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Cour fédérale

 

Federal Court


 

 

Date : 20100917

Dossier : T-1459-08

Référence : 2010 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2010

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

JAVIER BANUELOS

demandeur

et

 

LE GROUPE FINANCIER BANQUE TD

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur prie la Cour de conclure que le Groupe financier Banque TD a divulgué ses renseignements personnels sans son consentement et de lui accorder des dommages-intérêts spéciaux, généraux, majorés et exemplaires de 5 498 065,18 $. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a jugé que le défendeur n’avait pas divulgué les renseignements en cause. Le demandeur, qui agit pour son propre compte, conteste cette décision. Pour les motifs qui suivent, sa demande est rejetée.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur sollicite, conformément à l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, le contrôle judiciaire d’un « rapport des conclusions » établi par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, en date du 7 août 2008, où il était conclu que la plainte du demandeur n’était pas fondée.

 

[3]               Selon le paragraphe 14(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (la LPRPDE), le plaignant peut, après avoir reçu le rapport du commissaire, demander que la Cour entende toute question qui a fait l’objet de la plainte ou qui est mentionnée dans le rapport du commissaire.

 

[4]               La plainte à l’origine de la présente affaire faisait suite à une série d’événements survenus en avril 2003 en marge de la séparation des parents du demandeur et de l’action en divorce. À l’époque, le demandeur était âgé de 18 ans. Le père, qui vivait alors à l’étranger, avait pris des dispositions devant permettre au demandeur de le rejoindre pour des vacances au Costa Rica. Dans plusieurs communications précédant le voyage, le père avait chargé le demandeur de percevoir un chèque tiré sur son compte d’affaires canadien pour une somme dépassant légèrement 6 800 $ canadiens. Le demandeur devait encaisser le chèque à une succursale de la Banque TD à Aurora, en Ontario, en dollars US, puis emporter l’argent avec lui sur le vol à destination du Costa Rica. Le 14 avril 2003, le père a envoyé à la Banque TD, par télécopieur, une lettre autorisant la remise des fonds au demandeur. Le demandeur a perçu les fonds le 15 avril 2003, mais ils ont été « interceptés » par la mère le 18 avril 2003, la veille de son départ.

 

[5]               Dans le témoignage qu’elle a produit dans le cadre de l’action en divorce, et que le demandeur a déposé comme pièce annexée à son affidavit dans la présente demande, la mère reconnaissait avoir fouillé les bagages du demandeur avant son départ [traduction] « pour savoir ce qui se passait ». Elle avait fait cela, selon ses dires, parce que le demandeur avait refusé de la renseigner sur ses projets. Selon le témoignage de la mère, le compte bancaire était censé avoir été bloqué conformément à une ordonnance judiciaire. La mère a affirmé qu’elle avait employé les fonds interceptés pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses quatre enfants.

 

[6]               Le demandeur a plus tard tenté de faire inculper sa mère de vol pour s’être emparée de l’argent. Le policier à qui il avait remis sa plainte a refusé d’enquêter, affirmant qu’il s’agissait d’un différend matrimonial. Le demandeur a tenté une nouvelle fois en 2005, mais en vain, de saisir la Cour de justice de l’Ontario. Il dit que, s’il a échoué, c’est parce que son unique preuve était l’aveu de sa mère fait sous serment dans l’action en divorce. Il lui aurait été difficile aussi de prouver que, dans ces circonstances, sa mère n’avait aucun droit sur l’argent.

 

[7]               Le demandeur dit qu’en décembre 2005, il a découvert une copie de la lettre que son père avait envoyée par télécopieur à la Banque TD à Aurora le 14 avril 2003, annexée comme pièce à l’affidavit du 8 octobre 2003 de sa mère. Était également jointe à cette même pièce de l’affidavit une note manuscrite, avec message électronique, adressée au demandeur par son père à propos du transfert de fonds. Selon le demandeur, c’est parce qu’il était désigné dans la lettre adressée à la banque qu’il avait voulu savoir si la communication de ce document sans son autorisation ou consentement était légale.

 

[8]               Selon la preuve par affidavit produite par le demandeur et par son père, aucune copie n’avait été faite de la lettre du 14 avril 2003 et l’original avait été détruit après avoir été envoyé par télécopieur au directeur de la succursale de la banque. Cependant, dans une déclaration rédigée pour la police alors que le demandeur tentait de faire inculper sa mère après son voyage au Costa Rica, le demandeur avait affirmé ce qui suit :

[traduction] Une copie du chèque et une copie de la lettre envoyée par mon père à la Banque TD Canada Trust sont fournies en annexe.

 

[9]               Cette affirmation donne à penser que le demandeur avait en sa possession une copie de la lettre au cours des semaines qui ont suivi l’incident. Interrogé sur cette contradiction, le demandeur a dit que la déclaration était inexacte et qu’il n’avait pas la lettre à l’époque où la déclaration avait été rédigée. À son avis, pour que sa mère puisse obtenir la lettre, il fallait qu’elle lui ait été communiquée par le personnel de la succursale de la Banque TD à Aurora.

 

[10]           En janvier 2006, le demandeur a communiqué avec le Commissariat à la protection de la vie privée pour lui faire part de ses inquiétudes, et on lui a alors conseillé de s’adresser d’abord à la Banque TD pour savoir si la banque était en mesure d’expliquer comment le document était apparu dans un affidavit déposé dans une action en justice sans l’autorisation du demandeur. Le demandeur a ensuite écrit à la Banque TD, relatant les faits de l’affaire et exprimant sa conviction que c’était la succursale d’Aurora qui avait communiqué ses renseignements personnels sans son autorisation.

 

[11]           Par lettre datée du 1er mars 2006, l’agent de la Banque TD chargé de la protection des renseignements personnels a informé le demandeur que la communication de renseignements relatifs à un client était contraire au Code de déontologie de la Banque ainsi qu’à la LPRPDE, hormis certains cas bien définis. Comme le directeur de la succursale désigné dans la plainte du demandeur ne travaillait plus pour la banque, l’agent ajoutait dans sa lettre qu’il n’était pas possible pour la banque de confirmer ou d’infirmer les allégations du demandeur. L’agent a offert au demandeur de l’aider à enquêter sur ses allégations en employant d’autres moyens, avec son consentement. Les autres moyens envisagés étaient de s’adresser à la mère du demandeur, et à l’avocate de celle-ci, qui vraisemblablement sauraient comment la lettre était venue en la possession de la mère.

 

[12]           Le demandeur n’a pas saisi l’offre de la banque et a plutôt décidé de maintenir la plainte qu’il avait déposée au Commissariat à la protection de la vie privée. Il demandé, notamment, que le directeur et les caissiers de la succursale de la banque soient contre-interrogés sous serment sur ce qu’ils savaient de l’affaire, qu’une enquête soit faite sur la raison pour laquelle le directeur avait quitté la banque, et que les relevés téléphoniques de la banque et du cabinet d’avocats de sa mère soient obtenus et examinés. La commissaire à la protection de la vie privée a mené une enquête plus restreinte, pour finalement rendre un rapport sur ses conclusions.

 

[13]           Le demandeur affirme que la communication de la lettre lui a fait subir plusieurs conséquences graves et préjudiciables pour lesquelles il devrait obtenir réparation. Il dit que son éloignement actuel de sa mère est le résultat direct de cette communication. Il affirme avoir été privé de la part de la pension alimentaire pour enfant destinée à son éducation. Selon lui, cela lui a fait perdre plusieurs années d’études à l’université. Il n’a pas pu obtenir d’unités pour ces années-là au moment de s’inscrire à un autre collège. En demandant le partage des biens matrimoniaux, sa mère l’a privé de ses espoirs d’héritage. Il allègue aussi la perte de son revenu  projeté s’il avait obtenu à la date prévue un diplôme universitaire à l’issue du son cursus. En outre, il prétend avoir été humilié en devant recourir à des accusations pénales pour tenter d’obtenir réparation, par exemple en devant s’asseoir dans des salles d’audience à côté d’autres personnes « peu recommandables ».

 

[14]           En conséquence de l’effet cumulatif de ces incidents, le demandeur dit qu’il a souffert d’anxiété, de dépression et de troubles émotionnels, et qu’il devrait obtenir réparation. Il réclame un total de 498 065,18 $ à titre de dommages-intérêts pécuniaires, et un total de 5 000 000 $ à titre de dommages-intérêts généraux, majorés et exemplaires.

 

Rapport des conclusions du Commissariat à la protection de la vie privée – 7 août 2008

 

[15]           Le rapport des conclusions figurant dans la lettre datée du 7 août 2008 de la commissaire adjointe précise que, pour arriver à sa décision, le Commissariat à la protection de la vie privée a appliqué le principe énoncé à l’article 4.5 de l’annexe 1 de la Loi. Selon ce principe, les renseignements personnels ne doivent pas être utilisés ou communiqués à des fins autres que celles auxquelles ils ont été recueillis à moins que la personne concernée n’y consente ou que la loi ne l’exige.

 

[16]           Il n’a pas été possible à l’enquêteur d’interroger l’agente qui avait à l’origine reçu la lettre de directives du 14 avril 2003 parce qu’elle avait cessé de travailler pour la banque durant l’intervalle de trois ans qui s’était écoulé entre la date de la communication reprochée de la lettre et le dépôt de la plainte. Il a pu cependant rejoindre l’avocate qui avait représenté la mère du plaignant en 2003 et qui avait produit l’affidavit en cause auquel avait été annexée la lettre de directives à l’origine du différend. En réponse à la question de savoir si elle avait obtenu copie de la lettre directement de la Banque TD, l’avocate a dit que, d’après le souvenir qu’elle avait des incidents, la banque ne lui avait pas remis le document.

 

[17]           Le rapport précisait qu’il était regrettable que le demandeur n’ait pas accepté l’offre apparemment sincère de la banque d’enquêter sur ses allégations par d’autres moyens, puisque la Loi incite le plaignant, avant qu’il ne dépose une plainte en règle, à épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, notamment l’impossibilité d’interroger l’ancien directeur de la succursale de la banque, et l’information fournie par l’avocate de la mère, l’auteur du rapport concluait qu’il n’existait aucun motif raisonnable permettant de dire que la Banque TD avait communiqué les renseignements personnels du demandeur sans son consentement.

 

[18]           Dans une lettre du 5 novembre 2008 adressée au défendeur, la commissaire adjointe écrivait que le rapport du 7 août 2008 était ambigu et aurait dû préciser que, selon le Commissariat à la protection de la vie privée, la Banque TD n’avait pas communiqué les documents en question et que ces documents s’étaient trouvés en la possession de la mère du plaignant sans qu’intervienne de quelque façon l’organisation défenderesse. La commissaire adjointe ajoutait que, conformément au paragraphe 20(3) de la LPRPDE, le commissaire [traduction] « a exercé [son pouvoir discrétionnaire de communiquer les renseignements qui, à son avis, étaient nécessaires pour motiver les conclusions contenues dans le rapport établi en vertu de la Loi] afin de tenir compte de divers aspects délicats qui concernaient les membres de la famille et qui avaient été mis au jour durant l’enquête relative à cette plainte ».

 

LE CADRE LÉGISLATIF

 

[19]           J’estime nécessaire de renvoyer uniquement à certaines dispositions de la Loi. L’alinéa 2e) de la LPRPDE définit ainsi l’expression « renseignement personnel » :

« renseignement personnel » Tout renseignement concernant un individu identifiable, à l’exclusion du nom et du titre d’un employé d’une organisation et des adresse et numéro de téléphone de son lieu de travail.

"personal information" means information about an identifiable individual, but does not include the name, title or business address or telephone number of an employee of an organization.

 

[20]           Le paragraphe 5(1) dispose :

5.(1) Sous réserve des articles 6 à 9, toute organisation doit se conformer aux obligations énoncées dans l’annexe 1.

5.(1) Subject to sections 6 to 9, every organization shall comply with the obligations set out in Schedule 1.

 

[21]           L’annexe 1 renferme les principes énoncés par l’Association canadienne de normalisation pour la Norme nationale du Canada intitulée Code type sur la protection des renseignements personnels, CAN/CSA-Q830-96. Comme je le disais plus haut, le principe applicable est le cinquième principe, lequel dispose :

4.5 Cinquième principe — Limitation de l’utilisation, de la communication et de la conservation

 

4.5 Principle 5 — Limiting Use, Disclosure, and Retention

Les renseignements personnels ne doivent pas être utilisés ou communiqués à des fins autres que celles auxquelles ils ont été recueillis à moins que la personne concernée n’y consente ou que la loi ne l’exige. On ne doit conserver les renseignements personnels qu’aussi longtemps que nécessaire pour la réalisation des fins déterminées.

Personal information shall not be used or disclosed for purposes other than those for which it was collected, except with the consent of the individual or as required by law. Personal information shall be retained only as long as necessary for the fulfilment of those purposes.

 

[22]           Le paragraphe 14(1) et l’article 16 régissent les demandes de contrôle adressées à la Cour fédérale à l’encontre des rapports du commissaire :

Demande

 

Application

 

14. (1) Après avoir reçu le rapport du commissaire, le plaignant peut demander que la Cour entende toute question qui a fait l’objet de la plainte — ou qui est mentionnée dans le rapport — et qui est visée aux articles 4.1.3, 4.2, 4.3.3, 4.4, 4.6, 4.7 ou 4.8 de l’annexe 1, aux articles 4.3, 4.5 ou 4.9 de cette annexe tels que modifiés ou clarifiés par la section 1, aux paragraphes 5(3) ou 8(6) ou (7) ou à l’article 10.

 

14. (1) A complainant may, after receiving the Commissioner’s report, apply to the Court for a hearing in respect of any matter in respect of which the complaint was made, or that is referred to in the Commissioner’s report, and that is referred to in clause 4.1.3, 4.2, 4.3.3, 4.4, 4.6, 4.7 or 4.8 of Schedule 1, in clause 4.3, 4.5 or 4.9 of that Schedule as modified or clarified by Division 1, in subsection 5(3) or 8(6) or (7) or in section 10.

 

Réparations

Remedies

 

16. La Cour peut, en sus de toute autre réparation qu’elle accorde :

 

16. The Court may, in addition to any other remedies it may give,

 

a) ordonner à l’organisation de revoir ses pratiques de façon à se conformer aux articles 5 à 10;

 

(a) order an organization to correct its practices in order to comply with sections 5 to 10;

 

b) lui ordonner de publier un avis énonçant les mesures prises ou envisagées pour corriger ses pratiques, que ces dernières aient ou non fait l’objet d’une ordonnance visée à l’alinéa a);

 

(b) order an organization to publish a notice of any action taken or proposed to be taken to correct its practices, whether or not ordered to correct them under paragraph (a); and

 

c) accorder au plaignant des dommages-intérêts, notamment en réparation de l’humiliation subie.

(c) award damages to the complainant, including damages for any humiliation that the complainant has suffered.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

 

[23]           La question soulevée par les parties dans leurs conclusions est la suivante :

[traduction]

Le demandeur a-t-il produit une preuve recevable établissant que le défendeur, le Groupe financier Banque TD, a contrevenu aux dispositions de la LPRPDE et a communiqué les renseignements personnels du demandeur?

 

L’ANALYSE

            La norme de contrôle

 

[24]           Une demande présentée après la réception du rapport du commissaire à la protection de la vie privée en vertu du paragraphe 14(1) de la LPRPDE n’est pas un contrôle judiciaire des conclusions et des recommandations du commissaire. L’article 14 prévoit en effet que le plaignant peut demander à la Cour de reprendre depuis le début l’examen de « toute question qui a fait l’objet de la plainte » : Waxer c. McCarthy, 2009 CF 169, au paragraphe 25; Arcand c. Abiwyn Co-Operative Inc., 2010 CF 529, au paragraphe 27.

 

[25]           Dans l’arrêt Englander c. Telus Communications Inc., 2004 CAF 387, [2005] 2 R.C.F. 572, le juge Robert Décary, de la Cour d'appel fédérale, s’exprimait ainsi aux paragraphes 47 et 48 :

Ce qui est en question dans les deux sortes de procédures, ce n’est pas le rapport du commissaire, mais la conduite de la partie contre laquelle la plainte est déposée.

 

[...]

 

... l'audience visée au paragraphe 14(1) de la Loi est une procédure de novo analogue à une action, et le rapport du commissaire, s'il est produit en preuve, peut être contesté ou contredit comme n'importe quel autre élément de la preuve documentaire.

 

 

[26]           La Cour doit donc tirer une conclusion de fait pour répondre à la question de savoir si le défendeur, le Groupe financier Banque TD, a communiqué les renseignements personnels du plaignant sans son consentement. Si elle conclut qu’il y a eu effectivement communication de renseignements par le défendeur, la Cour doit alors décider si, en droit, la communication reprochée constitue une « violation de la vie privée du plaignant » selon ce que prévoit la LPRPDE (Waxer, précité, au paragraphe 25).

 

[27]           Si la Cour conclut que la Banque TD a contrevenu à la LPRPDE, elle devra examiner les mesures réparatrices ouvertes au plaignant : Johnson c. Bell Canada, 2008 CF 1086, [2009] 3 R.C.F. 67, au paragraphe 54.

 

[28]           Selon le défendeur, la Cour devrait exiger que le demandeur s’acquitte du fardeau de preuve civil habituel, c’est-à-dire la prépondérance des probabilités, et elle devrait faire montre de retenue envers les conclusions de la commissaire à la protection de la vie privée.

 

[29]           S’il s’agissait en l’espèce d’un cas où l’expertise spéciale de la commissaire en matière de protection des renseignements personnels était mise en doute, je serais disposé à admettre qu’une retenue judiciaire s’impose. Mais en l’espèce, la question en litige commande une simple conclusion de fait. Dans de telles circonstances, la Cour est tout aussi capable de tirer cette conclusion. Je remarque que, dans l’arrêt Englander c. Telus, précité, le juge Décary indique au paragraphe 48 que la retenue judiciaire n’est pas justifiée aux termes de l’article 15 de la Loi, puisque le commissaire a qualité pour comparaître comme « partie » à l’instance. Par conséquent, pour reprendre les propos du juge Décary, « si l’on usait de retenue judiciaire à l’égard du rapport du commissaire, ce dernier serait avantagé dès le départ comme partie, ce qui compromettrait l’équité de l’audience ». En l’espèce, la commissaire considère que sa participation à l’instance n’est plus requise puisqu’elle a conclu que la Banque TD n’est pas intervenue dans la communication des renseignements personnels.

 

[30]           Pour arriver à ses conclusions, le Commissariat à la protection de la vie privée s’est fondé sur la norme de preuve de motifs raisonnables. J’estime indiqué que la Cour se fonde sur la même norme pour mener son examen de novo en application de l’article 14. La norme des motifs raisonnables exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 114. Dans le contexte de la présente affaire, la Cour n’a pas à apprécier la preuve pour savoir si une version des faits est probable ou vraisemblable, mais elle doit être convaincue qu’une preuve objective permet d’établir que la plainte est fondée.

 

[31]           Le demandeur fait valoir que la commissaire a commis une erreur en disant qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de conclure que la Banque TD avait communiqué des renseignements personnels de son père sans son consentement. Selon lui, la communication de ses renseignements et documents à lui était en cause, non de ceux de son père. Je ne crois pas que la commissaire a commis une erreur.

 

[32]           La lettre en question autorisait la banque à remettre au demandeur des fonds qu’elle détenait dans le compte d’une personne morale contrôlée par le père. Le père aurait pu prendre des dispositions pour faire virer les fonds directement à lui-même au Costa Rica. Dans le témoignage qu’elle a produit dans le cadre de l’action en divorce, la mère a affirmé que cette manière d’agir visait à éviter que ne soit révélé l’endroit où se trouvait le père, endroit dont ni elle ni son avocate n’avaient connaissance. Que cela soit exact ou non, la lettre était une communication de directives adressée par un client à sa banque, communication qui ne concernait qu’accessoirement le demandeur.

 

[33]           C’était envers le père, un client de la banque, que la banque avait l’obligation de ne pas communiquer ses renseignements personnels. Le rôle du demandeur à cette occasion était simplement d’agir comme mandataire et messager de son père pour que les fonds du compte détenu à Aurora soient transférés à celui-ci au Costa Rica. Le père devait autoriser la banque à remettre les fonds au fils. C’est à cette fin que le demandeur était désigné dans la lettre d’autorisation. Et c’était là l’étendue de la relation que le demandeur avait avec la banque, autant que je puisse en juger à la lecture du dossier. À cet égard, je crois donc que la commissaire a eu raison de considérer que la plainte concernait les renseignements personnels du père, et non ceux du demandeur.

 

[34]           Quoi qu’il en soit, je suis maintenant saisi de la plainte dans une procédure de novo. Je suis convaincu qu’il n’est pas pertinent de savoir si la violation reprochée de la LPRPDE concerne les renseignements personnels du père ou ceux du fils, ou ceux des deux. La preuve ne permet pas de dire que la banque a communiqué les renseignements en question. L’interrogatoire de la mère sur son affidavit donne à penser qu’elle s’est peut-être rendue à la banque pour se plaindre lorsqu’elle a découvert que la banque avait débloqué des fonds qui auraient été visés par une ordonnance judiciaire d’interdiction. Mais cette piste n’a pas été poussée plus loin, et la Cour ne dispose d’aucune preuve établissant que c’est ainsi qu’elle a obtenu la lettre.

 

[35]           Le demandeur voudrait que la Cour en déduise que la copie de la lettre qu’il a trouvée annexée comme pièce à l’affidavit d’octobre 2003 de sa mère avait dû être fournie par la Banque TD, puisque, selon son propre témoignage et celui de son père, ni l’un ni l’autre n’avaient conservé une copie de l’original qui avait été envoyé par télécopieur à la banque. La seule copie en existence, affirment-ils, était donc celle reçue par la banque. La banque avait donc dû en remettre une copie à la mère.

 

[36]           Les présomptions de fait doivent être soigneusement distinguées des hypothèses ou des suppositions : Caswell c. Power Duffryn Associated Collieries Ltd. [1940] A.C. 152 (H.L.) 169-170, lord Wright, arrêt cité avec approbation dans l’arrêt Lee c. Jacobson, [1994] B.C.J. 2459; 120 DLR. (4th) 155, au paragraphe 26 (C.A.C.-B.). Comme l’écrivait le juge David Doherty dans l’arrêt R. c. Morrissey (2005), 22 O.R. (3d) 514; 97 C.C.C. (3d) (C.A. Ont.), [traduction] « une inférence est une déduction de fait qui peut raisonnablement et logiquement  être tirée à partir d’un fait ou d’un groupe de faits établis par la preuve ».

 

[37]           D’après la preuve qui m’a été soumise, on pourrait sans doute émettre l’hypothèse que la mère a obtenu la lettre de la banque, mais il ne serait pas raisonnable de tirer de cette hypothèse une conclusion de fait. L’affirmation selon laquelle le demandeur et son père n’ont pas conservé une copie de la lettre originale, ajoutée au simple fait que la banque en possédait une télécopie, n’autorise pas la Cour à tirer cette inférence.

 

[38]           Le demandeur avait été prié par l’enquêteur de la Commission d’expliquer pourquoi la copie que la mère avait obtenue ne comportait ni en-tête de section ni bas de page, c’est-à-dire les blocs de texte que l’on voit couramment sur les documents envoyés par télécopieur. Le demandeur n’a fourni aucune explication à la Commission, ni aucune à la Cour, pour rendre compte de cette anomalie, sinon que d’affirmer que les en-têtes et les bas de page avaient pu être « blanchis » pour une raison inconnue.

 

[39]           La copie de la lettre détenue par la mère faisait partie d’une pièce annexée à son affidavit qui comprenait une note manuscrite et un courriel adressés par le père au demandeur et contenant des instructions détaillées à suivre pour obtenir l’argent. Le demandeur ne parvient pas à expliquer comment sa mère s’est trouvée en possession de ces deux autres documents. La Cour pourrait également conclure que la mère est tombée sur les communications du père adressées au demandeur à propos des fonds, à savoir l’autorisation envoyée par télécopieur, la note manuscrite et le courriel, lorsqu’elle a fouillé la chambre et les bagages de son fils.

 

[40]           L’avocate de la mère, avec qui l’enquêteur de la Commission avait communiqué, avait déclaré que, autant qu’elle puisse se souvenir, elle n’avait pas obtenu la lettre de la banque. L’avocate évidemment était limitée par son obligation professionnelle de ne pas communiquer de renseignements confidentiels reçus de sa cliente.

 

[41]           Comme je l’ai fait remarquer plus haut, la déclaration que le demandeur était prêt à remettre à la police pour que des accusations puissent être portées contre sa mère renvoie à une copie de la lettre y annexée. La déclaration a été produite quelque temps après que le demandeur est rentré en Ontario depuis le Costa Rica. Le demandeur dit qu’il n’avait pas la lettre à cette date, mais il est incapable d’expliquer l’apparente contradiction.

 

[42]           En définitive, je ne suis pas convaincu que la preuve étaye la conclusion que le demandeur demande à la Cour de tirer. Je suis d’avis qu’il n’y a aucun motif raisonnable permettre d’établir le bien-fondé de la plainte portée contre la Banque TD. Le Commissariat à la protection de la vie privée a eu raison selon moi de rejeter la plainte, tout comme le sera la présente demande.

 

[43]           Si j’ai tort d’arriver à cette conclusion, j’estime indiqué d’ajouter que la preuve n’étaye pas la prétention du demandeur selon laquelle le préjudice qu’il allègue découle de la communication de la lettre. Même si j’étais arrivé à la conclusion que la Banque TD a commis une faute en communiquant la lettre à la mère, je n’aurais pas conclu que le demandeur était fondé à recevoir davantage qu’une modeste réparation. Les renseignements personnels en question étaient principalement ceux du père, et non ceux du fils. Et, bien que je comprenne que, du point de vue du demandeur, ses projets ont pris une mauvaise tournure depuis ce soir d’avril 2003, les événements ultérieurs sont le résultat de la rupture du mariage de ses parents et de son éloignement par rapport à sa mère.

 

[44]           Le défendeur a demandé à la Cour de lui accorder les dépens. Puisqu’il a obtenu gain de cause, le défendeur a droit aux dépens. Néanmoins, vu les circonstances malheureuses de la présente affaire, le défendeur voudra peut-être se contenter du présent jugement et décider de renoncer à son droit de recouvrer ses dépens.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

  1. La demande est rejetée.
  2. Les dépens sont accordés au défendeur et seront calculés selon le tarif ordinaire.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1459-08

 

INTITULÉ :                                       JAVIER BANUELOS

 

                                                            et

 

                                                            LE GROUPE FINANCIER BANQUE TD

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 14 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT:             LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 septembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Javier Banuelos

 

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

 

Colin C. Taylor

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Javier Banuelos

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

(pour son propre compte)

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

                                                                     

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