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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20101022

Dossier : IMM-1408-10

Référence : 2010 CF 1036

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2010

En présence de monsieur le juge Crampton

 

 

ENTRE :

TAREQ MUGHRABI

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Tareq Mughrabi, un citoyen jordanien, est arrivé au Canada en 2003. Faisant valoir que sa tante, son oncle et leurs enfants, qui tous vivent à Winnipeg, subiraient de graves difficultés s’il lui fallait retourner en Jordanie, le demandeur a demandé qu’on lui octroie le statut de résident permanent pour des considérations d’ordre humanitaire (les CH), en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[2]               En mars 2010, l’agente d’immigration Irene Craig a rejeté la demande de M. Mughrabi.

 

[3]               M. Mughrabi demande l’annulation de cette décision au motif que l’agente aurait commis une erreur en ne procédant pas à une analyse appropriée de l’intérêt des enfants, particulièrement en ne précisant pas ses motifs de désaccord avec trois rapports d’évaluation psychologique.

 

[4]               Il demande aussi certaines directives particulières ainsi que l’octroi des dépens.

 

[5]               Pour les motifs que je vais exposer, la présente demande sera rejetée.

 

I.          Le contexte

[6]               M. Mughrabi s’est enfui de la Jordanie pour se rendre aux États-Unis en 1998; son frère  Mohamad avait fait la même chose en 1996. Les deux frères sont demeurés aux États-Unis jusqu’à ce qu’en mai 2003, ils viennent au Canada et y présentent des demandes d’asile. Ils ont prétendu craindre d’être persécutés par les autorités jordaniennes en raison de leur origine ethnique palestinienne. Les demandes d’asile ont été rejetées en juin 2004. Les deux frères ont ensuite fait valoir des prétentions semblables dans le cadre de demandes d’examen des risques avant renvoi, demandes qui ont été rejetées en juin 2005.

 

[7]                M. Mughrabi et son frère ont ensuite soumis des demandes fondées sur les CH, en faisant valoir particulièrement les graves difficultés que subiraient leur tante, leur oncle et leurs cousins, mais surtout parmi eux leur tante ainsi que leur plus jeune cousin, alors âgé d’environ trois ans. On a produit au soutien de ces demandes des rapports d’évaluation psychologique établis en 2005 et en 2007 par Pamela Holens, suivant les instructions reçues de deux psychologues cliniciens distincts.

 

[8]               En septembre 2007, l’agente d’immigration S. del Rosario a rejeté les demandes fondées sur les CH présentées. L’agente del Rosario a émis les commentaires suivants lorsqu’elle a traité des prétentions de M. Mughrabi quant aux graves difficultés que subiraient ses cousins s’il devait être renvoyé du Canada :

[traduction]

Les enfants sont résilients de nature, et il n’est pas déraisonnable de croire qu’ils pourraient s’ajuster et s’adapter à la perte du demandeur, tout comme de nombreux enfants ayant perdu leur père ou leur mère à la suite d’un divorce ou d’un décès. Je ne souscris pas à l’argument du demandeur, d’autant, faut-il souligner, que ses cousins disposeraient toujours du soutien de leurs père et mère biologiques. Je ne suis pas convaincue que le demandeur ait démontré que couper les liens d’avec sa famille aurait des conséquences inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

 

[9]               En ce qui concerne la tante de M. Mughrabi, l’agente del Rosario a simplement fait remarquer que [traduction] « la preuve ne donne pas à entendre qu’elle ne pourrait remédier à son état en obtenant des soins médicaux ».

 

[10]           Plus tard en septembre 2007, après que M. Mughrabi et son frère eurent reçu des avis de renvoi, mon collègue le juge Russell a accueilli les requêtes que ceux-ci avait présentées pour obtenir sursis à l’exécution des mesures de renvoi. En juillet 2008, le juge Russell a également accueilli les demandes sous-jacentes de contrôle judiciaire des décisions défavorables rendues par l’agente del Rosario concernant les CH.

 

[11]           Quant au rejet par l’agente del Rosario de la demande fondée sur les CH de M. Mughrabi, le juge Russell a conclu qu’il était déraisonnable pour elle de n’avoir mentionné aucun fondement véritable pour justifier le désaccord avec les rapports d’évaluation psychologique concernant l’incidence probable du renvoi de M. Mughrabi sur ses cousins. Autrement dit, le juge a conclu qu’il n’y avait pas dans la décision de motifs de fond ni de fondement véritable pour justifier le désaccord de l’agente avec l’opinion et les conclusions contenues dans les rapports psychologiques, particulièrement quant au traumatisme dont faisaient précisément état ces rapports (Mughrabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 898, paragraphes 15, 23 et 27). 

 

[12]           En mars dernier, l’agente Craig a procédé à un nouvel examen et rejeté une fois encore la demande fondée sur les CH de M. Mughrabi, après que celui-ci eut présenté des observations additionnelles et produit un nouveau rapport d’évaluation psychologique actualisé (en date du 19 novembre 2008) et après que l’agente Craig lui eut fait passer une entrevue au début du mois.

 

II.        La décision à l’examen

 

[13]           Lorsqu’elle a traité des facteurs qu’elle a pris en compte pour en arriver à sa décision, l’agente a d’abord fait état de la prétention de M. Mughrabi selon laquelle ses cousins, sa tante et son oncle subiraient un traumatisme psychologique et émotionnel si on l’obligeait à quitter le Canada et à faire une demande de visa depuis l’étranger. L’agente a ensuite mentionné brièvement certains autres facteurs, dont les suivants : (i) la question de savoir si M. Mughrabi serait exposé à de graves difficultés ou à des sanctions si on l’obligeait à retourner en Jordanie, (ii) le degré d’établissement au Canada de M. Mughrabi et (iii) le fait que ce dernier a une épouse qui vit à Chicago.

 

[14]           L’agente a ensuite exposé un certain nombre de facteurs favorables et défavorables qu’elle avait pris en considération. Les facteurs favorables consistaient en une lettre non datée provenant d’un ancien employeur et en diverses lettres de soutien émanant d’amis. Parmi les facteurs défavorables, il y avait les suivants :

 

i.                     M. Mughrabi a une épouse qui vit aux États-Unis;

 

ii.                   M. Mughrabi estime réunir les conditions prescrites du Programme des candidats des provinces; cela n’occasionnerait donc pas de graves difficultés s’il devait quitter le Canada et présenter sa demande dans ce cadre, le temps habituel de traitement étant alors d’environ un an;

 

iii.                  la preuve produite n’établissait pas le temps passé par M. Mughrabi avec ses cousins;

 

iv.                 compte tenu de l’emploi récemment et actuellement occupé par M. Mughrabi, il serait difficile pour ce dernier de consacrer du temps à ses cousins les soirs et les fins de semaine;

 

v.                   depuis son arrivée au Canada, M. Mughrabi n’a vécu que six mois avec ses cousins;

 

vi.                 le projet de M. Mughrabi d’aller vivre avec ses cousins et leurs parents dans leur nouvelle demeure ne s’est pas concrétisé, et il pourrait ne pas se concrétiser puisque M. Mughrabi a maintenant accepté un poste de concierge d’immeuble d’habitation, qui requiert habituellement d’être [traduction] « disponible 24 heures par jours, sept jours par semaine »;  

 

vii.                le fait que M. Mughrabi n’a pu obtenir de soins à l’hôpital parce qu’il n’était pas admissible au régime d’assurance maladie du Manitoba et qu’il n’avait pas les moyens de payer les services requis contredisait la déclaration de sa tante selon laquelle elle et son époux subvenaient à ses besoins comme s’il était leur propre enfant;

 

viii.              M. Mughrabi  a été déclaré coupable de possession de cocaïne en 2008;

 

ix.                 le degré d’établissement au Canada de M. Mughrabi semble faible, et celui-ci a toujours su qu’il pourrait ne pas être autorisé à y demeurer.

 

[15]           Pour ce qui est des cousins de M. Mughrabi, l’agente a déclaré qu’elle avait accordé une grande importance à l’intérêt de ces derniers ainsi qu’au rapport d’évaluation psychologique de 2008. Elle a également relevé qu’on avait évoqué la possibilité, dans le rapport de 2007, que les cousins se soient fait dire quoi déclarer par leurs parents. L’agente a aussi fait remarquer que, s’il se pouvait bien ces enfants aient été proches de M. Mughrabi lorsqu’il avait vécu avec eux pendant six mois en 2003, la preuve était loin d’établir que ceux-ci ne s’étaient pas ajustés au fait que M. Mughrabi vivait désormais à l'extérieur et n’avait pu leur accorder beaucoup de temps depuis son départ en raison des divers emplois qu’il avait occupés.

 

[16]           L’agente a par ailleurs relevé que, selon ses dires lors de son entrevue, M. Mughrabi essayait de visiter ses cousins autant qu’il le pouvait et qu’il lui arrivait de coucher à leur demeure les fins de semaine. M. Mughrabi ne pouvait malgré tout voir beaucoup ses cousins en dehors de leurs heures de sommeil, a fait remarquer l’agente, en raison de ses heures de travail.

 

[17]           L’agente a aussi souligné que l’oncle de M. Mughrabi possédait une entreprise et devait être en mesure de fixer ses propres heures de travail et de pouvoir ainsi aider, au besoin, à prendre soin des enfants. L’agente a ajouté que la famille avait les ressources financières voulues pour recourir aux services d’une gardienne lorsque cela était nécessaire.

 

[18]           L’agente a ensuite pris en compte l’âge des enfants (13, 12, 10, 9 et 7 ans) et conclu qu’à cet âge les enfants consacraient habituellement leur temps à leurs propres amis et à leurs propres activités. L’agente a ajouté que M. Mughrabi n’avait pu dire combien de temps en fait il passait avec ses cousins. Selon l’agente, si M. Mughrabi était renvoyé du Canada, il pourrait communiquer par téléphone, courriel, caméra Web, courrier et de diverses autres manières avec les membres de sa famille. L’agente a également fait remarquer que les problèmes soulevés n’étaient pas différents de ceux vécus par de nombreuses personnes qui doivent composer à la fois avec le travail, leurs enfants et un conjoint malade.

 

[19]           En ce qui concerne maintenant la tante de M. Mughrabi, l’agente a relevé que, dans le rapport d’évaluation psychologique de 2007, (i) on recommandait fortement qu'elle obtienne des soins pour sa dépression et un éventuel trouble anxieux et (ii) on soulignait que de tels soins étaient importants non seulement pour son propre bien-être, mais aussi en raison des répercussions de son dysfonctionnement sur ses enfants, qui en étaient venus à dépendre de leurs oncles pour bien des rôles et fonctions habituellement remplis par une mère en bonne santé. L’agente a conclu que rien dans la preuve ne montrait que la tante avait suivi ce conseil, et qu’il semblait qu’elle avait simplement présumé qu’il vaudrait mieux pour elle que M. Mughrabi reste au Canada.

 

[20]           L’agente a mentionné dans sa décision, outre ce qui précède, que la déclaration de culpabilité de M. Mughrabi en 2008 pour possession de cocaïne dénotait un manque de respect pour les lois du Canada. L’agente a ensuite fait brièvement allusion à la déclaration faite par M. Mughrabi dans sa demande, selon laquelle il serait vraisemblablement accepté s'il présentait une demande dans le cadre du Programme des candidats des provinces. L’agente a fait remarquer que, si effectivement il était accepté, sa séparation d’avec sa famille ne serait que de courte durée et que les enfants étaient assez vieux pour bien comprendre la situation.

 

[21]           Cela étant dit, a fait observer l’agente, comme M. Mughrabi avait une épouse qui habitait aux États-Unis, qu’il vivait seul et qu’il occupait un emploi rémunéré, il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il consacre toute sa vie à ses cousins.

 

[22]           Compte tenu de ce qui précède et après avoir conclu que le renvoi de M. Mughrabi n’occasionnerait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées, l’agente a rejeté la demande de dispense fondée sur les CH faite en application de l’article 25 de la LIPR.

 

 

III.       La norme de contrôle judiciaire

[23]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la question soulevée par M. Mughrabi est la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1  R.C.S. 190, paragraphes 51 à 56; Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, paragraphe 18). En résumé, la décision de rejeter la demande fondée sur les CH de M. Mughrabi sera maintenue à moins qu’elle n’appartienne pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47). À cet égard, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59).

 

IV.       Analyse

A.     L’agente a-t-elle fait défaut d’analyser correctement l’intérêt des enfants?

 

[24]           M. Mughrabi soutient que l’agente Craig n’a pas pris en compte l’intérêt de ses cousins. Il fait valoir que les motifs de l’agente Craig étaient essentiellement les mêmes que ceux énoncés par l’agente del Rosario et que le juge Russell a conclu être inappropriés. Il soutient qu’une fois encore l’agente Craig a omis de préciser ses motifs de désaccord avec les rapports d’évaluation psychologique. Il ajoute que, si la Cour a conclu antérieurement en l’existence d’un préjudice irréparable lorsqu’elle a accueilli une requête en sursis d’exécution au renvoi hors du Canada d’un demandeur, l’agent ayant à trancher une demande subséquente fondée sur les CH doit énoncer des motifs clairs et précis, qui en particulier font état de la preuve pertinente, s’il souhaite rendre une décision incompatible.

 

[25]            Je ne puis conclure que l’agente Craig a commis une erreur de l’une ou l’autre des manières alléguées par M. Mughrabi.

 

[26]             Il n’est pas constesté que l’agent d’immigration qui examine une demande fondée sur les CH doit « être réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt de tout enfant pouvant être touché par sa décision (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 75). Une fois que l’agent a agi ainsi, toutefois, il lui appartient d’accorder à cet intérêt le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] CAF 125, paragraphe 12). L’intérêt de l’enfant est un facteur important, mais pas nécessairement déterminant. Autrement dit, « un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat » (Kisana, précité, paragraphes 24 et 37). Cela est particulièrement vrai dans un cas, comme l'espèce, où les enfants concernés vont demeurer au Canada avec leurs parents biologiques, qui tous deux semblent être aimants et sources de soutien, et que la personne visée par la mesure de renvoi est un dispensateur de soins secondaire.

 

[27]           Le poids à accorder à l’intérêt de l’enfant devrait être fonction de la nature, de l’importance et du degré de probabilité (i) des éventuelles conséquences défavorables démontrées du renvoi sur l’enfant, (ii) des autres facteurs considérés pouvoir fonder une décision favorable et (iii) des facteurs jugés pouvoir fonder une décision défavorable. Étant donné la « nature hautement discrétionnaire et factuelle » du processus de pondération (Baker, précité, paragraphe 61), il convient de faire preuve de « retenue considérable » face à la décision finale d’un agent d’immigration (Baker, paragraphe 62).

 

[28]           Une conséquence du principe reconnu selon lequel l’intérêt d’un enfant n’est pas nécessairement un facteur déterminant dans l’évaluation d’une demande fondée sur les CH, c’est qu’il n’est pas incompatible, sur le plan logique ou juridique, qu’on conclue en l’existence probable d’un préjudice irréparable pour un enfant, dans le cadre d’une requête en sursis d’exécution du renvoi d’un demandeur, et qu’on rejette par la suite une demande fondée sur les CH alors qu’entre en jeu le même intérêt de l’enfant. Bref, une conclusion de préjudice irréparable pour un enfant dans le cadre d’une telle requête n’appelle pas nécessairement une décision favorable lors d’une demande subséquente fondée sur les CH.

 

[29]           En outre, bien qu’il faille être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt de tout enfant éventuellement touché lorsque est tranchée une demande fondée sur les CH, il n’est pas alors nécessairement requis de prendre en compte expressément une conclusion de préjudice irréparable tirée antérieurement dans le cadre d’une demande de sursis. En résumé, il n’y a pas de « formule magique à laquelle devraient recourir les agents d’immigration dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire » (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, paragraphe 7; Kisana, précité, paragraphe 32).

 

[30]           En l’espèce, l’agente Craig a correctement cerné la nature du préjudice que, selon M. Mughrabi, les cousins de ce dernier et leurs parents subiraient s’il était renvoyé du Canada. Et contrairement à ce qu’a affirmé M. Mughrabi, l’agente Craig est ensuite allée au-delà, de nombreuses manières importantes, de l’évaluation de la situation des enfants à laquelle avait procédé l’agente del Rosario.

 

[31]           L’agente Craig a notamment fait ce qui suit :

 

i.                     Elle a explicitement déclaré avoir accordé beaucoup d’importance à l’intérêt des cousins de M. Mughrabi et au rapport psychologique le plus récent.

 

ii.                   Elle a mentionné à quatre occasions distinctes la preuve, ou l’insuffisance de la preuve, concernant le temps que M. Mughrabi pouvait désormais consacrer à ses cousins. Elle a ajouté à cet égard que, compte tenu de l’emploi précédemment et actuellement occupé par M. Mughrabi, il serait difficile pour ce dernier de consacrer du temps à ses cousins les soirs et les fins de semaine. L’agente a aussi précisé que le projet de M. Mughrabi d’aller vivre avec ses cousins dans la nouvelle maison de la famille risquait de ne pas se concrétiser, étant donné qu'il avait désormais accepté un poste de concierge d’immeuble d’habitation, qui pourrait l’obliger à travailler 24 heures par jour, sept jours par semaine.

 

iii.                  Elle a fait remarquer que, si les cousins et M. Mughrabi avaient pu être très proches lorsqu’ils avaient vécu sous le même toit pendant environ six mois, cela datait de sept ans, lorsque les cousins étaient plus jeunes. L’agente a ajouté que la preuve n'établissait pas que les cousins ne s’étaient en fin de compte pas adaptés au fait que M. Mughrabi vivait à l'extérieur et ne pouvait leur accorder beaucoup de temps à cause de son travail.

 

iv.                 Elle a souligné que les cousins étaient maintenant âgés de 13, 12, 10, 9 et 7 ans et consacraient vraisemblablement leur temps à leurs propres amis et à leurs propres activités. J’estime, par expérience, que ce n’était pas là une observation déraisonnable, compte tenu particulièrement du type de soutien que M. Mughrabi prétend avoir fourni à ses cousins et à leurs parents lorsque ces enfants étaient beaucoup plus jeunes.

 

v.                   Elle a déclaré que M. Mughrabi pourrait communiquer avec ses cousins par téléphone, caméra Web, courriel, courrier ou d’autres moyens s’il devait être renvoyé du Canada. Comme la Jordanie est le pays où M. Mughrabi serait renvoyé, j’estime que cette observation non plus n’était pas déraisonnable. En tout état de cause, ce n’était là qu’un des nombreux facteurs pris en considération par l’agente Craig.

 

vi.                 Elle a souligné qu’aucune preuve ne montrait que la tante avait suivi la recommandation faite avec insistance par les psychologues dans leur rapport de 2007 et obtenu des soins pour sa dépression et un éventuel trouble anxieux. Il était parfaitement approprié, pour deux motifs, que l’agente Craig mentionne ce fait. Premièrement, il était loisible pour l’agente de prendre en considération le fait que les propres agissements de la tante avaient une incidence sur les raisons d’ordre humanitaire dont se réclamait M. Mughrabi (Legault, précité, paragraphe 19). Comme l’agente Craig l’a ensuite fait observer, deuxièmement, on avait déclaré dans le même rapport que l’obtention de tels soins serait importante non seulement pour le propre bien-être de la tante, [traduction] « mais aussi en raison des répercussions de son dysfonctionnement sur ses enfants, qui en sont venus à dépendre de leurs oncles pour bien des rôles et fonctions habituellement remplis par une mère en bonne santé » (non souligné dans l’original).

 

vii.                Elle a souligné que, comme l’oncle de M. Mughrabi possédait sa propre entreprise, il devait être en mesure de fixer ses propres heures de travail et de pouvoir ainsi aider, au besoin, à prendre soin des enfants.

 

[32]           Plusieurs des facteurs susmentionnés pris en compte par l’agente Craig correspondaient à des changements survenus par rapport à la situation ayant eu cours lorsque l’agente del Rosario avait rendu sa décision et lorsque avaient été établis les rapports des deux psychologues dont cette agente avait été saisie.

 

[33]           Il est aussi significatif qu’on n’ait pas fait état dans le troisième rapport d’évaluation psychologique du même traumatisme éventuel pour les enfants que celui qui avait été décrit précédemment. Dans le rapport de 2007, en particulier, on avait déclaré que deux des enfants, Mona et Jenan, semblaient [traduction] « être actuellement plus fragiles, de sorte qu’il pourrait être  beaucoup plus difficile pour l’une et l’autre de s’adapter à la perte de leurs oncles ». On avait ajouté dans ce rapport que Jenan montrait [traduction] « des signes de détresse psychologique liés  directement ou indirectement (en raison de la dépression de la mère) à la perte toujours possible de ses oncles », et que la tante de M. Mughrabi [traduction] « semblait toujours souffrir de trouble dépressif majeur, un état qui, au mieux, s’était amélioré très légèrement depuis l’évaluation initiale ».

 

[34]           Dans le rapport d’évaluation psychologique actualisé le plus récent, on n’a plus conclu en l’existence chez Mona ou Jenan d’un état de détresse ou de fragilité semblable. Au contraire, on y déclarait que les enfants semblaient [traduction] « actuellement bien adaptés et en bonne santé, tout en réussissant bien, selon tous les rapports, à l’école ». On a ensuite déclaré dans le rapport que les enfants étaient néanmoins susceptibles de subir les effets dévastateurs du trouble de l’attachement.

 

[35]           Compte tenu de tout ce qui précède, l’agente Craig n’avait pas à porter à ce rapport d’évaluation psychologique l’attention exceptionnelle que, selon le juge Russell, l’agente del Rosario aurait dû accorder aux rapports psychologiques antérieurs eu égard à la situation qui existait lorsqu'elle avait rendu sa décision. Étant donné les circonstances et la preuve présentée, j’estime qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agente Craig de ne pas avoir traité de manière plus détaillée du plus récent rapport actualisé d’évaluation psychologique.

 

[36]           Il ressort de sa décision, par contraste avec la décision de l’agente del Rosario, que l’agente Craig s’est montrée « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt des cousins de M. Mughrabi, de même qu’à l’intérêt de sa tante et de son oncle, comme je l'ai dit au paragraphe 31 ci-dessus. Ce faisant, l’agente Craig a également traité, directement ou indirectement, de manière raisonnable du rapport d’évaluation psychologique actualisé le plus récent. Elle a en outre mentionné divers motifs faisant en sorte que le renvoi de M. Mughrabi n’aurait vraisemblablement pas le même effet sur les enfants qu’il aurait pu avoir eu lorsque ceux-ci étaient plus jeunes et que M. Mughrabi passait beaucoup plus de temps avec eux. L’agente a de la sorte fait connaître implicitement ses motifs de désaccord avec les conclusions énoncées dans le plus récent rapport d’évaluation psychologique.

 

[37]           Si l’agente Craig avait traité de manière plus détaillée de ce plus récent rapport, elle aurait permis au demandeur de mieux percevoir qu'elle avait pris en compte de façon appropriée les conclusions qu’on y avait tirées. Elle aurait pu aussi éviter aux contribuables canadiens d’acquitter les frais relativement élevés occasionnés par la présente instance. Que l’agente Craig ne l’ait pas fait, toutefois, n’a pas rendu sa décision déraisonnable.

 

[38]           Après avoir examiné les graves difficultés alléguées par M. Mughrabi et d’autres facteurs liés à l’intérêt de ses cousins, l’agente Craig a relevé les divers facteurs mentionnés au paragraphe 14 ci-dessus et qui, selon elle, incitaient à ne pas trancher favorablement la demande de M. Mughrabi. L’agente Craig a ensuite mis implicitement en balance les facteurs favorables et défavorables, puis a conclu que le renvoi du Canada de M. Mughrabi n’occasionnerait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées qui justifieraient l’octroi d’une dispense en application de l’article 25 de la LIPR.

 

[39]           À mon avis, la décision de l’agente Craig appartenait assurément « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47), compte tenu particulièrement de la « nature hautement discrétionnaire et factuelle » de cette décision (Baker, précité, paragraphe 61). Pour les motifs que j’ai exposés, la décision de l’agente Craig était transparente, intelligible et valablement justifiée.

 

B.     Les directives et les dépens

 

[40]            Comme j’ai conclu que l’agente Craig n’avait pas commis les erreurs que le demandeur a alléguées, il ne me sera pas nécessaire d’examiner en détail les observations de ce dernier concernant des directives et les dépens.

 

[41]           En résumé, comme je ne rendrai pas d’ordonnance annulant la décision de l’agente Craig et renvoyant l’affaire devant un nouvel agent de l’immigration, il n’y a pas lieu en l’espèce que j’énonce des directives.

 

[42]           Pour faire une parenthèse, je dirai toutefois qu’étant donné la « nature hautement discrétionnaire et factuelle » des décisions portant sur les CH (Baker, précité, paragraphe 61), il y a rarement lieu, lorsqu’elles sont en cause, de donner des directives particulières (Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Rafuse, 2002 CAF 31, paragraphe 14).

 

[43]           En ce qui concerne les dépens, le demandeur soutient que les circonstances exceptionnelles en l'espèce justifient que les dépens lui soient accordés. Il fait valoir plus particulièrement que l’agente Craig n’a pas tenu compte des conclusions du juge Russell et a commis les mêmes erreurs que l’agente del Rosario. Comme j’ai rejeté cette deuxième prétention, je rejette également la première. À mon avis, il n’y a pas en l’espèce de « raisons spéciales », aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, qui justifieraient la délivrance d’une telle ordonnance.

 

V.        Conclusion

[44]           La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[45]           Il n’y a aucune question à certifier.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. 

 

                                                                                                   « Paul S. Crampton »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1408-10

 

INTITULÉ :                                       TAREQ MUGHRABI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 12 OCTOBRE 2010         

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 22 OCTOBRE 2010         

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Hafeez Khan

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Sharlene Telles-Langdon

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Booth Dennehy LLP

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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