Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date :  20101021

Dossier :  IMM-6313-09

Référence :  2010 CF 1029

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2010

En présence de madame la juge Bédard 

 

ENTRE :

WILL ALBERTO GARCIA ARIAS

demandeur

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la LIPR), à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la Commission), datée du 19 novembre 2009, qui a rejeté la demande d’asile du demandeur et conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR ni une « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

 

Contexte de la demande d’asile

[2]               Le demandeur est un jeune homme de 24 ans qui est citoyen du Salvador. Il fonde sa demande d’asile sur les craintes qu’il a d’être victime d’intimidation et de représailles de la part de  membres de gangs, parce qu’il refuse de joindre leurs rangs. Le demandeur a déclaré avoir subi les pressions répétées de membres de deux gangs rivaux, la Mara Salvatrucha et la Mara 18, et il craint d’être à nouveau sollicité pour devenir membre d’un gang s’il retourne au Salvador.

 

[3]               Le demandeur a relaté avoir été abordé à plusieurs reprises par les membres de l’un ou l’autre de ces gangs et avoir subi des pressions pour qu’il se joigne à eux. Il a indiqué avoir été approché à plusieurs reprises, depuis 2004, alors qu’il habitait la ville de Dolores et qu’il fréquentait l’école. Il avait à l’époque entre 16 et 17 ans.

 

[4]               En 2005, il a quitté l’école lorsque son père a subi un accident et il a dû le remplacer au travail sur la terre familiale à San Vicente, qui est situé à environ 45 minutes de la ville de Dolores. Il y est demeuré pendant une année au cours de laquelle il n’a pas été importuné par les gangs.

 

[5]               En février 2006, le demandeur est déménagé dans la ville de Villa Colon, où sa cousine lui a offert de travailler avec elle comme distributeur de maïs. Alors qu’ils effectuaient une livraison, ils ont été interceptés et menacés par des membres d’un gang qui les ont forcés à abandonner leur marchandise au motif que leur patron n’avait pas payé la « rente » qu’il leur devait. Les membres du gang les ont incités à ne pas revenir.

[6]               Le demandeur a ensuite travaillé avec son cousin qui avait un petit commerce de légumes. Le 12 avril 2006, alors qu’il accompagnait son cousin pour faire ses achats au marché, ils ont été interceptés par 5 ou 6 membres d’un gang qui leurs ont demandé s’ils appartenaient à un gang rival et qui les ont incités à se joindre à eux. Le demandeur soutient avoir dit aux membres du gang qu’ils allaient y réfléchir après quoi, ils les ont laissé partir.

 

[7]               Le demandeur a ensuite décidé de quitter le Salvador. Il est arrivé aux États-Unis en octobre 2006 et y est demeuré jusqu’à ce qu’il se présente à la frontière canadienne le 27 août 2007.

 

La décision contestée

[8]               La Commission a d’abord analysé la demande du demandeur en vertu de l’article 96 de la LIPR. Il importe de noter que la Commission n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur. Après avoir reconnu que les gangs faisaient principalement leur recrutement auprès des jeunes hommes provenant de milieux non nantis et reconnu que le demandeur correspondait à ce profil, la Commission a statué que le demandeur faisait partie d’un groupe social au sens de l’article 96, soit celui des « jeunes hommes ». La Commission a par ailleurs conclu que le demandeur ne ferait pas face à une possibilité sérieuse d’être persécuté s’il retournait au Salvador et, par conséquent, elle a refusé de lui reconnaitre le statut de réfugié au sens de la Convention.

 

[9]                La Commission a ensuite analysé la demande d’asile sous l’angle de l’article 97 de la LIPR et conclu que le demandeur n’était pas une « personne à protéger » parce qu’il n’avait pas établi qu’il courait un risque personnalisé supérieur à celui encouru par la population en général.

 

Questions en litige

[10]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant la mauvaise norme de preuve dans son analyse du volet objectif de la crainte de persécution invoquée par le demandeur au terme de l’article 96 de la LIPR?

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas de possibilité sérieuse d’être persécuté s’il retournait au Salvador?

3.         La Commission a-t-elle commis une erreur dans son application de l’article 97 de la LIPR en concluant que le demandeur n’avait pas démontré qu’il encourait un risque supérieur à celui encouru par la population du Salvador en général?

 

Norme de contrôle

[11]           La première question soulève essentiellement une question de droit qui sera assujetti à la norme de contrôle de la décision correcte : Sekeramayi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 845, [2008] A.C.F. no 1066; Mugadza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 122, [2008] A.C.F. no 147).

 

[12]           La deuxième question met en cause l’appréciation de la preuve et les conclusions de faits tirées par la Commission et sera donc assujettie à la norme de contrôle de la raisonnabilité : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 et Dunmsuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

[13]           Quant à la troisième question, il est établi par la jurisprudence que la décision de la Commission quant à l’application de l’article 97 de la LIPR est également assujettie à la norme de contrôle de la raisonnabilité : Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 345, [2010] A.C.F. no 579; Marcelin Gabriel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170, [2009] A.C.F. no 1545 et Ventura De Parada c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845, [2009] A.C.F. no 1021.

 

[14]           Le cadre d’analyse que doit suivre la Cour, lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité, est bien décrit par la majorité dans Dunsmuir, au par. 47 :

47        La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à [page221] l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

Analyse

1.      La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant la mauvaise norme de preuve dans son analyse du volet objectif de la crainte de persécution invoquée par le demandeur au terme de l’article 96?

 

[15]           L’article 96 de la LIPR se lit comme suit :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

[16]           Le demandeur reconnait qu’il lui appartenait de démontrer que sa crainte de persécution était bien fondée. Pour se faire, le demandeur soutient qu’il devait faire la preuve d’une « possibilité raisonnable » de persécution s’il retournait au Salvador. Or, le demandeur prétend que bien que la Commission ait énoncé le bon test au paragraphe 7 de sa décision, elle lui a, dans les faits, imposé un fardeau de preuve beaucoup plus exigeant en liant sa conclusion quant à la possibilité sérieuse de persécution à celle relative à l’existence ou non de recrutement forcé systématique de la part des gangs.

 

[17]           Le demandeur fonde son argument sur les extraits suivants de la décision. Au paragraphe 7, la Commission énonce le test applicable pour évaluer la crainte objective du demandeur : « Le demandeur pourrait-il faire face, advenant un retour dans son pays d’origine, à une possibilité sérieuse d’y être persécuté? ». La Commission indique ensuite, au paragraphe 12 de sa décision, que la question qui l’occupe est la suivante: « le recrutement des gangs au Salvador envers les jeunes est-il systématiquement forcé ou non? ».

 

[18]           Après avoir analysé la preuve documentaire soumise et le récit du demandeur, la Commission a conclu ce qui suit :

[13]      […] De l’avis du tribunal ce traitement reçu par le demandeur confirme le rapport DOS à l’effet que le recrutement forcé envers les jeunes hommes tel le demandeur, n’est pas systématique. Ainsi, le tribunal est d’avis qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse pour le demandeur, qu’il soit persécuté advenant un retour dans son pays d’origine.  

 

[19]           Le demandeur soutient que la Commission s’est posé la mauvaise question : elle ne devait pas déterminer si les gangs recourraient au recrutement forcé de façon systématique, mais plutôt si le demandeur avait démontré qu’il avait des possibilités raisonnables d’être persécuté de la part des gangs s’il retournait au Salvador.

 

[20]           Le défendeur, pour sa part, soutient que la Commission a appliqué le bon test et que la question relative au caractère systématique des méthodes de recrutement forcé de la part des gangs constituait une question de fait pertinente aux fins de déterminer si le demandeur avait des possibilités sérieuses d’être persécuté.

 

[21]           Je suis d’accord avec le défendeur.

[22]           La jurisprudence a développé les critères d’appréciation de la crainte objective de persécution énoncée à l’article 96 de la LIPR.

 

[23]           Dans Chan c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, la Cour Suprême, qui examinait la signification de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985. ch. I-2, a énoncé comme suit la norme de preuve applicable au volet objectif de la crainte alléguée :

120      Tant l'existence d'une crainte subjective que le fondement objectif de cette crainte doivent être établis selon la prépondérance des probabilités. Dans l'arrêt Adjei c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d'appel fédérale a statué que, dans le contexte spécifique de la détermination du statut de réfugié, le demandeur n'est pas tenu d'établir, pour satisfaire à l'élément objectif du critère, qu'il est plus probable qu'il sera persécuté que le contraire. Il doit cependant établir qu'il existe plus qu'une « simple possibilité » qu'il soit persécuté. On a décrit le critère applicable comme étant l'existence d'une "possibilité raisonnable" ou, plus justement à mon avis, d'une « possibilité sérieuse ». […]

 

[24]           Ce même critère a été retenu à l’égard de l’interprétation de l’article 96 de la LIPR dans Sekeramayi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 845, [2008] A.C.F. no 1066.

 

[25]           En l’espèce, j’estime que la Commission a appliqué le bon test et que le caractère systématique ou non du recrutement forcé de la part des gangs constituait l’un des éléments que la Commission a considérés dans son évaluation de l’existence de possibilités sérieuses de persécution.

 

[26]           Il appert clairement du paragraphe 7 de la décision, que la Commission connaissait le test à appliquer et qu’elle l’a correctement énoncé. Elle a réitéré ce test dans la conclusion qu’elle tire de son analyse de la preuve au paragraphe 13: « […] Ainsi, le tribunal est d’avis qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse pour le demandeur, qu’il soit persécuté advenant un retour dans son pays d’origine».

 

[27]           Je considère qu’en l’espèce il n’était pas déraisonnable pour la Commission de se questionner sur l’existence des pratiques de recrutement forcé au sein des gangs. La demande d’asile du demandeur est fondée spécifiquement sur sa crainte de faire l’objet de pression et d’intimidation de la part des membres de gangs pour qu’il joigne leurs rangs et sur sa crainte de représailles s’il refusait de devenir membre d’un gang. Il ne m’apparaît donc pas déraisonnable que la Commission ait mesuré le risque que le demandeur soit à nouveau l’objet de sollicitation et de pression de la part des gangs qui souhaiteraient le recruter en analysant la preuve documentaire relative aux méthodes de recrutement des gangs et plus particulièrement aux méthodes de recrutement forcé et au caractère systématique de ce mode de recrutement.

 

[28]           D’autre part, la Commission n’a pas limité son analyse à la preuve documentaire relative au caractère systématique ou non des pratiques de recrutement forcé des gangs; elle a également apprécié les circonstances dans lesquelles le demandeur a été approché par des membres de gangs ainsi que son profil. À cet égard, la Commission a noté que la période au cours de laquelle le demandeur avait été interpelé de façon insistante coïncidait avec la période au cours de laquelle il fréquentait l’école et qu’il avait moins de 18 ans.

 

[29]           La Commission a également jugé que les deux incidents relatés par le demandeur après qu’il eut quitté l’école étaient survenus de façon aléatoire et que lors du premier incident, il n’avait pas été question de recrutement alors qu’au cours du second, le demandeur avait pu quitter les lieux « sans contrainte ni menace ». Après avoir analysé la preuve et référé à ces deux derniers incidents, la Commission a conclu comme suit :

[13]      […] Ainsi donc, une foi hors de l’école et de son secteur, le demandeur aurait été l’objet d’une demande de recrutement fortuite, et aurait pu quitter les lieux sans contrainte et sans menace. De l’avis du tribunal ce traitement reçu par le demandeur confirme le rapport DOS à l’effet que le recrutement forcé envers les jeunes hommes tel le demandeur n’est pas systématique. Ainsi, le tribunal est d’avis qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse pour le demandeur, qu’il soit persécuté advenant un retour dans son pays d’origine.

 

[30]           Je considère donc que la Commission a appliqué le bon test et qu’elle n’a pas imposé au demandeur un fardeau de preuve plus exigeant que celui élaboré par la jurisprudence.

 

2.      La Commission a-t-elle commis une erreur à la lumière de la preuve, en concluant qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté advenant un retour au Salvador

 

[31]           Le demandeur formule essentiellement trois reproches à l’égard de la décision.

D’abord, il prétend que la Commission a mal apprécié la preuve documentaire relative aux pratiques de recrutement et qu’une analyse raisonnable de la preuve l’aurait amené à conclure que le recrutement forcé existait et que le demandeur était susceptible d’être la cible de ces pratiques.

 

[32]           Avec égards, j’estime que l’analyse de la preuve faite par la Commission n’est pas déraisonnable. La Commission a reconnu que la preuve était contradictoire quant aux méthodes de recrutement des gangs et à l’existence de pratiques de recrutement forcé. La Commission a clairement fait référence à la preuve documentaire qui divergeait des conclusions du rapport du Département d’État américain (DOS), mais elle a préféré les conclusions du rapport DOS qu’elle a jugé compatibles avec les expériences vécues par le demandeur. La Commission a conclu que le recrutement forcé « n’est pas systématique à travers tout le Salvador, mais qu’il peut se produire dans certaines régions». Je considère que la conclusion de la Commission est fondée sur la preuve et qu’elle appartient à l’une des issues possibles acceptables au regard de cette preuve.

 

[33]           Le demandeur reproche également à la Commission d’avoir reconnu que le recrutement forcé existait dans certaines zones du Salvador sans préciser dans quelles zones. J’estime que la Commission a procédé à une analyse macroscopique de la situation en se demandant si, de façon générale, les gangs procédaient systématiquement au recrutement forcé et qu’aux fins de la question posée, elle n’avait pas à identifier les zones dans lesquelles le recrutement forcé se faisait de façon systématique.

 

[34]           Le demandeur soutient également que par sa décision, la Commission reconnait que le demandeur ferait l’objet de persécution s’il retournait à l’école. Or, l’avocate du demandeur a prétendu que le demandeur avait abandonné l’école en raison des pressions subies par les gangs et que la décision de la Commission avait pour effet de sanctionner le fait qu’il devait abandonner ses études pour éviter la persécution. Cette proposition m’apparaît inexacte.

[35]           Dans un premier temps, lors de son témoignage devant la Commission, le demandeur a indiqué avoir cessé de fréquenter l’école parce que son père avait subi un accident et qu’il devait le remplacer et non pour fuir le harcèlement des gangs, bien qu’il ait fait état de la pression incessante qu’il subissait lorsqu’il fréquentait l’école.

 

[36]           D’autre part, la Commission n’a rien inféré d’autre du fait que le demandeur ne fréquentait plus l’école, sinon que de constater que c’est lorsqu’il fréquentait l’école qu’il avait fait l’objet des pressions les plus insistantes et que les incidents relatés après qu’il eut quitté l’école se limitaient à deux rencontres aléatoires.

 

[37]           Le demandeur reproche également à la Commission d’avoir erré en indiquant que lors du dernier incident avec des membres de gangs il avait pu « quitter les lieux sans contrainte et sans menaces ». L’avocate du demandeur a soutenu que le demandeur avait réussi à quitter les lieux sur une promesse de se joindre au gang. Avec égards, cette proposition n’est pas tout à fait exacte.

 

[38]           Lors de son entrevue au point d’entrée, le demandeur a indiqué qu’il avait répondu aux membres de gangs qui les avaient abordés qu’ils allaient penser à leur proposition de joindre le groupe. Lors de l’audience devant la Commission, le demandeur a relaté comme suit son entretien avec les membres du gang :

Alors, on nous demande : qu’est-ce que vous êtes en train de faire ici? Qu’est-ce que on ferait (inaudible). Levez vos chemises, vous appartenez à la 18. Alors je lève ma chemise. Voyons, voyons, d’où vous venez? Donne-moi ton porte-monnaie. Ah Dolores, où c’est ça? Moi j’ai dit Cabanias. Ah, la MS sont forts aussi. J’ai dit oui je, je suis avec eux là-bas mais là je suis avec vous ici. Pourquoi tu ne restes pas ici, espèce d’infect (…inaudible…). J’ai dit non, je suis en train de travailler avec mon cousin. Voyez-vous il est ici, car ils nous avaient séparés là-bas. 

 

Où est-ce que ton cousin habite? J’ai dit il habite à Colon. Pourquoi tu restes pas ici avec nous, la police, ici, nous on commande. C’est, c’est nous ici qui commandent ici dans ce quartier.

 

PAR LA MEMBRE AUDIENCIÈRE (à la personne en cause)

 

Q.        Ensuite?

 

R.                 J’ai dit, qu’est-ce que vous pensez. Alors, alors comme si le, le, tout est revenu. Ils se sont calmés. Alors nous, on a continué. Alors j’ai dit : si moi, je veux communiquer avec vous pour pouvoir appartenir à cette zone. Alors nous, on a continué à faire des achats. Eux, ils étaient encore dans le secteur. Alors on a, on est repartis, on a quitté les lieux et j’ai communiqué avec ma soeur qui est aux États-Unis pour que je puisse voyager aux États-Unis et ici au Canada.

 

 

[39]           Bien qu’il soit exact de dire que le demandeur a réussi à calmer le jeu en donnant des réponses nuancées, la conclusion de la Commission que le demandeur a réussi à « quitter les lieux sans contrainte et sans menaces » ne m’apparaît pas déraisonnable au regard de la preuve.

 

[40]           Je considère donc que, prises dans leur ensemble, les conclusions de faits de la Commission sont raisonnables, se justifient et sont fondées de la preuve. La Commission a estimé, sur la base de la preuve documentaire relative aux pratiques de recrutement forcé des gangs, des expériences vécues par le demandeur et de son profil actuel qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté s’il retournait au Salvador. La Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’analyse de la Commission et il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce.

 

3.         La Commission a-t-elle commis une erreur dans son application de l’article 97 de la LIPR en concluant que le demandeur n’avait pas démontré qu’il encourait un risque supérieur à celui encouru par la population du Salvador en général?

 

[41]           Le demandeur soutient que le fait que son profil corresponde au groupe d’individus ciblé par les gangs, conjugué aux expériences qu’il a vécues, démontre que le risque de persécution qu’il encourt s’il retourne au Salvador est plus élevé que celui encouru par la population en général.

 

[42]           La Commission a fondé sa conclusion que le risque du demandeur était généralisé sur l’affaire Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, [2008] A.C.F. no 415 et sur la preuve. Le raisonnement de la Commission apparaît au paragraphe 16 de sa décision :

[16]      Par ailleurs, le tribunal est d’avis que le demandeur n’a pas établi qu’il courait un risque supérieur à la population en général. Après avoir terminé l’école, c’est de façon aléatoire que le demandeur aurait été approché par les gangs, alors qu’il livrait des aliments pour son travail. À une reprise on aurait tenté d’extorquer son cousin puis on se serait emparé de la marchandise, puis la seconde fois on aurait vérifié s’il appartenait au gang adverse tout en leur mentionnant que lui et son cousin devaient joindre le gang. Le demandeur n’a pas fait la preuve qu’il était personnellement ciblé et qu’il encourait un risque supérieur à la population. Et depuis qu’il a quitté le Salvador, la preuve n’indique pas qu’il est recherché. Ainsi donc, en suivant l’analyse de l’arrêt Prophète le risque que le demandeur encourt advenant un retour dans son pays d’origine de faire face à des gangs et d’être victime de criminalité est un risque généralisé qui est partagé par l’ensemble de la population.

 

[43]           Je considère que la conclusion de la Commission est appuyée sur la preuve et est conforme à l’état du droit sur la question du risque personnalisé.

[44]           L’article 97(1)b) de la LIPR ne confère pas de protection aux personnes exposées à un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes dans un pays :

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

[…]

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

. . .

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

[45]           La Cour s’est prononcée à plusieurs reprises sur le concept de risque personnalisé dans un contexte le risque en cause est également encouru par la population en général ou par une partie importante de la population. Dans Prophète, la juge Tremblay-Lamer a énoncé comme suit les principes applicables :

 

[18]      La difficulté qui se présente lors de l'analyse d'un risque personnalisé dans des cas de violations généralisées des droits de la personne, de guerre civile et d'États défaillants est la détermination de la ligne de séparation entre un risque qui est « personnalisé » et un risque qui est « général ». […]

 

[…]

 

[23] […] le demandeur n'est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d'Haïti. Le risque d'être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu'un nombre précis d'individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.

 

[46]           Le demandeur a soutenu que la Commission avait erré en concluant que le risque encouru par le demandeur était comparable à celui de la population en général alors que la preuve démontrait clairement qu’il faisait partie du sous-groupe des « jeunes hommes » lesquels sont plus à risque que le reste de la population. Bien que la Commission ait référé « à la population en général », il appert clairement que son analyse des risques encourus par le demandeur s’est fait dans le contexte de la toile de fond du dossier, soit celui des risques liés aux modes de recrutement des gangs parmi le sous-groupe des jeunes hommes. Or, la jurisprudence de notre Cour a reconnu que le risque auquel est confronté un vaste sous-groupe d’une population correspond à un risque généralisé au sens de l’article 97 de la LIPR. Dans Marcelin Gabriel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1170, [2009] A.C.F. no 1545, le juge Pinard s’est exprimé comme suit :

[20]      Un risque généralisé n’a pas besoin d’être vécu par chaque citoyen. Un sous-groupe peut être exposé à un risque généralisé. Cela était clair pour la juge Judith Snider dans Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459. On demandait à la Cour de considérer les parents en Colombie comme étant un groupe particulier qui est ciblé en tant que victimes de crimes, en particulier pour les enlèvements d’enfants. La Cour a fait remarquer que la catégorie des « parents » est trop large, et que le risque est très répandu ou prédominant pour tous les parents colombiens (au paragraphe 25). Dans cette affaire, les demandeurs n’ont pas été en mesure d’établir un risque personnalisé au-delà de l’appartenance à ce sous-groupe, et cela n’a pas convaincu la Cour. Ainsi, un risque généralisé peut être celui qui est vécu par une partie de la population d’un pays; l’appartenance à cette catégorie n’est donc pas suffisante pour que le risque soit personnalisé.

 

[47]           Le fait que le demandeur ait été sollicité par des gangs alors qu’il était au Salvador ne suffit pas non plus pour démontrer que son risque est personnalisé et qu’il est plus important que celui auquel sont exposés tous les autres jeunes hommes du Salvador. Dans Innocent c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019; [2009] A.C.F. no 1243, la demanderesse invoquait elle aussi que le risque qu’elle encourait était personnalisé parce qu’elle avait été personnellement ciblée par une bande de voyous. La Cour a refusé d’inférer du vécu de la demanderesse que le risque de violence auquel elle était exposée était, de ce fait, plus élevé que celui auquel étaient exposés les autres citoyens haïtiens qui étaient perçus comme riches. Le juge Mainville s’y est exprimé comme suit :

 

[66]      Il reste cependant l’argument subsidiaire du procureur de la demanderesse, c’est‑à‑dire que la demanderesse a été directement ciblée par une bande de voyous qui l’ont attaquée à trois reprises. Ainsi, selon son procureur, la demanderesse ferait l’objet d’un risque personnalisé qui va au-delà du risque auquel sont exposés ceux qui sont perçus comme riches car, dans son cas particulier, elle est personnellement et directement ciblée.

 

[67]      Une personne directement victime de criminalité n’est pas de ce simple fait une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi. Cela dépend des circonstances dans chaque cas : Cius c. Canada (Citoyenneté et Immigration), précité, aux par. 3, 4 et 23, Acosta c. Canada (Citoyenneté et Immigration), précité.

 

[68]      De plus, l’analyse du risque personnalisé doit être prospective. Dans les circonstances du présent cas, il est peu probable que la demanderesse fasse l’objet d’un risque personnalisé de la part de la même bande de voyous près de 4 ans après les faits en cause. Cependant, une telle analyse prospective n’a pas à être menée par la Cour, mais par le tribunal. Or, le tribunal a conclu « que la preuve présentée devant le tribunal est à l’effet que le risque auquel pourrait être exposé la demandeure [sic] est généralisé à l’ensemble de la population du pays et non pas un risque personnalisé [...] » (décision, au par. 18).

 

[48]           L’affaire Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 345, [2010] A.C.F. no 579, mettait en cause des faits similaires à ceux du présent dossier, alors que le demandeur était un jeune Hondurien qui avait lui aussi été approché et intimidé par des gangs pour qu’il joigne leurs rangs et qui craignait la persécution de leur part advenant un retour dans son pays. Le juge Boivin s’est exprimé comme suit relativement au caractère généralisé du risque encouru par le demandeur :

[36]      Le fait que le recrutement soit personnel ne signifie pas forcément que le risque est personnalisé. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’une activité à laquelle sont généralement confrontées d’autres personnes, car, ainsi que l’a mentionné la Commission : « La nature du recrutement, c’est d’intégrer des personnes dans une organisation. »

 

[37]      Il ressort de la preuve documentaire que les gangs sont un problème sérieux au Honduras et qu’ils présentent un certain risque pour la plupart des habitants du pays. Quant au recrutement auquel le demandeur a été confronté, la Cour est d’avis que, d’après la preuve, un vaste sous‑ensemble de la population - tous les jeunes hommes essentiellement - s’expose au risque d’être victime de stratégies de recrutement semblables à celles dont le demandeur a fait état, et la Commission a pris ce fait en considération.

 

[…]

 

[49]           Je souscris à ces principes et estime qu’ils sont tout à fait applicables en l’espèce.

 

[50]           Je conclus donc que la Commission a procédé à une analyse fondée sur la preuve et qu’elle n’a pas commis d’erreurs qui justifient l’intervention de la Cour. Les conclusions de la Commission appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir et Khosa).

 

[51]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification.   


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6313-09

 

INTITULÉ :                                       WILL ALBERTO GARCIA ARIAS c. MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 21 octobre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cristina Marinelli

 

POUR LE DEMANDEUR

Laurent Brisebois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cristina Marinelli

Montréal, Québec

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-Procureur Général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.