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Cour fédérale

 

Federal Court


 

 


Date : 20110324

Dossier : T-677-10

Référence : 2011 CF 364

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

 

 

ENTRE :

 

LA NATION CRI DE KEHEWIN ET LE CHEF ET LE CONSEIL TRIBAL DE LA NATION CRI DE KEHEWIN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

 

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre) de nommer un séquestre-administrateur parce que la Nation Cri de Kehewin (la bande) n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient en vertu de son entente globale de financement (EGF).

La présente demande de contrôle judiciaire a été présentée environ six jours en retard. Aucune opposition sérieuse n’a été soulevée relativement à une prorogation de délai, et rien n’en justifiait une non plus. Une ordonnance a été rendue à l’audience, autorisant la prorogation du délai pour présenter la présente demande de contrôle judiciaire.

 

II.         CONTEXTE

[2]               Le Parlement affecte annuellement des fonds publics pour l’exécution de divers programmes et services destinés aux Premières nations, dont des services d’éducation, des fournitures, l’exploitation et l’entretien d’infrastructures collectives (telles que les réseaux de distribution d’eau et d’égouts), l’administration des prestations d’aide sociale et l’administration des bureaux de la bande.

 

[3]               Ces fonds provenant du Trésor sont en principe fournis au ministre conformément à diverses politiques et directives. Le ministre peut verser ces fonds à des bandes indiennes pour l’exécution de services et de programmes conformément à des ententes globales de financement distinctes conclues entre chaque bande et le ministre.

 

[4]               La bande avait une EGF avec le ministre aux termes de laquelle le ministre accordait plus de sept millions de dollars à la condition que la bande fournisse certains services, mène à bien certains projets d’immobilisations, produise des rapports sur la prestation des services et satisfasse aux exigences en matière de responsabilisation.

 

[5]               Aux termes de l’EGF, tous les éléments suivants constituaient des manquements : le défaut de respecter les conditions de l’EGF, l’existence d’une opinion défavorable du vérificateur, la survenue de déficits d’exploitation de plus de 8 % et la mise en péril de la santé, de la sécurité ou du bien-être des membres ou des prestataires de la bande.

 

[6]               Dans l’éventualité d’un manquement, le ministre était tenu de rencontrer la bande, ou de communiquer avec elle, pour examiner la situation.

 

[7]               Malgré ces exigences imposées au ministre, celui-ci peut entre autres mesures, nommer un séquestre-administrateur, sur avis au Conseil de bande.

 

[8]               Le ministre allègue que, pendant que l’EGF était en vigueur, les demandeurs n’ont pas respecté l’EGF pour les raisons suivantes :

·                    ils n’ont pas présenté les rapports et les états financiers exigés;

·                    ils n’ont pas présenté un plan de redressement;

·                    ils n’ont pas utilisé l’argent à la fin prévue (par exemple, le défaut de réparer une usine de traitement des eaux);

·                    ils n’ont pas entrepris des projets de rénovation qui ont amené la Société centrale d’hypothèque et de logement à se prévaloir d’une garantie de paiement faite par le ministre;

·                    ils ont accumulé un déficit d’exploitation de 29,25 %;

·                    ils n’ont pas payé des fournisseurs clés et n’ont pas satisfait aux obligations importantes (par exemple, les fournisseurs de gaz et d’électricité, les fonds de pension des employés, les coûts de sécurité et de protection contre les incendies, les salaires des employés et des enseignants);

·                    ils n’ont pas pu conclure un contrat d’élimination des eaux usées.

 

[9]               Tout au long de la durée de l’EGF, des rencontres ont été tenues et des lettres ont été échangées entre le ministre et les demandeurs à propos des manquements de ces derniers et d’une intervention ministérielle imminente due aux manquements continuels.

 

[10]           Le 3 mars 2010, les représentants du ministre ont décidé de ne pas conclure une EGF pour l’exercice 2010-2011 en raison des continuels manquements non corrigés. Le jour suivant, les demandeurs ont été informés qu’un autre fournisseur de service s’occuperait de l’exécution des programmes et des services nécessaires. Les demandeurs ont également été informés que le ministre [traduction] « étudiait les options ».

 

[11]           Le 9 mars 2010, le ministre avait nommé l’entreprise autochtone AAC (AAC) à titre de séquestre-administratrice, mais il n’en a informé les demandeurs qu’à la tenue d’une réunion avec les demandeurs le 19 mars 2010; la nomination a été par la suite confirmée dans une lettre aux demandeurs le 24 mars 2010.

 

[12]           Les parties ont débattu de la question de savoir si le délai pour présenter la demande de contrôle judiciaire de la décision de nommer un séquestre-administrateur pour l’exercice 2010‑2011, avait commencé le 19 mars 2010 ‑  date de l’annonce de la nomination ‑ ou le 1er avril 2010 ‑ date de prise d’effet de la nomination ‑.

 

[13]           La question litigieuse véritable consiste à savoir a) si le ministre avait l’obligation de donner un préavis ou de consulter et, dans l’affirmative, si l’obligation a été respectée, et b) si la décision était raisonnable.

 

[14]           L’avocat des demandeurs a déclaré très franchement et opportunément qu’il lui incombait de convaincre la Cour que la décision de la Cour dans Bande indienne Tobique c. Canada, 2010 CF 67 était erronée, pouvait être écartée, ou ne devait pas être suivie.

Pour les brefs motifs énoncés ci-dessous, les demandeurs n’ont pas réussi à écarter la décision du juge Beaudry dans Tobique, précitée.

 

III.       ANALYSE JURIDIQUE

A.        La norme de contrôle

[15]           La question du préavis ou de l’obligation de consulter est une question de droit à laquelle la norme de la décision correcte s’applique. Dans Tobique, précitée, le juge Beaudry a conclu, sur la question de savoir s’il y avait eu violation de la garantie procédurale de donner un préavis suffisant, que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte (je suis d’accord) :

66     Aucune des parties n’a présenté d’observation sur la norme de contrôle applicable à cette question. C’est la norme de la décision correcte qui s’y applique, selon moi. En effet, la demanderesse allègue que la défenderesse a transgressé les règles d’équité procédurale en ne lui donnant pas de préavis de sa décision, et notre Cour a indiqué à maintes reprises que la norme à appliquer lorsqu’un manquement à l’équité procédurale est en cause est celle de la décision correcte, norme qui sera appliquée en l’espèce (Conseil de gestion des ressources fauniques du Nunavut c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2009 CF 16, [2009] 1 C.N.L.R. 256, paragraphe 61).

 

[16]           En ce qui concerne la décision de nommer un séquestre-administrateur, le juge Beaudry a adopté la norme de la décision raisonnable en suivant les motifs de la juge Dawson (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale) dans Tribu d’Ermineskin c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 741. Dans sa décision, la juge Dawson reconnaissait également qu’il convenait de faire preuve de retenue à l’égard de la décision du ministre.

56     Les deux parties soutiennent que la décision d’imposer un séquestre‑administrateur s’apprécie suivant la norme de la raisonnabilité. C’est aussi mon avis. Dans Première Nation Pikangikum, la Cour a conclu à l’application de la norme de la décision manifestement déraisonnable et, dans Dunsmuir, la Cour suprême a indiqué que la jurisprudence existante pouvait guider la détermination de la norme de contrôle applicable (paragraphes 57 et 62). De plus, dans Tribu d’Ermineskin, où la décision consistait en la conclusion que la bande en cause avait contrevenu à une entente de financement, la juge Dawson a conclu, après examen des facteurs énumérés dans Dunsmuir, que la norme applicable était celle de la décision raisonnable (paragraphes 42 et 43). J’estime que ces mêmes facteurs interviennent en l’espèce et appellent l’application de la norme de la raisonnabilité. Par conséquent, la Cour examinera si la décision contestée appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47).

 

Tobique, précitée

 

[17]           Le juge Beaudry a résumé la situation dans Tobique, précitée, laquelle s’applique également à la présente affaire :

67     La demanderesse prétend que le MAINC devait préalablement l’aviser de son intention de nommer un séquestre‑administrateur à la Première Nation Tobique. Cette prétention repose entièrement sur la décision Première Nation Pikangikum de notre Cour. Les faits de cette dernière affaire, toutefois, différaient de ceux de la présente espèce. La décision du MAINC exigeait la conclusion d’une entente de cogestion à défaut de quoi le financement serait suspendu et les services seraient fournis par l’intermédiaire d’un mandataire.

 

[18]           Par conséquent, la décision du ministre doit être examinée suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable, en ayant déférence à l’égard du ministre.

 

B.         Préavis et obligation de consulter

[19]           Les demandeurs ont soutenu qu’ils avaient le droit de recevoir un préavis les informant de la nomination d’un séquestre-administrateur. Peu importe si la Cour examine la question conformément aux règles du droit public, en appliquant les facteurs dans Baker c. Canada, [1999] 2 RCS 817, ou du droit contractuel, le résultat sera le même : aucun préavis n’est requis.

 

[20]           Suivant les règles du droit public, la politique en vertu de laquelle les fonds ont été accordés ne prévoyait pas de préavis. La politique actuelle, contrairement à celle dont il était question dans la décision Tobique, ne prévoit pas d’étapes procédurales, mais requiert seulement de « donner avis de la décision prise ». Ni la politique, ni les faits de l’espèce ne permettent aux intéressés de conclure à l’existence d’une attente légitime de recevoir un préavis.

 

[21]           Le préavis vise généralement à reconnaître le [traduction] « droit d’être entendu ». Or, ce droit ne s’applique pas aux politiques du Conseil du Trésor. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire dans laquelle l’une des parties a le droit de présenter des observations afin d’influer sur une décision. En l’espèce, le préavis vise à informer qu’un administrateur a pris en charge certaines responsabilités.

 

[22]           Suivant les règles du droit contractuel, la clause de l’EGF relative au préavis oblige le ministre à informer la bande de la décision de nommer un séquestre-administrateur mais ne l’oblige pas à prendre connaissance de l’opinion de la bande quant à cette nomination.

 

[23]           L’observation des demandeurs selon laquelle il existe une obligation préalable de consulter est liée de près à la question du préavis. Selon eux, il existe une obligation autonome et contraignante de consulter la bande dont les intérêts sont affectés.

 

[24]           L’arrêt Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, de la Cour suprême ne saurait être validement invoqué en l’espèce puisqu’il repose sur les droits issus de traités; aucun droit de cette nature n’est en cause en l’espèce.

 

[25]           Il faut tenir compte des droits affectés avant de conclure à l’existence de l’obligation de consulter. Comme il a été statué dans Wawatie c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2009 CF 374, il n’existe pas de lien entre la nomination d’un séquestre-administrateur et l’autonomie politique des Indiens. Le juge Harrington a résumé comme suit la situation, laquelle s’applique également à la présente espèce.

40     […] La conséquence de la nomination d’un séquestre‑administrateur a été de retirer temporairement les responsabilités administratives du conseil de bande en ce qui a trait à la prestation de programmes et de services à la communauté. Cette nomination visait à protéger les deniers publics et à garantir que les programmes et services essentiels n’étaient pas interrompus, comme ils l’ont été dans les années passées. Les biens et les responsabilités qui ne relèvent pas des ententes de financement ne sont pas affectés par la nomination d’un séquestre‑administrateur et sont toujours contrôlés par la bande.

 

[26]           Même s’il y avait obligation de consulter, elle figurerait au bas de l’échelle applicable à la consultation à cause de la faiblesse des droits autochtones revendiqués et du fait que les effets préjudiciables potentiels sont temporaires (Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, au paragraphe 39).

 

[27]           Compte tenu de la nature d’une telle obligation, le ministre s’en est acquitté. Nul ne conteste le fait que la bande n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient aux termes de l’EGF et que les programmes et services n’étaient pas fournis; néanmoins, le personnel du ministre a tenu des rencontres avec les représentants de la bande et les ont avertis des problèmes imminents. Il est difficile de discerner à quoi une consultation aurait servi sinon à donner plus de temps aux demandeurs.

 

C.        La raisonnabilité de la décision

[28]           Comme je l’ai indiqué plus haut, nul ne conteste le fait que la bande n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient aux termes de l’EGF. Le paragraphe 8 indique comment ces obligations n’ont pas été respectées. Le ministre a dû remédier aux défauts envers la SCHL, et il fallait mettre en œuvre des programmes et effectuer des paiements. Les problèmes ne sont peut-être pas attribuables au chef actuel et celui-ci fait peut-être tout en son pouvoir pour corriger la situation, mais la mesure prise par le ministre était raisonnable.

 

[29]           Le ministre a des obligations en vertu de l’EGF et envers les autochtones en général, mais il a également une obligation envers le public et à l’égard des fonds publics. La décision du ministre constitue une pondération raisonnable des diverses obligations qui lui incombent.

 

[30]           Les mesures prises par le ministre n’étaient nullement déraisonnables. Il lui était raisonnablement loisible d’agir comme il l’a fait. Il n’appartient pas à la Cour de remettre en question la conduite raisonnable du ministre.

 

IV.       CONCLUSION

[31]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Étant donné la position de la bande, il serait inutile d’adjuger les dépens en faveur du ministre. Aucuns dépens ne seront adjugés.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans frais.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 


Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-677-10

 

INTITULÉ :                                       LA NATION CRI DE KEHEWIN ET LE CHEF ET LE CONSEIL TRIBUL DE LA NATION CRI DE KEHEWIN

 

                                                            et

 

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 mars 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

David F. Holt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sukhi Sidhu

Christian Villeneuve

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HLADUN & COMPANY

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

M. MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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