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Cour fédérale

Federal Court

 

Date : 20100915

Dossier : T-333-09

Référence : 2010 CF 918

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2010

En présence de monsieur le juge Boivin 

 

ENTRE :

GROUPE PROCYCLE INC.

Demanderesse

 

et

 

CHRYSLER GROUP LLC

Défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par le Groupe Procycle Inc. (ci-après la demanderesse) en vertu de l’article 56(1) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 (la Loi), à l'encontre d’une décision du registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce rendue le 17 novembre 2008 suivant laquelle était rejetée l’opposition de la demanderesse à l’enregistrement de la marque de commerce ROCKY MOUNTAIN (demande no 1,152,955) détenue par Chrysler Group LLC (ci-après la défenderesse).

 

[2]               La demanderesse demande à ce que la décision du registraire soit infirmée afin de maintenir l’opposition de la demanderesse et de refuser l’enregistrement de la marque de la défenderesse.

 

Faits pertinents

[3]               Le 23 septembre 2002 la DaimlerChrysler Corporation (la défenderesse/requérante) a produit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce ROCKY MOUNTAIN visant les marchandises suivantes : « Véhicules automobiles et leurs pièces structurales et moteurs, y compris roues à l’exclusion des pneus, nommément voitures de tourisme, camionnettes, fourgonnettes, mini-fourgonnettes, véhicules sport utilitaires, et véhicules de plaisance, nommément autocaravanes ».

 

[4]               Le 1 octobre 2003 cette demande fut publiée aux fins d’opposition dans le Journal des marques de commerce.

 

[5]               Le 1 mars 2004 le Groupe Procycle Inc. (la demanderesse/opposante) a produit une déclaration d’opposition à l’encontre de la demande d’enregistrement de la DaimlerChrysler Corporation fondée sur les alinéas 38(2)b), 38(2)c) et 38(2)d) de la Loi sur les marques de commerce. Les trois motifs d’oppositions peuvent se résumer comme suit :

 

1. La marque n’est pas enregistrable en raison de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur les marques de commerce parce qu’elle crée de la confusion avec les marques de commerce de l’opposante ROCKY MOUNTAIN et ROCKY MOUNTAIN BICYCLES, enregistrées au Canada sous les numéros 565427 et 318010 en liaison avec des bicyclettes, le tout contrairement à l’alinéa 38(2)b) de la Loi;

 

2. La requérante n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement de la marque suivant l’alinéa 16(3)a) de la Loi, étant donné que, à la date de production de la demande, la marque créait de la confusion avec les marques de commerce ROCKY MOUNTAIN et ROCKY MOUNTAIN BICYCLES que l’opposante avait antérieurement employées au Canada en liaison avec des bicyclettes, le tout contrairement à l’alinéa 38(2)c) de la Loi;

 

3. La marque n’est pas distinctive en ce qu’elle ne distingue pas les marchandises de la requérante de celles de l’opposante ni n’est adaptée à les distinguer, le tout contrairement à l’alinéa 38(2)d) de la Loi;  

 

 

[6]               Le 6 août 2004 la défenderesse/requérante a produit une contre-déclaration dans laquelle elle niait toutes et chacune des allégations formulées dans la déclaration d’opposition.

 

[7]               À l’appui de sa déclaration d’opposition, la demanderesse/opposante a produit un affidavit de Raymond Dutil (3 mars 2005), président de la demanderesse, et une déclaration solennelle de Gina Petrone (7 mars 2005). Quant à la défenderesse/requérante, elle a produit des affidavits de Lynda Palmer (6 octobre 2005), de Donna L. Berry (4 octobre 2005) et de David Hakim (3 octobre 2005). Seul Raymond Dutil, témoin de la partie demanderesse, a été contre-interrogé sur son affidavit.

 

[8]               Chacune des parties a déposé un plaidoyer écrit et a été représentée à l’audience qui a eu lieu le 10 juin 2008.

 

La décision de la Commission des oppositions

[9]               Le 17 novembre 2008 la registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce a rejeté les trois motifs d’opposition de la demanderesse conformément aux dispositions du paragraphe 38(8) de la Loi. Cette décision a ensuite été communiquée aux parties le 6 janvier 2009. Étant donné que les motifs d’opposition de la demanderesse/opposante étaient tous fondés sur la thèse de la probabilité de confusion entre ses marques de commerce et celle de la défenderesse/requérante, la registraire a examiné les motifs de la demanderesse à la lumière des articles 12(1)d) et 38(2)b) de la Loi.

 

[10]           En examinant le premier motif d’opposition, c’est-à-dire le motif fondé sur l’alinéa 12(1)d) de la Loi, la registraire a examiné les enregistrements des marques de l’opposante et comme ceux-ci étaient en règles, elle a conclu que l’opposante s’était acquittée de son fardeau initial. Il incombait ensuite à la requérante d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe pas de probabilité raisonnable de confusion entre sa marque et celle de l’opposante. La registraire a ensuite appliqué les alinéas 6(2) et 6(5) de la Loi, qui indique ce dont la registraire doit tenir compte en matière de confusion: a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce et la mesure dans laquelle elles sont devenues connues; b) la période pendant laquelle les marques de commerce ont été en usage; c) le genre de marchandises, services ou entreprises; d) la nature du commerce; et e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’elles suggèrent.

 

[11]            En appliquant ce test, la registraire a rejeté le premier motif d’opposition pour les raisons suivantes :  

 

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce et la mesure dans laquelle elles sont devenues connues

 

[12]           La registraire a d’abord noté que les marques des deux parties possèdent dans une certaine mesure un caractère distinctif inhérent, mais la marque de l’opposante l’est à un moindre degré que l’autre puisqu’elle évoque une connotation plus suggestive. De plus, la registraire a conclu que malgré le fait que l’opposante jouit d’une réputation enviable chez les amateurs de cyclisme de montagne au Canada, cette preuve ne suffit pas à étayer la prétention de l’opposante selon laquelle sa marque de commerce serait devenue bien connue dans l’ensemble de la population canadienne.

 

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ont été en usage

 

[13]           La registraire a conclu que la preuve jouait en faveur de l’opposante.

 

c) le genre de marchandises, services ou entreprises et d) la nature du commerce

 

[14]           Dans ses motifs, la registraire a regroupé l’analyse des troisième et quatrième facteurs. S’inspirant des arrêts Henkel Kommanditgesellschaft Auf Aktien c Super Dragon Import Export Inc. (C.A.F.) [1986] ACF no 313, 12 CPR (3d) 110 et Mr. Submarine Ltd. c Amandista Investments Ltd., [1987] ACF no 1123, 19 CPR (3d) 3, la registraire a comparé l’état déclaratif des marchandises de la requérante à celles de l’opposante et a noté que la marchandise de la requérante s’inscrit dans une fourchette approximative de 28 000 $ à 42 000 $, tandis que les bicyclettes ROCKY MOUNTAIN de l’opposante se vendent entre 800 $ et 7 000 $. La registraire a reconnu que les deux différentes marchandises que vendent les parties sont des marchandises auxquelles l’acheteur considère avec soins avant d’effectuer l’achat. La registraire a également souscrit à l’argument de la requérante à l’effet que la marchandise qu’elle produit est vendue par l’intermédiaire de concessionnaires, tandis que la marchandise de l’opposante emprunte d’autres voies de commercialisation qui n’ont, par ailleurs, pas été mises en preuve par l’opposante.

[15]           Faute de preuve, la registraire a aussi rejeté l’argument de l’opposante à l’effet que les distinctions établies entre les moyens de transport en cause dans ces décisions ne tiennent plus aujourd’hui et que lesdits moyens de transport sont plutôt complémentaires, et l’argument selon lequel il arrive fréquemment que les fabricants d’automobiles, qui prévoient utiliser une marque de commerce similaire à celle d’un fabricant de bicyclettes, demandent une licence à ce dernier.

 

[16]           Finalement, en penchant en faveur de la requérante, la registraire s’appuie sur la décision Dr. Ing h.c.F. Porsche AG c Procycle Inc., 45 CPR (3d) 432, [1992] COMC. no 406 (ci-après Porsche) dans laquelle il a été adjugé que même si les automobiles et les bicyclettes sont des moyens de transport, il n’y a pas de ressemblance entre ces deux marchandises, car un acheteur de bicyclette ne s’attend pas à ce que celle-ci soit fabriquée par un fabricant d’automobiles, car il existe un écart considérable entre le prix de ces deux marchandises. De plus, au soutien de sa décision, la registraire cite également un passage de l’arrêt Porsche qui cite à son tour l’arrêt Bombardier Ltd. c CCM Inc. 73 CPR (2d) 185 dans laquelle la Commission des oppositions des marques de commerce s’est penchée sur la question du risque de confusion entre une marque de commerce en liaison avec des bicyclettes et l’autre en liaison avec des motocyclettes et a conclu que ces marchandises étaient de nature différente et que les canaux de distribution étaient également différents.

 

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’elles suggèrent

 

[17]           La registraire soutient que, puisque les marques de commerce en cause sont identiques, ce facteur joue en faveur de l’opposante.

[18]           Prenant compte de certaines circonstances additionnelles, la registraire a adhéré à l’argument de la requérante à l’effet que l’opposante avait reconnu elle-même qu’il n’y avait pas de probabilité de confusion lorsque la même marque de commerce est employée par des fabricants de bicyclettes et des fabricants d’automobiles puisque l’opposante a, dans le passé, adopté ou conservé plus de 20 marques de voitures qui, dans la plupart des cas, existaient avant même qu’elle enregistre la même marque. Toutefois, l’opposante a soumis que la marque ROCKY MOUNTAIN était sa marque primaire contrairement aux autres marques qu’a soulevées la requérante. La registraire n’a donc pas retenu l’argument de l’opposante puisque la Loi sur les marques de commerce n’établit pas de distinction entre les marques primaires et les marques secondaires.

 

[19]           Citant les arrêts MacLeod-Howes Equipment Ltd. c Hammerson Canada Inc., [1992] TMOB no. 2, 41 CPR (3d) 432, (Ports International Ltd.c. Dunlop Ltd.), Del Monte Corp. c Welch Foods Inc., [1992] ACF no 643, 56 FTR 249 et Kellogg Salada Canada Inc. c Canada (Registraire des marques de commerce), [1992] 3 CF 442, [1992] ACF no 562 (Maximum Nutrition Ltd. c Kellogg Salada Canada Inc.), la registraire a déterminé qu’il existait dix enregistrements pertinents liés à des bicyclettes qui comprennent le mot « ROCK » et qu’étant donné ce grand nombre d’enregistrements, il était pertinent de tirer des conclusions sur l’état du marché. La registraire a conclu que parce que les consommateurs ont l’habitude de voir l’élément   « ROCK » ou « MOUNTAIN » dans les marques de bicyclettes, cela réduisait le caractère distinctif de la marque de l’opposante. Pour ce qui est du mot « MOUNT », la registraire a conclu que cinq enregistrements n’étaient pas suffisants pour tirer des conclusions sur l’état du marché.

 

[20]           La registraire a également noté qu’il n’existait pas de confusion effective en dépit de la coexistence des marques et que compte tenu « des différences constatées entre les marchandises et les voies de commercialisation des parties et du caractère distinctif relativement faible de la marque ROCKY MOUNTAIN de l’Opposant » (décision du registraire, Dossier de la demanderesse vol 3, p 891-892), l’opposition fondée sur l’alinéa 12(1)d) devait être rejetée. Par conséquent, les deuxième et troisième motifs d’opposition, qui portaient également sur la confusion, devaient être rejetés.

 

[21]           Le 5 mars 2009 le Groupe Procycle Inc. (la demanderesse) a produit devant cette Cour une demande d’appel de la décision du registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce et a, par ailleurs, déposé deux affidavits à titre de preuve additionnelle, comme le permet l’alinéa 56(5) de la Loi. Les affiants, Raymond Dutil et Thelma Thibodeau, n’ont pas été contre-interrogés.

 

Les dispositions législatives pertinentes

[22]           Les articles 6(1), (2) et (5), 12(1), 38(1) et (2) et 56(1) et (5) de la Loi sur les marques de commerce se lit comme suit :

Quand une marque ou un nom crée de la confusion

 

6. (1) Pour l’application de la présente loi, une marque de commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une autre marque de commerce ou un autre nom commercial si l’emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés, de la manière et dans les circonstances décrites au présent article.

 

Idem

 

(2) L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

 

[…]

 

Éléments d’appréciation

 

(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris :

 

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

 

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

 

c) le genre de marchandises, services ou entreprises;

 

d) la nature du commerce;

 

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.

 

Marque de commerce enregistrable

 

12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

[…]

 

d) elle crée de la confusion avec une marque de commerce déposée;

 

[…]

 

Déclaration d’opposition

 

38. (1) Toute personne peut, dans le délai de deux mois à compter de l’annonce de la demande, et sur paiement du droit prescrit, produire au bureau du registraire une déclaration d’opposition.

 

 

Motifs

 

(2) Cette opposition peut être fondée sur l’un des motifs suivants :

 

a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30;

 

 

b) la marque de commerce n’est pas enregistrable;

 

c) le requérant n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement;

 

d) la marque de commerce n’est pas distinctive.

 

Appel

 

56. (1) Appel de toute décision rendue par le registraire, sous le régime de la présente loi, peut être interjeté à la Cour fédérale dans les deux mois qui suivent la date où le registraire a expédié l’avis de la décision ou dans tel délai supplémentaire accordé par le tribunal, soit avant, soit après l’expiration des deux mois.

 

[…]

 

Preuve additionnelle

 

(5) Lors de l’appel, il peut être apporté une preuve en plus de celle qui a été fournie devant le registraire, et le tribunal peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi.

 

When mark or name confusing

 

 

6. (1) For the purposes of this Act, a trade-mark or trade-name is confusing with another trade-mark or trade-name if the use of the first mentioned trade-mark or trade-name would cause confusion with the last mentioned trade-mark or trade-name in the manner and circumstances described in this section.

 

 

 

 

 

 

 

Idem

 

(2) The use of a trade-mark causes confusion with another trade-mark if the use of both trade-marks in the same area would be likely to lead to the inference that the wares or services associated with those trade-marks are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the wares or services are of the same general class.

 

 

 

 

 

 

What to be considered

 

(5) In determining whether trade-marks or trade-names are confusing, the court or the Registrar, as the case may be, shall have regard to all the surrounding circumstances including

 

 

(a) the inherent distinctiveness of the trade-marks or trade-names and the extent to which they have become known;

 

 

 

(b) the length of time the trade-marks or trade-names have been in use;

 

 

(c) the nature of the wares, services or business;

 

(d) the nature of the trade; and

 

(e) the degree of resemblance between the trade-marks or trade-names in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

 

When trade-mark registrable

 

 

12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not

 

 

 

(d) confusing with a registered trade-mark;

 

 

 

Statement of opposition

 

38. (1) Within two months after the advertisement of an application for the registration of a trade-mark, any person may, on payment of the prescribed fee, file a statement of opposition with the Registrar.

 

Grounds

 

(2) A statement of opposition may be based on any of the following grounds:

 

(a) that the application does not conform to the requirements of section 30;

 

(b) that the trade-mark is not registrable;

 

(c) that the applicant is not the person entitled to registration of the trade-mark; or

 

(d) that the trade-mark is not distinctive.

 

Appeal

 

56. (1) An appeal lies to the Federal Court from any decision of the Registrar under this Act within two months from the date on which notice of the decision was dispatched by the Registrar or within such further time as the Court may allow, either before or after the expiration of the two months.

 

 

 

Additional evidence

 

(5) On an appeal under subsection (1), evidence in addition to that adduced before the Registrar may be adduced and the Federal Court may exercise any discretion vested in the Registrar.

 

Questions en litige

[23]           Les parties ont soumis plusieurs questions en litige et elles peuvent se résumer comme suit :

1. Quelle est la norme de contrôle applicable en matière d’appel d’une décision du registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce?

 

2. La preuve additionnelle produite devant cette Cour aurait-elle pu avoir un effet sur la conclusion du registraire?

 

3. La registraire a-t-elle commis une erreur en concluant à l’absence de confusion entre les marques ROCKY MOUNTAIN et ROCKY MOUNTAIN BICYCLES de la demanderesse et la marque de la défenderesse?

 

La norme de contrôle

1.      Quelle est la norme de contrôle applicable en matière d’appel d’une décision du registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce?

 

[24]           Les parties ont toutes deux soumis que selon la jurisprudence de cette Cour, les connaissances spécialisées du registraire des marques de commerce commandent la retenue des cours de justice et par conséquent, la décision du registraire doit être examinée en vertu de la norme raisonnable. Toutefois, il importe de noter que cette norme de contrôle s’applique seulement lorsqu’aucune preuve nouvelle n’est déposée qui aurait influé de façon significative sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (voir Mattel Inc. c 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 RCS 772, 49 CPR (4th) 321, aux paras 40 et 41, Guido Berlucchi & C. S.r.l. c Brouillette Kosie Prince, 2007 CF 245, [2007] ACF no 319, 49 CPR (4th) 321, au para 23, ainsi que  Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

 

[25]           Cependant, si, dans le cadre d’un appel, une des parties dépose une preuve additionnelle qui aurait influé de manière significative sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit trancher la question de novo en tenant compte de la totalité des éléments de preuve qui lui sont soumis (Shell Canada Limitée c P.T. Sari Incofood Corporation, 2008 CAF 279, [2008] ACF no 1320, 68 CPR (4th) 390). Dans l’arrêt Loro Piana S.p.A. c Conseil canadien des ingénieurs, 2009 CF 1096, [2009] ACF no 1344, au para 15, cette Cour a rajouté que :

[15] …Pour évaluer l’effet que cette preuve additionnelle aura par rapport à la norme de contrôle, il est nécessaire de déterminer la mesure dans laquelle cette preuve a une importance probante qui s’étend au-delà des éléments dont disposait la Commission (Guido Berlucchi & C.S.r.l., précitée, et Fairweather Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2006 CF 1248, C.P.R. (4th) 50).

 

[26]           Comme l’écrivait la Cour d'appel fédérale dans l’arrêt Brasseries Molson c John Labatt Ltée, (C.A.), [2000] 3 CF 145, 252 NR 91, au para 51, (voir également Christian Dior, S.A. c Dion Neckwear Ltd., 2002 CAF 29, [2002] ACF no 95, au para 8), lorsqu'une preuve additionnelle est déposée devant la Section de première instance, la décision du registraire sera revue d’après la norme de la décision correcte et peut substituer son jugement à celui du registraire (voir Telus Corp. c Orange Personal Communications Services Ltd., 2005 CF 590, [2005] ACF no 722).

[27]           Le premier point que la Cour examinera est donc de savoir si la preuve additionnelle déposée par la demanderesse « aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ».

 

Analyse

2.   La preuve additionnelle produite devant cette Cour aurait-elle pu avoir un effet sur la conclusion du registraire?

 

[28]           La demanderesse affirme qu’elle a produit dans le présent appel une preuve additionnelle qui aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire, de telle sorte que la norme de contrôle dans le présent appel rendrait la décision déraisonnable sur la preuve d’origine et incorrecte sur la preuve additionnelle. La défenderesse, quant à elle, allègue que la preuve nouvelle n’aurait pas eu d’effet sur la décision du registraire et que la norme de contrôle dans le présent appel est donc celle de la raisonnabilité.

 

[29]           Au soutien de ses prétentions, la défenderesse soulève avec justesse l’arrêt Conseil canadien des ingénieurs professionnels c APA -Engineered Wood Assn., [2000] ACF no 1027, 184 FTR 55, au para 36 (voir aussi Wrangler Apparel Corp. c Timberland Co, 2005 CF 722, [2005] ACF no 899, au para 7), dans lequel la Cour d’appel fédérale a élaboré sur la manière dont cette Cour devait aborder la présentation de preuves additionnelles :

[36] Dans des cas comme celui qui nous occupe, la retenue judiciaire dont il faut faire preuve, en appel, à l'égard de la décision du registraire s'applique toujours à moins que cette retenue doive nécessairement céder le pas compte tenu de la preuve supplémentaire. Le critère est un critère de qualité et non de quantité. Je note également que l'appelant n'a pas soulevé de nouveaux arguments dans son opposition aux marques de commerce projetées d'APA - en fait, son appel porte sur des erreurs alléguées dans la méthode utilisée par le registraire pour mener son enquête et dans son interprétation du droit attestée par les conclusions auxquelles il est parvenu. Il est bien entendu absurde de maintenir une décision qui peut fort bien avoir été correcte et raisonnable d'après la preuve dont était saisi le décideur, mais qui est remise en question par le dépôt d'une preuve supplémentaire importante ou lorsque de nouvelles questions sont soulevées.

 

 

[30]           La demanderesse est d’avis que la nouvelle preuve introduite démontre que ses marques bénéficient d’un caractère distinctif fort, qu’elles sont bien connues de la part des consommateurs, que les marchandises associées aux marques des parties et leurs voies de commercialisation sont connexes, et qu’en somme, il existe une vraisemblance de confusion entre les marques et les produits des parties.

 

[31]           Premièrement, en ce qui concerne le deuxième affidavit de Raymond Dutil, même s’il introduit en preuve le chiffre d’affaires de la demanderesse au Canada et à l’international, démontrant ainsi ses revenus bruts et nets, cela ne change en rien la conclusion du registraire à l’effet que le coût par unité des marchandises de la demanderesse est nettement moindre que celui des marchandises de la défenderesse et de par ce fait, incomparable. De plus, la registraire n’a jamais nié le fait que la demanderesse jouissait d’une réputation enviable chez les amateurs de cyclisme de montagne au Canada. Toutefois, elle a conclu que cette preuve n’était pas suffisante pour étayer la prétention de la demanderesse selon laquelle sa marque de commerce était devenue bien connue dans l’ensemble de la population canadienne.

 

[32]           Par ailleurs, en dépit du fait que la preuve soumise selon laquelle la demanderesse investit des sommes considérables en publicité et en promotion pourrait avoir une instance sur le caractère distinctif de la marque de la demanderesse, cette preuve n’est pas suffisante eu égard à l’ensemble de la preuve pour changer de façon significative les motifs de la décision du registraire.

 

[33]           Deuxièmement, la demanderesse a introduit comme preuve que la voie de commercialisation entre la marchandise de la demanderesse et celle de la défenderesse était connexe, car dans le passé, une entente de distribution avec des concessionnaires GM avait été signée entre la demanderesse et General Motors of Canada Limited (GMCL) et qu’il était fréquent que les fabricants de véhicules s’associent avec les fabricants de bicyclettes. À cet égard, la demanderesse donne l’exemple d’une licence qu’aurait accordée le fabricant de véhicules JETTA au fabricant de bicyclettes TREK et une licence qu’elle aurait obtenue du fabricant PEUGEOT. Comme le soulève la défenderesse, l’existence de ces licences relève du ouï-dire et la Cour ne peut accorder quelconque poids à cet argument étant donné le manque de preuve. De plus, la Cour remarque que l’entente signée entre la demanderesse et GMCL consistait en une promotion à durée limitée selon laquelle un acheteur d’un véhicule (GM) recevait une bicyclette de marque ROCKY MOUNTAIN, et ce, à titre gratuit. L’entente est claire à cet égard : elle ne constitue pas une licence et il ne peut donc s’agir d’une voie de commercialisation habituelle pour la demanderesse.

 

[34]           Au surplus, la preuve démontre que cette entente signée à titre promotionnel remonte à 1999 et n’a pas été renouvelée subséquemment. La demanderesse a également admis qu’habituellement les marchandises ROCKY MOUNTAIN étaient vendues par des détaillants autorisés dans des boutiques de sports (Affidavit de Raymond Dutil, para 50). Par conséquent, la Cour est d’avis que la décision du registraire, quant à la différence de voies de commercialisation entre les marchandises de la demanderesse et celles de la défenderesse, n’aurait pas été affectée par la nouvelle preuve produite par la demanderesse.

 

[35]           Troisièmement, quant à l’affidavit de Thelma Thibodeau, la Cour doit conclure que celui-ci ne présente aucune preuve utile et probante relativement à la position de la demanderesse selon laquelle il y a confusion, car il n’y a aucune connexité entre les fabricants de bicyclettes et la vente de supports à vélo par des concessionnaires d’automobiles.

 

[36]           Suite à une analyse des deux nouveaux affidavits de la demanderesse, cette Cour ne peut souscrire aux arguments de cette dernière puisque ces nouvelles preuves ne sont pas assez importantes eu égard à l’ensemble de la preuve et par conséquent, elles n’auraient pas changé la décision du registraire. Ainsi, en l’espèce, la retenue judiciaire dont doit faire preuve cette Cour ne doit pas céder le pas.  

 

3. La registraire a-t-elle commis une erreur en concluant à l’absence de confusion entre les

marques ROCKY MOUNTAIN et ROCKY MOUNTAIN BICYCLES  de la demanderesse et la marque de la défenderesse?

 

[37]           Partant du principe que chaque cas est un cas d’espèce qui doit être analysé sous l’angle du « consommateur occasionnel plutôt pressé » et ayant un souvenir imparfait (Mattel, supra, au para 56) et des facteurs à considérer en vertu de l’alinéa 6(5) de la Loi, la défenderesse soumet qu’il y a absence de confusion et qu’elle s’est déchargée de son fardeau de preuve quant à l’inexistence de vraisemblance de confusion.

[38]           Quant au caractère distinct, la défenderesse s’appuie sur l’arrêt United Artists Corp. c Pink Panther Beauty Corp., [1998] 3 CF 534, [1998] ACF no 441, au para 23, dans lequel la Cour d’appel fédérale explique la différence entre le caractère distinctif inhérent de la marque et le caractère distinctif qu’elle a acquis :

[23] Le premier élément énuméré au paragraphe 6(5) est la solidité ou le caractère bien établi de la marque. Cet élément se divise en deux : le caractère distinctif inhérent de la marque et le caractère distinctif qu'elle a acquis. Une marque possède un caractère distinctif inhérent lorsque rien en elle n'aiguille le consommateur vers une multitude de sources. La marque qui peut faire allusion à de nombreuses choses ou qui, comme je l'ai fait remarquer précédemment, se limite à décrire les marchandises ou leur origine géographique jouira d'une protection moindre. Inversement, si la marque est un nom unique ou inventé, de sorte qu'elle ne peut faire référence qu'à une seule chose, la portée de sa protection sera plus grande.

 

 

 

[39]           En l’espèce, la registraire a souligné que la marque ROCKY MOUNTAIN avait un caractère distinct moindre puisqu’elle pouvait facilement être associée à des vélos de montagne et qu’elle devait son nom à la chaîne des montagnes Rocheuses. Lors de l’audience, la demanderesse a soumis, en se référant à la pièce Berry F-1, qu’il était déraisonnable pour la registraire de conclure que sa marque de commerce était de qualité suggestive plus prononcée, car l’image de la marque de la défenderesse fait également référence à la chaine des montagnes Rocheuses parce qu’elle est composée d’une ligne montagneuse. De plus, la demanderesse soutient que la registraire a rendu une décision déraisonnable en décomposant une partie de la marque : ROCKY en ROCK et en tirant une conclusion négative.

 

[40]           En contrepartie, la défenderesse soumet que cette nouvelle preuve quant à l’image qu’emploie la défenderesse n’est pas déterminante en soi et ne changerait rien à la décision du registraire. La défenderesse soutient de plus que la preuve de la demanderesse est insuffisante pour démontrer que le terme ROCK est davantage lié à la musique qu’à des montagnes. La Cour n’accorde pas de poids à l’argument de la demanderesse sur cette question, car même si la registraire avait dû tirer une conclusion neutre quant à ce facteur, il s’agit d’un facteur parmi tant d’autres qui doit être pris dans son ensemble. La décision de la registraire sur ce point est donc raisonnable.

 

[41]           S’appuyant sur les arrêts American Motors Corp. and American Motors (Canada) Ltd. c Canada Cycle and Motor Co. Ltd., (1978) 42 CPR (2d) 287, p 288 et Porsche, la défenderesse soumet qu’en dépit du fait que les véhicules et les bicyclettes sont tous les deux des modes de transport, ils sont fondamentalement différents. La défenderesse soutient également qu’un acheteur de véhicule potentiel est amplement au courant qu’aucun fabricant de voitures nord-américain ne fabrique de bicyclettes et que pour ce genre d’achat, le consommateur moyen est prudent et judicieux. De plus, le risque de confusion est nettement réduit lorsqu’on compare le prix d’achat de ces deux marchandises. À cet effet, la défenderesse soutient que lorsque la marchandise des parties est onéreuse, le risque de confusion est amoindri.

 

[42]           Cette Cour considère que la preuve soumise ne permet donc pas de conclure que le consommateur moyen verrait un lien quelconque entre les bicyclettes et les automobiles. Par conséquent, il ne peut y avoir de confusion entre la même marque qu’utilise un fabricant de voitures et un fabricant de bicyclettes. Contrairement à ce que prétend la demanderesse, même si les marchandises ne sont pas de la même catégorie, le poids qu’a accordé la registraire au critère de la nature de la marchandise est raisonnable en soi.

 

[43]           Le facteur favorisant la demanderesse quant à la période pendant laquelle ses marques de commerce ont été en usage n’est pas contesté par la défenderesse.

 

[44]           Étant donné que la registraire a soulevé le manque de preuve de la demanderesse quant aux voies de commercialisation des marchandises de celle-ci, cette dernière soutient que sa preuve additionnelle permet de contrer cette lacune. Toutefois, cette Cour n’est pas convaincue que cette nouvelle preuve démontre l’existence d’une connexité entre les bicyclettes et les voitures et leurs voies de commercialisation respectives. Au contraire, M. Dutil a mentionné dans son contre-interrogatoire que les voies de commercialisation d’une part pour les bicyclettes et, d’autre part, pour les voitures étaient différentes (Dossier de la demanderesse, onglet 26 à la page 839 (p 86, Q 247)).

 

[45]           Quant au facteur du degré de la ressemblance entre les marques de commerce dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent, la défenderesse prétend que les mots MOUNT et ROCK évoquent l’idée de marchandises reliées aux bicyclettes. Quant à la demanderesse, elle soutient que sa marque est visuellement et phonétiquement identique à la marque de la défenderesse. Malgré le fait que cette Cour est d’accord avec l’argument de la demanderesse sur ce dernier facteur et que ce facteur joue en sa faveur comme l’a souligné la registraire, cette Cour est également d’accord avec cette dernière que ce facteur n’est pas déterminant eu égard à l’ensemble de la preuve et ne saurait faire pencher la balance en faveur de la demanderesse.

 

[46]           Pour ce qui est des circonstances additionnelles, comme l’état du registre des marques de commerce, la demanderesse prétend que dix enregistrements comprenant le mot ROCK ne sont pas suffisants pour tirer des conclusions sur l’état du marché. Cette Cour ne peut adhérer à cet argument, car la registraire appuie son analyse sur de la jurisprudence et cette analyse n’est aucunement déraisonnable. Il convient également de noter que la défenderesse soulève avec pertinence la décision Park Avenue Furniture Corp. c Wickes/Simmons Bedding Ltd. (C.A.F.), [1991] ACF no 546, 130 NR 223, qui a reconnu qu’en matière d’analyse de l’état du registre, il ne suffisait que de sept marques pertinentes enregistrées pour pouvoir tirer des conclusions sur l’état du marché.

 

[47]           De surcroît, la défenderesse souligne également que la demanderesse par son comportement a en fait elle-même reconnu qu’il n’y a aucun risque de confusion entre des marques de voitures et de bicyclettes qui sont identiques, car la demanderesse a utilisé plusieurs marques de voiture pour ses bicyclettes parmi une liste de 20 marques de voitures déjà enregistrées, e.g. Mustang; Targa; Seville and Navigator. Par ailleurs, la Cour est d’accord avec les observations de la défenderesse qu’il était raisonnable pour la registraire de rejeter l’argument de la demanderesse voulant qu’il existe des marques primaires et secondaires, car la Loi sur les marques de commerce ne fait pas une telle distinction.

 

[48]           Pour les motifs énumérés ci-haut, cette Cour est d’avis que la registraire n’a pas commis d’erreur en concluant à l’absence de confusion entre les marques ROCKY MOUNTAIN et ROCKY MOUNTAIN BICYCLES de la demanderesse et la marque de la défenderesse.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que

 

  1. l’appel de la demanderesse est rejeté avec dépens;
  2. la décision en date du 17 novembre 2008 par laquelle la registraire de la Commission des oppositions des marques de commerce a refusé l’opposition du Groupe Procycle Inc. à la demande de la marque de commerce no 1,152,955 est confirmée.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-333-09

 

INTITULÉ :                                       GROUPE PROCYCLE INC. c. CHRYSLER GROUP LLC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 septembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

François M. Grenier

 

POUR LA DEMANDERESSE

J. Douglas Wilson

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robic, s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Ridout & Maybee LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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