant mes études. »

 

[301]       L’inexactitude relevée dans le formulaire IMM 0008 de M. Rogan quant à ses années d’études ne représente pas une fausse déclaration faite de bonne foi de la part de l’intéressé. De toute évidence, il a choisi délibérément de ne pas se montrer honnête dans sa demande de résidence permanente au sujet de ses études, parce qu’il ne voulait pas avoir à se procurer des documents justificatifs corroborant ses études universitaires.

 

[302]        Il ressort aussi clairement du témoignage de Michel Dupuis que les renseignements concernant le niveau de scolarité d’un demandeur pouvaient être importants afin d’apprécier l’admissibilité de la personne. La communication de renseignements exacts relativement à ses études universitaires n’aurait pas nécessairement compromis la demande de résidence permanente de M. Rogan, mais son défaut de donner des renseignements véridiques à ce propos témoigne d’une indifférence totale à l’égard de son engagement à fournir des renseignements véridiques, complets et exacts dans sa demande de résidence permanente.

 

B.        Les emplois de M. Rogan

[303]       Le deuxième élément douteux a trait aux réponses fournies par M. Rogan au sujet de ses emplois.

 

[304]       À la question 18 du formulaire IMM 0008, le demandeur doit déclarer ses emplois au cours des dix dernières années. Dans le cas de M. Rogan, la période pertinente s’étendait de février 1984 à février 1994. M. Rogan a indiqué sur le formulaire qu’il avait travaillé à l’usine « Metal » de Stolac entre octobre 1986 et juin 1992.

 

[305]       Il n’est fait mention d’aucun autre emploi dans la réponse à la question 18, bien que M. Rogan ait fourni la précision suivante dans un addenda à son formulaire de demande : [TRADUCTION] « de juin 1984 à octobre 1986, j’étais au bureau pour les citoyens sans emploi ». M. Rogan y précisait également ceci : [TRADUCTION] « en juin 1992, j’ai quitté ma ville natale et mon emploi, parce que c’était la guerre en Bosnie‑Herzégovine, et je suis devenu un réfugié. Je suis venu chez des parents à Belgrade avec ma famille, et j’y habite encore. »

 

[306]       Premièrement, il est difficile d’établir un rapprochement entre la déclaration de M. Rogan selon laquelle il était [TRADUCTION] « au bureau pour les citoyens sans emploi » entre juin 1984 et octobre 1986 et son témoignage concernant ses études universitaires, en particulier lorsqu’il déclare n’avoir définitivement quitté l’université qu’en 1986.

 

[307]       Plus important cependant est le fait que M. Rogan prétende avoir travaillé à Stolac entre 1986 et juin 1992. M. Rogan reconnaît que ces renseignements ne sont pas exacts, puisqu’il a quitté Stolac pour Bileća en mars 1992. Mais surtout, M. Rogan avoue qu’il n’a pas mentionné son emploi de près de deux mois comme policier de réserve à Bileća en juin et en juillet 1992.

 

[308]       Je m’intéresserai d’abord à la question de savoir à quel endroit M. Rogan travaillait entre 1986 et 1992, puis j’examinerai le défaut de déclarer l’emploi dans la police de réserve à Bileća durant l’été 1992.

 

(1)        M. Rogan a‑t‑il travaillé chez Metal ou Kovnica entre 1986 et 1992?

[309]       Sabir Bajramovic a témoigné que, pendant les cinq ou six dernières années de son emploi à l’usine Kovnica de Bileća, il avait été le superviseur de M. Rogan. M. Bajramovic avait cessé de travailler chez Kovnica en mai 1991, ce qui signifie que M. Rogan y travaillait depuis 1985 ou 1986. M. Bajramovic a également témoigné qu’il avait connu plusieurs membres de la famille de M. Rogan et que les deux hommes se rencontraient à l’occasion après le travail.

 

[310]       Kamel Hadzic a témoigné qu’il voyait régulièrement M. Rogan en ville durant cette période et qu’il croyait que M. Rogan travaillait à l’usine Kovnica, à Bileća.

 

[311]       Huso Hadzic a travaillé à l’usine Kovnica de 1981 à 1987 ou 1988. Il a témoigné que Branko Rogan y travaillait aussi, mais il ne se souvient pas si M. Rogan occupait encore un emploi à cet endroit lorsqu’il est parti.

 

[312]       En revanche, M. Rogan a témoigné qu’il avait commencé à travailler à Stolac en 1987, 1988 ou 1989, mais son formulaire IMM 0008 indique que c’était en octobre 1986. M. Rogan a affirmé avoir travaillé chez Kovnica pendant quelques mois seulement en 1982 ou 1984, pendant l’une de ses pauses de ses études universitaires. M. Rogan ne se souvenait pas si M. Bajramovic travaillait à cet endroit à ce moment‑là. En fait, M. Rogan a dit qu’il n’avait jamais parlé à M. Bajramovic et qu’il savait très peu de choses à son sujet.

 

[313]       Sur ce point, j’accorde préséance au témoignage de M. Bajramovic par rapport à celui de M. Rogan pour les raisons suivantes.

 

[314]       L’attitude de M. Rogan envers M. Bajramovic était très différente de celle qu’il a manifestée à l’égard des autres témoins oculaires. M. Rogan a témoigné qu’il ne connaissait pas Ramiz Pervan. Bien que M. Rogan ait traité M. Pervan de menteur dans son témoignage, il n’a montré aucune animosité particulière à son égard. M. Rogan a également décrit Kamel Hadzic comme un [TRADUCTION] « type bien ».

 

[315]       Si M. Rogan a manifesté une certaine antipathie envers Huso Hadzic dans son témoignage, son attitude envers M. Bajramovic était hostile à l’extrême. Bien qu’il ait affirmé très peu connaître M. Bajramovic et ne lui avoir même jamais adressé la parole, M. Rogan a déclaré que les Serbes parlaient pendant quelques années avant la guerre de ce que faisait Sabir Bajramovic. M. Rogan a également décrit M. Bajramovic comme [TRADUCTION] « un extrémiste criminel ». Il a témoigné que, contrairement à M. Pervan et à « Hadzic », M. Bajramovic (et Asim Catovic) appartenaient [TRADUCTION] « à une autre catégorie de gens » et qu’ils étaient des musulmans fondamentalistes très arrogants.

 

[316]       M. Rogan s’est également dit indigné que l’État canadien ait payé le voyage de M. Bajramovic au Canada pour qu’il témoigne contre lui. Selon M. Rogan, personne ici à part lui ne sait qui est vraiment M. Bajramovic.

 

[317]       Disons simplement que l’animosité affichée par M. Rogan à l’endroit de M. Bajramovic était disproportionnée s’il s’agissait réellement d’une personne à qui il n’avait jamais parlé et qu’il connaissait peu.

 

[318]       Soulignons que, dans son témoignage, M. Bajramovic a démontré une même antipathie viscérale à l’égard de M. Rogan. Le rôle joué par M. Rogan dans l’emprisonnement et la torture de M. Bajramovic pourrait en être la cause. Toutefois, M. Bajramovic a aussi montré qu’il connaissait M. Rogan et sa vie personnelle. Il connaissait les prénoms du père et du grand‑père de M. Rogan, ainsi que le nom de jeune fille de son épouse. Il savait où M. Rogan avait grandi et d’où venait son épouse. De plus, M. Bajramovic a été en mesure d’identifier M. Rogan au rassemblement politique organisé au stade de Bileća en 1991, bien avant qu’il ait rencontré M. Rogan lorsque celui‑ci travaillait comme gardien à la prison aménagée à la résidence des étudiants.

 

[319]       Ainsi, je suis convaincue que MM. Rogan et Bajramovic se connaissaient bien avant juin 1992 et que le témoignage de M. Bajramovic selon lequel les deux hommes avaient travaillé ensemble chez Kovnica est compatible avec l’existence d’une relation antérieure entre les deux hommes. Le témoignage de M. Bajramovic à cet égard est également appuyé par le témoignage d’Huso Hadzic.

 

[320]       Je conclus donc que M. Rogan n’a pas travaillé à l’usine Metal de Stolac entre octobre 1986 et juin 1992. Il a travaillé à l’usine Kovnica, à Bileća, au moins jusqu’en mai 1991.

 

[321]       Il s’agit d’une fausse déclaration sur un fait essentiel, ce qui a eu pour effet d’exclure d’autres enquêtes de la part des agents d’immigration canadiens. Comme Michel Dupuis l’a fait remarquer, les dates et les lieux de résidence étaient pertinents dans l’examen d’une demande de résidence permanente, puisqu’il était important de vérifier si le récit du demandeur concordait avec ce qui était connu de la situation existant dans cette région du pays durant la période visée.

 

[322]       La demande de résidence permanente de M. Rogan indique qu’il a travaillé à Stolac jusqu’en juin 1992. Les notes d’entrevue de M. Dupuis montrent que M. Rogan lui a dit qu’il avait quitté Stolac en juin 1992, qu’il était passé prendre son épouse à Bileća, puis s’était rendu à Belgrade et ensuite à Subotica. M. Dupuis a témoigné qu’il était important que M. Rogan soit allé directement de Stolac à Belgrade (quoiqu’en passant par Bileća), puisque cet itinéraire était courant et laissait entendre qu’il s’agissait d’un cas simple.

 

[323]       Voici le commentaire de M. Dupuis :

[TRADUCTION]

 

Si j’examine un dossier comme celui‑ci, si je suis de nouveau en 1994, et que je fais l’entrevue ce matin, je regarde ça et je me dis : « Oh, il était à Stolac, il travaillait là, et quand la guerre a éclaté, il est parti avec sa famille pour venir à Novi Beograd. » Pour moi, c’est déjà un indice qu’il peut s’agir d’un cas assez simple, parce qu’il n’y a rien au dossier qui pourrait m’amener à penser que le demandeur était autre chose qu’un serrurier [terme qui se traduirait plus précisément par « machiniste »]; il a quitté l’entreprise parce qu’elle fermait, comme toutes les autres successivement au début de la guerre, puis s’est rendu immédiatement en Serbie avec son épouse et ses enfants. Il s’agissait d’un déplacement assez normal que j’ai vu durant mon affectation à Belgrade.

 

[324]       Le rapport de M. Nielsen indique que, contrairement à Bileća, Stolac était une ville majoritairement musulmane où les Serbes ne représentaient qu’environ 20 p. 100 de la population. M. Nielsen a également déclaré que Stolac était demeuré sous le contrôle de la JNA jusqu’au milieu de juin 1992, lorsque les forces croates ont lancé une offensive militaire, s’emparant de Stolac et des environs. Toujours selon M. Nielsen, au milieu de l’année 1992, la majorité des résidents serbes avaient quitté la municipalité de Stolac. Ainsi, le récit de M. Rogan selon lequel il avait quitté Stolac en juin 1992 concordait avec les événements historiques.

 

[325]        Brian Casey a confirmé que le récit de M. Rogan cadrait également avec sa propre connaissance de la situation existant en Bosnie‑Herzégovine en juin 1992, c’est‑à‑dire qu’il n’était pas surprenant qu’un Serbe vivant dans une région principalement musulmane à cette époque fuie pour aller à un endroit où il ferait partie de la majorité ethnique. Par conséquent, une demande de résidence permanente fondée sur une histoire de ce genre ne suscitait aucune interrogation particulière.

 

[326]       Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a fait une fausse déclaration sur un fait essentiel, soit l’endroit où il travaillait avant juin 1992. Je conclus en outre que cette fausse déclaration a eu pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes de la part des agents d’immigration canadiens.

 

(2)        Le défaut de M. Rogan de déclarer ses emplois de policier de réserve et de gardien de prison dans sa demande de résidence permanente

[327]       L’élément le plus important omis de la demande de résidence permanente de M. Rogan est son emploi comme policier de réserve à Bileća en juin et juillet 1992. De plus, il ressort clairement des notes d’entrevue de M. Dupuis que M. Rogan n’a pas révélé, à l’entrevue, qu’il avait travaillé aux prisons à Bileća. De fait, M. Rogan ne prétend pas qu’il l’ait révélé.

 

[328]       Le témoignage de M. Dupuis est sans équivoque : s’il avait su que M. Rogan avait servi dans la police de réserve à Bileća durant l’été 1992, il lui aurait posé une foule de questions très précises dans le but de déterminer exactement ce qu’il avait fait dans l’exercice de ces fonctions. À défaut d’obtenir des réponses satisfaisantes, M. Dupuis aurait conclu que M. Rogan n’avait pas prouvé qu’il n’était pas inadmissible au Canada, et sa demande de résidence permanente aurait été rejetée.

 

[329]       M. Dupuis a également déclaré que, si un demandeur lui avait dit avoir travaillé dans la police de réserve et surveillé des prisonniers musulmans à Bileća en juin 1992, il se serait certainement vu refuser le droit de venir au Canada.

 

[330]       M. Rogan avoue qu’il n’a pas révélé aux agents d’immigration canadiens l’emploi qu’il avait occupé pendant près de deux mois comme policier de réserve à Bileća, en juin et juillet 1992. Les raisons qu’il a données pour expliquer son défaut de fournir des renseignements aussi importants ont changé au fil du temps.

 

[331]       À l’interrogatoire préalable, M. Rogan a expliqué dans les termes suivants pourquoi il n’avait pas informé les agents d’immigration canadiens de son emploi au sein de la police de réserve : [TRADUCTION] « Parce que ce n’est pas considéré comme un vrai travail. Je n’ai pas vraiment reçu un salaire. J’étais là contre mon gré, je veux dire, je n’étais pas — c’est ça, j’étais là contre mon gré. Ce n’était pas un vrai travail. » Je n’accepte pas cette explication.

 

[332]       J’aborderai la question de la contrainte plus loin. Pour le moment, disons simplement que même si M. Rogan avait été forcé de travailler comme policier de réserve, il n’en reste pas moins qu’il a bel et bien exercé ces fonctions. Par conséquent, l’emploi de M. Rogan au sein de la police de réserve aurait dû être mentionné en réponse à la question 18 du formulaire de demande.

 

[333]       De plus, la déclaration de M. Rogan selon laquelle [TRADUCTION] « je n’ai pas vraiment reçu de salaire » pour l’emploi dans la police de réserve est démentie par les dossiers de paye retrouvés par M. Nielsen, que j’ai jugés fiables précédemment. Ces dossiers montrent que M. Rogan a touché 4 000 dinars pour son travail pour la police de réserve en juin 1992 et 10 000 dinars en juillet 1992. M. Rogan a également reconnu, lors de son témoignage au procès, qu’il avait effectivement reçu de l’argent pour son emploi au sein de la police de réserve.

 

[334]       M. Rogan a donné une explication beaucoup plus plausible de son défaut de révéler cet emploi dans la déclaration qu’il a faite à la GRC en octobre 1998. M. Rogan a été interrogé par le gendarme (maintenant l’inspecteur) Paul Richards de la section des crimes de guerre et par le gendarme (maintenant le sergent d’état‑major) Carl Sesley du détachement de Burnaby. Le sergent d’état‑major Sesley parle le serbo‑croate et a agi en qualité d’interprète durant l’interrogatoire.

[335]       M. Rogan a été informé de ses droits en vertu de la Charte au début de l’interrogatoire et s’est également vu offrir la possibilité de consulter un avocat. On n’a pas prétendu que la déclaration de M. Rogan aurait été recueillie en violation de ses droits en vertu de la Charte. M. Rogan a affirmé à la conférence préparatoire (alors qu’il était toujours représenté par un avocat) que sa déclaration avait été faite volontairement.

 

[336]       M. Rogan laisse maintenant entendre qu’il avait les facultés affaiblies par l’alcool au moment de l’interrogatoire, mais l’inspecteur Richards et le sergent d’état‑major Sesley ne s’en étaient pas rendu compte, bien qu’ils aient été formés pour reconnaître les signes d’ébriété, et chacun d’eux possédait une très grande expérience en matière d’intervention auprès des personnes ayant les facultés affaiblies par l’alcool. Par ailleurs, M. Rogan n’a pas nié avoir fait les déclarations qui lui sont imputées, et il a insisté au procès sur le fait que tout ce qu’il avait dit lors de l’interrogatoire était véridique.

 

[337]       Durant l’interrogatoire, on a demandé à M. Rogan pourquoi il n’avait pas révélé aux agents d’immigration canadiens qu’il avait travaillé pour la police de réserve. M. Rogan a répondu ceci : [TRADUCTION] « J’avais peur qu’ils ne m’acceptent pas. » Lorsque l’inspecteur Richards a demandé à M. Rogan pour quelle raison on l’aurait refusé, celui‑ci a répondu : [TRADUCTION] « Je ne sais pas. J’étais sans nourriture, mes enfants n’avaient rien à manger. Je devais aller quelque part. » M. Rogan a ajouté qu’il avait peur que l’agent d’immigration lui dise que [TRADUCTION] « toute personne se trouvant à n’importe quel endroit ne peut pas [venir au Canada], qu’elle ait fait quelque chose ou non ».

 

[338]       M. Rogan a également expliqué pourquoi il n’avait pas mentionné son emploi comme policier de réserve dans son témoignage en interrogatoire principal. Il a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « J’ai pensé à ça, s’il le fallait ou pas. Mais je me méfiais; même si c’était une courte période, c’est pourtant un emploi de policier de réserve. Ça doit être très dangereux pour moi, parce que ça peut retarder ma venue au Canada avec ma famille. À ce moment‑là, mes trois jeunes garçons étaient affamés, pas de couches, pas de nourriture, rien. Et je me suis dit : « Pourquoi devrais‑je volontairement dire quelque chose comme ça? » »

 

[339]       Durant le contre‑interrogatoire, on a suggéré à M. Rogan qu’il n’avait pas révélé son rôle dans la police de réserve parce qu’il craignait que le Canada ne l’accepte pas s’il disait qu’il avait travaillé comme gardien de prison à Bileća en juin 1992. Dans sa réponse, M. Rogan a indiqué qu’on ne l’avait jamais questionné au sujet de son travail en temps de guerre : [TRADUCTION] « Si une question m’avait été posée ici à ce sujet, peut‑être que je l’aurais dit. Mais comme une telle question n’est pas — n’a pas été posée, je me suis dit : « Pourquoi devrais‑je volontairement me créer des problèmes et retarder ma venue au Canada? » »

 

[340]       Il reste qu’on a expressément demandé à M. Rogan de fournir des précisions au sujet de ses antécédents professionnels au cours des dix années précédant sa demande de résidence permanente. Il ne l’a pas fait. M. Rogan a été policier de réserve et a travaillé comme gardien de prison pendant deux mois durant la période pertinente. Ce fait n’a pas été déclaré dans le formulaire IMM 0008, et M. Rogan ne l’a pas révélé durant l’entrevue d’immigration.

 

[341]       De plus, M. Rogan avait clairement compris que la divulgation d’un tel renseignement aurait pu lui occasionner des difficultés ou retarder sa demande de résidence permanente. Il a délibérément choisi de ne pas mentionner son travail aux établissements de détention de Bileća aux agents d’immigration canadiens. Ce faisant, M. Rogan a fait une fausse déclaration au sujet de ses antécédents professionnels et a dissimulé intentionnellement des faits essentiels.

 

C.        Les adresses de M. Rogan

[342]       À la question 24 du formulaire IMM 0008, le demandeur doit énumérer les adresses où il a habité au cours des dix années précédant la date de la demande. M. Rogan a indiqué qu’il avait habité Bileća de janvier 1984 à octobre 1986. Ensuite, il précise avoir vécu à Stolac entre octobre 1986 et juin 1992, puis à Novi Beograd (Nouvelle Belgrade) entre juin 1992 et janvier 1994.

 

[343]       Dans un addenda à sa demande de résidence permanente, M. Rogan a inscrit en outre ce qui suit : [TRADUCTION] « en juin 1992, j’ai quitté ma ville natale et mon emploi, parce que c’était la guerre en Bosnie‑Herzégovine, et je suis devenu un réfugié. Je suis venu chez des parents à Belgrade avec ma famille, et j’y habite encore. »

 

[344]       Je rejette l’allégation du ministre suivant laquelle M. Rogan aurait dû donner une adresse en Serbie correspondant à la période de ses études universitaires. L’explication donnée par M. Rogan, soit que la maison familiale à Bileća est demeurée son adresse permanente pendant qu’il étudiait à l’université, est raisonnable.

 

[345]       M. Rogan affirme avoir vécu à Stolac entre 1986 et 1992, mais il dit aussi avoir passé du temps à Berkovici, chez son beau‑père. Berkovici est situé à environ 20 kilomètres à l’est de Stolac. M. Rogan indique également qu’il a habité parfois chez son père, à Bileća, pendant cette période.

 

[346]       J’ai déjà conclu que M. Rogan travaillait probablement à l’usine Kovnica à Bileća, entre 1986 et 1991. Je crois qu’il est improbable qu’il ait vécu à Stolac durant cette période, étant donné que cette ville se trouve à quelque 60 kilomètres de Bileća et que M. Rogan n’avait pas de voiture.

 

[347]       Quand M. Rogan prétend avoir étudié à l’université pendant une bonne partie de la période qui s’étend de 1980 à 1986, puis avoir vécu et travaillé à Stolac la majeure partie du temps entre 1986 et 1992, avec seulement des visites occasionnelles à Bileća, cela ne concorde pas vraiment avec le fait qu’il ait été, selon ses dires, [TRADUCTION] « un homme très populaire en ville », qui connaissait tout le monde à Bileća, y compris le maire et chacun des employés de la mairie.

 

[348]       Ce qui est plus important, toutefois, c’est que M. Rogan avoue lui‑même qu’il vivait à Bileća après la fin de mars 1992, même s’il considérait cette situation comme temporaire. Il reconnaît également qu’il a peut‑être travaillé comme gardien de prison à Bileća jusqu’à la fin de juillet 1992, et j’ai conclu que c’était effectivement le cas. M. Rogan ne mentionne nulle part dans sa demande de résidence permanente qu’il vivait à Bileća durant cette période de quatre mois.

 

[349]       Quand ce fait a été souligné à M. Rogan en contre‑interrogatoire, il a laissé entendre qu’il avait peut‑être dit à M. Dupuis qu’il vivait à Bileća durant l’entrevue d’immigration. Je ne crois pas que ce soit le cas. Il était clair que M. Rogan ne se souvenait pas vraiment de ce qui avait été discuté durant l’entrevue, et les notes prises par M. Dupuis durant l’entrevue précisent que M. Rogan s’était rendu de Stolac à Belgrade en juin 1992. Les notes de M. Dupuis ne mentionnent aucunement un séjour de quatre mois à Bileća.

 

[350]       On a déjà souligné la déclaration de M. Dupuis suivant laquelle les renseignements les plus importants pour ses besoins dans le traitement de la demande de résidence permanente étaient les dates et les lieux de résidence du demandeur. Si M. Rogan avait informé M. Dupuis de l’endroit où il se trouvait réellement entre mars et juillet 1992, il aurait été longuement interrogé durant l’entrevue sur ce qu’il faisait durant cette période, sur ses activités et sur ses affiliations.

 

[351]       La dissimulation intentionnelle, par M. Rogan, du temps qu’il a passé à Bileća au printemps et à l’été de 1992 constitue clairement une omission importante qui a eu pour effet d’exclure d’autres enquêtes que M. Dupuis aurait peut‑être effectuées s’il avait su où se trouvait réellement M. Rogan durant la période.

 

[352]       Avant de passer à une autre question, il y a lieu de nous attarder sur un autre aspect. La demande de résidence permanente de M. Rogan indique une adresse à Novi Beograd (Nouvelle Belgrade) comme étant son adresse permanente en juin 1992. M. Rogan a témoigné qu’il s’agissait de l’adresse d’un ami et qu’il avait vécu en réalité à Bajmok entre le moment où il avait quitté la Bosnie jusqu’à son départ à destination du Canada, en mars 1994.

 

[353]       M. Rogan aurait donné l’adresse de son ami sur sa demande parce que c’était [TRADUCTION] « plus facile ». Voilà qui reflète encore une fois une indifférence profonde pour l’exactitude et la véracité de la part de M. Rogan dans ses rapports avec les autorités canadiennes de l’immigration.

 

D.        L’appartenance ou l’affiliation de M. Rogan à des organisations

[354]       La question 25 du formulaire IMM 0008 est la suivante : « Depuis mon 18e anniversaire de naissance, j’ai été (ou je suis encore) membre ou collaborateur des organisations politiques et sociales, des associations professionnelles, et des mouvements de jeunesse et d’étudiants énumérés ci‑dessous (y compris les syndicats et les associations professionnelles) y compris tout service militaire (indiquez dans la dernière colonne le rang, l’unité et l’endroit). »

 

[355]       Selon MM. Dupuis et Casey, le travail de M. Rogan au sein de la police de réserve aurait dû figurer en réponse à la question 18 (relative à l’emploi) ou à la question 25. M. Dupuis a également confirmé le témoignage de M. Nielsen en précisant que, durant cette période, les forces policières étaient, comme l’a indiqué M. Nielsen, [TRADUCTION] « plus ou moins sous le commandement des militaires durant la guerre en Bosnie. Les forces policières faisaient donc partie de l’appareil tout entier. »

 

[356]       M. Rogan a mentionné son service militaire obligatoire effectué en 1980‑1981 dans sa réponse à la question 25, mais n’a pas précisé qu’il avait travaillé comme policier de réserve en 1992. Quand on lui a demandé pourquoi il n’avait pas parlé de son affectation à la police de réserve en réponse à la question 25, M. Rogan a répondu que la question portait sur le service militaire, et non pas sur les emplois civils.

 

[357]       M. Rogan a admis qu’il avait été mobilisé par l’armée de la Republika Srpska au printemps 1992 durant la mobilisation générale de l’armée. Cependant, il affirme qu’à ce moment [TRADUCTION] « J’ai fait quelque chose qui n’était pas du service militaire. » Il reconnaît néanmoins qu’il avait le rang de simple soldat, qu’il portait un uniforme militaire quand il travaillait aux prisons de Bileća et qu’on lui avait enfin annoncé qu’il devait aller au front.

 

[358]       Cependant, M. Rogan a aussi tenté de faire valoir qu’il n’était pas nécessaire de mentionner son affectation comme policier de réserve en réponse à la question relative à ses emplois, car il ne s’agissait pas vraiment d’un travail. Il décrit cette période en ces termes : [TRADUCTION] « J’étais comme un militaire — comme un policier de réserve. Ce n’était pas un travail ou un emploi. C’était une mobilisation du gouvernement, pas un emploi. » Il poursuit plus loin : [TRADUCTION] « Ce n’était pas volontaire. Si je ne me présentais pas, je me retrouvais en prison avec Huso Hadzic. » L’avocat du ministre a alors demandé : [TRADUCTION] « Bon, parce que c’était une mobilisation militaire? » M. Rogan a répondu par l’affirmative.

 

[359]       M. Rogan doit choisir entre l’un et l’autre.

 

[360]       M. Rogan s’est manifestement demandé s’il devait mentionner son affectation au sein du service de police en réponse à la question 25 et a décidé de ne pas le faire. Durant son interrogatoire principal, il a affirmé ce qui suit, apparemment au sujet de sa réponse à cette question :

[TRADUCTION]

 

Dans cette demande, je crois que la question 17 me demandait si j’avais participé aux opérations militaires ou à la guerre. J’ai pensé à ça. Je me suis dit que je devais peut‑être parler de cette courte période, mais mes trois jeunes garçons se trouvaient encore en Serbie, et ils n’avaient rien. Pas de couches, pas de nourriture. Alors, je me suis demandé pourquoi je devrais dire volontairement quelque chose comme ça, parce que, dans le fond, je n’ai jamais participé aux opérations militaires. Mon frère l’a fait.

 

[361]       C’est ce qui ressort également de l’échange qui s’est déroulé durant le contre‑interrogatoire de M. Rogan au sujet de sa réponse à la question 25 :

[TRADUCTION]

 

Q. D’accord, mais ce que vous n’avez pas dit sur votre formulaire, c’est que vous étiez dans la police de réserve?

 

R. Personne ne m’a demandé ça ici.

 

Q. Mais le formulaire demande que vous répondiez de façon véridique, complète et exacte.

 

R. Oui, mais personne ne m’a posé la question, et je n’ai pas dit volontairement, et je le répète encore honnêtement, je réfléchis à cela. Mais je crois que si je mentionnais cette courte période, cela pouvait retarder ma venue au Canada. C’est très clair.

 

[362]       Cet échange me convainc encore une fois, suivant la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a intentionnellement dissimulé des faits essentiels en ce qui concerne son travail à titre de gardien de prison au sein de la police de réserve à Bileća, durant l’été 1992.

 

E.         La question relative aux crimes contre l’humanité

[363]       La dernière question figurant sur la demande de résidence permanente de M. Rogan que nous devons examiner est la question 27. Je rappellerai que cette question comporte plusieurs parties, qui concernent toutes l’admissibilité.

 

[364]       Une des questions posées au demandeur est la suivante : « En période de paix ou de guerre, avez‑vous déjà participé à la commission d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité, c’est‑à‑dire de tout acte inhumain commis contre des populations civiles ou des prisonniers de guerre, par exemple, l’assassinat, la torture, l’agression, la réduction en esclavage ou la privation de nourriture, etc., ou encore participé à la déportation de civils? » M. Rogan a répondu par la négative à cette question dans sa demande de résidence permanente.

 

[365]       Comme nous l’avons déjà mentionné, les souvenirs de M. Rogan quant à ce qui a été abordé durant son entrevue avec les autorités de l’immigration sont limités. Je suis convaincue, à la lumière du témoignage de M. Dupuis et du dossier, que la question relative à la participation à des crimes contre l’humanité a été posée à M. Rogan pendant son entrevue et qu’il a répondu par la négative.

 

[366]       Quand on a demandé à M. Rogan en contre-interrogatoire si sa réponse négative était exacte, il a répondu en disant : [TRADUCTION] « Je vous demande honnêtement, qu’est‑ce que vous auriez répondu à ma place? Vous pensez que je devais répondre par l’affirmative? » L’avocat du ministre lui a alors répliqué : [TRADUCTION] « Je vous pose la question à vous; c’est votre formulaire. » M. Rogan a répondu : [TRADUCTION] « J’ai dit « non », et je pense encore que la réponse est « non ». »

 

[367]       Le ministre fait valoir que les activités de M. Rogan en tant que gardien aux prisons de Bileća durant l’été 1992 constituent une participation à des crimes contre l’humanité, dont l’emprisonnement, les actes inhumains, la torture et la persécution. Par conséquent, le ministre affirme que M. Rogan n’a pas répondu à la question 27 de façon véridique et complète quand il a nié avoir participé à de tels crimes.

 

[368]       Afin de déterminer si c’est le cas, il faut d’abord comprendre ce qui constitue un crime contre l’humanité.

 

a)         Qu’est-ce qu’un « crime contre l’humanité »?

[369]       Le TPIY a été créé en 1993 au moyen d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies en vue de réagir aux signalements incessants de violations flagrantes et généralisées au droit humanitaire international sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie, particulièrement en Bosnie‑Herzégovine.

 

[370]       Le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, résolution 827 du Conseil de sécurité de l’ONU, 3 217e séance, paragraphes 1 et 2 (1993) (le « Statut du TPIY »), est un instrument international qui porte précisément sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide commis sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie à partir de 1991.

 

[371]       Selon l’article 5 du Statut du TPIY, les « crimes contre l’humanité » sont les crimes suivants lorsqu’ils ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit :

a) assassinat;

b) extermination;

c) réduction en esclavage;

d) expulsion;

e) emprisonnement;

f) torture;

g) viol;

h) persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses;

i) autres actes inhumains.

 

[372]       En 1994, le terme « crime contre l’humanité » était défini en droit canadien aux paragraphes 7(3.76) et 7(3.77) du Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46, qui disposaient ce qui suit :

7.(3.76) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

 

« crime contre l’humanité » Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

 

[...]

 

7.(3.76) For the purposes of this section,

 

[...]

 

“crime against humanity” means murder, extermination, enslavement, deportation, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group of persons, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission, and that, at that time and in that place, constitutes a contravention of customary international law or conventional international law or is criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations;

 

[...]

 

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de « crime contre l’humanité » et « crime de guerre », au paragraphe (3.76), la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait.

(3.77) In the definitions "crime against humanity" and "war crime" in subsection (3.76), "act or omission" includes, for greater certainty, attempting or conspiring to commit, counselling any person to commit, aiding or abetting any person in the commission of, or being an accessory after the fact in relation to, an act or omission.

 

[373]       Le terme « droit international conventionnel » était défini comme suit au paragraphe 7(3.76) :

Conventions, traités et autres ententes internationales en vigueur auxquels le Canada est partie, ou qu’il a accepté d’appliquer dans un conflit armé auquel il participe.

(a) any convention, treaty or other international agreement that is in force and to which Canada is a party, or

 

(b) any convention, treaty or other international agreement that is in force and the provisions of which Canada has agreed to accept and apply in an armed conflict in which it is involved;

 

[374]       Ces dispositions du Code criminel ont été abrogées. Les crimes contre l’humanité sont désormais définis et prohibés aux articles 4 et 6 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. Cependant, comme je l’ai souligné plus tôt, les questions concernant les droits de fond de M. Rogan doivent être tranchées en vertu des dispositions qui étaient en vigueur à la date à laquelle il a présenté sa demande de résidence permanente.

 

[375]       Aucune preuve ne m’a été présentée sur la question de savoir si les actions de M. Rogan constituaient ou non un crime contre l’humanité sous le régime des lois de la Bosnie‑Herzégovine. Il semble que la Cour suprême du Canada ait été confrontée à une situation similaire dans Mugesera, précité, affaire portant sur l’admissibilité d’une personne au Canada, compte tenu des crimes contre l’humanité qu’elle aurait prétendument commis au Rwanda.

 

[376]       Au paragraphe 59 de l’arrêt Mugesera, la Cour suprême du Canada s’est exprimée comme suit :

[...] Dans le cas d’un crime qui aurait été perpétré à l’étranger, lorsque les éléments constitutifs du crime seront établis en droit criminel canadien, nous tiendrons pour acquis, comme l’ont fait les tribunaux inférieurs, qu’ils le sont également pour les besoins du droit criminel étranger, celui du Rwanda en l’occurrence. Nul ne conteste que les éléments constitutifs des crimes en cause sont fondamentalement les mêmes dans les deux systèmes de droit.

 

[377]       De même, il n’y a rien au dossier qui me laisse croire que les éléments constitutifs des crimes en cause ne sont pas fondamentalement les mêmes dans les deux systèmes de droit.

 

b)         La norme de la preuve

[378]       Citant l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, [1992] A.C.F. no 109 (QL), le ministre affirme que la norme applicable afin de déterminer si un crime contre l’humanité a été commis en l’espèce est l’existence de « motifs raisonnables [de penser] ».

 

[379]       La norme fondée sur les « motifs raisonnables de penser » a également été appliquée par la Cour suprême du Canada dans Mugesera, précité. De fait, l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration énonce expressément que des personnes « appartiennent à une catégorie non admissible » lorsqu’on peut « penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel [...] ».

 

[380]       Je conviens que la norme des « motifs raisonnables de penser » est appropriée quand il faut décider si une personne appartient à une catégorie non admissible au Canada pour l’une des raisons précisées au paragraphe 19(1) de la Loi sur l’immigration, notamment la perpétration de crimes contre l’humanité. La norme connexe, celle qui est fondée sur les « raisons sérieuses de penser », intervient quand il s’agit de déterminer si une personne ne peut profiter de la protection de la Convention relative au statut des réfugiés : voir Ramirez, précité.

 

[381]       Toutefois, la question que je dois trancher ici n’est pas de savoir si M. Rogan était en fait exclu de la protection de la Convention relative au statut des réfugiés ou s’il était inadmissible au Canada. Je dois plutôt déterminer s’il a obtenu la résidence permanente au Canada, puis la citoyenneté canadienne en conséquence, par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, c’est‑à‑dire, dans son cas, sa participation à des crimes contre l’humanité. Cette question doit être décidée selon la norme de la prépondérance des probabilités[1].

[382]       Après en être arrivée à des conclusions sur les actions de M. Rogan en tant que gardien aux prisons de Bileća à l’été 1992, je dois maintenant déterminer si M. Rogan a menti ou intentionnellement dissimulé des faits essentiels quand il a déclaré durant son entrevue avec les autorités de l’immigration qu’il n’avait pas participé à des crimes contre l’humanité. À cette fin, je dois me demander si les actions de M. Rogan constituaient un crime contre l’humanité. Il s’agit d’une question de droit.

 

c)         Les actions de M. Rogan constituaient-elles un crime contre l’humanité?

[383]       La Cour suprême a indiqué dans Mugesera que ce qui distingue un crime contre l’humanité d’un crime ordinaire, c’est le contexte dans lequel le crime a été perpétré. Un acte prohibé deviendra un crime contre l’humanité « s’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes » (paragraphe 151). À l’instar d’une infraction criminelle, le crime contre l’humanité comporte deux éléments : l’acte criminel (actus reus) et l’intention criminelle (mens rea).

 

[384]       La Cour suprême a cerné dans Mugesera, au paragraphe 119, quatre conditions essentielles qui doivent être remplies afin que soit établie l’existence d’un crime contre l’humanité. Il s’agit des conditions suivantes :

(i) Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise);

 

(ii) L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique;

 

(iii) L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes;

 

(iv) L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

 

i)          Y a-t-il eu un acte prohibé énuméré?

[385]       La première question à trancher est de savoir si mes conclusions mettent en lumière un acte prohibé énuméré qui satisfait à la première condition établissant l’existence d’un crime contre l’humanité.

 

[386]       J’ai conclu que M. Rogan a été policier de réserve et travaillait comme gardien aux prisons de Bileća en juin et en juillet 1992. À ce moment‑là, M. Rogan savait que les prisonniers détenus au poste de police et à la résidence des étudiants avaient été arrêtés et étaient emprisonnés simplement parce qu’ils étaient des hommes musulmans vivant à Bileća en juin 1992. M. Rogan savait aussi que les prisonniers étaient détenus dans des conditions inhumaines.

 

[387]       M. Rogan savait également que des prisonniers étaient battus et qu’au moins un prisonnier avait été tué. M. Rogan a facilité les agressions commises contre les prisonniers et en a été complice. M. Rogan lui‑même a frappé Sreco Kljunak au visage, a battu Asim Catovic et a infligé intentionnellement une grave douleur psychologique au fils de ce dernier.

 

[388]       La « persécution » est l’un des actes prohibés mentionnés dans la définition du terme « crime contre l’humanité » dans le Code criminel. La Cour suprême du Canada a reconnu dans Mugesera que la persécution comme telle ne constitue pas un crime en droit canadien. Par conséquent, elle a examiné la jurisprudence internationale, particulièrement celle du TPIY, afin de cerner les éléments essentiels de la persécution en tant que crime contre l’humanité.

[389]       À partir de cette jurisprudence, la Cour suprême a conclu que « l’acte criminel de persécution s’entend de la négation manifeste ou flagrante d’un droit fondamental pour un motif discriminatoire. L’élément moral correspond à l’intention discriminatoire sous‑tendant la négation de ce droit. » Voir Mugesera, au paragraphe 145. Voir aussi Le procureur c. Milorad Krnojelac, TPIY, affaire no IT‑97‑25‑T (15 mars 2002), au paragraphe 434.

 

[390]       Je suis convaincue que les actions de M. Rogan décrites plus haut constituent de la « persécution » au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel, ce qui correspond à la première des quatre conditions essentielles établissant l’existence d’un crime contre l’humanité qui ont été cernées par la Cour suprême du Canada dans Mugesera.

 

[391]       Je suis également convaincue que les actions de M. Rogan constituent d’autres faits inhumains, comme l’entend le législateur au paragraphe 7(3.76) du Code criminel.

 

[392]       La liste des actes prohibés figurant dans le Code criminel comprend aussi un autre fait inhumain, sans préciser quelle en est la nature. La Cour suprême du Canada ne s’est pas penchée sur cette question dans Mugesera, mais elle a cependant affirmé clairement que les tribunaux canadiens peuvent se tourner vers la jurisprudence internationale pour s’en inspirer sur ces questions.

 

[393]       Dans Le procureur c. Milorad Krnojelac, précité, le TPIY a jugé que les conditions de vie dans un centre de détention de la ville de Foca, en Bosnie‑Herzégovine, constituaient des actes inhumains et des traitements cruels. À cet égard, le Tribunal a souligné que plusieurs prisonniers en ont conservé des séquelles physiques et psychologiques durables : voir les paragraphes 440 et 443. Les conditions de vie décrites par le Tribunal dans Krnojelac étaient très semblables — voire absolument identiques, à certains égards — aux conditions dans lesquelles vivaient les détenus aux prisons au poste de police et à la résidence des étudiants de Bileća, à l’été 1992.

 

[394]       Compte tenu de mes conclusions relatives aux crimes contre l’humanité que sont la persécution et des autres faits inhumains, je n’ai pas besoin de déterminer si l’emprisonnement et la torture constituaient aussi des crimes contre l’humanité au Canada en 1994, même s’ils n’étaient pas mentionnés comme tels au paragraphe 7(3.76) du Code criminel.

 

ii)         L’acte a-t-il été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes?

[395]       Selon la deuxième et la troisième conditions établissant l’existence d’un crime contre l’humanité qui sont décrites dans Mugesera, l’acte doit avoir été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

 

[396]       Le témoignage de M. Nielsen a établi que le rassemblement forcé et l’emprisonnement des hommes musulmans à Bileća, en juin 1992, faisaient partie d’une attaque généralisée ou systématique de la part des forces de la Republika Srpska, y compris les militaires et la police de réserve, dirigée contre la population civile musulmane de la Bosnie‑Herzégovine.

 

[397]       J’ai conclu que cette attaque s’était manifestée à Bileća de plusieurs façons. Il y a eu notamment la hausse importante du nombre d’unités militaires, paramilitaires et policières serbes armées ainsi que la distribution d’armes à la population civile serbe par les autorités serbes. Ces mesures ont engendré la peur au sein de la population civile musulmane et menacé la sécurité de ses membres. Les musulmans de Bileća ont perdu leurs emplois; ils étaient également restreints dans leurs déplacements et ont vu leurs maisons se faire détruire ou confisquer. L’attaque a culminé avec l’arrestation et la détention illégales des hommes musulmans par les autorités serbes, lesquelles ont ensuite procédé au « nettoyage ethnique » de la région, qui s’est vidée de la population civile musulmane.

 

[398]       La deuxième et la troisième conditions établissant l’existence d’un crime contre l’humanité sont donc remplies.

 

iii)        M. Rogan était‑il au courant de l’attaque et savait‑il que ses actes s’inscrivaient dans le cadre de cette attaque, ou a‑t‑il couru le risque qu’ils s’y inscrivent?

[399]       En ce qui concerne la quatrième condition, la Cour suprême a souligné dans Mugesera que la connaissance qu’avait une personne de l’attaque peut s’inférer des circonstances qui existaient au moment où les actes auraient été commis. La Cour peut prendre en considération le rang de la personne, la notoriété publique de l’attaque, l’ampleur de la violence et le contexte historique et politique général dans lequel sont survenus les actes. Nul besoin que la personne connaisse le détail de l’attaque : voir le paragraphe 175.

 

[400]       De même, le TPIY a conclu qu’un accusé doit « savoir que l’attaque est dirigée contre la population civile et que ses actes s’inscrivent dans le cadre de celle‑ci, ou du moins prendre le risque que ses actes participent de cette attaque ». Il n’est pas nécessaire qu’il soit informé des détails de l’attaque. « Il suffit que, par ses actes ou par la fonction qu’il a acceptée de son plein gré, il ait pris, sciemment, le risque de participer à cette attaque. » Voir Le procureur c. Milorad Krnojelac, précité, au paragraphe 59 (j’omets les renvois).

 

[401]       Le témoignage de M. Nielsen a établi que le rôle des unités de la police de réserve dans la Republika Srpska en général, et à Bileća en particulier, était bien connu de la population générale. Aucun effort n’était déployé pour cacher les interventions policières, qui se manifestaient à grande échelle. La preuve montre aussi que M. Rogan était au courant de la torture et des sévices que subissaient les détenus musulmans dans les prisons aux mains des gardiens et d’autres personnes en position d’autorité, et qu’il avait jouer une rôle actif dans le mauvais traitements aux prisonniers.

 

[402]       Étant donné l’ampleur et la notoriété publique de l’attaque perpétrée contre la population musulmane de Bileća par les forces militaires et policières de la Republika Srpska, M. Rogan a dû en avoir connaissance. En outre, il est impossible qu’il n’ait pas su que ses activités en tant que gardien aux prisons de Bileća s’inscrivaient dans le cadre de cette attaque. Par conséquent, je conclus que la dernière condition établissant l’existence d’un crime contre l’humanité a été remplie.

 

d)         Conclusion relative à la question touchant les crimes contre l’humanité

[403]       Comme je l’ai noté plus tôt, la présente affaire n’est pas une instance criminelle. Ce point est important, car la norme de la preuve n’est pas la norme élevée de la « preuve hors de tout doute raisonnable » qui s’appliquerait dans une cause criminelle, et M. Rogan ne jouit pas ici non plus de la gamme complète de droits constitutionnels qui entreraient en jeu s’il était l’objet d’accusations criminelles.

[404]       La Cour ne doit donc pas déterminer s’il a été établi hors de tout doute raisonnable que M. Rogan est coupable d’un crime contre l’humanité au sens du Code criminel, mais plutôt s’il a été établi selon la prépondérance des probabilités qu’il a fait une fausse déclaration ou dissimulé des faits essentiels dans sa réponse à la question 27 de sa demande de résidence permanente.

 

[405]       Pour les motifs qui précèdent, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Rogan a menti quand il a nié avoir participé à des crimes contre l’humanité dans sa réponse à la question 27. Je suis convaincue en outre qu’il a dissimulé intentionnellement des faits essentiels quant à sa participation aux crimes contre l’humanité perpétrés à l’endroit de la population musulmane de Bileća à l’été 1992.

 

F.         M. Rogan a-t-il agi sous la contrainte?

[406]       Avant de passer au point suivant, je dois trancher une dernière question, celle de savoir si M. Rogan a agi sous la contrainte.

 

[407]       Le fait qu’une personne ait pu agir sous la contrainte ne peut servir à excuser la complicité dans des crimes contre l’humanité. La contrainte n’invalide pas les conclusions relatives à la perpétration des actes ni à l’intention criminelle nécessaire chez l’accusé. Elle sert plutôt à excuser la complicité : voir Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395, aux paragraphes 24 et 27 (Oberlander (CAF)).

 

[408]       Pour établir la contrainte, une personne doit démontrer qu’elle était exposée à un péril corporel imminent ne résultant pas de son fait délibéré, et que le tort causé à la victime ou aux victimes n’excède pas celui auquel elle était exposée : Oberlander (CAF), au paragraphe 25.

 

[409]       La question à trancher en l’espèce n’est pas de savoir, cependant, si M. Rogan devrait être excusé de toute complicité dans des crimes contre l’humanité. Comme je l’ai souligné au début des présents motifs, la Cour doit tirer des conclusions de fait quant à savoir si M. Rogan a fait de fausses déclarations ou a dissimulé intentionnellement des faits essentiels quant à sa participation à des crimes contre l’humanité dans sa réponse à la question qui lui a été posée durant son entrevue avec les agents d’immigration. Les conclusions peuvent ensuite servir de fondement à un rapport présenté par le ministre au gouverneur en conseil en vue de demander l’annulation de la citoyenneté de M. Rogan. En fin de compte, la décision d’annuler la citoyenneté appartient au gouverneur en conseil.

 

[410]       La question de savoir si M. Rogan a agi sous la contrainte peut toutefois être un élément pertinent dont le gouverneur en conseil peut tenir compte lorsqu’il doit déterminer s’il exercera son pouvoir discrétionnaire d’annuler la citoyenneté de M. Rogan. Une décision quant aux faits à ce sujet peut donc aider le gouverneur en conseil.

 

[411]       M. Rogan a été affecté à un poste de gardien de prison au sein de la police de réserve après avoir été mobilisé. Il a demandé d’exercer d’autres fonctions, car il ne voulait pas être envoyé au front pour des raisons familiales. Par conséquent, je conclus que M. Rogan a exercé les fonctions de policier de réserve pour éviter son service militaire obligatoire.

[412]       M. Rogan a affirmé qu’aucun des gardiens de prison n’avait reçu l’ordre de brutaliser les prisonniers aux prisons de Bileća. De fait, il ressort de son témoignage que les policiers de réserve affectés à la surveillance des prisonniers au poste de police et à la résidence des étudiants à Bileća durant l’été 1992 étaient en grande partie laissés à eux‑mêmes et recevaient peu de directives de quiconque.

 

[413]       Aucune preuve convaincante n’a été présentée à la Cour en vue de démontrer que M. Rogan avait agi sous la contrainte quand il avait brutalisé des prisonniers. Dans son propre témoignage, aussi bien durant l’interrogatoire mené par l’inspecteur Richards et le sergent d’état‑major Sesley de la GRC que devant la Cour, M. Rogan a déclaré qu’il était libre de faire tout ce qu’il voulait dans l’exercice de ses fonctions de gardien à Bileća. En fait, il a témoigné qu’il lui aurait été loisible de battre ou même de tuer des prisonniers s’il l’avait voulu.

 

[414]       M. Rogan n’a pas tenté de prendre ses distances par rapport à la police de réserve, bien qu’il ait été clairement au courant des conditions inhumaines dans lesquelles vivaient les prisonniers et des sévices qui étaient infligés dans les prisons. De fait, M. Rogan a activement participé à certains de ces actes de violence. Il n’a décidé de quitter la police de réserve qu’au moment où Miroslav Duka l’a informé qu’il serait envoyé au front. Comme il l’a précisé à l’inspecteur Richards de la GRC, il a alors fui parce qu’il [TRADUCTION] « ne voulait pas mourir au front ».

 

[415]       M. Rogan aurait pu quitter Bileća à tout moment durant le printemps et l’été de 1992. Il a témoigné qu’il pouvait se déplacer en toute liberté entre Bileća et la Serbie quand il travaillait comme gardien de prison et qu’il se rendait régulièrement voir sa famille en Serbie durant cette période. Il a souligné qu’il était même en mesure de voyager gratuitement s’il portait son uniforme. En plus, quand il a finalement décidé de fuir Bileća, il a pu le faire sans aucune difficulté apparente.

 

[416]       Compte tenu de ces faits, je ne suis pas convaincue que M. Rogan agissait sous la contrainte à l’époque où il travaillait comme gardien de prison à Bileća, à l’été 1992.

 

XIV.    Résumé des conclusions factuelles

[417]       Les conclusions factuelles tirées par la Cour dans la présente instance sont résumées ci‑dessous.

 

A.        Conclusions relatives aux actions de M. Rogan comme gardien de prison à Bileća

[418]       M. Rogan était policier de réserve et travaillait comme gardien aux prisons au poste de police et à la résidence des étudiants à Bileća, en Bosnie‑Herzégovine, en juin et en juillet 1992.

 

[419]       Les hommes musulmans qui vivaient à Bileća, dont M. Pervan, M. Bajramovic et les frères Hadzic, ont été arrêtés et emprisonnés à l’été 1992 simplement parce qu’ils étaient des hommes musulmans vivant à Bileća. M. Rogan aurait été au courant de ce fait.

 

[420]       Les prisonniers musulmans, dont M. Pervan, M. Bajramovic et les frères Hadzic, étaient détenus dans des conditions inhumaines, et M. Rogan était au courant des conditions inhumaines dans lesquelles vivaient les prisonniers.

 

[421]       À l’époque où il travaillait comme gardien aux prisons de Bileća, M. Rogan savait que les prisonniers étaient victimes de violence physique, notamment qu’ils étaient battus.

 

[422]       M. Rogan a participé directement aux sévices infligés aux prisonniers. Il a frappé Sreco Kljunak au visage, il a facilité la raclée subséquente administrée à celui‑ci, et il en était complice. M. Rogan a aussi battu Asim Catovic et a prononcé des paroles à l’endroit du fils de ce dernier en vue de lui causer une grave douleur psychologique.

 

[423]       M. Rogan n’agissait pas sous la contrainte à l’époque où il travaillait comme gardien aux prisons de Bileća à l’été 1992.

 

B.        Conclusions relatives à la demande de résidence permanente de M. Rogan

[424]       M. Rogan a délibérément fait de fausses déclarations au sujet de sa scolarité dans sa demande de résidence permanente afin de ne pas avoir à produire de documents justificatifs aux autorités canadiennes de l’immigration.

 

[425]       M. Rogan n’a pas divulgué avec exactitude ses adresses pour la période allant de 1986 à 1994 sur sa demande de résidence permanente. Il a délibérément dissimulé le fait qu’il vivait à Bileća entre mars et juillet ou août 1992, ce qui a eu pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes de la part des agents d’immigration canadiens. M. Rogan a aussi déclaré faussement qu’il vivait à Novi Beograd (Nouvelle Belgrade) entre août 1992 et le début de 1994, alors qu’il vivait en fait à Bajmok durant la majeure partie de cette période.

 

[426]       M. Rogan a aussi fait une fausse déclaration au sujet de ses emplois dans sa demande de résidence permanente en ce qui concerne l’endroit où il vivait et travaillait avant juin 1992. Cette fausse déclaration a eu pour effet d’exclure ou d’écarter d’autres enquêtes de la part des agents d’immigration canadiens.

 

[427]       Fait des plus importants, M. Rogan a délibérément caché son emploi comme policier de réserve travaillant à titre de gardien de prison à Bileća en juin et en juillet 1992. Cette information aurait presque certainement mené à la conclusion que M. Rogan ne pouvait bénéficier d’une protection à titre de réfugié et qu’il n’avait pas droit à l’admission au Canada.

 

[428]       M. Rogan n’a pas non plus indiqué qu’il était policier de réserve dans sa réponse à la question relative à l’appartenance à des organisations, dont les forces militaires. Même si je conviens que la police de réserve à Bileća ne faisait pas partie des forces militaires au sens strict, M. Rogan aurait dû mentionner son affectation à la police de réserve sur son formulaire de demande, soit en réponse à cette question, soit en réponse à la question portant sur ses emplois.

 

[429]       M. Rogan a aussi menti et a intentionnellement dissimulé des faits essentiels dans sa demande de résidence permanente et durant son entrevue d’immigration pour ce qui est de sa participation à des crimes contre l’humanité perpétrés contre la population civile musulmane de sexe masculin à Bileća durant l’été 1992.

 

[430]       M. Rogan comprenait clairement que la divulgation du fait qu’il avait travaillé comme policier de réserve et gardien de prison à Bileća aurait pu lui occasionner des difficultés ou retarder sa demande de résidence permanente. Prises dans leur ensemble, les omissions et inexactitudes dans l’information fournie par M. Rogan dans sa demande de résidence permanente et durant son entrevue avec les autorités de l’immigration constituaient clairement une tentative délibérée de sa part de cacher le rôle qu’il avait joué au sein de la police de réserve à Bileća en juin et en juillet 1992 ainsi que d’exclure d’autres enquêtes de la part des agents d’immigration canadiens à cet égard.

 

[431]       Par conséquent, je suis convaincue que M. Rogan a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, et je rendrai un jugement déclaratoire à cet égard.

 

XV.      Dépens

[432]       Le ministre réclame les dépens associés à la présente instance. Il dispose d’une semaine pour présenter sur la question des dépens des observations écrites qui feront aussi état en détail des montants réclamés, et ces observations ne doivent pas excéder cinq pages. M. Rogan aura alors une autre semaine pour présenter des observations en réponse sur la question des dépens. Les observations de M. Rogan ne doivent pas non plus excéder cinq pages.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR DÉCLARE qu’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, au sens de l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C‑29, lors de l’acquisition de la citoyenneté canadienne du défendeur, Branko Rogan.

 

 

«Anne Mactavish»

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour d’août 2011.

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


ANNEXE

 

Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29 (version en vigueur le 20 août 2007) :

 

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

 

a) soit perd sa citoyenneté;

 

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

 

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

 

(a) the person ceases to be a citizen, or

 

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect,

 

as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

 

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.

 

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

 

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

 

a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;

 

b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

 

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

 

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

 

(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.

 

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

 

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

 

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

 

 

 

Loi sur la citoyenneté, L.R.C., 1985, ch. C-29 (version en vigueur le 14 novembre 1997) :

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

a) en fait la demande;

 

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

 

c) a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n’a pas depuis perdu ce titre en application de l’article 24 de la Loi sur l’immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(i) un demi‑jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure d’expulsion et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

(a) makes application for citizenship;

 

(b) is eighteen years of age or over;

 

(c) has been lawfully admitted to Canada for permanent residence, has not ceased since such admission to be a permanent resident pursuant to section 24 of the Immigration Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one‑half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

(f) is not under a deportation order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

(1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l’application de l’alinéa (1)c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l’auteur d’une demande de citoyenneté a résidé avec son conjoint alors que celui‑ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l’étranger, des forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province.

 

(1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant’s spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the public service of Canada or of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1).

 

(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :

 

a) sur demande qui lui est présentée par la personne autorisée par règlement à représenter celui‑ci, à l’enfant mineur d’un citoyen, légalement admis au Canada à titre de résident permanent et n’ayant pas depuis perdu ce titre en application de l’article 24 de la Loi sur l’immigration;

 

b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu’il autorise, à la personne qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’une mère ayant à ce moment‑là qualité de citoyen, n’était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous‑alinéa 5(1)b)(i) de l’ancienne loi.

 

(2) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

(a) has been lawfully admitted to Canada for permanent residence, has not ceased since that admission to be a permanent resident pursuant to section 24 of the Immigration Act, and is the minor child of a citizen if an application for citizenship is made to the Minister by a person authorized by regulation to make the application on behalf of the minor child; or

 

(b) was born outside Canada, before February 15, 1977, of a mother who was a citizen at the time of his birth, and was not entitled, immediately before February 15, 1977, to become a citizen under subparagraph 5(1)(b)(i) of the former Act, if, before February 15, 1979, or within such extended period as the Minister may authorize, an application for citizenship is made to the Minister by a person authorized by regulation to make the application.

 

(3) Pour des raisons d’ordre humanitaire, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’exempter :

 

a) dans tous les cas, des conditions prévues aux alinéas (1)d) ou e);

 

b) dans le cas d’un mineur, des conditions relatives soit à l’âge ou à la durée de résidence au Canada respectivement énoncées aux alinéas (1)b) et c), soit à la prestation du serment de citoyenneté;

 

c) dans le cas d’une personne incapable de saisir la portée du serment de citoyenneté en raison d’une déficience mentale, de l’exigence de prêter ce serment.

 

(3) The Minister may, in his discretion, waive on compassionate grounds,

 

(a) in the case of any person, the requirements of paragraph (1)(d) or (e);

 

(b) in the case of a minor, the requirement respecting age set out in paragraph (1)(b), the requirement respecting length of residence in Canada set out in paragraph (1)(c) or the requirement to take the oath of citizenship; and

 

(c) in the case of any person who is prevented from understanding the significance of taking the oath of citizenship by reason of a mental disability, the requirement to take the oath.

 

(4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution.

 

(4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.

 

 

 

Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46 (version en vigueur en janvier et en mars 1994) :

 

7. (3.76) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

 

« crime contre l’humanité » Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et d’autre part, soit constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel, soit ayant un caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

 

« crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé international — qu’il ait ou non constitué une transgression du droit en vigueur à l’époque et au lieu de la perpétration — et constituant, à l’époque et dans ce lieu, une transgression du droit international coutumier ou conventionnel applicable à de tels conflits.

 

« droit international conventionnel » Conventions, traités et autres ententes internationales en vigueur auxquels le Canada est partie, ou qu’il a accepté d’appliquer dans un conflit armé auquel il participe.

 

7. (3.76) For the purposes of this section,

 

“conventional international law” means

 

(a) any convention, treaty or other international agreement that is in force and to which Canada is a party, or

 

(b) any convention, treaty or other international agreement that is in force and the provisions of which Canada has agreed to accept and apply in an armed conflict in which it is involved;

 

“crime against humanity” means murder, extermination, enslavement, deportation, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group of persons, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission, and that, at that time and in that place, constitutes a contravention of customary international law or conventional international law or is criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations;

 

“war crime” means an act or omission that is committed during an international armed conflict, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission, and that, at that time and in that place, constitutes a contravention of the customary international law or conventional international law applicable in international armed conflicts.

 

(3.77) Sont assimilés à un fait, aux définitions de « crime contre l’humanité » et « crime de guerre », au paragraphe (3.76), la tentative, le complot, la complicité après le fait, le conseil, l’aide ou l’encouragement à l’égard du fait.

 

(3.77) In the definitions “crime against humanity” and “war crime” in subsection (3.76), “act or omission” includes, for greater certainty, attempting or conspiring to commit, counselling any person to commit, aiding or abetting any person in the commission of, or being an accessory after the fact in relation to, an act or omission.

 

 

 

Loi sur l’immigration, L.R.C., 1985, ch. I-2 (version en vigueur en janvier et en mars 1994) :

 

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

[...]

 

« réfugié au sens de la Convention » Toute personne :

 

a) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

 

b) n’a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

 

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l’application de la Convention par les sections E ou F de l’article premier de celle‑ci dont le texte est reproduit à l’annexe de la présente loi.

 

[...]

 

2. (1) In this Act

 

[...]

 

“Convention refugee” means any person who

 

(a) by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(i) is outside the country of the person’s nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or

 

(ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person’s former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and

 

(b) has not ceased to be a Convention refugee by virtue of subsection (2),

 

but does not include any person to whom the Convention does not apply pursuant to section E or F of Article 1 thereof, which sections are set out in the schedule to this Act;

 

[...]

 

(1.1) Pour l’application de la définition de « réfugié au sens de la Convention » au paragraphe (1), dans le cas d’une personne qui a la nationalité de plus d’un pays, l’expression « pays dont elle a la nationalité » s’entend de chacun des pays dont elle a la nationalité.

 

[...]

 

(1.1) For the purposes of the definition “Convention refugee” in subsection (1), where a person has more than one nationality, all references to the person’s nationality in that definition shall be construed as applying to each of the countries of which the person is a national.

 

[...]

 

9. (3) Toute personne doit répondre franchement aux questions de l’agent des visas et produire toutes les pièces qu’exige celui‑ci pour établir que son admission ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements.

 

[...]

 

9. (3) Every person shall answer truthfully all questions put to that person by a visa officer and shall produce such documentation as may be required by the visa officer for the purpose of establishing that his admission would not be contrary to this Act or the regulations.

 

[...]

 

19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

 

[...]

 

j) celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles ont commis, à l’étranger, un fait constituant un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 7(3.76) du Code criminel et qui aurait constitué, au Canada, une infraction au droit canadien en son état à l’époque de la perpétration.

 

19. (1) No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes:

 

[...]

 

(j) persons who there are reasonable grounds to believe have committed an act or omission outside Canada that constituted a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsection 7(3.76) of the Criminal Code and that, if it had been committed in Canada, would have constituted an offence against the laws of Canada in force at the time of the act or omission.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1769-07

 

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. BRANKO ROGAN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Du 11 au 15 avril, du 18 au 21 avril, le 27 avril et le 5 mai 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Mactavish

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 18 août 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rosemarie Schipizky

John McManus

Hilla Aharon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Branko Rogan

 

LE DÉFENDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aucun

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] Soulignons que, dans l’arrêt Mugesera, le ministre avait d’abord allégué qu’en répondant par la négative à la question de savoir s’il avait participé à un crime contre l’humanité dans sa demande de résidence permanente, M. Mugesera avait donné une fausse indication sur un fait important et contrevenu aux dispositions de la Loi sur l’immigration. Cependant, le ministre n’a pas donné suite à ces allégations, et la question n’a pas été analysée par la Cour suprême : voir Mugesera, précité, aux par. 25 et 26.

 

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