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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110401

Dossier : IMM-4600-10

Référence : 2011 CF 403

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2011

En présence de Madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

SAMUEL ARTURO BARRIOS PINEDA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Contexte

 

[1]               Le demandeur est un citoyen du Salvador où il a exercé la médecine pendant plusieurs années. Après avoir soigné un membre du célèbre gang « La Mara 18 » (MS-18) en 2005, il a été menacé par d'autres membres du gang qui le soupçonnaient d'avoir livré des renseignements à la police. En 2005, il a quitté le Salvador pour les États-Unis où il a tenté d'obtenir le statut de résident permanent. Après avoir été arrêté en 2006 parce que son visa était expiré, il est venu Canada, en juin 2007, et a fait une demande de protection.

 

[2]               Dans une décision rendue le 18 juin 2010, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n'avait ni la qualité de réfugié au sens de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), ni celle de personne à protéger au sens de l'article 97 de la LIPR. La Commission a apparemment cru le récit du demandeur, sauf sur un point : elle n'a pas ajouté foi à sa prétention voulant qu'il ait signalé à la police les menaces proférées contre lui. La Commission a ensuite tiré trois conclusions principales :

 

·                    La revendication fondée sur l'art. 96 a été rejetée au motif qu'elle n'avait aucun lien avec l'un des motifs prévus dans la Convention sur le statut de réfugié.

 

·                    La revendication fondée sur l'art. 97 a été rejetée parce que le risque que le gang MS-18 fait peser sur le demandeur est un risque qui pèse sur tout le pays et généralement sur toutes les personnes se trouvant au Salvador.

 

·                    Le demandeur n'a pas réfuté la présomption d'existence d'une protection de l'État au Salvador.

 

[3]               Le demandeur sollicite l'annulation de la décision de la Commission. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu'il y a lieu d'accueillir la présente demande.

 

II.        Les questions en litige

 

[4]               La présente demande soulève les questions suivantes :

 

1.                  La Commission a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur?

 

2.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant sur le risque auquel faisait face le demandeur était un risque généralisé, de sorte qu'il n'était pas admissible à la protection sous le régime de l'art. 97 de la LIPR?

 

3.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le Salvador fournissait une protection adéquate?

 

[5]               Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s'applique à la décision de la commission est celle de la raisonnabilité. En conséquence, la Cour n'interviendra que si la décision n'appartient pas aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

III.       Analyse

 

A.        Conclusion quant à la crédibilité

 

[6]               La seule conclusion qu'a tirée la Commission en ce qui concerne la crédibilité était qu'elle ne croyait pas que le demandeur ait signalé à la police les menaces dont il avait été l'objet. Dans sa décision, la Commission dit ce qui suit :

            Il [le demandeur] a précisé qu’il n’a pas appelé la police parce que les membres                                    du gang se seraient empressés de le tuer. Dans l’exposé circonstancié contenu                                dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) initial, il n’a pas                                  mentionné qu’il s’était adressé aux autorités policières parce qu’il avait reçu des                               appels de menaces. Dans son FRP modifié, il a indiqué s’être adressé à la police                                après le deuxième appel, mais que la police avait été incapable de retracer l’appel.                         Prié d’indiquer pourquoi il y avait une différence entre l’exposé circonstancié                             contenu dans son FRP initial et celui contenu dans son FRP modifié, il n’a fourni                                     aucune explication, mais a déclaré qu’une personne lui avait lu à haute voix le                                 contenu de sa demande d’asile avant qu’il la signe, mais pas après l’avoir signée.

 

[7]               Le demandeur prétend que la preuve n'appuie pas cette conclusion. J’en conviens. S'il est vrai que la Cour ne peut exiger la perfection dans l'expression écrite des motifs de la Commission, ces motifs doivent refléter fidèlement ce qui s'est passé à l'audience et dénoter une certaine cohérence. En l'espèce, le paragraphe ci-dessus ne satisfaisait pas à cette norme. Il cite mal le demandeur et dit incorrectement qu'on l'a interrogé au sujet des divergences notées dans la documentation. Contrairement à la déclaration de la Commission en effet, on n'a jamais au demandeur pourquoi il n'avait pas mentionné ses contacts avec la police dans son FRP initial. Cette erreur, toutefois, n'a pas d'incidence sur les conclusions déterminantes de la Commission, étant donné que la Commission, pour les besoins de son analyse de la possibilité de se réclamer de la protection de l'État, accepte la version du demandeur lorsqu'il dit qu'il a contacté la police à deux reprises.

 

B.         Risque généralisé

 

[8]               Suivant l'art. 97 de la LIPR, a qualité de personne à protéger la personne qui serait, par son renvoi dans un pays, exposée à une menace à sa vie. Cet article ne s'applique toutefois pas dans les cas où d'autres personnes originaires de ce pays sont généralement exposées au même risque.

 

[9]               La Commission a estimé que le risque auquel était exposé le demandeur du fait du MS-18 était un risque auquel étaient généralement exposées d'autres personnes en tous lieux au Salvador. La Commission a dit que le fait que le demandeur d’asile ait été personnellement pris pour cible parce qu’il était soupçonné d’avoir fourni des renseignements menant à l’arrestation d’un membre du gang ne l’exclut pas nécessairement de la catégorie des personnes exposées à un risque généralisé, étant donné qu’il est exposé à un risque auquel d’autres personnes dans le pays sont généralement exposées.

 

[10]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que le risque auquel il était exposé est généralisé. Il fait valoir qu'en raison des agissements qu'on lui impute, il est maintenant personnellement la cible du MS-18, qui croit qu'il a dénoncé l'un de ses membres.

 

[11]           Le défendeur prétend    que la Commission a analysé en profondeur la situation particulière du demandeur, mais qu'elle a raisonnablement conclu que le risque que fait peser le MS-18 est un risque auquel est exposé généralement l'ensemble de la population du Salvador (Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1385). Le défendeur souligne que le demandeur a lui-même témoigné que tout le monde au Salvador craint les membres de ce gang. Le défendeur fait également valoir que, comme l'a noté la Commission, la Cour a confirmé cette conclusion dans divers cas de victimes de gangs (Ventura de Parada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 845; Velasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 109). Le défendeur soutient que, considérant qu'il ressort de ses motifs que la Commission a pris en compte la situation spécifique du demandeur et le fait que le demandeur n'a produit aucune preuve indiquant qu'il était exposé à un risque spécifique et non à un risque généralisé, la Commission était autorisée à conclure que le risque auquel le demandeur faisait face était un risque auquel faisaient généralement face d'autres personnes au Salvador.

 

[12]           Je reconnais que, fondamentalement, le demandeur est une victime de crime. Toutefois, les faits de l'espèce sont inhabituels en ce que le demandeur prétend avoir été personnellement et directement la cible du MS-18. La Commission n'a pas mis en doute sa crédibilité sur ce point. Dans d'autres termes, il ne s'agit pas ici d'une crainte généralisée d'être la cible du MS-18 du seul fait que le demandeur est un citoyen ou en raison de son profit de médecin. Le risque auquel il est maintenant exposé n'est pas de même nature que celui auquel il faisait face avant d'avoir soigné un membre du gang – avant de traiter le membre du gang, il était exposé à l'extorsion ou la violence, alors qu'il est aujourd'hui spécifiquement et individuellement ciblé en raison de ses agissements perçus, contrairement à la population en général.

 

[13]           Dans pratiquement toutes les affaires citées par le défendeur, les demandeurs n'étaient pas ciblés personnellement. Les gangs connaissaient peut-être leurs noms, des renseignements personnels à leur sujet, et les avaient peut-être menacés ou agressés à un certain nombre de reprises, la nature de la menace n'en demeurait pas moins généralisée. Le gang aurait pu s'en prendre à quiconque avait selon lui une certaine fortune, ou à tout jeune susceptible d'être recruté comme membre. Pour les membres du gang, ces personnes étaient essentiellement un moyen pour atteindre une fin. Que la personne A ou la personne B ait donné l'argent que le gang cherchait, je doute que cela ait eu de l'importance, même si les deux parties avaient personnellement reçu des menaces. Dans le même ordre d'idées, je doute que cela change quelque chose si c'est la personne C ou la personne D qui adhère à la cause, pourvu que l'effectif du gang continue d'augmenter. Dans la présente espèce, La situation est fondamentalement différente. Le demandeur a dit à la Commission qu'il était exposé à un risque parce qu'il était perçu comme quelqu'un qui avait dénoncé un membre du gang.

 

[14]           Je conclus, vu ces faits, que la Commission s'est trompée dans son analyse relative à l'art. 97. L'incidence de cette erreur aurait vraisemblablement été négligeable si la conclusion de la Commission concernant la protection de l'État avait été raisonnable.

 

C.        La protection de l’État

 

[15]           Subsidiairement à son rejet des prétentions fondées sur les art. 96 et. 97, la Commission a conclu que le demandeur n'avait pas réfuté la présomption de protection de l'État..

 

[16]           Le demandeur reconnaît que cette conclusion serait déterminante, mais il affirme qu'elle n'est pas raisonnable. Plus précisément, le demandeur soutient que la Commission a omis de prendre en compte deux éléments clés de la preuve documentaire. Dans ses observations finales à la Commission, le conseil du demandeur a consacré beaucoup de temps à souligner l'importance de ces documents. Or il ressort de l'examen des motifs que ceux-ci ne font aucunement référence à ces documents et qu'on n'en retrouve aucune analyse.

 

[17]           Le premier des documents est une nouvelle série de directives publiées par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ayant pour titre « Guidance Note on Refugee Claims Relating to Victims of Organized Gangs » (Rapport du HCR). Dans le document se trouvent des références importantes aux actions de gangs au Salvador appelés « maras » (le MS-18 étant l'un d'eux). Par exemple, on y lit ceci :

 

·                    les maras ont un pouvoir et une capacité considérables de se soustraire à l'application de la loi;

 

·                    les maras peuvent contrôler directement la société et exerce le pouvoir de facto dans les régions où ils opèrent;

 

·                    il arrive que les activités des gangs et de certains agents de l'État soient à ce point interreliées que les gangs exercent une influence directe ou indirecte sur un segment de l'État ou sur des fonctionnaires gouvernementaux;

 

·                    les maras ont une organisation et des activités à l'échelle nationale ou régionale, de sorte qu'il peut généralement ne pas exister de possibilité de refuge intérieur réaliste.

 

[18]           Le demandeur cite également une publication récente de l'International Human Rights Clinic de la Faculté de droit de l'Université Harvard, à laquelle ne renvoie pas la décision de la Commission.

 

[19]           Le défendeur soutient qu'il ressort des motifs de la Commission que celle-ci a examiné et analysé adéquatement l'ensemble de la preuve et qu'elle a expliqué en détail pourquoi elle avait conclu comme elle l'a fait. Le défendeur souligne que la Commission a estimé que le demandeur pouvait bénéficier de la protection de l'État selon la preuve contenue dans le récent rapport de Département d'État américain sur la situation au Salvador en 2009, lequel indiquait que les autorités civiles assuraient un contrôle effectif des forces de sécurité et que rien ne laissait croire à un effondrement total de l'appareil étatique salvadorien. Le défendeur souligne de plus que la Commission a explicitement reconnu que le Salvador a de la difficulté à s’attaquer à la criminalité et à la corruption, tout en estimant que l'État déployait un effort concerté pour régler le problème de la violence, et que la police est à la fois désireuse et capable de protéger ses citoyens.  Le défendeur soutient que la Commission pouvait préférer cette preuve à celle soumise par le demandeur (Aleshkina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 589; Tekin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 357). Le défendeur s'appuie sur la présomption voulant que la Commission a examiné tous les éléments de preuve pertinents, et affirme que le demandeur n'a pas réfuté cette présomption (Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] CFPI no 598 (CA); Hassan v Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 NR 317 (CAF); Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] CFPI no 1425 (1re inst.); Zsuzsanna c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] CFPI no 1642 (1re inst.).  

 

[20]           Selon un principe bien établi en droit, la Commission n'a pas à se reporter à chaque élément de preuve qui contredit ses conclusions (Hassan, précité). Toutefois, il est également vrai que plus l'élément de preuve non mentionné spécifiquement est important plus la cour sera encline à inférer que cet élément a été ignoré (Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 CFPI 312 (1re inst.); Cepeda-Gutierrez, précité). Les deux documents – particulièrement le rapport du HCR – sont récents, ils proviennent de sources fiables, ils sont pertinents quant à la prétention du demandeur et ils contiennent des éléments matériels qui contredisent la conclusion de la Commission au sujet de la protection de l'État. Aucun de ces documents n'a été explicitement mentionné par la Commission. Qui plus est, les motifs ne reflètent pas la substance des deux éléments de preuve. À mon avis, étant donné que le conseil du demandeur a présenté des arguments de fond détaillés sur les deux documents dans ses observations finales à la Commission, l'omission de s'y reporter donne à penser qu'ils ont été ignorés. Il aurait été loisible à la Commission d'en apprécier le contenu et, en motivant adéquatement sa conclusion, de préférer le rapport du Département d'État américain; ce que la Commission ne peut pas faire, c'est d'ignorer les documents.

 

[21]           Je conclus que la conclusion de la Commission sur l'existence d'une protection de l'État était déraisonnable.

 

IV.       Conclusion

 

 

[22]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé une question aux fins de certification.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour réexamen par un tribunal composé de membres différents;

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                                          IMM-4600-10

 

INTITULÉ :                                         PINEDA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                   LE 23 MARS 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

et jugement :                                 La juge SNIDER

 

Date des motifs :                         le 1er avril 2011

 

 

Comparutions :

 

Sheliza Suchak

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Monmi Goswami

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Greenberg Turner

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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