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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20091222

Dossier : IMM-2815-09

Référence : 2009 CF 1305

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2009

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

JAMILAH ALEXANDER

 

demanderesse

 

 

et

 

 

 

 

MINISTRE DE L’IMMIGRATION

ET DE LA CITOYENNETÉ

 

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il y a quelque chose de fondamentalement mauvais dans les relations entre hommes et femmes à Saint-Vincent-et-les Grenadines. Année après année, des femmes viennent au Canada à la recherche de protection contre des conjoints ou des partenaires violents. En vérité, 495 demandes d’asile ont été déposées l’année dernière par des citoyens de ce pays. Seulement dix autres pays comptent plus de demandeurs. L’Inde figure en 10e place avec 551 demandeurs. Comme l’Inde a une population de 1,2 milliard d'habitants et que celle de Saint-Vincent-et-les Grenadines en a 118 000, ces chiffres soulèvent des questions. À en juger d’après les affaires dont la présente cour est saisie en raison de demandes de contrôle judiciaire ou des demandes de sursis, presque tous les demandeurs sont des femmes qui soutiennent avoir été victimes de violence conjugale.

 

[2]               En l’espèce, le tribunal de la Section de la protection des réfugiés a reconnu que Mme Alexander avait été battue par son partenaire, qu’elle avait trouvé refuge chez sa tante sur une des îles des Grenadines, que son partenaire avait menacé de brûler la maison de sa mère si elle ne retournait pas à Kingstown et qu’il a continué à faire des menaces terribles au téléphone.

 

[3]               La seule question en litige portait sur la protection de l’État. Le tribunal a conclu que Saint-Vincent-et-les Grenadines est une démocratie et que Mme Alexander n’avait [traduction] « pas pris tous les moyens raisonnables dans les circonstances de l'espèce pour se prévaloir de la protection assurée par l'État » et qu’elle [traduction] « n’a pas fourni de preuve convaincante démontrant que des personnes dans la même situation qu’elle n’avaient pas pu obtenir la protection de l’État ». Il a finalement été décidé qu’elle n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État à l’aide de preuves claires et convaincantes.

 

[4]               Mme Alexander n’a porté plainte à la police qu’une seule fois. La police a ignoré sa plainte parce qu’elle a été faite quelques jours après qu’elle a été battue. Elle s’est justifiée en disant que son partenaire l’avait gardée enfermée et qu’elle n’avait pas pu se plaindre avant. Compte tenu des nombreux appels menaçants, le tribunal a fait valoir qu’elle aurait dû porter plainte plus souvent.

 

[5]               À première vue, la décision du tribunal paraît raisonnable. Notre Cour est censée faire preuve de déférence à l’égard des décisions des tribunaux de la Section de la protection des réfugiés (SPR), qui possèdent une plus grande expertise que la Cour sur la situation qui règne dans le pays visé. Cependant, à certains moments il est évident que la déférence devrait se mériter, particulièrement lorsque le tribunal n’accorde apparemment aucune attention aux affaires jugées par notre Cour qui portent spécifiquement sur Saint-Vincent-et-les Grenadines. L’analyse des conditions du pays effectuée par le tribunal de la SPR n’était manifestement que pour la forme, ou une analyse « préfabriquée », selon les mots de la juge Snider dans Alvandi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 790.

 

[6]               La présente Cour n’est pas saisie d’un appel de novo et ne peut donc pas effectuer sa propre analyse des conditions du pays. La Section d’appel des réfugiés serait en mesure de connaître d‘un appel sur une question de fait en vertu des articles 110 et 111 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cependant, ces dispositions ne sont toujours pas entrées en vigueur.

 

[7]               Comme notre Cour est appelée à examiner le travail d’autres instances, certaines demandes de contrôle judiciaire sont accueillies et d’autres sont rejetées, en fonction du raisonnement exposé dans la décision sous-jacente. Néanmoins, il existe un grand nombre d’affaires pour lesquelles des demandes de contrôle judiciaire ont été accueillies parce que les conclusions selon lesquelles la protection de l’État est suffisante à Saint-Vincent-et-les Grenadines étaient déraisonnables. Sans entrer dans tous les détails, un grand nombre de femmes semblent avoir vécu des situations similaires. Voir par exemple : Jessamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 20; Myle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1073; Myle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 871; Codogan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 739; Franklyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1249; Fraser c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1154; King c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 774; Griffith c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 171 F.T.R. 240.

 

[8]               Bien que la norme de contrôle soit celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339) et bien qu’il puisse y avoir plus d’une décision raisonnable, soit les personnes comme Mme Alexander peuvent obtenir la protection de l’État, soit elles ne le peuvent pas. Dans Siddiqui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6, le juge Phelan a examiné une décision dans laquelle il avait été décidé que le MQM-A du Pakistan était une organisation terroriste. Il y avait eu des décisions affirmant le contraire dans le passé. Je suis totalement d’accord avec lui lorsqu’il a écrit aux paragraphes 17 et 18 :

[17]      Il n’y a pas d’exigence légale stricte selon laquelle les commissaires doivent suivre les conclusions de fait d’un autre commissaire. C’est particulièrement vrai lorsque l’une des normes faisant appel au caractère « raisonnable » est en jeu : des personnes raisonnables peuvent raisonnablement être en désaccord.

 

[18]      Ce qui nuit à la décision de la Commission c’est l’omission de s’exprimer sur les conclusions contradictoires de la décision Memon. Il se pourrait bien que le commissaire ne fût pas d’accord avec les conclusions de la décision Memon et il pourrait avoir de bonnes et solides raisons pour cela. Toutefois, le demandeur a droit, pour des raisons d’équité, à une décision complète, à une explication sur les raisons pour lesquelles le commissaire en cause, après avoir analysé les mêmes documents portant sur la même question, a pu parvenir à une conclusion différente.

 

[9]               Le fait que le tribunal se soit référé à une loi contre la violence familiale (la Domestic Violence Act 1995) n’est pas pertinent compte tenu des documents dont il disposait puisqu’elle ne vise pas la relation que Mme Alexander vivait, et qui selon les termes employés là-bas, pouvait être qualifiée de « fréquentation ».

 

[10]           Bien qu’il ait été reconnu qu’il existe de graves problèmes à Saint-Vincent-et-les Grenadines et bien que la situation s’améliore, je suis forcé de conclure qu’il s’agit d’une analyse « optimiste ». Dans sa propre réponse aux demandes d’information du 18 novembre 2008, la Commission cite un représentant de l’Association de défense des droits de la personne de Saint-Vincent-et-les Grenadines qui a expliqué que lorsque des victimes de sexe féminin portent plainte, elles sont accueillies par de jeunes policiers de sexe masculin qui sont grossiers, irrespectueux et machistes qui pensent que la victime est responsable de ce qui lui arrive.

 

[11]           On s’est référé au fait qu’il n’y a aucun refuge pour femmes à Kingstown. Si le tribunal s’était tenu informé des conditions du pays et des décisions de notre Cour, il aurait certainement retenu ce que j’ai affirmé dans Myle, 2007 CF 1073. Il aurait également remarqué que la preuve documentaire présentée dans le passé démontre que le gouvernement a acheté un refuge pour femmes et que ce dernier était en cours de rénovation en 2004. Un an plus tard, il a été tenu pour acquis que le refuge était opérationnel. Les dernières nouvelles indiquent qu’il n’existe aucun refuge de ce genre. En quoi cela correspond-il aux efforts sérieux attribués au gouvernement?

 

[12]           La décision rendue récemment dans Trimmingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1059 est encore plus troublante. Bien que cette affaire ait été tranchée après que le tribunal a rendu sa décision pour la présente affaire, la preuve montre que le consul général de Saint-Vincent-et-les Grenadines a écrit en mai 2008 pour dire que la police n’était pas en mesure de protéger la demanderesse. La situation est exactement la même dans Canada (P.G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, où l’Irlande a admis ne pas être en mesure de protéger M. Ward. La Cour suprême a renvoyé cette affaire pour réexamen parce que M. Ward était également citoyen du Royaume-Uni et qu’il devait effectuer tous les efforts raisonnables dans tous les pays qui avaient le devoir de le protéger.

 

[13]           Je trouve complètement ahurissant que la CISR publie des renseignements sur les conditions du pays, mais qu’elle ne mentionne pas que le consul général a admis que l’État ne pouvait pas garantir l’efficacité d’une ordonnance de non-communication. Cela constituerait une information pertinente pour toute évaluation, tout comme le serait une analyse du genre de menaces que Mme Trimmingham a reçues en comparaison de celles qu’a reçues Mme Alexander.

 

[14]           Au vu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire de pousser plus loin l’analyse de la conclusion voulant que Mme Alexander n’ait pas fourni suffisamment d’efforts pour obtenir la protection de l’État. Comme le juge Urie l’a noté dans l’arrêt Ward de la Cour d’appel fédérale, l’incapacité de protéger d’un État peut découler du fait qu’il « ferme les yeux » sur la situation. Les bonnes intentions, s’il s’agit effectivement de bonnes intentions, ne suffisent pas. Comment se fait-il que des rapports datant de cinq ans fassent mention du fait que le gouvernement était en train de rénover un refuge pour femmes, alors que les derniers rapports indiquent qu’il n’en existe aucun?

 

[15]           Bien qu’ils aient manifestement été écrits dans un contexte différent, j’estime que les mots de Andrew Marvell sont significatifs en l’espèce : [traduction] « La tombe est un merveilleux boudoir, mais s’y étreint-on? Je n’y puis croire. » Les proches des personnes assassinées ne trouveront qu’un mince réconfort dans le fait que l’auteur du crime a été puni par la justice après les faits. À ce propos, il y a lieu de se demander comment s’est terminée l’histoire dans laquelle la police a ignoré les plaintes d’une femme au sujet d’un partenaire qui la harcelait? La tête de cette dernière a été tranchée en plein jour à un arrêt d’autobus. Cet incident figure dans la jurisprudence (Myle, 2007 CF 1073, au paragraphe 23) de notre Cour dans une affaire concernant Saint-Vincent-et-les Grenadines.


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.                  La demande de contrôle de judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la Commission est annulée.

3.                  L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour être réexaminée par de nouveaux commissaires sur la base des motifs exposés en l’espèce.

4.                  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS FIGURANT AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2815-09

 

INTITULÉ :                                       Jamilah Alexander c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 décembre 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 22 décembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marc J. Herman

 

POUR LA DEMANDERESSE

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Marc J. Herman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c. r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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