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Date : 20110530

Dossier : T-1299-10

Référence : 2011 CF 602

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2011

En présence de monsieur le juge Pinard

 

ENTRE :

NELSON DUARTE

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Nelson Duarte (le demandeur) conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, à l’égard d’une décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. La décision concernait la demande de transfèrement du demandeur des États‑Unis au Canada présentée en vertu de l’article 10 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21 (la Loi).

 

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[2]               Le demandeur est né le 17 mars 1974 au Mozambique et a immigré au Canada en 1986. Il est devenu citoyen en 2001. Il a trois sœurs qui vivent en Ontario.

 

[3]               Le demandeur résidait au Canada avant à son arrestation et son incarcération. Il est un mécanicien breveté et, de 2000 à 2008, il était à l’emploi de Nabet Film Union à Toronto en qualité d’éclairagiste. Il a une conjointe de fait à Georgetown, en Ontario, et a contribué aux soins du fils de celle‑ci issu d’une relation antérieure. Le jour de son arrestation, il serait allé à Forth Worth, au Texas, afin d’y commettre l’infraction.

 

[4]               Le demandeur purge une peine d’emprisonnement de six ans à Big Spring, au Texas, à l’établissement correctionnel Big Spring, pour des infractions de complot en vue de posséder plus de cinq kilogrammes de cocaïne dans l’intention d’en faire la distribution et de possession criminelle donnant lieu à une confiscation (criminal forfeiture). Le 1er mai 2008, le demandeur a été arrêté à Forth Worth, au Texas, avec un complice, alors qu’il tentait d’acheter une grande quantité de cocaïne évaluée à 960 000 $. Il a reconnu sa culpabilité pour les accusations et a été condamné à 72 mois d’emprisonnement, à trois ans de libération supervisée et à des frais d’évaluation spéciale de 100 $. Sa demande de transfèrement a été approuvée par les États‑Unis le 23 mars 2009.

 

[5]               Le demandeur est actuellement détenu dans un établissement à sécurité minimale. Sa demande de transfèrement au Canada a été refusée le 19 juillet 2010.

 

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[6]               Dans sa décision, le ministre a noté que la Loi a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux, accroissant ainsi la sécurité publique au Canada.

 

[7]               Le ministre a noté qu’aux termes de la Loi, il devait chercher à savoir si, à son avis, le demandeur commettra, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Le ministre a relevé que le demandeur travaillait avec un complice et que le dossier et la nature de leurs activités donnaient à penser qu’il y avait d’autres complices impliqués qui n’avaient pas été arrêtés. Le demandeur avait des liens avec une organisation criminelle canadienne qui a depuis été démantelée et un casier judiciaire au Canada (vol d’un montant de moins de 1 000 $, possession de biens criminellement obtenus, agression et agression armée). Dans le présent cas, il était impliqué dans la perpétration d’une infraction grave qui aurait procuré au groupe qu’il aidait un avantage matériel ou financier.

 

[8]               En examinant la question de savoir si le retour du demandeur au Canada constituerait une menace pour la sécurité du Canada, le ministre a pris acte du rôle du demandeur dans une infraction de trafic de stupéfiants, de la gravité de l’infraction et de la quantité de stupéfiants en cause. Il s’agissait d’une activité criminelle préméditée faisant intervenir de nombreux participants et qui aurait pu avoir des conséquences à long terme pour la société. La famille et les amis du demandeur continuent de l’appuyer, mais le ministre a conclu que le transfèrement ne contribuerait pas à l’atteinte de l’objet de la Loi.

 

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[9]               Les dispositions suivantes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants sont pertinentes :

Objet

 

  3. La présente loi a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

Purpose

 

  3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

 

 

 

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien

 

  10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :

 

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

 

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

 

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

 

d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

 

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien ou étranger

 

(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

 

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel;

 

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

 

Factors — Canadian offenders

 

 

  10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether the offender’s return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

 

(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

 

(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and

 

(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender’s security or human rights.

 

 

Factors — Canadian and foreign offenders

 

 

(2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether, in the Minister’s opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

 

 

 

 

 

 

[10]           La disposition suivante du Code criminel est également pertinente :

Définitions

 

  2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« infraction d’organisation criminelle »

 

a) Soit une infraction prévue aux articles 467.11, 467.12 ou 467.13 ou une infraction grave commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle;

 

b) soit le complot ou la tentative en vue de commettre une telle infraction ou le fait d’en être complice après le fait ou d’en conseiller la perpétration.

 

Definitions

 

2. In this Act,

 

 

“criminal organization offence” means

 

(a) an offence under section 467.11, 467.12 or 467.13, or a serious offence committed for the benefit of, at the direction of, or in association with, a criminal organization, or

 

 

(b) a conspiracy or an attempt to commit, being an accessory after the fact in relation to, or any counselling in relation to, an offence referred to in paragraph (a);

 

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[11]           L’unique question soulevée dans la présente demande est celle de savoir si la décision du ministre est raisonnable.

 

[12]           Dans Curtis c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2010 CF 943, au paragraphe 28, le juge John O’Keefe a passé en revue la jurisprudence sur cette question et a conclu que la norme de contrôle applicable à une décision rendue par le ministre en vertu de l’article 10 de la Loi était celle de la décision raisonnable. La Cour doit faire preuve d’un haut degré de retenue à l’égard de la décision du ministre (Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. 377 (C.F.), au paragraphe 14; Getkate c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 965, [2009] 3 R.C.F. 26 (C.F.), au paragraphe 11; les deux décisions renvoient à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).

 

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[13]           À l’audience qui s’est déroulée devant moi, l’avocat du demandeur a indiqué que les questions constitutionnelles qui devaient initialement être plaidées en l’espèce avaient été tranchées par la Cour d’appel fédérale dans Divito c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2011 CAF 39, et qu’il n’y avait donc plus lieu de s’y attarder. La Cour d’appel a statué que, bien que la Loi porte atteinte aux droits constitutionnels du délinquant prévus à l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, cette atteinte est justifiée aux termes de l’article premier.

 

[14]           Le demandeur affirme que le ministre a erronément conclu que le demandeur « commettra » une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel s’il revient au Canada. Le demandeur soutient essentiellement qu’il n’est pas raisonnable de considérer que les renseignements ou éléments de preuve dont disposait le ministre étayaient cette conclusion.

 

[15]           Le demandeur soutient que son casier judiciaire est ancien et qu’il est sans rapport avec les infractions actuelles. En effet, deux déclarations de culpabilité étaient à titre de jeune contrevenant et les déclarations de culpabilité pour agression datent de 1993. Il n’a jamais auparavant été accusé antérieurement d’une infraction d’organisation criminelle ni été déclaré coupable d’une telle infraction. Le demandeur fait remarquer qu’il a plaidé coupable aux infractions actuelles et qu’il a reconnu sa responsabilité; il fait valoir qu’il éprouve des remords et qu’il pouvait compter sur l’appui solide de sa famille et de ses amis.

 

[16]           Le demandeur indique en outre que selon le rapport du Service correctionnel du Canada (SCC) relatif aux vérifications faites à son égard auprès d’organismes de sécurité et de renseignement, les renseignements obtenus n’étayaient pas la thèse que le demandeur constituait une menace pour la sécurité du Canada ni qu’il commettrait, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou liée au crime organisé. Le rapport du SCC, signé par le directeur des Opérations de réinsertion sociale en établissement (qui se trouve à la page 15 du dossier du tribunal), précise que [traduction] « les renseignements obtenus jusqu’à présent ne nous amènent pas à croire que [le demandeur] commettrait, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou liée au crime organisé » (page 18). Il y est également écrit que [traduction] « les renseignements obtenus jusqu’à maintenant ne nous amènent pas à croire que le retour de M. Duarte au Canada constituerait une menace pour la sécurité du Canada » (page 17). Le rapport mentionne toutefois l’appartenance antérieure du demandeur à Barrie, en Ontario, à Red Line Crew, [traduction] « une organisation criminelle qui a depuis été démantelée ». Le rapport donne au demandeur une note de +8 sur l’échelle révisée d’information statistique sur la récidive, une note qui [traduction] « indique que quatre délinquants sur cinq ne commettront pas d’infraction criminelle après leur libération ».

 

[17]           Le défendeur fait observer que, indépendamment de la question de savoir si les faits de l’espèce tombaient bien sous le coup du facteur énoncé à l’alinéa 10(2)a) de la Loi, le pouvoir discrétionnaire du ministre n’est pas circonscrit par l’un ou l’autre des facteurs énoncés à l’article 10 et le ministre conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser ou d’approuver une demande de transfèrement en se fondant sur toute autre considération pertinente. Le défendeur soutient qu’en l’espèce, le ministre était préoccupé par les faits dans leur ensemble ainsi que par la question de l’alinéa 10(2)a), ce qui faisait pencher la balance dans le sens du rejet de la demande du demandeur.

 

[18]           Dans Holmes c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2011 CF 112, le juge Michael L. Phelan a statué que :

[61]     En ce qui concerne la raisonnabilité de la décision, il est clair que le ministre a accordé plus de poids à des éléments de l’administration de la justice – tels que la nature de l’infraction, les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les conséquences en découlant – qu’à la réadaptation et à la réinsertion sociale. Cependant, le ministre n’a pas omis de tenir compte de ces deux derniers objectifs. Le demandeur conteste le poids relatif que le ministre a accordé aux différents objectifs dans sa décision.

 

[62]     Bien que l’on puisse plaider que Holmes semble être un candidat parfait pour le transfèrement vu la preuve manifeste de réadaptation et de réinsertion sociale, l’essence même de la déférence en l’espèce consiste à reconnaître que, à condition que les facteurs pertinents aient été considérés, il appartient au ministre d’effectuer leur mise en balance. Si la décision n’est pas déraisonnable et en l’absence de mauvaise foi ou de motifs semblables, la Cour n’a pas pour rôle de superviser le ministre.

 

[63]     La décision du ministre n’a rien de déraisonnable; le ministre a tenu compte des facteurs pertinents, il n’a pas introduit de facteurs nouveaux ou inconnus et la façon dont le ministre est arrivé à sa conclusion est intelligible et transparente. La décision est donc fondée en droit, et la Cour ne doit pas intervenir.

 

 

 

[19]           À mon avis, le raisonnement du juge Phelan s’applique à la présente espèce.

[20]           Compte tenu de la jurisprudence qui établit l’importance du pouvoir discrétionnaire du ministre de prendre une telle décision, le ministre n’était pas lié en l’espèce par les conclusions du rapport du SCC et il lui était loisible de parvenir à une conclusion contradictoire. Comme le demandeur le fait remarquer, de nombreux éléments de preuve étaient favorables à son transfèrement au Canada, notamment l’appui manifeste de sa collectivité et le rapport du SCC, mais je conclus que le ministre a clairement énoncé les éléments de preuve sur lesquels il s’est fondé pour parvenir à une conclusion différente. Je ne décèle aucune erreur factuelle dans les facteurs énoncés par le ministre : les liens du demandeur avec une organisation criminelle, l’existence d’un casier judiciaire au Canada, une organisation criminelle aurait pu tirer un avantage de la consommation de l’infraction, la quantité de stupéfiants en cause, la préméditation de l’entreprise qui faisait intervenir de nombreux participants et les conséquences à long terme éventuelles pour la société. À mon avis, ce sont des considérations pertinentes et il était loisible au ministre de parvenir à une conclusion différente de celle du SCC.

 

[21]           J’estime également que le terme « commettra » à l’alinéa 10(2)a) ne signifie pas nécessairement qu’il est certain que le demandeur commettra une infraction d’organisation criminelle, et qu’il était loisible au ministre d’interpréter ce facteur comme étant l’existence d’un « risque important » que le demandeur commette une telle infraction. Comme l’a indiqué le juge David Near dans Grant c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2010 CF 958, 373 F.T.R. 281, au paragraphe 37 :

     Quoi qu’il en soit, le législateur n’ayant pu vouloir que le ministre soit clairvoyant, le mot « commettra » est tempéré par les mots suivants : « à son avis ». Selon moi, ces trois mots l’emportent sur le besoin de poursuivre un débat théorique sur le sens exact, dans la disposition, du mot « commettra », qu’il s’agisse d’un risque important ou élevé d’une action future. Une formulation plus utile de la question en litige est la suivante : si, de l’avis du ministre, il existe une preuve qui l’amène à conclure raisonnablement que le demandeur, après son transfèrement, commettra une infraction d’organisation criminelle.

 

 

 

[22]           Par conséquent, étant donné que le ministre disposait d’éléments de preuve importants à l’appui de ses conclusions, notamment le sommaire du dossier certifié américain concernant le demandeur, je conclus que la décision contestée est raisonnable et qu’elle satisfait aux exigences de transparence, d’intelligibilité et d’acceptabilité énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

 

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[23]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1299-10

 

INTITULÉ :                                                   NELSON DUARTE c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 5 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                                           Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 30 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. John W. Conroy, c.r.                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

M. Curtis Workun                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Conroy & Company                                                           POUR LE DEMANDEUR

Abbotsford (Colombie-Britannique)

 

Myles J. Kirvan                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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