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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20101207

Dossier : IMM-595-10

Référence : 2010 CF 1239

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

CHAO JIAN NI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 5 janvier 2010 (la décision), qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est citoyen de la République populaire de Chine. Il est arrivé au Canada le 15 juin 2007 et, le même jour, a présenté une demande d'asile. À l’époque, il ne parlait que le mandarin. Il affirme que, s’il retourne en Chine, il sera emprisonné, torturé et peut-être même tué, parce qu’il est chrétien.

 

[3]               Le demandeur a déclaré que, en décembre 2006, il était devenu membre d’une église chrétienne clandestine. Il recrutait activement des membres et mettait à disposition son domicile en banlieue pour les assemblées religieuses de leur groupe, qui comptait 15 membres. Il dit que, au cours d’une assemblée bimensuelle tenue le 15 avril 2007, des représentants du Bureau de la sécurité publique (le BSP) se sont approchés de sa maison. Le demandeur, qui se chargeait du guet, en en a averti les autres personnes présentes avant de prendre la fuite pour aller se cacher. Son épouse, bien qu’elle-même ne fût pas chrétienne, est elle aussi allée se cacher en raison des activités religieuses menées par son mari dans leur domicile.

 

[4]               Le demandeur affirme que, au cours des semaines qui ont suivi cet incident, le BSP l’a accusé d’exercer un rôle dans une église illégale et a continué de le traquer. Le 1er juin 2007, avec l’aide d’un passeur, et à la faveur d’un faux passeport, le demandeur a quitté la Chine en prenant un vol commercial, pour arriver au Canada environ deux semaines plus tard. À son arrivée, il n’avait pas de passeport, pas de cartes d’embarquement, ni d’étiquettes de bagages qui auraient fourni des renseignements sur les compagnies aériennes avec lesquelles il avait voyagé. Il n’a pas été en mesure de donner le nom sous lequel il avait voyagé, ni de dire quels pays il avait traversés durant son voyage, non plus que celui où il avait passé deux semaines.

 

[5]               Le 25 novembre 2009, la SPR a instruit la demande d'asile du demandeur, qui était représenté par un avocat. Elle a estimé que, au vu de l’ensemble de la preuve et de ses conclusions cumulatives, le demandeur n’était pas crédible. La SPR a aussi jugé peu probable qu’il soit persécuté ou personnellement exposé à une menace pour sa vie ou à un risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ou à un risque d’être soumis à la torture s’il devait retourner en Chine. C’est de cette décision qu’il s’agit ici.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

            La crédibilité du demandeur

 

[6]               La SPR écrivait que la « question déterminante » dans la présente affaire était la crédibilité du demandeur sur sa crainte subjective de persécution en tant que membre d’une maison-église non enregistrée, et sur le risque de persécution auquel il serait exposé en tant que chrétien s’il devait retourner en Chine. La conclusion de la SPR sur la crédibilité du demandeur est une conclusion générale, qui repose sur l’effet cumulatif des preuves soumises à la SPR. La SPR s’est fondée notamment sur le raisonnement suivi dans l’arrêt Sheikh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 238 (C.A.), à la page 244, où l’on peut lire que :

[...] même sans mettre en doute chacune des paroles du demandeur, le […] palier d'audience peut douter raisonnablement de sa crédibilité […] [et arriver à] la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur de statut [et que cette conclusion] peut fort bien s'étendre à tous les éléments de preuve pertinents de son témoignage.

 

[7]               D’abord, la SPR a considéré l’incapacité du demandeur de dire sous quel nom il avait voyagé ou de quel pays le passeport paraissait être. Le demandeur a expliqué qu’il n’avait jamais été prié par les autorités de quelque pays que ce soit où il s'était trouvé, dont le Canada, de donner ce renseignement. La SPR a jugé cette explication peu vraisemblable.

 

[8]               Deuxièmement, la SPR a interrogé le demandeur sur son entretien au point d’entrée avec l’Agence des services frontaliers du Canada (l'ASFC). Durant cet entretien, le demandeur avait déclaré qu’il ne pouvait nommer aucun des pays qu’il avait traversés, parce qu’il ne lui avait pas été possible de lire les cartes d’embarquement ni de comprendre les langues dans lesquelles étaient faites les annonces dans les aéroports. Il avait prétendu être resté dans un seul endroit durant deux semaines mais, parce que le passeur avec lequel il voyageait ne voulait pas qu’il quitte cet endroit, il ne savait pas où il se trouvait. Prié plus tard au cours de l’entrevue de produire son faux passeport, il avait dit qu’il l’avait remis au passeur. Lorsqu’on lui avait rappelé son affirmation antérieure selon laquelle il avait voyagé seul, le demandeur avait alors dit qu’il s’était débarrassé du passeport.

 

[9]               La SPR n’a pas été convaincue par ces explications. Le demandeur a douze ans de scolarité et s’était rendu au Canada à bord de vols commerciaux. De l’avis de la SPR, si l’on considère les documents imprimés disponibles à bord des avions, les logos apparaissant sur les uniformes du personnel ainsi que sur les avions mêmes, enfin les annonces relatives aux embarquements et aux atterrissages, le demandeur devait « savoir quels pays il quittait et quelle était la destination des vols ».

 

[10]           La SPR a tiré une conclusion défavorable de ce qui, selon elle, constituait des explications peu vraisemblables et des contradictions de la part du demandeur.

 

La sincérité de la foi chrétienne du demandeur

 

[11]           La SPR s’est fondée sur le témoignage du demandeur selon lequel il fréquentait en Chine une église chrétienne clandestine. Elle a aussi admis que le demandeur est un chrétien actif au Canada, d’après des lettres de membres du clergé de l’Assemblée de la Pierre Vivante. Puisque l’exposition du demandeur au christianisme en Chine avait été restreinte, c’était après son arrivée au Canada qu’il avait dû acquérir la plupart de ses connaissances religieuses. La SPR semble avoir conclu que c’était sans doute la raison pour laquelle le demandeur avait montré, au cours de l’entrevue au point d’entrée, une connaissance plutôt mince du christianisme, par rapport à la connaissance plus vaste qu’il en avait devant la SPR.

 

L'absence de fondement de la crainte de persécution

 

[12]           La SPR a estimé que, compte tenu de la preuve documentaire, il n’était guère probable que le demandeur soit persécuté s’il devait retourner en Chine et fréquenter à nouveau une église chrétienne non enregistrée, compte tenu en particulier de l’endroit où le demandeur se réinstallerait vraisemblablement et de la nature de l’église qu’il fréquenterait.

 

[13]           Avant d’arriver au Canada, le demandeur a vécu et travaillé toute sa vie dans la province du Fujian. Selon un rapport de septembre 2005 du Cartable national de documentation, les provinces du Fujian et du Guangdong appliquent [traduction] « la politique la plus libérale de la Chine en matière de religion, particulièrement en ce qui concerne le christianisme ». Les autorités locales tolèrent [traduction] « en général » les activités des groupes chrétiens non enregistrés, en particulier dans les régions rurales. Plusieurs églises non enregistrées exercent leurs activités depuis des années, encore que les autorités [traduction] « prennent habituellement des mesures pour décourager les activités religieuses des groupes ayant des contacts avec l’extérieur de la Chine ». D’autres preuves documentaires montraient que, parmi les arrestations qui avaient eu lieu en Chine de 2005 à 2008, aucune ne concernait la province du Fujian. Les dernières arrestations signalées pour la province du Fujian avaient eu lieu en 2002 et, selon la SPR, si des arrestations avaient eu lieu depuis lors, il en aurait été fait état.

 

[14]           La SPR a relevé aussi que le demandeur faisait ses pratiques dans une église non enregistrée, comme le font au moins 30 millions d’autres chrétiens chinois. Selon un rapport du Département d’État des États-Unis, les églises non enregistrées connaissent en général des difficultés lorsque le nombre de leurs membres devient important, lorsqu’elles permettent l’utilisation régulière de leurs installations pour le déroulement d’activités religieuses, ou lorsqu’elles nouent des liens avec d’autres groupes non enregistrés. La SPR a fait observer que la maison-église du demandeur n’avait rien fait de tout cela. Persuasif également était un rapport du Home Office du Royaume-Uni selon lequel les groupes non enregistrés de prières ou d’étude de la Bible qui sont composés de proches et d’amis sont légaux en Chine.

 

[15]           Se fondant sur cette preuve, la SPR a conclu qu’il y avait peu de chances que le demandeur soit persécuté s’il devait retourner dans la province du Fujian, même s’il devait de nouveau pratiquer sa foi chrétienne en tant que membre d’une église non enregistrée, et même si les autorités le trouvaient. Il était d’ailleurs improbable que son église soit même menacée dans son existence. La SPR a donc estimé que la crainte de persécution du demandeur n’était pas fondée.

 

[16]           Finalement, n’ayant pas établi une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté ou soumis personnellement à une menace pour sa vie ou exposé au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités, le demandeur ne répondait pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention », selon l’article 96 de la Loi, ni à la définition de « personne à protéger », selon l’article 97 de la Loi. La SPR a donc rejeté sa demande d'asile.

 

LES POINTS LITIGIEUX

 

[17]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les points suivants :

1.      Les conclusions de la SPR sur la crédibilité du demandeur étaient-elles raisonnables?

2.      La conclusion de la SPR pour qui le demandeur ne répondait pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention », selon l’article 96 de la Loi, était-elle autorisée par la preuve?

3.      La SPR a-t-elle commis une erreur en disant que le demandeur ne pouvait pas se prévaloir de l’article 97?

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables à la présente instance :

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           La Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), a décidé que l’analyse de la norme de contrôle n’a pas besoin d’être menée dans chaque instance. Plutôt, lorsque la norme de contrôle applicable à une question précise présentée à la cour est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui permettent de déterminer la bonne norme de contrôle.

 

[20]           La décision de la SPR est fondée en partie sur l’évaluation qu’elle a faite de la crédibilité du demandeur. L’appréciation de la crédibilité d’un demandeur d’asile relève de l'expertise de la Commission. Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité appellent donc, dans une procédure de contrôle judiciaire, l’application de la norme de raisonnabilité. Voir la décision Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, [2008] A.C.F. n° 732, au paragraphe 14.

 

[21]           Le demandeur conteste aussi la conclusion de la SPR selon laquelle il ne répond pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Ici, la question de droit est inextricablement liée aux conclusions de fait. Ces questions mixtes de droit et de fait doivent être revues d’après la norme de raisonnabilité. Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 164.

 

[22]           Pareillement, la Cour examinera selon la norme de raisonnabilité la décision de la SPR selon laquelle, compte tenu de ses conclusions, une analyse fondée sur l’article 97 était inutile. Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 164.

 

[23]           Lorsque la Cour effectue le contrôle de la décision selon la raisonnabilité, son analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » Dunsmuir, au paragraphe 47. Autrement dit, la Cour devrait intervenir seulement si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES ARGUMENTS DES PARTIES

Le demandeur

Les conclusions de la SPR sur la crédibilité du demandeur sont viciées

 

[24]           Le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable pour la SPR de tirer une conclusion défavorable de son incapacité de dire le nom apparaissant sur son faux passeport. La SPR aurait pu admettre d’office que souvent des voyageurs désignent une personne pour parler en leur nom, ce qui permet aux autres personnes de franchir les douanes sans être interrogées.

 

[25]           Le demandeur fait aussi valoir qu’il a donné une explication acceptable de la raison pour laquelle il ne connaissait pas les noms des pays qu’il avait traversés avant d’arriver au Canada. Il n’en connaissait pas la langue ni l’environnement, et il ne savait pas où il se trouvait. Par ailleurs, même si la conclusion tirée par la SPR quant au manque de vraisemblance était raisonnable, elle est hors de propos pour la question essentielle, qui est de savoir si le demandeur avait ou non raison de craindre la persécution en cas de retour en Chine. Si la SPR estimait que sa conclusion quant au manque de vraisemblance était à propos, alors elle a négligé de le dire dans ses motifs. Voir l’arrêt Armson c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 9 Imm. L.R. (2d) 150, à la page 157 (C.A.F.).

 

La SPR s’est fourvoyée dans l’examen de la preuve

 

[26]           Il était déraisonnable pour la SPR d'appuyerr sur la preuve documentaire sa conclusion selon laquelle la crainte de persécution du demandeur n’était pas fondée. Le demandeur fait valoir que la preuve documentaire ne permet nullement d’affirmer qu’il n’a pas raison de craindre la persécution.

 

[27]           Le demandeur appelle en particulier l’attention sur le paragraphe 28 de la décision de la SPR. Dans ce paragraphe, la SPR conclut que, parce que le demandeur est un fidèle ordinaire et non une « dirigeant » ecclésiastique, il est peu probable qu’il soit persécuté. Cependant, la SPR s’abstient de reconnaître que, en tant que personne qui fréquente une église dont le dirigeant risque d’être arrêté, le demandeur subit une persécution. Pareillement, en concluant que, si le demandeur devait retourner dans la province du Fujian, sa maison-église ne serait probablement jamais importunée, la SPR s’abstient de reconnaître que le demandeur se voit contraint de pratiquer sa religion d’une manière clandestine et en prenant une foule de précautions et de se passer, pour ses dévotions, d’une église digne de ce nom. Selon lui, il s’agit pourtant là aussi d’une persécution.

 

[28]           En résumé, le demandeur dit que la SPR a assimilé les risques d’arrestation du demandeur avec sa crainte de persécution et que, ce faisant, elle n’a pas reconnu que l’impossibilité pour une personne de pratiquer sa foi ouvertement et librement constitue une persécution, ce contre quoi la Loi est censée protéger. Voir la décision Fosu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n° 1813 (1re inst.). Ainsi que l’écrivait le juge Yves de Montigny dans la décision Guo Heng Zhou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1210, au paragraphe 29 :

 

Il me semble que la SPR a également erré en assimilant la possibilité d’une persécution religieuse au risque d’une rafle, d’une arrestation ou d’un emprisonnement. Cette manière de voir la liberté religieuse est très limitée et ne prend pas en compte la dimension publique de ce droit fondamental. S’il faut se cacher et prendre des précautions pour ne pas être vu lorsque l’on pratique sa religion, sous peine d’être harcelé, arrêté et reconnu coupable, je ne vois pas comment l’on peut dire qu’une personne est à l’abri de la persécution.

 

[29]           Le demandeur fait aussi valoir que la SPR a tiré des conclusions de fait qui sont contradictoires. Ainsi, elle écrit, au paragraphe 27 de sa décision, que les membres d’une église non enregistrée étaient plus susceptibles de connaître des difficultés lorsque leur nombre augmentait, ou lorsqu’ils autorisaient l’utilisation régulière de leurs installations, ou encore lorsqu’ils nouaient des liens avec d’autres groupes. Au paragraphe 28 de sa décision, cependant, la SPR écrit qu’il est improbable que les autorités harcèlent les membres d’une église non enregistrée. Cette contradiction constitue une erreur.

 

[30]           Comme autre exemple, au paragraphe 19 de sa décision, la SPR admet que la maison-église du demandeur a subi une rafle, mais, au paragraphe 27, elle donne à penser qu’il n’en était rien. Ce faisant, la SPR a négligé, au mieux, de tirer des conclusions de fait explicites sur la rafle et, au pire, elle s’est contredite. Selon le demandeur, ces conclusions imprécises et contradictoires constituent des erreurs donnant lieu à réformation. Voir l’arrêt Armson, précité, à la page 157, et la décision Lin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 254.

 

[31]           Finalement, le demandeur dit que la SPR s’est méprise sur la preuve dont elle disposait, car il était manifeste que des églises de la province du Fujian avaient été fermées définitivement à l’époque pertinente, ce qui confirmait le témoignage du demandeur sur ses propres expériences.

 

La SPR s’est fourvoyée en rejetant la demande d’asile fondée sur l’article 97

 

[32]           Le demandeur fait valoir, subsidiairement, que, s’il ne répond pas à la définition de « réfugié au sens de la Convention », selon l’article 96 de la Loi, alors l’impossibilité pour lui de pratiquer sa foi ouvertement et librement constitue une peine cruelle et inusitée selon l’article 97 de la Loi. Il soutient que la SPR ne saurait sans motifs rejeter sa demande d'asile fondée sur l’article 97, vu que l’analyse que nécessite l’article 97 se distingue de celle qui est menée pour l'application de l’article 96.

 

Le défendeur

Les conclusions de la SPR sur la crédibilité du demandeur étaient raisonnables

 

[33]           Le défendeur fait valoir que, même si les contradictions contenues dans le témoignage du demandeur concernaient son voyage à destination du Canada et non pas la persécution dont il disait être victime, la SPR pouvait fort bien conclure que, globalement, lesdites contradictions l’autorisaient à dire qu’il n’était pas crédible.

 

La preuve confirmait la conclusion de la SPR relative à l’article 96

 

[34]           La SPR a fondé sa décision sur un examen approfondi de la preuve documentaire, laquelle, d’affirmer le défendeur, révèle très peu de cas de persécution religieuse dans la province du Fujian. Il appartient à la SPR de choisir de se fier à la preuve documentaire plutôt qu'au propre témoignage du demandeur. Dans la décision Yu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 310, aux paragraphes 31 à 33, le juge Russel Zinn, de la Cour fédérale, écrivait que la SPR avait agi raisonnablement en faisant exactement cela, alors même que, dans ce précédent, la crédibilité du demandeur n’était pas en cause :

[31]   En l’espèce, la seule preuve qui a été présentée à la Commission au sujet de la descente à l’église clandestine du demandeur était le témoignage de celui-ci. Aucune preuve corroborant ce récit n’a été présentée. Bien que la Commission ait conclu que le demandeur était crédible, puisqu’elle a accepté qu’il était chrétien et qu’il fréquentait une église clandestine dans la province du Fujian, la Commission était saisie d’autres éléments de preuve qui mettaient en doute son récit au sujet de la descente.

 

[32]   L’autre preuve était la preuve documentaire. Elle ne contredisait pas directement le témoignage du demandeur, puisqu’elle ne prétendait pas qu’aucune église clandestine n’avait jamais fait l’objet d’une descente dans la province du Fujian. Cela n’est pas surprenant, puisqu’il est peu probable qu’on puisse trouver un rapport au sujet de quelque chose qui n’est pas arrivé, puisque ce sont les événements, et non les non-événements, qui font l’objet de rapports. Néanmoins, la preuve documentaire permet de supposer qu’aucune descente n’a eu lieu….

 

[33]   En l’espèce, la Commission a choisi de préférer la preuve documentaire indépendante au témoignage du demandeur. En lisant la décision dans son ensemble, il est évident qu’elle a préféré la preuve d’un « grand nombre de commentateurs différents […] qui n’ont aucun intérêt direct dans le traitement de demandes d’asile individuelles » au témoignage du demandeur à l’appui de sa propre demande de protection. Je ne peux pas conclure que l’appréciation de la preuve était déraisonnable

 

 

[35]           Selon le défendeur, le raisonnement suivi dans la décision Yu, précitée, vaut pour la présente affaire. Ici, la preuve documentaire ne confirme pas le témoignage du demandeur selon lequel les autorités de la province du Fujian avaient fait une descente dans sa maison-église. Il n’avait d’ailleurs nulle part été rapporté que les autorités avaient ciblé des maisons-églises entre 2005 et 2008, et la maison du demandeur n’était pas le genre de maison qui de toute façon appellerait l’attention des autorités. Qui plus est, la preuve documentaire donnait à penser qu’il était fort peu probable que le demandeur soit persécuté s’il retournait dans la province du Fujian. Pour ces motifs, le défendeur affirme que la décision de la SPR était raisonnable.

 

Une analyse fondée sur l’article 97 était inutile

 

[36]           La SPR a agi raisonnablement en disant qu’il n’existait aucune demande d'asile pouvant être fondée sur l’article 97. D’abord, un demandeur ne peut, pour fonder sa demande d'asile sur l’article 97, s’en rapporter au bilan général d’un pays en matière de droits de la personne. Le demandeur doit plutôt montrer qu’il est personnellement exposé au risque qu’il allègue. En l’espèce, le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance de la preuve, qu’il était personnellement ciblé et que sa vie était menacée.

 

[37]           Deuxièmement, la SPR avait déjà conclu, se fondant sur la preuve documentaire, que les chrétiens, dans la province du Fujian, ne sont pas véritablement exposés à la persécution telle qu’elle est définie dans l’article 96 de la Loi. Le seuil d’application de l’article 96, c’est-à-dire l’existence d’un « risque sérieux de persécution », est moins élevé que le seuil d’application de l’article 97, c’est-à-dire la « menace à sa vie ». Si la preuve documentaire ne suffit pas à justifier l’application de l’article 96, il s’ensuit qu’elle ne suffira pas à justifier l’application de l’article 97.

 

ANALYSE

 

[38]           Le demandeur a soulevé dans la présente demande diverses questions, mais je crois que la décision de la SPR doit être confirmée ou infirmée selon qu’il a ou non raison de prétendre que la SPR n’a pas dit clairement que sa maison-église n’avait pas été l’objet d’une rafle.

 

[39]           Le juge Robert Barnes avait affaire exactement à la même difficulté dans l'affaire Lin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 254, difficulté qu’il avait résolue ainsi :

8     La Commission a conclu que l’allégation de crainte fondée de persécution en Chine de Mme Lin n’était pas crédible. Elle a aussi conclu que son témoignage ne cadrait pas avec la preuve documentaire objective sur le pays. Cependant, la décision ne comporte aucune mention selon laquelle la Commission avait des réserves au sujet du témoignage de Mme Lin portant sur la descente policière à son église ou sur l’arrestation de cinq des membres de l’assemblée des fidèles.

 

 

15     Pour que la Commission puisse se fonder de façon juste sur la preuve générale portant sur la diminution du risque de persécution religieuse en Chine, il était essentiel qu’elle tire des conclusions précises au sujet de la véracité du récit de Mme Lin sur la descente policière à son église. Elle était tenue de le faire parce qu’elle devait examiner le risque général pour les chrétiens en Chine en fonction du profil particulier de Mme Lin, y compris ses antécédents avec les autorités. Il n’était pas suffisant pour la Commission de conclure que les cas de persécution de chrétiens sont maintenant rares, alors que les autorités dans la collectivité de Mme Lin avaient fait preuve de persécution, comme le démontrait leur comportement envers Mme Lin et les autres fidèles de son église. Elle pouvait personnellement faire face à un risque accru, ce qui distingue son cas de la norme statistique en Chine, et il était erroné de la part de la Commission de ne pas avoir tiré une conclusion déterminante à ce sujet. De plus, la conclusion selon laquelle les autorités locales ne s’intéresseraient plus à Mme Lin ne constituait pas une réponse complète. La Commission devait se demander si, compte tenu de sa situation particulière, Mme Lin risquait d’être persécutée si elle retournait en Chine et qu’elle continuait ses pratiques religieuses.

 

 

[40]           En l’espèce, il n’est pas possible d’affirmer que la SPR a conclu catégoriquement que la maison-église du demandeur n’avait pas été la cible d’une rafle. En conséquence, je crois qu’il serait imprudent pour moi de confirmer la décision de la SPR; l'affaire doit donc être renvoyée à la SPR pour nouvel examen.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée et renvoyée à la SPR, pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-595-10

 

INTITULÉ :                                       CHAO JIAN NI

 

                                                                                                                    

                                                            -   c.   -

 

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 28 octobre 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 7 décembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Shelley Levine                                                                          POUR LE DEMANDEUR

 

Ada Mok                                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Levine and Associates                                                              POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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