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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110407

Dossier : IMM-3289-10

Référence : 2011 CF 434

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2011

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

CAROL JOAN GRIFFITHS

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 26 avril 2010 par l’agent d’examen des risques avant renvoi T. N’Kombe (l’agent d’ERAR), où celui-ci a déterminé que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque de torture, à un risque de persécution, à une menace pour sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée en Jamaïque.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande est accueillie.

 

I.          Contexte

 

A.        Le contexte factuel

 

[3]               La demanderesse, Carol Joan Griffiths, est citoyenne de Jamaïque. Elle est arrivée au Canada en mai 2006 munie d’un visa de résidente temporaire. Le 4 avril 2007, la demanderesse a été déclarée interdite de territoire au Canada parce qu’elle comptait y établir sa résidence permanente sans détenir le visa requis à cette fin. On a préparé un rapport fondé sur l’article 44, puis prononcé une mesure d’interdiction de séjour contre la demanderesse. Le même jour, la demanderesse a présenté une demande d’asile.

 

[4]               La demande d’asile de la demanderesse a été entendue le 18 août 2009. La demanderesse a fondé sa demande sur le harcèlement qu’elle avait subi de la part d’un dénommé Mickey. Celui-ci a violé la demanderesse en 1985. Elle est tombée enceinte et a dû donner le bébé en adoption. Mickey a continué de harceler la demanderesse et l’a également brutalisée une fois après la naissance du bébé. Pour éviter d’être encore harcelée, la demanderesse s’est rendue à Saint-Martin en 1997 et y est restée pendant quelques années. Elle est retournée en Jamaïque en 2002, mais Mickey l’a de nouveau approchée en 2002 et en 2006. Elle s’est donc enfuie au Canada. La demande de la demanderesse a été rejetée le 13 octobre 2009. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a précisé que la crédibilité et l’existence de la protection de l’État étaient les questions déterminantes en l’espèce.

 

[5]               Le 8 décembre 2009, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH). La décision à cet égard n’a pas encore été rendue.

 

[6]               Le 12 mars 2010, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a été refusée le 26 avril 2010. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.

 

B.         La décision contestée

 

[7]               L’agent d’ERAR a déterminé que la demanderesse n’avait pas réfuté les conclusions de la Commission, mais qu’elle avait soumis un nouvel ensemble de risques ayant trait à des criminels violents qui commettent des vols et des viols à l’encontre des citoyens de la Jamaïque. L’agent d’ERAR a souligné que ces risques n’étaient pas inconnus de la demanderesse au moment de l’audience relative à la demande d’asile, mais qu’elle ne les avait pas évoqués à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, l’agent d’ERAR a estimé que le nouveau risque redouté par la demanderesse était généralisé et ne la touchait pas de façon particulière. Malgré la preuve documentaire indiquant que la violence constitue un problème en Jamaïque, la demanderesse n’a pas présenté de preuve claire et convaincante établissant que l’État était incapable de la protéger adéquatement. L’agent d’ERAR s’est dit convaincu que, depuis le rejet de la demande par la Commission, la situation dans le pays ne s’était pas détériorée au point d’exposer la demanderesse à un risque de persécution, de torture ou encore de traitements ou de peines cruels ou inusités.

 

II.         La question en litige

 

[8]               La présente demande soulève une unique question :

a)         L’agent d’ERAR a-t-il omis de tenir compte d’une preuve importante?

 

III.       La norme de contrôle

 

[9]               La norme de contrôle applicable à l’égard de conclusions de fait ou de conclusions mixtes de fait et de droit dans une décision d’ERAR est la raisonnabilité (Hnatusko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 18, au paragraphe 25). Il convient de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard d’une décision justifiée, dont le processus décisionnel est transparent et intelligible et qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R..C.S. 190, au paragraphe 47).

 

IV.       Argumentation et analyse

 

A.        L’agent d’ERAR a-t-il omis de tenir compte d’une preuve importante?

 

[10]           La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR a omis de tenir compte de la preuve dont il était saisi, et selon laquelle on avait taxé la demanderesse d’indicatrice en raison de différents rapports qu’elle avait faits à la police en Jamaïque.

 

[11]           Les détails de cette affirmation figurent dans la partie suivante de l’exposé des faits de sa demande d’ERAR :

[traduction]

Mme Griffiths a été violée et battue à diverses reprises. Elle a signalé ces agressions à la police et, pour cette raison, on l’a accusée d’être une indicatrice. Or, les indicateurs ne sont pas acceptés en Jamaïque. Quant à la police, elle est restée passive.

 

Signaler à la police jamaïcaine un crime ou une agression commise contre sa personne n’est vraiment pas une bonne idée. On peut très difficilement faire confiance à la police, car les renseignements fournis à ceux qui sont censés vous protéger sont transmis aux criminels. Les voyous se vengeront et puniront la personne qui a rapporté le crime ou ses proches.

 

[12]           La demanderesse, lors de la précédente audience relative à sa demande d’asile, n’a pas fait mention de l’étiquette d’indicatrice qu’on lui avait accolée. À ce titre, il s’agit effectivement d’un nouveau risque. La demanderesse soutient que nulle part dans la décision ne trouve-t-on d’examen du risque qu’elle encourt du fait qu’on l’accuse d’être une indicatrice.

 

[13]           Le défendeur a fait valoir que la demanderesse n’a révélé aucune erreur dans la décision sur la demande d’ERAR. La demanderesse n’a fourni aucune preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle on l’avait taxée d’informatrice. Qui plus est, elle n’a soumis aucune preuve à cet égard ou pour démontrer qu’elle avait seulement eu connaissance des faits ayant mené à l’allégation en question après l’audience relative à sa demande d’asile. Le défendeur conteste le fait même que cette allégation ait pu être écartée par l’agent d’ERAR, puisque celui-ci a conclu que d’autres personnes dans une situation analogue à celle de la demanderesse sont exposées au même risque.

 

[14]           Je dois exprimer mon désaccord avec le défendeur. La décision est silencieuse quant à la qualité alléguée d’indicatrice de la demanderesse. L’agent d’ERAR y conclut que le risque que la demanderesse décrit en tant que refus [traduction] « d’être encore une fois victime de criminels violents qui volent, violent et tuent aveuglément des victimes innocentes en Jamaïque […] » constitue un risque généralisé. En effet, d’après la description de la demanderesse elle-même, il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que la violence « aveugle » était un risque généralisé. Toutefois, rien dans la décision n’indique clairement que l’agent considère le risque couru par une supposée indicatrice de police comme un risque également non personnalisé. Il n’est pas évident que l’agent d’ERAR a tenu compte du risque allégué.

 

[15]           Je ne puis accepter la façon dont le défendeur a décrit l’allégation relative à la qualité d’informatrice de la demanderesse, à savoir qu’il s’agissait d’un risque simplement mentionné au passage. Il ressort clairement de la lecture de l’exposé des faits de la demande d’ERAR que la demanderesse y invoquait un risque fort différent des allégations soumises à la Commission lors de l’audition de sa demande d’asile. Une preuve corroborante a-t-elle été fournie par la demanderesse? Celle-ci a-t-elle expliqué qu’on l’avait seulement qualifiée d’informatrice après l’audience relative à sa demande d’asile, ou que ce renseignement n’était pas normalement accessible au moment de l’audience? La demanderesse a-t-elle fourni des explications à l’appui de cette allégation? La preuve documentaire fournie par la demanderesse traite-t-elle des risques auxquels sont exposés les indicateurs de police en Jamaïque? Le défendeur mentionne ces questions dans ses observations, et il aurait certainement été raisonnable de la part de l’agent d’ERAR de les soulever. L’absence de réponse à ces questions est susceptible de jeter le doute sur l’allégation de la demanderesse, qui peut paraître opportune. Le fait d’avoir soulevé n’importe laquelle de ces questions aurait clairement mis en évidence la prise en compte, par l’agent, de l’ensemble de la preuve dont il était saisi. Or, en l’absence d’indication qu’il a tenu compte de l’allégation relative à la réputation d’indicatrice de la demanderesse, la décision est déraisonnable en ce qu’elle n’est pas transparente, ni intelligible ou justifiée. Ni la demanderesse ni moi-même ne savons pourquoi l’agent d’ERAR n’a pas estimé que le fait d’être considérée comme une indicatrice exposerait la demanderesse à un risque.

 

[16]           Le défendeur a cité l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635, aux paragraphes 9 et 10, à l’appui de son argument selon lequel il n’y a aucune erreur susceptible de contrôle en l’espèce :

[9]        La moitié de phrase de la page quatre de la lettre de sept pages citée plus haut (au paragraphe [6]) qui dit uniquement que M. Owusu ne serait pas en mesure de faire vivre sa famille s’il était expulsé est trop indirecte, succincte et obscure pour imposer une obligation positive à l’agente de s’enquérir davantage sur l’intérêt supérieur des enfants. La lettre ne mentionnait pas que M. Owusu faisait vivre ses enfants avec l’argent qu’il gagnait au Canada et que ces enfants dépendaient financièrement de lui et seraient privés de cet appui s’il était expulsé. De plus, l’agente n’a été saisie d’aucune preuve de l’un ou l’autre de ces faits.

 

[10]      L’avocat a fait valoir que l’agente aurait dû comprendre, en lisant la lettre, que les enfants de M. Owusu seraient privés du soutien économique dont ils dépendaient si leur père était expulsé. Dans les circonstances en cause, on ne peut reprocher à l’agente de ne pas avoir tiré cette conclusion. Ainsi, l’agente n’a commis aucune erreur en rejetant la demande pour des raisons d’ordre humanitaire sans avoir analysé les répercussions probables de sa décision sur les enfants de M. Owusu.

 

[17]           Dans cette affaire, le juge de première instance avait décidé de rejeter la demande de contrôle judiciaire même s’il estimait que l’agent d’immigration avait commis une erreur de droit en n’accordant pas suffisamment d’attention à l’intérêt supérieur des enfants. Il avait tout de même décidé de ne pas annuler la décision parce que le demandeur n’avait fourni aucune preuve à l’appui de l’allégation selon laquelle son expulsion irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de ses enfants, et au motif que, si la question était renvoyée à un agent différent pour nouvel examen sur la base des mêmes éléments, il était certain que la demande serait rejetée. En appel, cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé l’issue de l’instance, en fondant toutefois sa décision à cet égard sur le défaut du demandeur de s’acquitter de son fardeau de fournir une preuve suffisante qui aurait permis à l’agent de rendre une décision concernant l’intérêt supérieur des enfants. Quoi qu’il en soit, cette affaire est différente de l’espèce. Dans l’affaire Owusu, précitée, la moitié de phrase sur laquelle le demandeur a fondé sa demande de contrôle judiciaire se lit comme suit :

[traduction]

S’il [M. Owusu] était forcé de retourner au Ghana, il n’aurait aucun moyen de subvenir aux besoins pécuniaires de sa famille et il vivrait dans un état de peur constante chaque jour de sa vie.

 

[18]           Le demandeur, M. Owusu, avait principalement fondé sa demande CH sur l’établissement au Canada, et non sur l’intérêt supérieur de l’enfant. En somme, le demandeur obligeait l’agent à rechercher des éléments de preuve. Cette « indication » apparaissant dans la lettre était, selon la description de la Cour d’appel fédérale, indirecte, succincte et obscure. En l’espèce, la mention de la demanderesse quant à sa réputation d’indicatrice n’est pas formulée de façon aussi obscure. Son allégation était très claire, si ce n’est crédible. Il aurait appartenu à l’agent d’ERAR de déterminer la crédibilité de l’allégation.

 

[19]           Il est bien établi en droit que l’agent est présumé avoir considéré l’ensemble de la preuve dont il était saisi et que l’évaluation du poids à accorder aux éléments de preuve relève de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. Mais en l’espèce, faute d’une reconnaissance du risque allégué par la demanderesse, on ne peut dire que la décision était justifiée, transparente ou intelligible. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision concernant l’ERAR, annulée, et l’affaire renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen.

 

V.        Conclusion

 

[20]           Aucune question aux fins de certification n’a été proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

 

[21]           Compte tenu des conclusions qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3289-10

 

INTITULÉ :                                       GRIFFITHS

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 1er MARS 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 7 AVRIL 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bola Adetunji

 

POUR LA DEMANDERESSE

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bola Adetunji

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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