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Date : 20101213

Dossier : IMM-2259-10

                                                                                                                Référence : 2010 CF 1279

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

SONJA JENEFER DA SOUZA 

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

          MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEMIEUX

 

[1]               Le mardi 7 décembre 2010, j'ai fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Da Souza relativement à la décision du 19 mars 2010 par laquelle un agent chargé de l'ERAR avait rejeté sa demande d'asile en formulant la conclusion suivante :

 

[traduction]

La demanderesse pourrait, au besoin, se prévaloir d'une protection de l'État suffisante. J’estime que les autorités seraient raisonnablement disposées à faire des efforts sérieux pour protéger la demanderesse si elle devait retourner à Saint‑Vincent et y réclamer la protection de l'État.

 

 

[2]               La possibilité d'obtenir une protection suffisante de l'État est la seule question en litige dans la présente instance.

 

[3]               Sonja Jenefer Da Souza, une citoyenne de Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines (Saint‑Vincent), a quitté son pays au motif qu'elle craignait son ex‑conjoint, Brian Charles, qui avait été violent pendant toute la durée de leur relation, qui a été marquée par des ruptures répétées et qui avait débuté à la fin des années quatre-vingt. À son arrivée au Canada, Mme Da Souza a présenté une demande d'asile qui a été rejetée le 8 juillet 2009. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait exprimé certaines réserves au sujet de sa crédibilité par suite du témoignage qu'elle avait donné pour appuyer ses allégations de violence. Madame Da Souza a soumis de nouveaux éléments de preuve à l'agent chargé de l'ERAR, qui s'est dit convaincu que la demanderesse avait effectivement été victime de violence de la part de Brian Charles à Saint‑Vincent.

 

[4]               Vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, l’agent chargé de l’ERAR a expliqué, dans ses motifs, que, comme Mme Da Souza avait passé près de neuf ans loin de Saint‑Vincent, il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour démontrer que son ex‑conjoint chercherait toujours à lui faire du tort. L'agent chargé de l'ERAR a accepté les éléments de preuve suivant lesquels, en 2009, Brian Charles avait cherché à savoir auprès du cousin de Mme Da Souza, qui était en visite à Saint‑Vincent, où se trouvait Mme Da Souza. L'agent n'était pas convaincu que ces faits démontraient que Brian Charles cherchait toujours à s'en prendre à elle.

 

[5]               Quoi qu'il en soit, l’agent chargé de l’ERAR a par la suite écrit ce qui suit dans sa décision :

[traduction]

Après avoir soigneusement analysé les éléments de preuve portés à ma connaissance, je conclus, d'après les éléments de preuve objectifs, que, même si Brian Charles cherchait toujours à s'en prendre à la demanderesse à son retour à Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines, la demanderesse pourrait, au besoin, obtenir une protection suffisante de l'État.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[6]               Les juges de notre Cour ont maintes fois affirmé que les décisions relatives à la protection de l'État sont souvent des décisions d'espèce qui commandent un examen au cas par cas.

 

[7]               L'analyse de la question de la protection de l'État à laquelle l'agent chargé de l’ERAR s’est livré était essentiellement axée sur le fait que Mme Da Souza n'avait jamais cherché à obtenir la protection de l'État en portant plainte auprès de la police à Saint‑Vincent.

 

[8]               L’agent chargé de l’ERAR avait en mains une lettre d'Alex Phillips, policier à Saint‑Vincent. Cette lettre est datée du 22 décembre 2009. Je la cite intégralement :

[traduction]

Madame, Monsieur,

 

J'écris au nom de Mme Sonja Da Souza, anciennement d'Overland (Saint‑Vincent). Elle est également appelée Sonia. On m'a informé qu'elle réside actuellement au Canada.

 

Je connais Mme Da Souza depuis une quinzaine d'années. En tant que policier, j'ai été appelé à intervenir pour régler plusieurs disputes conjugales entre Sonia et son conjoint de fait, Brian Charles. Sonja n'a toutefois jamais fait de signalement officiel à un poste de police à ma connaissance. Elle a toujours réglé le conflit. Les situations dans lesquelles j'ai été appelé à intervenir concernaient des cas où Brian l'avait violentée physiquement. Je leur ai alors parlé et j'ai parfois conseillé à Sonia de faire un signalement à la police, mais elle finissait toujours par se réconcilier et ne donnait pas suite. Malheureusement, dans notre pays, la police n'arrête les auteurs de ces infractions que s’il y a eu un signalement ou si la police était présente au moment de l'agression.

 

Depuis que Sonia est partie pour le Canada, la maison où elle habitait a, en son absence, été détruite par le feu; elle n'a donc plus d’endroit où habiter à Saint‑Vincent. Il lui faudrait dépendre de sa famille si elle souhaitait habiter quelque part si elle revient à Saint‑Vincent.

 

Je tiens à souligner que Sonia est une travailleuse acharnée et qu'elle est mère de huit enfants dont elle est le seul soutien de famille.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[9]               Après avoir renvoyé à cette lettre et expliqué le fait que Mme Da Souza avait été victime de violence de la part de son ex‑conjoint/petit ami, l'agent chargé de l'ERAR écrit :

[traduction]

[…] Je constate par ailleurs qu'elle n'a entrepris aucune démarche pour se prévaloir de la protection de l'État à Saint‑Vincent. Vu l'ensemble de la preuve dont je dispose, je conclus que la demanderesse connaissait bien Alex Phillips, qui travaille au sein des forces policières et qu'il aurait donc été raisonnable de la part de la demanderesse de chercher, avec l'aide d'Alex Phillips, à obtenir la protection des autorités au besoin. J'estime déraisonnable que la demanderesse n'ait pas fait plus d’efforts sérieux pour chercher à obtenir la protection de la police ou de toute autorité étatique, compte tenu des circonstances de l'espèce. La demanderesse doit démontrer qu'elle a épuisé toutes les possibilités de protection qui s'offraient à elle. Dans le cas qui nous occupe, la demanderesse n'a pas pris suffisamment de mesures raisonnables pour réfuter la présomption de la protection de l'État.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[10]           Comme chacun sait, l'arrêt de principe dans le domaine du droit des réfugiés au Canada est l'arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, de la Cour suprême du Canada. Le juge La Forest était l’auteur des motifs pour la Cour.

 

[11]           Je tire les remarques suivantes de ses motifs dans l’arrêt Ward :

45        Il est clair que l'analyse [de la crainte de persécution] est axée sur l'incapacité de l'État d'assurer la protection : c'est un élément crucial lorsqu'il s'agit de déterminer si la crainte du demandeur est justifiée, de sorte qu'il a objectivement raison de ne pas vouloir solliciter la protection de l'État dont il a la nationalité.

 

[…]

 

Ayant établi que le demandeur éprouve une crainte, la Commission a, selon moi, le droit de présumer que la persécution sera probable, et la crainte justifiée, en l'absence de protection de l'État. La présomption touche le cœur de la question, qui est de savoir s'il existe une probabilité de persécution. Cependant, je ne vois rien de mal dans cela si la Commission est convaincue qu'il existe une crainte légitime et s'il est établi que l'État est incapable d'apaiser cette crainte au moyen d'une protection efficace. […]

 

47        D'une façon plus générale, que doit faire exactement le demandeur pour établir qu'il craint d'être persécuté? Comme j'y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets : (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d'être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[12]           Après avoir exposé la question en litige, le juge La Forest a ensuite posé la question suivante et y a répondu :

48        Le demandeur doit‑il d'abord solliciter la protection de l'État, lorsque sa revendication est fondée sur le volet « ne veut » dans le cas où l'État est incapable de le protéger? La Commission d'appel de l'immigration a conclu qu'en l'absence de preuve de complicité de l'État, la simple apparence d'inefficacité de l'État ne suffit pas à justifier une revendication. Comme le professeur Hathaway, op. cit., l'affirme, à la p. 130 :

 

[traductionDe toute évidence, on ne saurait dire que l'État ne fournit pas de protection si le gouvernement n'a pas eu l'occasion de réparer une forme de préjudice dans des circonstances où la protection aurait pu raisonnablement être assurée :

 

Un réfugié peut prouver une crainte bien fondée d'être persécuté lorsque les autorités officielles ne le persécutent pas, mais qu'elles refusent ou sont incapables de lui offrir une protection adéquate contre ses persécuteurs [...] toutefois, il doit démontrer qu'il a demandé leur protection une fois convaincu, comme c'est le cas en l'espèce, que les autorités officielles  lorsqu'elles étaient accessibles n'avaient rien à voir de façon directe ou indirecte, officielle ou non officielle dans la persécution dont il faisait l'objet. (José Maria da Silva Moreira, décision T86‑10370 de la Commission d'appel de l'immigration, 8 avril 1987, aux pp. 4 et 5, V. Fatsis.)

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[13]           Le juge La Forest a nuancé comme suit les propos du professeur Hathaway :

 

48        […] Ce n'est pas vrai dans tous les cas. La plupart des États seraient prêts à tenter d'assurer la protection, alors qu'une évaluation objective a établi qu'ils ne peuvent pas le faire efficacement.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[14]           Il ajoute ce qui suit :

[…] En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[15]           Voici comment il formule cet aspect du critère applicable à la crainte de persécution :

49        […] l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ». En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[16]           Le juge La Forest ajoute :

50        Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[17]           Voici comment il répond à la question :

50        […] D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point, car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l'essence de la souveraineté. En l'absence d'un effondrement complet de l'appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l'arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[18]           Il ressort à l'évidence de l'arrêt Ward, précité, que le fait qu'un demandeur d'asile ne se soit pas adressé à l'État en vue d'obtenir sa protection ne fait pas automatiquement échec à sa demande. Il y a lieu de procéder à une appréciation objective pour déterminer si l'État est en mesure d'assurer une protection efficace. En d'autres termes, le critère applicable est celui de savoir si la protection de l'État peut raisonnablement être assurée. La question à trancher dans chaque cas est celle de savoir s'il était objectivement déraisonnable de la part du demandeur de ne pas solliciter la protection de l'État. S'il n'était pas objectivement déraisonnable de la part de Mme Da Souza de ne pas chercher à obtenir la protection de l'État, elle n'avait pas à s'adresser à la police à Saint‑Vincent. La réponse à cette question dépend de la nature des éléments de preuve produits à ce sujet.

 

[19]           L'erreur fondamentale qu'a commise l'agent chargé de l’ERAR en l'espèce est de ne pas avoir fait une analyse pour répondre à cette question. L'agent chargé de l'ERAR a reconnu que la violence contre les femmes demeure un problème sérieux à Saint‑Vincent. Il n'a pas confronté les preuves contraires trouvées dans les deux rapports sur la situation à Saint‑Vincent sur lesquels il se fondait. Il a ignoré d'autres documents pertinents. Plus particulièrement, il a ignoré les nombreuses décisions dans lesquelles notre Cour a estimé que les femmes victimes de violence conjugale à Saint‑Vincent ne pouvaient compter sur la protection de l'État eu égard aux circonstances particulières de l’espèce. Je me fonde, à ce propos, sur la décision rendue par mon collègue le juge Sean Harrington dans l'affaire Alexander c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 1305, et sur la jurisprudence qu'il cite au paragraphe 7 de ses motifs.

 

[20]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de Mme Da Souza est accueillie.

« François Lemieux »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 13 décembre 2010

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2259-10

 

INTITULÉ :                                      Sonja Jenefer Da Souza c. MCI

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 7 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 13 décembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sayran Sulevani

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Barbra Schlifer Commemorative Clinic

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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