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Date : 20110705


Dossier : T-86-11

Référence : 2011 CF 823

Toronto (Ontario), le 5 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

PIOTR SKRZYPEK

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               M. Skrzypek souffre d’une certaine invalidité, cela ne fait aucun doute. La question se pose toutefois de savoir s’il a droit à une pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada. Il est admissible à demander une pension sur le fondement des cotisations qu’il a versées au Régime. À cause des époques où il a versé ses cotisations, sa période minimale d’admissibilité a pris fin le 31 décembre 2003. Pour recevoir la pension, il doit démontrer que son invalidité existait à cette date ou avant cette date et qu’elle a existé sans interruption par la suite. Le paragraphe 42(2) du Régime dispose qu’une personne n’est considérée comme invalide que si elle est atteinte d’une invalidité physique ou mentale grave et prolongée. Une invalidité est considérée comme « grave » si la personne est régulièrement incapable de détenir un emploi véritablement rémunérateur (Villani c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 248, 275 N.R. 324, au paragraphe 50; Klabouch c. Canada (Développement social), 2008 CAF 33, 372 N.R. 385, aux paragraphes 14 à 17).

 

[2]               La demande de M. Skrzypek a d’abord été rejetée, au motif qu’il n’avait pas d’invalidité physique grave et prolongée en date du 31 décembre 2003. Le Régime prévoit une série de recours en révision et de droits d’appel que peut exercer la personne qui est insatisfaite d’une décision initiale comme celle-là.

 

[3]               En vertu de l’article 81, il a été demandé au ministre de réviser la décision initiale. Le ministre l’a confirmée.

 

[4]               M. Skrzypek, insatisfait de cette révision, a alors interjeté appel auprès du tribunal de révision, en conformité avec l’article 82. Le tribunal lui a également donné tort.

 

[5]               L’étape suivante est un appel à la Commission d’appel des pensions. L’appel n’est pas de plein droit. La permission d’interjeter appel doit être accordée par le président, le vice-président ou un membre désigné de la Commission. Le paragraphe 83(3) dispose que, lorsque la permission d’interjeter appel est refusée, des motifs doivent être donnés par écrit. La Loi ne précise pas que des motifs doivent être donnés par écrit lorsque la permission est accordée. En l’espèce, comme cela se fait assez régulièrement, la demande de permission a été présentée ex parte et la permission a été accordée sans préavis au ministre de la part du membre désigné. Aucun motif n’a été donné. C’est cette décision qui est l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[6]               Le procureur général, agissant pour le compte du ministre, soulève plusieurs questions. Le principal problème en l’espèce, à mon avis, c’est que la procédure prescrite n’a pas été respectée. L’article 4 des Règles de procédure de la Commission d’appel des pensions (prestations) (Règles de la CAP) dispose, entre autres choses, qu’une demande d’autorisation d’interjeter appel d’une décision d’un tribunal de révision doit indiquer les motifs invoqués pour obtenir l’autorisation d’interjeter appel, un exposé des faits allégués, les motifs que l’appelant entend invoquer ainsi que les preuves documentaires qu’il entend présenter à l’appui de l’appel.

 

[7]               En l’espèce, la demande d’autorisation d’interjeter appel était simplement accompagnée d’une lettre qui énumérait les maux qui avaient été diagnostiqués chez M. Skrzypek et qui exprimait une insatisfaction générale à l’égard de la décision :

[TRADUCTION]

 

Nous maintenons que M. Skrzypek continue de souffrir d’une invalidité grave et prolongée qui le rend régulièrement incapable de détenir un emploi véritablement rémunérateur.

 

[8]               Puisque la demande d’autorisation d’interjeter appel était gravement irrégulière, il a été soutenu que le membre désigné aurait dû soit invoquer l’article 9 des Règles de la CAP et demander à M. Skrzypek de produire les renseignements requis pour qu’il puisse être statué sur la demande d’autorisation, ou sinon donner les motifs pour lesquels l’autorisation était accordée. Je suis d’accord avec les observations du procureur général. En l’absence de tels motifs, l’on ne peut que spéculer quant à savoir si le membre désigné était au courant du critère juridique applicable aux demandes d’autorisation et si son appréciation du dossier lors de l’application de ce critère était raisonnable.

 

[9]               Le procureur général a également soutenu que la décision n’avait pas été [TRADUCTION] « consignée » en ce que tout ce qui avait été reçu était une lettre de la Commission. Aucune décision écrite n’a jamais été communiquée, et ce n’est que plus tard que le nom du membre désigné a été communiqué. Le procureur général invoque la décision récente Canada (Procureur général) c. Montesano, 2011 CF 398, [2011] A.C.F. no 510 (QL). Puisque j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire pour d’autres motifs, il n’est pas nécessaire que j’examine cette question.

 

DÉCISION

[10]            J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire, sans frais, et je renverrai l’affaire au même membre désigné de la Commission d’appel des pensions pour nouvel examen. Le membre pourra invoquer ou non l’article 9 des Règles de la CAP, selon ce qu’il estimera indiqué, mais s’il n’invoque pas la disposition précitée, et s’il accorde de nouveau l’autorisation d’interjeter appel, des motifs devront être fournis.

 

ANALYSE

[11]           Monsieur le juge Mackay a bien établi la norme de contrôle dans la décision Callihoo c. Canada (Procureur général) (2000), 190 FTR 114, [2000] A.C.F. no 612 (QL), au paragraphe 15 :

 

Sur le fondement de cette jurisprudence récente, je suis d’avis que le contrôle d’une décision relative à une demande d’autorisation d’interjeter appel à la CAP donne lieu à deux questions :

 

1.                la question de savoir si le décideur a appliqué le bon critère, c’est-à-dire la question de savoir si la demande a des chances sérieuses d’être accueillie, sans que le fond de la demande soit examiné;

 

2.                la question de savoir si le décideur a commis une erreur de droit ou d’appréciation des faits au moment de déterminer s’il s’agit d’une demande ayant des chances sérieuses d’être accueillie. Dans le cas où une nouvelle preuve est présentée lors de la demande, si la demande soulève une question de droit ou un fait pertinent qui n’a pas été pris en considération de façon appropriée par le tribunal de révision dans sa décision, une question sérieuse est soulevée et elle justifie d’accorder l’autorisation.

 

[12]           Comme je l’ai affirmé dans la décision McDonald c. Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2009 CF 1074, [2009] A.C.F. no 1330, au paragraphe 6 :

Le premier volet de l’analyse, la question de savoir si le décideur a appliqué le bon critère, est une question de caractérisation et doit être examiné selon la norme de la décision correcte. Le deuxième volet, au moins relativement à l’appréciation des faits, est examiné selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).

 

[13]           En l’espèce, aucune preuve nouvelle n’a été produite; d’ailleurs, rien ne l’exigeait. Puisqu’aucun motif n’a été donné, il revient à la Cour de déterminer si la demande de M. Skrzypek visant à obtenir l’autorisation d’interjeter appel à la Commission d’appel des pensions avait des chances sérieuses d’être accueillie.

 

[14]           Dans l’affaire McDonald, précitée, c’était le ministre qui avait demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision d’un tribunal de révision. Dans cette affaire, l’article 4 des Règles de la CAP avait été scrupuleusement respecté en ce que des observations détaillées avaient été présentées au membre désigné au soutien de la demande d’autorisation. Comme dans la présente espèce, l’autorisation avait été accordée sans qu’aucun motif ne soit fourni. C’était M. Macdonald qui avait demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[15]           La question en litige dans cette affaire, comme dans la présente espèce, était de savoir si, à la lecture du dossier, la demande avait des chances sérieuses d’être accueillie. En m’aidant de l’avis de demande d’autorisation du ministre, j’avais réussi à décortiquer le dossier et à conclure que, dans cette affaire, la demande avait effectivement des chances sérieuses d’être accueillie. Comme monsieur le juge Lemieux l’a noté au paragraphe 29 de la décision Mrak c. Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2007 CF 672, 314 FTR 142 – une autre affaire dans laquelle aucun motif n’avait été donné au soutien d’une décision d’accorder une autorisation –, lorsqu’une autorisation est accordée sans motifs, la demande d’autorisation elle-même peut valoir motifs en lieu et place des motifs absents :

Le juge Deyell n’a pas motivé par écrit sa décision d’autoriser le ministre à interjeter appel, mais, selon moi, aux fins de cette demande de contrôle judiciaire, les arguments défendables exposés par le ministre dans sa demande écrite ex parte d’autorisation constituent les motifs qu’avait le juge Deyell d’accorder l’autorisation. À mon avis, une telle conclusion est justifiée par les termes mêmes de l’article 83 de la Loi, qui, comme je l’ai dit, prévoit que lorsque l’autorisation d’interjeter appel est accordée la demande d’autorisation d’interjeter appel devient l’avis d’appel.

 

 

[16]           En l’espèce, la demande d’autorisation de M. Skrzypek n’a pas respecté l’article 4 des Règles de la CAP et n’a indiqué aucune question ni aucun motif d’appel. La question se pose donc de savoir si je devrais entreprendre un examen du dossier, qui comprend des rapports de médecins, des scintigraphies osseuses, des rapports d’électrodiagnostic, des diagnostics établis par IRM du rachis lombaire, des ultrasons abdominaux, et ainsi de suite. En toute honnêteté, je ne suis en mesure de faire aucune évaluation; et d’ailleurs, si je m’y aventurais, j’usurperais la fonction du membre désigné de la Commission d’appel des pensions, une personne qui devrait être une experte en ces matières.

 

[17]           Je pourrais peut-être justifier la décision d’accorder l’autorisation en mettant des mots dans la bouche du membre désigné. Il y a bien pu y avoir des avis divergents quant au poids de certains éléments de preuve, et cela fournirait des motifs justifiant un appel, qui donnerait lieu à une audience de novo.

 

[18]           Cette observation découle des paragraphes 30 et 31 de la décision du tribunal de révision, qui sont ainsi rédigés :

[TRADUCTION]

 

[30]     Le tribunal de révision a eu la possibilité d’observer et d’entendre l’appelant. Le tribunal de révision a conclu que l’appelant avait souffert et continuait de souffrir à un degré variable des problèmes médicaux décrits. Cependant, le tribunal de révision n’a pas admis que les problèmes physiques de l’appelant étaient graves ou prolongés à la date de sa PMA ou avant cette date et qu’ils l’avaient été sans interruption par la suite. Le tribunal de révision a admis que l’appelant croyait qu’il était incapable d’exercer un emploi véritablement rémunérateur à la date de sa PMA ou avant cette date; cependant, le tribunal de révision n’était pas d’accord. L’appelant a souffert à un certain degré des problèmes médicaux susmentionnés, et il en souffre vraisemblablement toujours, comme l’ont révélé son témoignage et les éléments de preuve médicale résumés plus haut. Selon la prépondérance des probabilités, ses problèmes médicaux ne l’ont pas rendu régulièrement incapable d’occuper un emploi véritablement rémunérateur à la date de sa PMA (le 31 décembre 2003) ou avant cette date, puis sans interruption par la suite. L’appelant a exercé un emploi en 2004, 2005 et 2006.

 

[31]     En résumé, le tribunal de révision a remis en question la gravité des plaintes de l’appelant qui, selon ses dires, l’avaient empêché de travailler à la date de sa PMA ou avant cette date. L’appelant doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que ses problèmes médicaux étaient graves et prolongés à la date de sa PMA ou avant cette date, et vraisemblablement par la suite. La prise en compte cumulative de renseignements a démontré que les problèmes causés par les conditions médicales de l’appelant n’étaient pas graves et prolongés, comme cela est exigé.

 

 

[19]           Cependant, si le membre désigné a effectivement pensé que le tribunal de révision avait commis une erreur d’appréciation des éléments de preuve, c’était à lui de le dire. Il peut arriver, dans certains cas, que la Cour soit en mesure de faire une telle appréciation, comme elle l’a fait dans la décision Canada (Procureur général) c. St-Louis, 2011 CF 492, [2011] A.C.F. no 611, actuellement en appel, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[20]           Compte tenu du dossier dont je dispose, en l’absence de motifs expliquant pourquoi l’autorisation a été accordée (lesquels motifs, comme je l’ai indiqué plus haut, peuvent consister simplement en une approbation de la demande formulée en conformité avec les exigences de l’article 4 des Règles de la CAP), je me retrouve sans aucun repère. Même si monsieur le juge Létourneau parlait du rôle d’un tribunal d’appel, je crois que ses remarques dans l’arrêt Remo Imports Ltd c. Jaguar Cars Limited, 2007 CAF 258, 367 NR 177, s’appliquent également au contrôle judiciaire :

[20] J’ajouterais, pour reprendre l’expression d’un juge d’appel américain, que les juges n’ont pas à jouer au détective (Dow Agrosciences Canada Inc. v. Philom Bios Inc., 2007 ABCA 122, au paragraphe 53). On ne peut pas s’attendre à ce que les juges d’appel se mettent à la recherche d’éléments de preuve susceptibles d’appuyer ou de compléter les allégations générales formulées par une des parties à l’appel.

 

 

[21]           Dans l’état actuel des choses, aucun motif n’a été donné à l’appui de la décision d’accorder l’autorisation. Il peut paraître incongru de parler d’équité procédurale lorsqu’un travailleur sans emploi, qui se représente lui-même et qui a besoin de son fils pour agir comme interprète, est confronté à la puissance et au pouvoir de l’État, mais l’équité c’est l’équité.

 

[22]           Comme l’a affirmé monsieur le juge Pelletier, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, dans l’arrêt West Region Child and Family Services Inc. c. North, 2007 CAF 96, 362 NR 83, aux paragraphes 3 et 4 :

[3]               L’obligation de motiver une décision est une exigence de l’équité procédurale. Le fondement de cette obligation a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, un arrêt qui, bien que rendu dans le contexte criminel, s’applique également dans le contexte du droit administratif. En l’espèce, l’obligation de motiver une décision se retrouve dans la loi.

 

[4]               Si le décideur ne fournit pas les motifs qui ont servi à établir ses conclusions ainsi que leur fondement, il n’y aura pas substrat à l’application de la norme de contrôle.

 

[23]           En conséquence, à mon avis, la solution idoine consiste à renvoyer l’affaire au membre désigné qui a accordé l’autorisation.


ORDONNANCE

 

PAR CES MOTIFS,

LA COUR ORDONNE que :

1.                  la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, sans frais;

2.                  l’affaire soit renvoyée au membre désigné, l’honorable K.C. Binks, de la Commission d’appel des pensions, pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci, en conformité avec les motifs qui précèdent.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-86-11

 

INTITULÉ :                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.

                                                            PIOTR SKRZYPEK

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 JUIN 2011

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 5 JUILLET 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dale L. Noseworthy

Eric Bourbonnais

 

POUR LE DEMANDEUR

Piotr Skrzypek

POUR LE DÉFENDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

 

 

 

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