Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110614

Dossier : T-1424-10

Référence : 2011 CF 640

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2011

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

FERNANDO MARTINEZ-CARO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Martinez-Caro (le demandeur) fait appel de la décision du Bureau de la citoyenneté de rejeter sa demande de citoyenneté canadienne. L’appel, interjeté en application du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi), est régi par les Règles des Cours fédérales relatives aux demandes; cela explique que M. Martinez-Caro a qualité de demandeur, et le ministre de défendeur. La Loi ne prévoit pas la possibilité d’en appeler de la décision qui sera rendue par la Cour. L’appel est rejeté, pour les motifs que je vais maintenant exposer.

 

Les faits

[2]               Le demandeur est cadre supérieur chez InMet, une société minière canadienne. Avant d’occuper cet emploi, il a travaillé pour Ferrovial Agroman Canada Inc., une filiale de Ferrovial Agroman S.A., société internationale de construction. En 1999, alors qu’il travaillait chez Ferrovial, le demandeur a déménagé avec sa famille au Canada. Le demandeur et les membres de sa famille  ont demandé et obtenu le statut de résidents permanents, puis ils ont demandé la citoyenneté canadienne – tous l’ont obtenue, sauf le demandeur. L’épouse et les deux enfants du demandeur sont maintenant des citoyens canadiens, tandis que lui ne l’est pas. 

 

[3]               Dans le cadre de ses fonctions chez Ferrovial Agroman Canada Inc., le demandeur a souvent dû voyager à l’étranger. Le juge de la citoyenneté a conclu que le demandeur avait quitté Ferrovial et était allé travailler pour InMet afin de réduire le temps passé à voyager, loin de sa famille.

 

[4]               Le juge de la citoyenneté s’est appuyé sur la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF n° 232 de la Cour pour en arriver à sa décision de ne pas accorder la citoyenneté canadienne au demandeur. Il a conclu que le demandeur avait résidé au Canada moins des 1 095 jours requis par la Loi pour obtenir la citoyenneté. Le demandeur n’avait été physiquement présent au Canada que 689 jours, et il en avait été absent pendant 771 jours au cours de la période en cause.

 

[5]               Le demandeur demande à la Cour d’établir si le Bureau de la citoyenneté avait commis une erreur en interprétant la définition de la résidence à l’alinéa 5(1)c) de la Loi comme s’entendant de la présence physique au Canada. Cet alinéa prévoit ce qui suit :

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

[…]

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

[…]

 

 

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

[…]

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

[…]

 

[Emphasis added]

 

 

[6]               J’estime que le Bureau de la citoyenneté n’a pas commis d’erreur. 

 

Exposé du droit

[7]               Depuis que la Loi a reçu la sanction royale en 1977, trois courants de pensée se sont dégagés relativement à l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, faisant appel au critère du mode centralisé d’existence, au critère dit des six facteurs de la décision Koo, qui met l’accent sur le lieu où le demandeur vit régulièrement, normalement ou habituellement, et au critère de la présence physique, axé sur la présence physique au Canada du demandeur pendant au moins 1 095 jours. Le juge Sean Harrington a résumé succinctement comme suit les trois écoles de pensée dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Salim, 2010 CF 975 (paragraphe 1) :


Selon une école de pensée, la résidence s’entend de la présence physique. Selon deux autres écoles, une personne peut satisfaire à l’obligation de résidence en certaines circonstances si, absente de corps, elle est présente d’esprit.

 

[…]

 

Pendant plus de 30 ans, nous avons eu l’infortune de disposer de trois critères de résidence, ou bien de deux diront certains, le second critère comportant lui-même deux volets.

 

 

[8]               Ces courants jurisprudentiels divergents sont dus, en partie, à l’absence de définition du mot résidence dans la Loi, mais, comme l’a fait observer le juge James O’Reilly dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nandre, 2003 CFPI 650, au paragraphe 10, cette situation vient aussi


[…] en partie de ce que les appels en matière de citoyenneté ne vont pas au-delà de
la Section de première instance de la Cour fédérale. Le rôle unificateur et normalisateur de la Cour d’appel fédérale ne se manifeste pas dans ces matières. Sans un précédent contraignant, les juges de la Cour doivent dire si la Loi peut s’accommoder de plus d’une interprétation et, dans l’affirmative, si le choix d’une interprétation plutôt que d’une autre devrait être laissé aux juges de la citoyenneté.

 

 

[9]               La Cour a également statué qu’en vue de déterminer si l’obligation de résidence était satisfaite, il fallait procéder à une enquête en deux étapes. Il s’agit de décider, à la première étape, si le demandeur a effectivement établi sa résidence au Canada. Ce n’est que lorsque cette première exigence est respectée qu’on examine, à la deuxième étape, si le demandeur a, en tout, résidé 1 095 jours (l’équivalent de trois ans) au Canada (Goudimenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 447). Si on n’a pas conclu que résidence avait été établie au Canada, l’enquête s’arrêtera là (Abbas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 145). C’est à la seconde étape de l’enquête qu’il y a eu des divergences d’interprétation à la Cour relativement à l’obligation de résidence de trois ans.

 

[10]           La décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, a été l’une des premières où la Cour a traité de l’alinéa 5(1)c) [alors l’alinéa 5b)] de la Loi. Dans cette affaire, le demandeur avait immigré au Canada en provenance de la Crète. Il fréquentait l’université en Nouvelle-Écosse et avait établi sa résidence chez des amis. Peu après, toutefois, M. Papadogiorgakis était allé poursuivre ses études universitaires aux États-Unis, tout en revenant au Canada, à l’occasion. La présence physique de M. Papadogiorgakis était répartie entre les deux pays.

 

[11]           Le juge de la citoyenneté avait rejeté la demande de M. Papadogiorgakis au motif qu’il n’avait pas résidé au Canada pendant trois ans en tout dans les quatre ans qui avaient précédé sa demande. En appel, le juge en chef adjoint Thurlow a statué que, même si M. Papadogiorgakis n’avait pas résidé 1 095 jours en tout au Canada, il avait néanmoins satisfait à l’obligation de résidence pendant trois ans parce qu’il avait « centralis[é] son mode de vie habituel » au Canada  (Papadogiorgakis, paragraphe 17). Le juge en chef adjoint Thurlow a accueilli l’appel et conclu que M. Papadogiorgakis avait satisfait à l’obligation de résidence.

 

[12]           Le juge en chef adjoint Thurlow a étudié la jurisprudence existante pour mieux comprendre le sens de l’expression résidence non définie dans la Loi. Il a d’abord examiné la décision Blaha c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1971] CF 521, dans laquelle le juge Pratte avait interprété le concept de résidence dans la Loi sur la citoyenneté canadienne (L.R.C. 1970, ch. C‑19.), le texte législatif plus tard remplacé par la Loi. Le juge Pratte y avait assimilé le concept de résidence à celui de « lieu de domicile » et déclaré ce qui suit :

À mon avis, une personne ne réside au Canada, au sens de la Loi sur la citoyenneté canadienne que si elle se trouve physiquement présente (d’une façon au moins habituelle) sur le territoire canadien. Cette interprétation me semble conforme à l’esprit de la loi qui me paraît exiger de l’étranger qui veut acquérir la citoyenneté canadienne, non seulement qu’il possède certaines qualités civiques et morales et désire se fixer au Canada de façon permanente, mais aussi qu’il ait effectivement vécu au Canada pendant assez longtemps. Ainsi, le législateur veut-il s’assurer que la citoyenneté canadienne ne soit accordée qu’à ceux-là qui ont démontré leur aptitude à s’intégrer dans notre société. (paragraphe 11)

 

[13]           Rejetant ce point de vue, le juge en chef adjoint Thurlow s’est ensuite penché sur l’interprétation du concept de résidence aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.R.C. 1985, ch. 1, 5e suppl.)) donnée par la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Thomson c. Ministre du Revenu national, [1946] RCS 209, ainsi, la Cour suprême a statué comme suit :

[traduction]
[…] dans tous les cas, la résidence dépend essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances, au lieu en question.

 

 

[14]           C’est en se fondant sur ce raisonnement que le juge en chef adjoint Thurlow en est arrivé à la conclusion que M. Papadogiorgakis avait rempli la condition de résidence, même s’il n’avait eu que 79 jours de présence effective au Canada. La décision Papadogiorgakis a par la suite été connue comme celle du « critère du mode centralisé d’existence » et associée à l’un des courants de pensée relatifs à l’obligation de résidence de trois ans. C’est à partir de là qu’ont débuté les divergences en jurisprudence.

 

[15]           À mon avis, les principes guidant l’interprétation des dispositions sur la résidence de la Loi de l’impôt sur le revenu et l’interprétation du concept de résidence aux fins de la citoyenneté ont bien peu en commun. Les lois en cause ne sont pas matière pareille, et l’on ne peut pas dire non plus que le législateur visait un même objet et les mêmes fins lorsqu’il les a adoptées. En matière fiscale, l’objet du concept de résidence se rapporte au recouvrement des impôts. On traite ainsi de la résidence dans les conventions fiscales, pour faire obstacle à la fois à la double imposition et à l’évitement fiscal, dans ce dernier cas pour empêcher qu’un contribuable ne prétende indûment résider dans l’autre pays contractant. De même, la jurisprudence relative à la Loi de l’impôt sur le revenu vise principalement à distinguer les uns des autres les résidents, les personnes qui séjournent et les visiteurs. L’objet de la Loi sur la citoyenneté, pour sa part, est de veiller à ce que ceux à qui la citoyenneté est attribuée comprennent bien les éléments clés des institutions, des traditions et des valeurs sociales et politiques canadiennes.

 

[16]           Dans Koo (Re), [1993] 1 CF 286, la juge Reed avait affaire à une situation de fait semblable à celle rencontrée dans Papadogiorgakis. Un demandeur s’était vu refuser la citoyenneté pour inobservation, en fonction d’une évaluation quantitative, de la condition prescrite en matière de résidence. Bien que la juge Reed n’ait pas accueilli l’appel, elle a énoncé, à titre de remarque incidente, ce qui est désigné depuis sous le nom de critère des six facteurs de Koo. Ce critère correspond à une évaluation qualitative de la résidence au Canada d’un demandeur de la citoyenneté, en vue d’établir si celui-ci « vit régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada. La juge Reed a toutefois jugé qu’aucun de ces critères n’avait un caractère déterminant; elle a d’ailleurs dit des six facteurs qu’il s’agissait de « questions que l’on peut poser pour rendre une telle décision […] » (Koo, paragraphe 10). La décision Koo est ensuite devenue connue comme celle où a été établi le critère dit de la personne qui « vit régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada, qui est le second courant de pensée.

 

[17]           Le troisième critère, désigné le critère quantitatif, a été élaboré dans la décision Pourghasemi. Dans cette décision, le juge Muldoon a rejeté les évaluations qualitatives de la résidence faites par le juge en chef adjoint Thurlow dans Papadogiorgakis et la juge Reed dans Koo. Il a plutôt déclaré ce qui suit :

Il est évident que l’alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d’acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de « se canadianiser ». Il la fait en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d’alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d’automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l’ascenseur, à l’église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l’on peut rencontrer des Canadiens et parler avec eux - durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat à la citoyenneté peut observer la société canadienne telle qu’elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés.

 

 

[18]           Le juge Muldoon s’est adonné à une interprétation téléologique de la Loi, et a conclu que l’obligation de résider trois ans au Canada prévue à l’alinéa 5(1)c) requérait de l’auteur d’une demande de citoyenneté qu’il ait été physiquement présent au Canada au moins 1 095 jours en tout. Il a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 6 :

Ainsi donc, ceux qui entendent partager volontairement le sort des Canadiens en devenant citoyens du pays doivent le faire en vivant parmi les Canadiens, au Canada, durant trois des quatre années précédant la demande, afin de se canadianiser. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire à l’étranger car la vie canadienne et la société canadienne n’existent qu’au Canada, nulle part ailleurs.

 

 

[19]           La décision Pourghasemi est ensuite devenue connue comme celle où l’on a établi, comme troisième courant de pensée quant à l’obligation de résidence de trois ans, le critère dit de la présence physique.

 

 

Le choix du critère

 

[20]           Dans la décision Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 410, le juge (maintenant juge en chef) Allan Lutfy a examiné s’il convenait, dans le cadre d’un appel en matière de citoyenneté, d’adhérer à un courant de pensée à l’exclusion des deux autres. Il a étudié avec grand soin nombre de questions soulevées en regard de la Loi lorsqu’il s’agit de juger de l’opportunité du choix par un juge de la citoyenneté d’un critère de résidence, et il a statué comme suit (paragraphe 14) :


Le paragraphe 14(6) de la Loi interdit la formation d’un appel à l’encontre de la décision de
la Section de première instance de la Cour fédérale. En conséquence, la Cour d’appel n’a pas eu la possibilité de démêler cette jurisprudence contradictoire. Les juges de la Section de première instance ont eu toute latitude pour formuler leur propre opinion. À mon avis, le juge de la citoyenneté peut adhérer à l’une ou l’autre des écoles contradictoires de la Cour, et, s’il appliquait correctement aux faits de la cause les principes de l’approche qu’il privilégie, sa décision ne serait pas erronée. Jusqu’ici, les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale qui ont présidé un procès de novo se sont généralement sentis libres de substituer leur conception de la condition en matière de résidence à celle exprimée dans la décision portée en appel. Cette divergence de vues, tant au sein de la Cour que parmi les juges de la citoyenneté, est cause d’incertitude dans l’administration de la justice dans ce domaine.

 

 

 

[21]           La mise en garde du juge en chef Lutfy quant à l’effet nuisible d’interprétations contradictoires sur l’administration de la justice est toujours valable et à-propos.

 

[22]           Dans la décision Nandre (précitée, paragraphe 21), le juge James O’Reilly a pour sa part apporté l’importante nuance qui suit quant à la relation existant entre les trois critères :


Je crois que le critère qualitatif exposé dans l’affaire Papadogiorgakis et précisé davantage dans l’affaire Koo devrait être appliqué lorsqu’un demandeur de citoyenneté ne répond pas au critère physique. J’ajouterais que je ne considère pas le critère qualitatif comme un critère facile à remplir. Il faudrait que les attaches d’une personne avec le Canada soient très étroites pour que ses absences soient considérées comme des périodes de résidence continue au Canada.

 

 

 

[23]           Bien que le juge O’Reilly ait approuvé le critère qualitatif, il ressort clairement de ses propos biens pesés qu’il juge que la présence physique constitue le critère principal, particulièrement comme il est demandé à la Cour d’admettre qu’une personne se trouvant à l’étranger est néanmoins un résident du Canada.

 

[24]           Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Takla, 2009 CF 1120, paragraphe 43, le juge Mainville (alors juge à la Cour fédérale) a suivi le raisonnement d’ordre qualitatif énoncé dans les décisions Papadogiorgakis et Koo et il a décrit le critère adopté dans la jurisprudence inspirée de Koo comme étant le critère dominant. Il n’a pourtant pas rejeté la jurisprudence inspirée de Pourghasemi. Au contraire, il a déclaré que le critère de la présence physique était celui le plus conforme au texte de la loi.

 

[25]           À mon avis, si la courtoisie judiciaire est fortement souhaitable, elle ne justifie pas d’écarter une conclusion quant à l’intention du législateur telle qu’elle est exprimée dans une loi (voir les décisions dans le même sens de la juge Johanne Gauthier dans Alinaghizadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 332, de la juge Judith Snider dans Sotade c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 301 et du juge Richard Mosley dans la décision Hao c. Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 46).

 

[26]           Je conclus donc que le juge de la citoyenneté a adopté et appliqué correctement à ses conclusions de fait un critère reconnu en droit. Cela suffit, en conformité avec Lam, pour régler le présent appel. J’estime toutefois également que la bonne interprétation des dispositions sur la résidence repose sur le critère de la présence physique, et que les décisions des juges de la citoyenneté sur cette question appellent la norme de contrôle de la décision correcte.

 

 

Interprétation littérale, téléologique et contextuelle de la Loi sur la citoyenneté

[27]           Il est utile dans ce contexte de revenir aux principes fondamentaux de l’interprétation des lois. On ne peut interpréter la disposition sur la résidence à l’alinéa 5(1)c) de la Loi isolément des mots qui l’entourent; le texte législatif doit être considéré comme un tout. En d’autres termes, il convient de donner à cette disposition législative une interprétation qui s’harmonise avec l’objet de la loi et le contexte (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., (Re) [1998] 1 RCS 27, paragraphe 21). Encore une fois, l’alinéa 5(1)c) prévoit ce qui suit :

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

[…]

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante […] [Non souligné dans l’original.]

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

[…]

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner[…] [Emphasis added.]

 

 

[28]           C’est précisément ce qu’a fait le juge Marc Nadon (alors juge à la Cour fédérale) dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1229.  Dans Chen, le juge Nadon devait se prononcer sur la question du critère devant être appliqué par un juge de la citoyenneté. Le juge a statué que le bon critère était celui de Pourgahsemi et a rejeté les critères tant de Papadogiorgakis que de Koo. Il a déclaré ce qui suit :

Cette disposition prévoit que tout demandeur doit « dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, [avoir] résidé au Canada pendant au moins trois ans [...] ». Le législateur a introduit un élément d’insistance dans le texte de loi en posant pour condition la résidence « au Canada pendant au moins trois ans ». Les mots soulignés ne sont pas nécessaires; ils ne servent qu’à insister sur la durée prévue. L’appelant a accumulé moins qu’un an avant la date de sa demande. En entreprenant une interprétation téléologique du texte de loi, on doit se demander pourquoi le législateur prescrit au moins trois ans de résidence au Canada durant les quatre années qui précèdent la date de la demande de citoyenneté.

 

Il est évident que l’alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d’acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de « se canadianiser ».

 

[29]           L’analyse de la loi faite par le juge Nadon est convaincante. Si l’on donne une interprétation franche à la loi, en considérant ses dispositions comme un tout et en leur attribuant leur sens ordinaire, l’on constate que le législateur a expressément énoncé le degré de latitude qu’il convenait d’accorder aux citoyens éventuels. La résidence suppose la présence et non pas l’absence. À mon avis, les critères qualitatifs ne tiennent pas valablement compte du sens littéral de l’alinéa en cause, non plus que de la nécessité de considérer comme un tout les dispositions de la loi. En recourant à la méthode qualitative, on ne dit pas non plus comment, ni en vertu de quel principe d’interprétation législative, la Cour pourrait interpréter le libellé bien précis de la loi comme autorisant des périodes d’absence ou de non-résidence plus longues que celles déjà prévues expressément par le législateur. En somme, on ne peut s’appuyer sur aucun principe d’interprétation pour étendre au-delà d’un an les périodes d’absence expressément autorisées par le législateur. Le libellé choisi par le législateur doit l’emporter, sauf si se soulève un problème de constitutionnalité, et la cour, ayant tiré une conclusion quant à son interprétation, doit alors l’appliquer.

 

[30]           Il faut donc se demander fondamentalement pourquoi, lorsqu’on interprète la loi, le législateur a prévu une obligation de résidence d’au moins trois ans pendant la période de quatre ans qui précède la demande. L’emploi des mots au moins dans la Loi fait voir que 1 095 jours est le nombre minimal de jours où l’auteur d’une demande de citoyenneté doit avoir résidé en tout au Canada. Le législateur a accordé une certaine latitude aux citoyens éventuels, qui doivent accumuler 1095 jours de résidence au Canada pendant la période en cause de quatre ans ou 1 460 jours. De par son sens ordinaire l’« accumulation » appelle une analyse quantitative, et un critère de l’« accumulation » se distingue nettement de critères de citoyenneté fondés sur l’intention de résider ou le centre du mode d’existence. L’intention ne peut s’accumuler au sens où l’entend la loi et le concept de « centralisation du mode d’existence » ne s’harmonise pas bien non plus avec la connotation quantitative des mots au moins.

 

[31]           On a peu traité du paragraphe 5 (1.1), reproduit ci-après, lorsqu’on s’est penché sur la définition de la résidence :

5 (1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l’application de l’alinéa (1)c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l’auteur d’une demande de citoyenneté a résidé avec son époux ou conjoint de fait alors que celui-ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l’étranger, des forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province.

 

5 (1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant’s spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1).

 

 

Le sens ordinaire du paragraphe 5 (1.1) étaye la conclusion qu’entraîne l’interprétation comme un tout des dispositions de la loi, à savoir que ne comptent pas aux fins du calcul, sauf dans les circonstances restreintes ainsi prévues, les périodes passées hors du Canada par les non-citoyens. Le législateur a ainsi prévu expressément pendant quelle période de temps, et en quelles circonstances, un citoyen éventuel pouvait se trouver à l’extérieur du pays. Si l’on interprète la loi selon son sens ordinaire, à mon avis, l’obligation de résidence pendant trois ans au cours de la période de quatre ans a expressément été conçue afin d’autoriser, pendant cette période, une absence physique d’une année.

 

[32]           Pour en revenir une fois encore au principe premier d’interprétation législative, la résidence s’entend de la présence et non de l’absence, dans l’une et l’autre langues officielles. La version française a même valeur que l’anglaise, et conduit à tirer la même conclusion quant à l’intention du législateur.

 

[33]           Cette interprétation n’est pas nouvelle. Elle compte de longues racines qui remontent aux décisions Blaha du juge Pratte, Chen du juge Nadon et Pourghasemi du juge Muldoon. La Cour y a plus récemment recouru dans les décisions Sarvarian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1117, Hao du juge Mosley et Alinaghizadeh de la juge Gauthier.

 

[34]           Pour conclure sur la question de l’interprétation législative, je relève que le législateur a conféré aux juges de la citoyenneté le pouvoir discrétionnaire de recommander au ministre de la Citoyenneté d’attribuer la citoyenneté dans des circonstances exceptionnelles. On a ainsi prévu au paragraphe 5(4) le pouvoir discrétionnaire de remédier aux situations inhabituelles de détresse ou aux situations inéquitables, comme lorsqu’une personne a été empêchée d’entrer au Canada pour des motifs échappant à sa volonté, et considérer que le même pouvoir discrétionnaire découle implicitement de la définition même de la résidence, c’est donner ouverture indirectement à ce dont le législateur a déjà traité directement au paragraphe 5(4). Cela prive aussi en réalité de tout effet le pouvoir discrétionnaire conféré. Pourquoi sinon une recommandation au ministre serait-elle nécessaire si, par le choix d’un critère plus laxiste, la citoyenneté pouvait être attribuée?

 

[35]           La conclusion selon laquelle la résidence s’entend de la présence physique soulève, à son tour, la question finale de la norme de contrôle applicable à la définition de la résidence. La bonne norme, selon moi, est celle de la décision correcte.

 

La norme de contrôle judiciaire

[36]           L’interprétation d’une disposition législative constitue généralement, par opposition à son application, une question de droit. S’il est vrai que les cours ont créé une exception au recours à la norme de la décision correcte pour les questions d’interprétation législative, soit lorsque les tribunaux spécialisés interprètent leur loi constitutive, cette exception ne s’applique pas à la question particulière de l’interprétation de la définition de la résidence. Toutefois, tout comme la règle de la courtoisie judiciaire ne permet pas d’écarter le libellé même de la loi, la déférence requise par la doctrine de la norme de contrôle envers les tribunaux administratifs spécialisés ne peut servir à contourner ce qu’on a par ailleurs conclu être l’intention du législateur. Une norme de contrôle, essentiellement, constitue un élément ainsi qu’un mode d’interprétation législative, et non pas un pouvoir autonome ou indépendant de s’écarter de l’intention du législateur exprimée dans le texte de loi.

 

[37]           Ce principe a le plus récemment été énoncé dans l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, où la Cour suprême du Canada a souligné que la norme de la raisonnabilité reposait sur l’idée qu’une disposition législative pouvait donner lieu à plus d’une interprétation valable, et qu’il n’y avait rien d’incohérent dans le fait que certaines questions de droit, ne revêtant pas une importance capitale pour le système juridique, puissent être tranchées en fonction de la norme de la raisonnabilité.

 

[38]           L’arrêt Smith et la jurisprudence qui l’a précédé mettent l’accent sur la nature de la question à trancher et sur la question de savoir si celle-ci est d’importance générale pour le système juridique. La question de la citoyenneté est d’une telle importance. L’attribution de la citoyenneté importe non seulement pour les citoyens éventuels, mais aussi pour les citoyens actuels. Cette question est d’intérêt pour tous les Canadiens. Le concept juridique de citoyenneté est essentiel pour l’application de dizaines de lois fédérales et provinciales, dont bon nombre permettent l’accès à d’importants programmes sociaux, à des permis ou licences et à divers programmes de sécurité ou de soutien du revenu, ou permettent d’exploiter ou de posséder des entreprises. Dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 RCS 143, paragraphe 78, la Cour suprême du Canada a dit de la citoyenneté qu’elle conférait « […] un statut très particulier qui ne comporte pas seulement des droits et des obligations, mais qui remplit la fonction très importante de symbole identifiant les gens comme membres de l’État canadien »

 

[39]           En deuxième lieu, le contexte dans lequel s’inscrit la décision constitue un important critère, et ce contexte comprend la nature du décisionnaire. De manière générale, les tribunaux administratifs à l’égard desquels on a fait preuve de déférence quant à l’interprétation de termes juridiques spécialisés s’occupent de questions de politiques et peuvent compter sur un important personnel permanent devant, dans l’application de la loi constitutive, composer avec des situations de fait, des politiques et des facteurs socio-économiques en évolution constante. Quant à la question de la définition de la résidence, des distinctions sont à faire entre un juge de la citoyenneté qui entend une demande de citoyenneté et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ou l’Office national de l’énergie qui interprète la législation qui lui est applicable. Si l’on revient à l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, toujours d’intérêt en la matière, trois des quatre éléments clés militant en faveur de la déférence – l’existence d’une clause privative, des connaissances spécialisées et la nature polycentrique des questions en jeu – sont également absents en l’espèce.

 

[40]           Dans l’arrêt Smith, la Cour suprême a également fait remarquer que le texte de la loi et l’absence de tout droit d’appel traduisaient l’intention manifeste du législateur de faire du comité d’arbitrage en cause l’unique décideur. L’Office national de l’énergie, à titre de tribunal administratif devant gérer dans un cadre juridique divers enjeux économiques, sociaux et environnementaux qui s’entrecroisent, exerce des fonctions qui contrastent avec celles du Bureau de la citoyenneté. En outre, la décision en cause était celle d’un comité d’arbitrage ad hoc, et l’interprétation adoptée par ce comité s’accordait avec le libellé explicite de la loi, ainsi qu’avec son historique, son objet manifeste et le contexte législatif. L’affaire concernait l’application, et non la définition, de la loi.

 

[41]           On pourra soutenir à l’opposé qu’il découle clairement de l’arrêt Smith de la Cour suprême que notre système de droit s’accommode d’interprétations contradictoires de la même disposition législative, et que le raisonnement est dans notre affaire de nature révisionniste. Smith, toutefois, diffère résolument de l’affaire en l’espèce. Il importe de noter que dans Smith, le comité  ad hoc interprétait le paragraphe 99(1) de la Loi sur l’Office national de l’énergie (L.R.C. 1985, ch. N‑7) portant sur l’adjudication des dépens par suite d’une audience en matière d’expropriation. La Cour suprême a souligné que les décisions touchant l’adjudication des dépens étaient « invariablement tributaires des faits et [avaient] en général un caractère discrétionnaire ». L’attribution de la citoyenneté diffère fortement pour sa part de l’adjudication de dépens, tant sur le fond que quant aux effets. Il s’agissait en outre dans Smith de comités d’arbitrage ad hoc non liés par des précédents. En règle générale, les décisions arbitrales ne sont pas considérées avoir force obligatoire ou valeur de précédents. Il en est ainsi, par exemple, des décisions des groupes d’arbitrage constitués sous l’égide de la Cour d’arbitrage international de Londres ou du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, ou en vertu du chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain. L’arrêt Smith et les questions touchant l’adjudication des dépens par suite d’une audience en matière d’expropriation ont donc bien peu à voir avec la question de l’opportunité d’une attribution de citoyenneté.

 

[42]           Lorsqu’on examine la question de l’importance pour le système juridique dans son ensemble, la distinction en fonction de la nature des droits ou des intérêts juridiques en jeu est essentielle. La juge Kathryn Feldman a ainsi déclaré ce qui suit dans l’arrêt Taub c. Investment Dealers Association of Canada, 2009 ONCA 628, au paragraphe 67 :

[traduction]

Je suis d’accord avec le juge Juriansz pour dire qu’il est conforme à la primauté du droit qu’une loi d’intérêt public qui s’applique également à tous les citoyens concernés jouisse d’une interprétation universellement acceptée. Il s’ensuit que si un tribunal établi par une loi interprète sa loi constitutive comme une question de droit, le fait qu’en appel ou dans le cadre d’un contrôle judiciaire la norme de révision soit celle de la décision raisonnable ne change pas la valeur de précédent de la décision à l’égard du tribunal. Le fait qu’une cour a eu l’occasion de déclarer que la décision était correcte conformément aux principes judiciairement applicables ne devrait pas avoir d’incidence sur le précédent établi par la décision.

 

 

 

[43]           Il est à ce titre utile de reproduire les propos du juge Russell Juriansz, au paragraphe 48 de l’arrêt Abdoulrab c. Ontario (Labour Relations Board), 2009 ONCA 491 :

[traduction]

Sous l’angle du bon sens, il est difficile d’accepter que deux interprétations véritablement contradictoires d’une même disposition législative puissent être jugées toutes deux raisonnables. Si deux interprétations d’une même disposition législative sont véritablement contradictoires, il est difficile d’envisager qu’elles appartiennent toutes deux aux issues possibles acceptables. Plus important encore, il paraît contraire à la primauté du droit que deux interprétations contradictoires de la même disposition d’une loi d’intérêt public, par laquelle les citoyens gouvernent leur vie, puissent être jugées toutes deux raisonnables.

Or, la Loi sur la citoyenneté est très certainement une loi d’intérêt public.

[44]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309, la Cour d’appel fédérale a passé ces principes en revue puisqu’elle était confrontée à des décisions contradictoires quant au pouvoir du Tribunal canadien des droits de la personne d’adjuger des dépens. La Cour d’appel fédérale a statué que le juge de la Cour fédérale avait commis une erreur en recourant à la norme de contrôle de la raisonnabilité, plutôt qu’à celle de la décision correcte. La Cour d’appel fédérale a qualifié la question en jeu de question d’intérêt public d’importance générale qui, ainsi, échappait au domaine d’expertise spécialisé du Tribunal. La juge Carolyn Layden‑Stevenson a renvoyé aux motifs susmentionnés de la Cour d’appel de l’Ontario, et elle a tiré la conclusion suivante :

On peut très pertinemment dire que lorsqu’il existe deux courants jurisprudentiels divergents dans l’interprétation de la même disposition législative – même si chacun pourrait en soi être considéré raisonnable – un tribunal ne saurait raisonnablement les confirmer tous les deux.

 

 

[45]           Dans le même sens, tout en concourant quant au résultat avec les juges majoritaires dans l’arrêt Smith, la juge Deschamps met en garde contre une démarche pas trop formaliste lorsqu’il s’agit de faire preuve ou non de déférence envers un décideur administratif. La juge Deschamps souligne que, face aux questions de droit, la déférence doit être exceptionnelle et résulter uniquement d’une claire expression de l’intention du législateur.

Dans Dunsmuir, la Cour a retenu l’analyse relative à la norme de contrôle en plusieurs étapes, mais elle a tenté de simplifier cette analyse en énonçant des « catégories de questions » permettant de dégager la norme applicable sur la base de la jurisprudence existante. À mon avis, il ressort clairement de la jurisprudence qu’en ce qui concerne l’interprétation par un décideur administratif de sa loi constitutive, l’importance de l’expertise ou de l’expérience relative de ce dernier est un facteur crucial qui ne saurait être ignoré si la décision de faire montre ou non de déférence est prise sur la base de catégories. Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, 2003 CSC 28, [2003] 1 R.C.S. 476, par. 16, la cour de révision « doit faire preuve de retenue uniquement lorsque l’organisme décisionnel possède, de quelque façon, une plus grande expertise qu’elle et que la question visée relève de cette plus grande expertise » (renvoyant à l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 28).

 

Faire preuve de retenue envers un décideur administratif simplement parce qu’il interprète sa loi constitutive et qu’il n’est saisi d’aucune question constitutionnelle ou question revêtant une importance capitale pour le système juridique ou visant à délimiter sa compétence par rapport à celle d’un autre tribunal administratif témoigne d’une démarche incomplète. Cette position purement formaliste fait abstraction de la raison énoncée dans la jurisprudence (dont Dunsmuir) pour justifier la déférence à l’égard de l’interprétation par un tribunal administratif de sa loi constitutive, à savoir l’intention exprimée par le législateur de s’en remettre à l’expertise ou à l’expérience relative de l’organisme administratif en cause pour résoudre les questions d’interprétation soumises à ce dernier. Cette intention ne peut être présumée du seul fait que le législateur a créé l’organisme administratif en question.

 

[46]           D’autres éléments encore distinguent les questions dont la Cour est saisie et celles visées dans Smith. Il ne fait aucun doute que les juges de la citoyenneté sont les mieux placés pour juger des faits et évaluer la crédibilité. Ils sont les mieux placés pour tirer une conclusion de fait quant à savoir si a été établie, à titre de question préliminaire, l’existence d’une « résidence ». C’est aussi eux, assurément, qui peuvent le mieux juger s’il y a situation d’urgence et s’il faut recommander la prise des mesures prévues au paragraphe 5(4) de la Loi. Ce sont là des questions de preuve qui nécessitent que soient produits et évalués des éléments de preuve et que soient entendus des témoignages. C’est à ce titre qu’il y a lieu de faire preuve de déférence.

 

[47]           C’est aussi pour d’autres motifs, reposant sur des considérations plus larges de politique juridique, que la question de la résidence aux fins de la citoyenneté ne fait pas partie de la catégorie exceptionnelle des questions juridiques qui échappent à la norme de contrôle de la décision correcte.

 

[48]           Premièrement, il n’y a pas de critère connu encadrant ou régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de choisir entre les trois critères de résidence. On a dit que le choix de ce critère devait être raisonnable, mais cela ne nous apprend pas ce qu’est et ce que n’est pas un choix raisonnable. On a aussi dit dans certaines affaires que le seul critère raisonnable était celui le plus avantageux pour le demandeur; si cela était exact, cela voudrait dire qu’en fait le juge de la citoyenneté ne dispose pas du moindre pouvoir discrétionnaire. L’absence de tout critère pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire de choisir le critère juridique à appliquer pose problème, comme cela conduit à un processus décisionnel ad hoc et à un exercice du pouvoir discrétionnaire non circonscrit par le droit.

 

[49]           Cela soulève à son tour un deuxième problème de politique juridique. Le pouvoir discrétionnaire de choisir parmi trois critères juridiques ne peut s’accorder avec le principe selon lequel l’on doit pouvoir discerner le droit. Un élément essentiel du principe de la primauté du droit, c’est que la loi doit être connaissable. À l’heure actuelle, lorsqu’un client lui demande s’il peut devenir citoyen, son avocat peut seulement dire que cela dépend du critère appliqué. Le client demande ensuite bien sûr ce qui décide du choix du critère appliqué, ce à quoi l’avocat peut seulement répondre que ce choix dépend du juge saisi de l’affaire. Il existe ainsi un doute quant au droit lui-même, non quant à son application. La question de l’application du droit, c’est la matière première des procès et des requêtes, des avocats ainsi que des juges. Mais le droit lui‑même doit être discernable, et ne pas varier selon que le choix du juge devant instruire l’affaire fait de nous un chanceux ou un malchanceux. Le droit doit être accessible et, autant que possible, intelligible, clair et prévisible. Dans son ouvrage Rule of Law (Angleterre : Penguin Group, 2010, page 39), l’ancien lord juge en chef Bingham relève le commentaire succinct suivant formulé par lord Diplock :

[traduction]

La justice élémentaire – ou, pour reprendre le concept souvent mentionné par la Cour européenne de justice, la nécessité de la certitude juridique – exige qu’un citoyen (ou de manière plus réaliste l’avocat qui le conseille) puisse connaître les règles qui lui sont applicables en consultant des sources reconnues accessibles au public.

 

 

[50]           Le droit étant de nature normative, sa formulation doit être d’une précision permettant au citoyen de régler sa conduite, et son contenu doit être accessible au public. Pour passer du plan des principes à celui des questions plus pratiques, il faut se demander comment un citoyen éventuel peut savoir s’il peut ou non quitter le Canada pendant qu’il en est un résident permanent. La réponse en l’état actuel du droit, c’est que ce citoyen éventuel ne le sait pas et qu’il ne lui est pas possible de le savoir.

 

[51]           Troisièmement, déterminer la bonne norme de contrôle constitue, essentiellement, un exercice d’interprétation législative. Lorsque, comme en l’espèce, l’intention du législateur est claire, cette intention ne peut être contournée par le choix d’une norme déférente.

 

 

[52]           J’estime par conséquent que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à l’interprétation de la disposition sur la résidence de la Loi sur la citoyenneté, et que la résidence s’entend de la présence physique au Canada.

 

[53]           J’estime que l’interprétation faite dans Pourghasemi est celle qui est conforme au sens, à l’objet et à l’esprit véritables de l’alinéa 5(1)c) de la Loi (Rizzo, paragraphes 22 et 41). On ne peut donc dire que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en appliquant le critère énoncé dans Pourghasemi. Le juge de la citoyenneté a en outre correctement appliqué ce critère en statuant qu’une absence de 771 jours empêchait de conclure qu’il y avait eu une présence physique de 1 095 jours en tout au Canada.

 

[54]           L’appel est rejeté.

 

[55]           Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que l’appel soit par la présente rejeté. Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 « Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1424-10

 

INTITULÉ :                                       FERNANDO MARTINEZ-CARO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 14 juin 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shannon Kampf

Melissa Pang

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jane Stewart

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Greenberg Turner

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan
Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR



 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.