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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110627

Dossier : IMM-6626-10

Référence : 2011 CF 779

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2011

En présence de monsieur le juge O'Keefe

 

ENTRE :

 

MANSUR MANGRU

CARLEEN NADIRA HERNANDEZ NICHOLAS MANGRU

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue le 13 octobre 2010 par une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente), selon laquelle la demande présentée par les demandeurs en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi afin de faire évaluer leur demande de résidence permanente de l’intérieur du Canada pour des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH), a été rejetée.

 

[2]               Les demandeurs sollicitent que la décision soit infirmée et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour réexamen.

 

Le contexte

 

[3]               Mansur Mangru (le demandeur principal) et sa femme, Carleen Nadira Hernandez, sont des citoyens du Guyana d’ascendance ethnique indo-guyanienne qui sont arrivés au Canada en 1999 et qui ont demandé l’asile en 2001.

 

[4]               Les demandeurs étaient accompagnés de leur fils, qui était alors âgé d’un an. Ils ont depuis eu un fils et une fille, nés au Canada.

 

[5]               Les demandes d’asile des demandeurs ont été rejetées en 2003. Ils ont présenté une demande de résidence permanente et invoqué des considérations d’ordre humanitaire en mars 2005.

 

La décision de l’agente

 

[6]               L’agente a refusé d’exercer de son pouvoir discrétionnaire découlant du paragraphe 25(1) de la Loi pour les motifs suivants.

 

[7]               L’agente a tenu compte du fait que les demandeurs craignaient la violence fondée sur l’ethnicité au Guyana et que le demandeur principal avait reçu des menaces d’hommes d’ascendance ethnique afro-guyanienne. L’agente a également admis que le demi-frère de la demanderesse principale s’était fait battre et que son père s’était fait tuer. L’agente a soupesé la preuve documentaire au sujet de la criminalité et de la violence au Guyana et a conclu que, bien que la criminalité demeure un problème, le gouvernement a déclaré que sa priorité absolue concernait la criminalité et qu’il prenait les mesures nécessaires pour régler le problème. L’agente a conclu que les demandeurs n’éprouveraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[8]               L’agente a alors évalué le degré d’établissement et d’intégration des demandeurs dans leur communauté. Elle a apprécié de façon positive les emplois que les demandeurs avaient occupés ainsi que leur participation dans la communauté, leurs activités bénévoles à leur église et leurs dons aux œuvres de charité. De plus, elle a apprécié de façon positive le fait que les demandeurs avaient pris soin d’un membre de la famille qui souffre de problèmes de développement. L’agente a tenu compte de la bonne réputation des demandeurs ainsi que des lettres d’appui des amis, de la famille et des membres de la communauté. Elle a apprécié le fait que les demandeurs avaient acheté une maison, mais qu’ils l’avaient fait alors qu’ils étaient sous le coup d’une mesure de renvoi. Elle a conclu que le séjour prolongé des demandeurs au Canada, d’une durée de plus de dix ans, découlait de leurs propres actions et que la nécessité de vendre leur maison et de couper leurs liens avec la communauté n’équivalait pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[9]               L’agente a également évalué l’intérêt supérieur des enfants. Elle a tenu compte du fait que les demandeurs avaient trois enfants, dont deux nés au Canada. L’agente a conclu qu’en ce qui concerne les enfants nés au Canada, les demandeurs ont une tante, un oncle et des cousins au Canada et qu’ils avaient le choix de laisser leurs enfants au Canada ou les emmener au Guyana. L’agente a tenu compte des bulletins scolaires des aînés et de leur désir de rester au Canada. Elle a conclu que cela représenterait une difficulté pour les enfants de commencer une nouvelle vie au Guyana, parce qu’ils n’ont que peu de liens avec le pays. Cependant, elle a conclu qu’ils auraient accès aux services collectifs essentiels et que le gouvernement était attentif aux droits et au bien-être des enfants. Elle a également conclu qu’ils ont été exposés à la culture guyanienne grâce à leur famille et qu’ils avaient une grand-mère et des tantes qui pourraient les aider à s’adapter à une nouvelle vie au Guyana. L’agente a conclu que le renvoi au Guyana n’aurait pas de conséquences négatives sur les enfants qui équivaudraient à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

Les questions en litige

 

[10]           Les deux parties conviennent que la norme de contrôle des conclusions tirées par un agent lors de l’examen d’une demande CH porte sur des questions mixtes de fait et de droit et que ces conclusions sont donc généralement contrôlées selon la raisonnabilité.

 

[11]           Les demandeurs ont également soulevé les questions suivantes :

            1.         L’agente a-t-elle fait une erreur de droit dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants en s’appuyant sur « le choix » qui s’offrait aux demandeurs de laisser leurs enfants au Canada avec des membres de la famille ou de quitter le Canada avec les enfants, appliquant ainsi un critère inapproprié?

            2.         L’agente a-t-elle fait une erreur de droit dans son évaluation des difficultés auxquelles les demandeurs devraient faire face s’ils retournaient au Guyana? Plus précisément, la décision est-elle cohérente avec la preuve documentaire présentée?

            3.         L’agente a-t-elle fait une erreur de droit dans son évaluation de l’établissement des demandeurs?

            4.         La décision de l’agente devrait-elle être infirmée en raison du principe de courtoisie, vu qu’il n’y a aucune différence importante entre cette décision et la décision antérieure qui a été infirmée?

 

Les observations écrites des demandeurs

 

[12]           Les demandeurs soutiennent que l’agente a erré dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants parce qu’elle n’a pas évalué correctement les conséquences que les enfants auraient à subir en raison du renvoi du Canada, s’appuyant sur « le choix » de laisser les enfants au Canada avec des membres de la famille. Ils soutiennent également que l’agente a fait une erreur de droit en utilisant le critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants.

 

[13]           Les demandeurs affirment de plus que l’agente a erré dans son évaluation des difficultés qu’ils éprouveraient s’ils retournaient au Guyana et que cette évaluation n’était pas cohérente avec la preuve documentaire concernant les rivalités ethniques au Guyana. Ils soutiennent que l’agente n’a pas tenu compte de la question de l’extorsion et de l’enlèvement potentiel des enfants.

 

[14]           De plus, les demandeurs soutiennent que l’agente a évalué de façon illogique leur établissement. L’agente n’a pas établi un juste équilibre dans son évaluation. De plus, les demandeurs soutiennent que leur établissement ne découlait pas complètement de leurs propres actions, comme l’avait conclu l’agente. Citoyenneté et Immigration Canada a mis plus de cinq ans avant de rendre sa décision au sujet de la demande CH et, au cours de ces années, les demandeurs ont raisonnablement continué à s’établir.

 

[15]           Enfin, les demandeurs soutiennent que la Cour doit accorder de l’importance à la décision de la juge Elizabeth Heneghan, rendue dans le contrôle judiciaire de la première décision sur la demande CH, vu que la seconde décision est tellement semblable qu’il n’y a pas lieu d’établir une distinction.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[16]           Le défendeur souligne le fait que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas décisif lors d’une demande CH et devrait être soupesé avec les autres facteurs. Le défendeur soutient que, dans la présente affaire, l’agente a été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt des enfants. L’agente a tenu compte du fait que les enfants seraient renvoyés avec leurs parents et elle a effectué une analyse minutieuse des conséquences de ce renvoi au Guyana sur les enfants. Cette analyse tenait compte de la protection de leurs droits au Guyana et de la situation de la criminalité. Le défendeur soutient également que, bien que l’agente ait utilisé les mots « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives », cela ne montre pas qu’elle a appliqué un critère inapproprié, parce que le contenu de l’analyse était exact.

 

[17]           Le défendeur soutient que l’agente a évalué de façon raisonnable le degré de l’établissement des demandeurs au Canada. L’analyse tenait compte des emplois occupés par les demandeurs et du développement de leur famille et de leurs relations personnelles. Cependant, l’agente a raisonnablement conclu que ces facteurs n’équivalaient pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives qui ne sont pas prévues par la Loi. Cela est particulièrement vrai, selon le défendeur, parce que l’établissement des demandeurs au Canada découlait de leur séjour prolongé, lequel avait été occasionné par leurs propres actions.

 

[18]           De plus, le défendeur soutient que les conclusions de l’agente au sujet des risques étaient raisonnables. La volumineuse preuve présentée à l’agente lui permettait amplement de conclure qu’en dépit du problème de la criminalité au Guyana, les demandeurs pourraient obtenir de l’aide de la police et de l’État. La preuve documentaire ne montrait pas que les Indo-Guyaniens étaient, de façon disproportionnée, les victimes de la criminalité et les demandeurs n’ont pas montré que la violence à laquelle leur famille avait fait face avait un caractère racial. Il était loisible à l’agente de conclure que les demandeurs ne feraient face qu’à une situation de criminalité généralisée.

 

[19]           Enfin, le défendeur soutient que la première décision CH se distingue en fait de la seconde et que la Cour devrait évaluer de façon également distincte les demandes et rendre sa propre décision.

 

Analyse et décision

 

[20]           Question en litige 1

            L’agente a-t-elle fait une erreur de droit dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants en s’appuyant sur « le choix » qui s’offrait aux demandeurs de laisser leurs enfants au Canada avec des membres de la famille ou de quitter le Canada avec les enfants, appliquant ainsi un critère inapproprié?

            Je suis d’accord avec le défendeur que la seconde décision CH doit être différenciée de la première et doit être évaluée séparément.

 

[21]           Cela dit, pour les motifs suivants, je conclus que l’évaluation de l’agente de l’intérêt supérieur des enfants dans la décision CH qui m’a été présentée est inadéquate.

 

[22]           Premièrement, l’erreur dans la décision de l’agente consiste en l’application d’un critère inapproprié tant dans la forme que dans le contenu de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

 

[23]           L’agente a conclu que, même si les enfants allaient éprouver des difficultés en commençant une nouvelle vie au Guyana, cela n’équivalait pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[24]           Cependant, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont conclu que cela était une erreur de droit que d’intégrer une telle exigence dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Le juge Robert Barnes a conclu dans Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529, au paragraphe 14, que :

L’ajout d’une obligation de prouver un préjudice irréparable dans la prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants ne repose tout simplement sur aucun fondement juridique. Les directives applicables (Traitement des demandes au Canada, Demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaire (Directives IP5)) ne renferment rien qui confirme une telle manière de voir, du moins pour ce qui concerne la prise en compte de l’intérêt d’enfants. Les mots semblables que l’on trouve dans les Directives IP5, à savoir « inhabituelles », « injustifiées » ou « excessives », sont utilisés à propos de l’intérêt pour un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, plutôt que de devoir solliciter le droit d’établissement depuis l’étranger. Il est fautif d’intégrer de telles normes dans la décision portant sur l’existence de considérations humanitaires, du moins dans la partie de cette décision qui concerne l’intérêt des enfants. Cette précision est faite dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555, 2002 CAF 475 (C.A.F.), au paragraphe 9, où le juge Robert Décary écrivait que « le concept de “difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

 

 

[25]           De plus, il est clair que l’agente n’a pas seulement décrit le critère servant à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants incorrectement, mais qu’elle l’a également utilisé dans son analyse.

 

[26]           L’agente n’a pas présenté d’analyse complète des conséquences sur les enfants qu’imposerait un renvoi du Canada au Guyana. En fait, elle a minimisé ces conséquences en mentionnant que le gouvernement protège les droits des enfants au Guyana et que leurs besoins essentiels seraient comblés.

 

[27]           Bien que le défendeur ait raison de souligner que l’intérêt supérieur des enfants n’est qu’un facteur parmi d’autres à soupeser lors de l’évaluation d’une demande CH, cela n’a pas été pris en compte dans la présente affaire. La Cour d’appel fédérale a conclu dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, le facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant penchera en faveur du non-renvoi. Ce facteur est alors soupesé avec les autres facteurs, comme l’intérêt public. L’application par l’agente de l’exigence des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives transpire dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants et aboutit ainsi à une conclusion inappropriée qui implique que l’intérêt supérieur des enfants milite pour le renvoi des demandeurs. Cette conclusion a mené à une omission de toute considération de l’intérêt supérieur des enfants contre les autres facteurs préconisant le renvoi. 

 

[28]           L’agente a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière incorrecte et déraisonnable en appliquant un critère inapproprié tant dans la forme que dans le contenu de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

 

[29]           J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire et renverrai l’affaire à un autre agent pour réexamen.

 

[30]           En raison de ma conclusion sur cette question, je n’ai pas besoin de traiter des autres questions.

 

[31]           Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question grave de portée générale pour certification.


JUGEMENT

 

[32]           LA COUR statue comme suit : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour réexamen.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


 

ANNEXE

 

Dispositions légales applicables

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6626-10

 

INTITULÉ :                                       MANSUR MANGRU

                                                            CARLEEN NADIRA HERNANDEZ

                                                            NICHOLAS MANGRU

 

                                                            c.

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1er juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 27 juin 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jane Stewart

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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