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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110727

Dossier : DES-2-10

Référence : 2011 CF 945

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2011

En présence de M. le juge Yves de Montigny

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

HANI AL TELBANI

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I. Introduction

[1]               M. Al Telbani est Palestinien d’origine et résident permanent du Canada depuis 2004. Le 4 juin 2008, alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol d’Air Canada pour se rendre en Arabie Saoudite, on lui a refusé le droit d’embarquement et on lui a remis une copie d’une Directive d’urgence datée du même jour indiquant que le ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités (« le ministre ») avait déterminé qu’il posait une menace immédiate pour la sûreté de l’aviation.

 

[2]               M. Al Telbani a subséquemment déposé deux demandes de contrôle judiciaire (T-973-08 et T-1696-09) en rapport avec cette décision d’ajouter son nom à la liste des personnes à qui il est interdit de prendre un avion (le « no fly list »). Le Procureur général du Canada (« le PGC ») a par la suite demandé à la Cour fédérale de rendre une ordonnance visant à protéger certains renseignements liés à ces contrôles judiciaires qu’il considère potentiellement préjudiciables ou       « sensibles », sous l’autorité des paragraphes 38.01 ss. de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, ch C-5.

 

[3]               C’est dans le cadre de cette procédure déposée par le PGC, et visant à obtenir une ordonnance de non-divulgation de la Cour fédérale (DES-2-10), que M. Al Telbani a déposé la requête en provision pour frais dont la Cour est présentement saisie. Plus précisément, M. Al Telbani cherche à obtenir une ordonnance enjoignant au PGC d’assumer les coûts de ses honoraires professionnels. Bien que la requête soit quelque peu ambigüe à cet égard et puisse s’interpréter comme visant à obtenir non seulement le paiement des frais de M. Al Telbani dans le dossier DES-2-10, mais également les frais afférents à ses deux demandes de contrôle judiciaire, il convient de préciser que, dans le cadre de la présente requête, cette Cour n’est pas appelée à se prononcer au fond sur ces deux dossiers, mais uniquement de la requête du PGC en vertu de la Loi sur la preuve au Canada. Le PGC n’est d’ailleurs pas partie et n’a aucun intérêt dans les deux demandes de contrôle judiciaire déposées par M. Al Telbani, et n’entend pas prendre position quant aux revendications liées à ces deux dossiers. 

 

[4]               Lors de l’audition, la procureure de M. Al Telbani a admis que la présente requête ne pouvait viser que les frais dans le cadre du dossier DES-2-10. Elle a néanmoins fait valoir que la Cour se devait de tenir compte des deux demandes de contrôle judiciaire dans son appréciation de la requête en provision pour frais, puisque la preuve à laquelle aura accès le défendeur – ce qui sera décidé en partie dans le cadre de la présente requête –  aura un impact sur les deux procédures sous-jacentes. Je ne disconviens pas du fait qu’il existe un lien entre la requête présentée par le PGC sous l’autorité de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada et les demandes de contrôle judiciaire déposées par le défendeur. Il n’en demeure pas moins que l’analyse, à laquelle doit se livrer la Cour pour déterminer si une provision pour frais devrait être accordée dans le cadre du présent dossier, doit d’abord et avant tout se faire en tenant compte des enjeux que soulève la requête du PGC visant à soustraire certaines informations des dossiers du tribunal dans les affaires T-973-08 et T-1696-09. C’est au juge qui sera éventuellement chargé de se prononcer sur ces deux demandes de contrôle judiciaire qu’il reviendra, si la demande lui en est faite, de se prononcer sur une provision pour frais dans ces deux dossiers.

 

II. Les faits

[5]               Tel que mentionné plus haut, M. Al Telbani s’est vu refuser l’embarquement sur un vol d’Air Canada en direction de l’Arabie Saoudite le 4 juin 2008. On lui a alors remis une Directive d’urgence établie conformément à l’article 4.76 de la Loi sur l’aéronautique, LRC, 1985, ch A-2. Cette Directive précisait simplement que, de l’avis du ministre, M. Al Telbani constituait un            « danger immédiat pour la sûreté de l'aviation, un aéronef, un aérodrome, d'autres installations aéronautiques ou la sécurité du public ou celle des passagers ou de l'équipage d'un aéronef ». En vertu du Programme de protection des passagers créé par le ministère des Transports en juin 2007, sous l’autorité de la Loi sur l’aéronautique, le nom des personnes pour lesquelles il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent une menace immédiate pour la sûreté aérienne est consigné sur la Liste des personnes précisées (communément appelée le « no fly list »). Les compagnies aériennes ne peuvent laisser monter à bord d’un aéronef en partance ou à destination du Canada une personne qui se trouve sur cette liste.

 

[6]               Suite à cette décision du ministre, M. Al Telbani a déposé le 6 juin 2008 une demande au Bureau de réexamen de Transports Canada en vue d’obtenir sa révision. Puis, le 19 juin 2008, M. Al Telbani a également déposé un avis de demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du ministre d’ajouter son nom à la Liste des personnes précisées et d’émettre une directive d’urgence à son égard. Cette demande conteste également la validité constitutionnelle de la mesure et des dispositions législatives et réglementaires.

 

[7]               Le 31 juillet 2008, Transports Canada a déposé au dossier de la Cour, en réponse à la demande de communication du dossier de l’office fédéral par M. Al Telbani, une lettre de la Directrice générale, Sûreté aérienne de Transports Canada, mentionnant qu’une copie certifiée des documents suivants étaient joints, soit : la Directive d’urgence émise par l’agent de renseignements de Transports Canada pour le compte du ministre le 4 juin 2008. Selon cette lettre, les autres documents contenus au dossier de l’office fédéral ne pouvaient être communiqués au motif qu’ils étaient visés par un avis donné au PGC le 24 juin 2008 en vertu du paragraphe 38.01(1) de la Loi sur la preuve au Canada.

[8]               Le 15 septembre 2008, le demandeur a déposé un avis de requête en vertu des Règles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales (« les Règles ») et de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada contestant le refus de Transports Canada de divulguer le dossier ayant conduit à la décision du ministre. Cette requête fut rejetée par la Cour dans une décision rendue le 3 novembre 2008. Le juge Frenette ordonna également la suspension de la demande de contrôle judiciaire et en arriva à la conclusion que la question de savoir si Transports Canada devait communiquer les renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables réclamés par le demandeur devait être tranchée dans le cadre d’une audition séparée en application du paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada.

 

[9]               Parallèlement à ces procédures judiciaires, le Bureau de réexamen de Transports Canada a émis un rapport ainsi que des recommandations suite à la demande que lui avait présentée M. Al Telbani de réexaminer la décision du ministre de mettre son nom sur la Liste des personnes précisées. Ce rapport est daté du 29 octobre 2008, mais n’a été communiqué aux procureurs de     M. Al Telbani que le 12 juin 2009. Le Bureau énonce comme suit ses trois conclusions, à la p. 2 de son Rapport :

First, the Deputy Minister of Transport, Infrastructure and Communities was not provided with the information necessary for him to decide whether the fact of the Applicant’s case, when considered in light of the requirements of paragraph 4.81(1)(b), justified the exercise of the power to compel the air industry to provide information and the placing of him on the specified Persons List (SPL). Second, subsequent decisions of the Specified Persons List Advisory Group (SPLAG) to maintain the Applicant on the SPL were made without legal authority. Third, the decision to issue an Emergency Direction to deny boarding to the Applicant was made without legal authority because the officer who issued the Emergency Direction was not authorized by the Minister of Transport, Infrastructure and Communities to do so. We would also add that, even if he had been authorized, the officer would not have formed the opinions necessary to justify issuance of the Emergency Direction.

 

Dossier de requête du demandeur, p. 149.

 

 

[10]           Sur la base de ces conclusions, le Bureau recommanda au sous-ministre de déclarer que les décisions de placer le nom de M. Al Telbani sur la Liste des personnes précisées et d’émettre une Directive d’urgence lui interdisant de monter à bord d’un avion étaient sans effet, ainsi que de retirer son nom de cette liste. Prenant note de ces recommandations, Transports Canada réexamina le dossier de M. Al Telbani. Le 10 septembre 2009, le ministre décida de maintenir le nom de M. Al Telbani sur la Liste des personnes précisées. Le 14 octobre 2009, M. Al Telbani a déposé une deuxième demande de contrôle judiciaire, à l’encontre cette fois de la décision prise par le ministre de maintenir son nom sur la Liste des personnes précisées (dossier T-1696-09).

 

[11]            Le 29 juin 2010, le PGC a déposé un avis de demande dans le cadre du présent dossier, conformément au paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada. Ce faisant, le PGC recherche à protéger des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables qu’il désire utiliser pour appuyer sa position dans les deux demandes de contrôle judiciaire présentées par M. Al Telbani.

 

[12]           La seule question en litige dans le cadre de la présente requête est celle de savoir si la situation de M. El Talbani justifie la Cour de lui octroyer, de façon exceptionnelle, une provision pour frais dans le cadre de la requête déposée par le PGC sous l’autorité du paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada.

 

III. Le droit en matière de provisions pour frais

[13]           La Règle 400 des Règles des Cours fédérales donne à la Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant et la répartition des dépens.  Selon l’approche traditionnelle en matière de dépens, ceux-ci sont normalement accordés à la partie victorieuse, et ce, à la fin du prononcé du jugement.

 

[14]           Dans son arrêt de principe sur la question des provisions pour frais, la Cour suprême du Canada a rappelé les règles de base en matière de dépens. Elle a cité avec approbation l’arrêt de la Cour divisionnaire de la Haute Cour de justice de l’Ontario dans l’affaire Re Regional Municipality of Hamilton-Wentworth and Hamilton-Wentworth Save the Valley Committee, Inc. (1985), 51 OR (2d) 23; [1985] OJ No 1881, où la Haute Cour de justice de l’Ontario décrit (à la p. 32) les caractéristiques habituelles de l’octroi des dépens. La Cour suprême du Canada en a fait la synthèse dans les termes suivants :

 

[20] …

(1) Les dépens sont alloués à la partie victorieuse ou méritoire et sont payables par la partie qui succombe.

 

(2) Par la force des choses, les dépens ne sont accordés qu’à la fin de l’instance étant donné qu’on ne peut savoir d’avance qui aura gain de cause.

 

(3) Ils sont payables à titre d’indemnité pour les dépenses et les services admissibles afférents à l’instance.

 

(4) Ils ne sont pas versés dans le but de garantir la participation à l’instance. [En italique dans l’original.]

 

Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 SCC 71, [2003] 3 RCS 371.

 

 

[15]           Ces facteurs reflètent l’approche traditionnelle en matière d’octroi de dépens, soit d’indemniser la partie gagnante des dépenses engagées pour se défendre contre une action sans fondement ou pour faire reconnaître un droit valide. Comme s’est fait fort de le rappeler la Cour suprême du Canada, ces principes doivent normalement être suivis, à moins que des circonstances particulières soient établies :

[22] Ces principes fondamentaux continuent à régir les règles de droit relatives à l’attribution de dépens dans les affaires où aucun facteur particulier ne justifierait qu’on y déroge.  Le pouvoir d’adjudication de dépens demeure discrétionnaire, mais c’est un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé de façon judicieuse et il faut donc suivre les règles ordinaires relatives à cette question à moins que les circonstances ne justifient une approche différente. …

 

Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, ibid.

 

 

[16]           La Cour suprême du Canada a cependant reconnu que l’indemnisation de la partie victorieuse ne constitue pas nécessairement le seul objectif, ni même l’objectif principal de l’attribution des dépens. Une revue de la jurisprudence en la matière a amené la Cour à conclure que les préoccupations concernant l’accès à la justice et l’opportunité d’atténuer les grandes inégalités entre les parties au litige peuvent entrer en considération. Dans les poursuites d’intérêt public, il importe également que des questions importantes pour la collectivité en général puissent être tranchées. Dans ces causes, l’importance des questions en jeu pour le public pourra être considérée comme des « circonstances particulières » pouvant justifier l’octroi de provisions pour frais.

 

[17]           Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a établi trois conditions qui doivent être réunies pour que l’octroi de provisions pour frais soit justifié :

[40]…

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal – bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

 

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est-à-dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

 

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

 

Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, ibid.

 

 

[18]           Ces trois conditions doivent être réunies pour qu’une provision pour frais soit ordonnée. D’autre part, la Cour peut conclure qu’il n’est pas opportun d’ordonner le paiement de frais en cours d’instance même si les trois conditions sont réunies. La Cour réitère qu’une provision pour frais constitue un recours exceptionnel qui doit être utilisé avec parcimonie, comme en fait foi le passage suivant de ses motifs :

[41] Ce sont là les conditions à remplir pour avoir recours aux provisions pour frais dans ce type de causes. Le fait qu’elles soient remplies dans une espèce donnée n’établit pas automatiquement la nécessité d’une telle ordonnance; cette décision relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. Si les trois conditions sont remplies, les tribunaux disposent d’une compétence limitée pour ordonner que les dépenses de la partie sans ressources suffisantes soient payées préalablement. …

 

Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, ibid.

 

 

[19]           La Cour suprême du Canada est revenue à la charge dans l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 SCC 2, [2007] 1 RCS 38, réitérant qu’une ordonnance accordant une provision pour frais doit être rendue avec circonspection, en dernier recours et dans des circonstances où leur nécessité est clairement établie (para. 36). La Cour a ajouté que seule une affaire « rare et exceptionnelle », « suffisamment particulière », pouvait justifier l’attribution d’une provision pour frais (para. 38). Plusieurs passages témoignent du fait que ces ordonnances ne doivent pas être prononcées à la légère ou de façon routinière :

[44] Des personnes aux moyens limités se voient trop souvent dissuadées de poursuivre l’instance en raison des coûts qui s’y rattachent. De tels problèmes sont préoccupants, mais ils ne donnent pas normalement lieu à l’attribution d’une provision pour frais. Nous ne voulons pas minimiser l’iniquité qu’ils créent. Au contraire, nous croyons que ces problèmes sont trop graves pour que notre Cour puisse prétendre les résoudre tous au moyen de la provision pour frais. Les tribunaux ne devraient pas chercher, de leur propre initiative, à mettre sur pied un autre système complet d’aide juridique. Cela constituerait un exemple d’activisme judiciaire imprudent et malencontreux.

 

[71] L’exigence du manque de ressources prévue dans l’arrêt Okanagan signifie qu’une provision pour frais ne pourra être ordonnée que s’il s’avère impossible de procéder autrement. La provision pour frais ne saurait être utilisée comme une stratégie d’instance habile; elle constitue plutôt un dernier recours avant que soit commise une injustice pour un plaideur et pour le public en général.

 

[78] La règle de l’arrêt Okanagan découlait d’un ensemble de faits très particuliers et déterminants qui engendraient une situation qui ne devrait guère se reproduire. Comme notre Cour l’a décidé dans l’arrêt Okanagan, la provision pour frais ne devrait être accordée qu’en dernier recours. …

 

Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), ibid.

 

Voir aussi, plus récemment : R c Caron, 2011 CSC 5, [2011] ACS no 5, au para 39.

 

 

[20]           Fort de ces principes, j’examinerai donc maintenant la requête présentée par M. Al Telbani dans la présente affaire.

 

A. La situation financière de M. Al Telbani

[21]           M. Al Telbani a indiqué dans l’affidavit qu’il a déposé au soutien de la présente requête qu’il n’était plus admissible au programme d’aide juridique de la province de Québec depuis le 1er janvier 2011. Cela n’a pas été contesté. Le Règlement sur l’aide juridique (LRQ 1981, c A-14) prévoit en effet qu’une personne célibataire n’est pas admissible au volet gratuit de l’aide juridique si son revenu annuel brut dépasse 13 007 $, tandis que les personnes seules dont le revenu brut dépasse 18 535 $ ne sont pas admissibles au volet contributif de l’aide juridique. Or, M. Al Telbani occupe un poste à temps plein à titre de réalisateur de logiciel depuis le 15 novembre 2010 et reçoit un salaire annuel brut de 56 004 $, ce qui constitue un revenu trois fois plus élevé que le montant maximum d’admissibilité établi selon le barème des revenus annuels pour le volet contributif.

 

[22]           M. Al Telbani fait néanmoins valoir qu’il ne sera pas en mesure d’assumer tous les frais du présent litige, parce qu’il n’a aucune économie et qu’il doit rembourser des dettes d’étude totalisant environ 25 000 $, qu’il rembourse à raison de 250 $ par mois, ainsi qu’un montant équivalent que lui aurait prêté ses parents.

 

[23]           Il n’est pas facile de se faire une idée précise de la situation financière de M. Al Telbani, dans la mesure où il n’a soumis aucun bilan financier en bonne et due forme. La seule preuve qui est devant cette Cour en ce qui concerne les dépenses de M. Al Telbani consiste en un paragraphe de son affidavit où il allègue devoir assumer (sur une base mensuelle) un loyer de 700 $, des frais de transport de 335 $, des services publics (électricité et télécommunication) de 190 $ et des frais de subsistance de 900 $. À ceci s’ajoute le remboursement de son prêt étudiant, à raison de 250 $ par mois. Il mentionne également rembourser ses parents, sans préciser à quel rythme il est tenu de le faire. Dans ces circonstances, et sur la base de ces seuls faits, il est difficile de conclure que M. Al Telbani est indigent et n’a pas les moyens de financer ses frais d’avocat.

 

[24]           Qui plus est, M. Al Telbani n’a pas démontré à la Cour qu’il n’existe aucune autre alternative à une ordonnance de provision pour frais lui permettant de faire valoir ses droits devant la Cour. Dans son affidavit, M. Al Telbani indique avoir sollicité en juin-juillet 2008 l’aide d’organisations non gouvernementales telles que le Civil Liberties Monitoring Group et le Conseil musulman de Montréal, sans succès. Il est vrai que l’on ne peut reprocher à M. Al Telbani de ne pas avoir poursuivi ses efforts par la suite, alors qu’il bénéficiait de l’aide juridique. Il n’en demeure pas moins qu’il aurait pu revenir à la charge et poursuivre ses efforts depuis qu’il ne reçoit plus l’aide juridique, tant auprès de ces organisations que de d’autres organismes. D’autant plus que l’affidavit souscrit par  M. Salam Elmenyawi, au nom du Conseil musulman de Montréal, témoigne du fait que l’organisme ne sera sans doute pas en mesure d’appuyer financièrement une contestation liée à la présence de M. Al Telbani sur la liste des personnes désignées, mais ne dit mot quant au financement qui pourrait être accordé à M. Al Telbani dans le cadre de la présente procédure entamée sous l’autorité de la Loi sur la preuve au Canada.

 

[25]           Encore une fois, il convient de rappeler que la provision pour frais est une mesure exceptionnelle à laquelle il peut être justifié d’avoir recours quand il n’existe aucune autre alternative. Comme l’écrivait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Little Sisters, précité :

[40] …le demandeur doit étudier toutes les autres possibilités de financement, ce qui inclut, sans y être limité, les sources de financement public telles que l'aide juridique et les autres programmes destinés à aider divers groupes à ester en justice. Une provision pour frais ne représente ni un substitut ni un complément de ces programmes. Le demandeur doit également pouvoir démontrer qu'il a tenté, mais en vain, d'obtenir du financement privé au moyen d'une levée de fonds, d'une demande de prêt, d'une convention d'honoraires conditionnels et de toute autre source disponible. Le demandeur qui n'a pas les moyens de payer tous les frais du litige, mais qui n'est pas dépourvu de ressources, doit s'engager à fournir une contribution. Enfin, il y a également lieu d'envisager divers types de mécanismes en matière de dépens, telle l'exemption de dépens en faveur de la partie adverse. Ce faisant, les tribunaux doivent se garder de présumer que l'exercice de créativité dans l'attribution de dépens se justifie toujours; cette mesure reste exceptionnelle et doit être prise dans des circonstances particulières. Les tribunaux devraient garder à l'esprit toutes les possibilités lorsqu'ils sont appelés à concevoir les ordonnances appropriées dans ces circonstances. Ils ne devraient pas non plus présumer que les plaideurs qui remplissent les conditions requises pour se voir attribuer ces sommes doivent absolument en bénéficier. …

 

 

[26]           Dans l’affaire Abdelrazik c Canada (Ministre des Affaires étrangères et du Commerce international), 2008 CF 839, [2008] FCJ No 1046, cette Cour a rejeté une demande de provisions pour frais en s’appuyant notamment sur le fait que le demandeur n’avait pas exploré sérieusement les différentes options de financement (au para. 41). La Cour a également noté que le procureur du demandeur n’avait pas démontré, dans son affidavit, qu’il serait contraint de se retirer du dossier si une provision pour frais n’était pas accordée à son client (au para. 39). En l’espèce, la procureure de M. Al Telbani n’a déposé aucune preuve personnalisée quant à son incapacité ou son refus d’agir en fonction de considérations financières. La seule preuve sur cette question provient des paragraphes 28 et 29 de l’affidavit de M. Al Telbani, qui dit croire, suite à des renseignements obtenus de son avocate, que celle-ci ne serait pas en mesure de poursuivre ce dossier sans source de financement. Une telle déclaration de la part de M. Al Telbani me paraît nettement insuffisante pour obtenir une provision pour frais.

 

[27]           Enfin, il importe de mentionner que M. Al Telbani n’indique nulle part dans son affidavit ne pas être en mesure, ainsi que ses parents, de contribuer au paiement des honoraires dans ce dossier. Il a reçu une aide financière de sa famille à partir du mois de janvier 2006 jusqu’à ce qu’il commence à travailler en novembre 2010, et il écrit au paragraphe 38 de son affidavit que les membres de sa famille ne peuvent payer « tous les frais juridiques » associés à ce dossier. Il ajoute, au paragraphe 39 de son affidavit, ne pas être en mesure de payer lui-même « tous les frais juridiques » associés avec le litige. Lors de l’audition, la procureure de M. Al Telbani a indiqué que ce dernier pourrait dégager 750 $ par mois pour assumer une partie de ses frais juridiques, on ne retrouve cependant aucune mention de ce fait dans l’affidavit de M. Al Telbani. En l’absence d’autres précisions à cet égard, il est difficile de déterminer la contribution que lui ou sa famille pourraient apporter à sa cause.

 

[28]           Compte tenu de l’ensemble des circonstances qui ont été portées à la connaissance de la Cour, il n’est pas possible de conclure que la première condition énoncée par la Cour suprême du Canada pour qu’une ordonnance de provision pour frais soit justifiée a été remplie. Non seulement M. Al Telbani n’a-t-il pas fait la preuve de son impécuniosité, mais il n’a pas réussi non plus à établir qu’aucune autre alternative ne lui permettrait de faire face à ses frais juridiques. Dans ces circonstances, je me dois de rejeter sa requête, puisque les trois critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sont conjonctifs et non pas disjonctifs.

 

[29]           Je m’en voudrais cependant de ne pas ajouter les quelques remarques suivantes. S’agissant tout d’abord du deuxième critère énoncé par la Cour suprême du Canada, il convient de rappeler que la demande dont il faut évaluer l’importance d’être instruite est celle qui a été introduite par le PGC en vertu de l’article 38.04, et non pas les demandes de contrôle judiciaire faisant l’objet des dossiers T-973-08 et T-1696-09. Or, M. Al Telbani n’est pas un défendeur au sens usuel du terme dans le dossier DES-2-10, et encore moins un accusé, contrairement à ce qu’il prétend, mais plutôt une personne dont les intérêts sont touchés par la demande, conformément à l’alinéa 38.04(5) de la LPC. Il est d’ailleurs prévu à l’alinéa 38.04(5) de la LPC que la Cour fédérale peut statuer sur la demande en se fondant uniquement sur les observations du PGC. C’est seulement s’il estime qu’une audience est nécessaire que le juge désigné spécifie les personnes qui devraient être avisées (sous-al. 38.04(5)c(i)).

 

[30]           Le 10 novembre 2010, cette Cour a nommé deux avocats chevronnés afin d’agir à titre d’amici curiae. Ces avocats participeront aux audiences tenues en l’absence de M. Al Telbani , et auront tout le loisir de contre-interroger les témoins présentés par le PGC et de présenter des observations écrites et orales à la Cour. Il a également été ordonné que les honoraires de ces deux avocats soient à la charge du PGC. Compte tenu du rôle actif que joueront ces procureurs, et du fait que seulement 31 documents sont en cause (et que de ce nombre, plusieurs se recoupent), il est difficile de prétendre que les intérêts de M. Al Telbani ne seront pas représentés. En supposant même qu’il tienne à être représenté par son procureur, la tâche de ce dernier ne pourra que s’en trouver réduite. Dans ces circonstances, il m’apparaîtrait exorbitant d’ordonner une provision pour frais.

 

[31]           Finalement, les questions soulevées par M. Al Telbani ne dépassent pas le cadre de ses propres intérêts. Aux termes de l’arrêt Canada (Procureur général) c Ribic, 2003 CAF 246, [2003] ACF no 1964, la Cour doit se prononcer sur trois questions dans le cadre d’une demande en vertu de l’article 38.04(1) de la LPC :

(1)  Est-ce que les renseignements sont pertinents?

 

(2) Si les renseignements sont pertinents, est-ce que la divulgation des renseignements serait préjudiciable pour la sécurité nationale, les relations internationales ou la défense nationale?

 

(3) Si la divulgation était préjudiciable, est-ce que les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation?

 

 

[32]           En ce qui concerne les deux premières questions, le fardeau repose clairement sur les épaules du PGC. Encore une fois, les deux amici curiae désignés par la Cour et dont les honoraires sont assumés par le PGC seront présents à cette étape de la procédure. Si le PGC réussit à établir que la divulgation causerait un préjudice aux relations internationales, à la défense ou à la sécurité nationale du Canada, la Cour doit se livrer à un exercice de pondération entre les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation et celles qui militent en faveur de la non-divulgation. Il s’agit là d’un exercice certes important, mais qui n’a rien d’exceptionnel et dont le résultat n’a d’incidence que pour M. Al Telbani. L’intérêt que peut revêtir cette évaluation pour le public en général sera limité, et ne serait certes pas suffisant en soi pour remplir la troisième condition posée par la Cour suprême du Canada.

 

[33]           Il est vrai que M. Al Telbani entend soulever l’invalidité constitutionnelle du régime établi par l’article 38 de la LPC, qui confère à la Cour fédérale la juridiction exclusive de trancher les questions de divulgation de renseignements ayant trait aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale. Or, cette question a été tranchée de façon définitive par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] ACJ no 6 et par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Abou-Elmaati c Canada (Attorney General), 2011 ONCA 95, [2011] OJ No 474. La Cour fédérale puis la Cour d’appel fédérale se sont également penchés sur l’article 38.11 de la LPC et ont confirmé la validité constitutionnelle des audiences ex parte que cette disposition prévoit : voir Canada (Procureur général) c Khawaja, 2007 CF 463, [2008] 1 RCF 621, conf. a 2007 CAF 388, [2008] 4 RCF 3. Par conséquent, les prétentions de M. Al Telbani quant à la validité de l’article 38 de la LPC ont déjà été tranchées par les tribunaux, et l’on ne saurait donc prétendre qu’il s’agit là de questions de la plus haute importance et d’intérêt public, d’autant plus que M. Al Telbani n’a pas expliqué en quoi les arguments qu’il pourrait soulever remettraient en cause l’analyse exhaustive à laquelle s’est livrée la Cour suprême dans l’arrêt Ahmad.

 

[34]           Qui plus est, M. Al Telbani fonde sa contestation sur un élément spéculatif, en faisant valoir que le juge qui sera saisi des deux contrôles judiciaires pourrait devoir trancher le litige sur la base d’un dossier incomplet. Pourtant, l’on ne saurait présumer du résultat de la requête présentée par le PGC à ce stade-ci. Au terme de l’évaluation que fera la Cour quant au caractère opportun de la divulgation, partielle ou complète, des renseignements que le PGC estime « sensibles » ou « potentiellement préjudiciables », il se pourrait bien que les craintes de M. Al Telbani ne soient plus fondées. Par conséquent, la question constitutionnelle est prématurée et ne saurait constituer une justification pour l’octroi d’une provision pour frais.

 

[35]           Compte tenu de tout ce qui précède, j’estime donc que la requête de M. Al Telbani visant à faire assumer le coût de ses honoraires professionnels par le PGC dans le cadre des procédures entamées en vertu de la Loi sur la preuve au Canada doit être rejetée. Aucune des trois conditions développées par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Colombie-Britannique (Ministre des forêts) c Bande indienne Okanagan, supra, Little Sisters Book and Art Emporium, supra, et Caron, supra, n’est remplie par M. Al Telbani.

 

[36]           En terminant, il convient de dire un mot de l’argument subsidiaire soulevé par la procureure de M. Al Telbani dans ses prétentions écrites, argument qu’elle n’a pas repris lors de l’audition.  S’appuyant notamment sur l’arrêt R. v Rowbotham et al (1988), 41 C.C.C.(3d) 1, [1988] O.J. No. 271 (Ont. C.A.), elle a soutenu que la jurisprudence reconnaissait le droit d’un prévenu indigent d’être représenté par un avocat rémunéré par l’État. 

 

[37]           Il existe effectivement de nombreuses décisions où l’on a reconnu que le droit de subir un procès équitable supposait la possibilité de bénéficier des services d’un avocat. Ce droit découlerait de l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Or, dans la présente instance, M. Al Telbani n’est accusé d’aucune infraction criminelle ou pénale, et sa liberté n’est pas en cause, non plus que sa sécurité. Tel que précédemment mentionné, le seul objet d’une requête déposée conformément à l’article 38 de la LPC est de déterminer si certains renseignements doivent être protégés au motif qu’ils constitueraient des renseignements potentiellement préjudiciables ou sensibles au sens de cette disposition. Par voie de conséquence, il n’y a pas d’accusé dans une telle procédure, et le fardeau de la preuve repose sur le PGC. Dans ce contexte, M. Al Telbani ne peut invoquer cette jurisprudence pour revendiquer le paiement des frais de son avocate, du moins eu égard au présent dossier.

 

[38]           Pour tous ces motifs, la requête de M. Al Telbani en provision pour frais est rejetée, sans frais.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête en provision pour frais du défendeur soit rejetée, sans frais.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

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