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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court


Date : 20091208

Dossier : IMM-1767-09

Référence : 2009 CF 1257

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2009

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE 

STERBYCI SOKOL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), qui vise la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu, le 5 mars 2009, que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               Le demandeur prie la Cour d’annuler la décision de la Commission.

 

Contexte

 

[3]               Le demandeur est un citoyen de l’Albanie qui a fondé sa demande d’asile sur sa crainte d’être tué dans une vendetta avec une autre famille. Son récit est rapporté dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP).

 

[4]               Le demandeur est originaire d’une région éloignée du nord du pays. La vendetta découle du meurtre d’un membre de la famille Lisi par son oncle en 1990. Le demandeur prétend que, bien qu’il n’y ait eu aucune déclaration de guerre officielle entre les familles, la vendetta a commencé à ce moment‑là, et un autre de ses oncles a par la suite été pris au piège et assassiné par des membres de la famille Lisi en 1997.

 

[5]               Selon le kanun, l’ancien code régissant ce type de conflits, c’était maintenant au tour de sa famille de se venger. Le demandeur affirme que c’est pour cette raison que son cousin (le fils du premier oncle) a entraîné dans un piège et assassiné Bajram Lisi en 2003.

 

[6]               Le demandeur a quitté l’Albanie pour les États‑Unis en l’an 2000, et d’autres membres de sa famille l’ont rejoint en 2003. Sa revendication du statut de réfugié aux É.‑U. a été rejetée et il a été renvoyé en Albanie le 6 juin 2007.

 

[7]               Le demandeur affirme que, durant les quelque quatre mois où il est retourné en Albanie, il a vécu caché avec sa tante à Tirana et n’a pas informé les autres de son retour. Dès qu’il a obtenu les documents lui permettant de voyager, le demandeur est venu au Canada avec l’aide d’un passeur.

 

Décision de la Commission

 

[8]               La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi puisque la criminalité, y compris les vendettas, n’a aucun lien avec la Convention. La Commission a en outre conclu que le demandeur n’avait pas besoin de protection selon l’article 97 de la Loi puisqu’il existe une protection de l’État adéquate en Albanie.

 

[9]               La Commission a fait état des origines historiques du kanun et de sa puissante influence. Elle a également signalé la mise en œuvre de nouvelles lois interdisant les vendettas et de peines plus sévères, tout en reconnaissant que les lois ne peuvent être efficaces que dans la mesure où les responsables les font appliquer et où les membres de la collectivité s’adressent aux organismes chargés de l’application de la loi pour obtenir de l’aide. La preuve de la condamnation d’un meurtrier dans une affaire de vendetta particulièrement brutale a été analysée.

 

[10]           La Commission a accordé peu de poids à une lettre fournie par le demandeur, qui serait signée par le chef de la police locale. La lettre attestait les événements ayant causé la vendetta, mais disait que la police [traduction] « …ne se sent pas capable de prendre des mesures et de régler le problème, car il s’agit d’un phénomène répandu dans l’ensemble… ». La Commission a estimé que les renseignements contenus dans la lettre n’étaient pas dignes de foi et que l’explication du demandeur quant à savoir pourquoi il avait obtenu cette lettre manquait de crédibilité.

 

[11]           La Commission a pris note du témoignage du demandeur portant que sa famille avait en vain fait appel à une organisation pour régler la vendetta. Celui‑ci a affirmé que la famille Lisi [traduction] « …frappera quand elle jugera le moment opportun », tout en indiquant qu’aucun tort n’a été fait à ses frères en Albanie entre 1998 et 2003. En fin de compte, la Commission était convaincue que si le demandeur s’adressait aux autorités, il recevrait une protection adéquate. Elle a aussi souligné que le demandeur ne s’était pas adressé aux autorités avant de demander la protection du Canada en 2007.

 

[12]           Même si le demandeur avait réussi à réfuter la présomption de protection de l’État, la Commission estimait qu’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Tirana. Elle a fait état d’une preuve indiquant que les vendettas étaient moins fréquentes dans le centre‑ville de Tirana. La Commission a également conclu que le demandeur n’avait pas pu fournir une preuve claire et convaincante que la famille Lisi le trouverait.

 

Questions en litige

 

[13]           Les questions en litige sont les suivantes :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La Commission a‑t‑elle eu tort de conclure qu’il existait une protection de l’État?

            3.         La Commission a‑t‑elle eu tort de conclure qu’il existait une PRI?

 

Observations écrites du demandeur

 

[14]           Concernant la question de la protection de l’État, le demandeur soutient que plusieurs erreurs ont été commises dans les conclusions de la Commission. D’abord, la Commission a eu tort de supposer que, parce que le gouvernement avait édicté des lois interdisant les vendettas, il offrait également une protection adéquate. La Commission a omis de faire état d’une preuve importante établissant l’inefficacité de la police en matière de protection contre les vendettas, dont le document rédigé par la Commission elle‑même, intitulé Albanie — La vendetta, qui exposait de façon détaillée les problèmes liés aux vendettas, le recours accru aux meurtres par vengeance sans doute attribuable à une application de la loi inefficace et un manque de confiance dans les peines infligées par l’État, l’inefficacité des condamnations, ainsi qu’une déclaration de l’ombudsman albanais reconnaissant que les personnes visées par les vendettas devraient trouver un asile en Allemagne, et une preuve de l’inefficacité de la police dans la région de Shkoder, région du demandeur. La présomption voulant que la Commission tienne compte de l’ensemble de la preuve est réfutée lorsque des éléments de preuve contredisant manifestement la principale conclusion de la Commission sont passés sous silence.

 

[15]           Le demandeur soutient également que les motifs invoqués par la Commission pour conclure au manque de fiabilité de sa lettre du chef de police étaient déraisonnables. La raison pour laquelle la Commission n’a pas cru le demandeur quant à la crédibilité de la lettre tenait à une question erronée à laquelle ce dernier ne pouvait pas répondre. Elle a demandé au demandeur comment le chef de police avait‑il pu rédiger une telle lettre ( essentiellement, [traduction] « à quoi a‑t‑il pensé? ») et a tiré une conclusion négative lorsque celui‑ci a répondu qu’il ne le savait pas.

 

[16]           Quant à la question de la PRI, le demandeur fait valoir que la Commission s’est posé la mauvaise question. Il ne s’agissait pas de savoir si une vendetta pouvant mettre le demandeur en danger se produirait à Tirana, mais si les exécuteurs d’une vendetta pourraient le trouver à Tirana. La Commission a imposé un fardeau indu à l’accusé en exigeant de lui qu’il fournisse une preuve claire et convaincante qu’on le trouverait à Tirana. L’élément de preuve émanant de la Commission elle‑même démontrait clairement que les vendettas ont une longue portée.

 

Observations écrites du défendeur

 

[17]           En ce qui concerne l’allégation portant que la Commission a fait abstraction de certains éléments de preuve, le défendeur soutient que le demandeur n’a toujours pas réussi à réfuter la présomption voulant que la Commission ait tenu compte de l’ensemble de la preuve, même si celle‑ci n’a pas mentionné quelque chose dans ses motifs. La Commission a examiné toute la preuve documentaire sur la protection de l’État et a fait état de plusieurs éléments de preuve précis. Ce n’est qu’après avoir fait tous ces renvois à la preuve que la Commission a tiré sa conclusion en matière de protection de l’État.

 

[18]           La question de savoir s’il existe une PRI est une question de fait relevant de l’expertise de la Commission, à l’égard de laquelle il faut faire preuve de retenue. La Commission a correctement énoncé et appliqué le critère en matière de PRI. Ses conclusions étaient raisonnables compte tenu, notamment, des facteurs suivants : on compte moins de vendettas et plus de ressources à Tirana qu’ailleurs en Albanie, le demandeur n’a fourni aucune preuve indiquant comment la famille Lisi le repérerait, et on peut raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur trouve un emploi à Tirana.

 

Analyse et décision

 

[19]           Question 1

Quelle est la norme de contrôle applicable?

            La présente affaire ne soulève ni question d’interprétation législative ni question d’équité procédurale. Le demandeur conteste directement les conclusions de fait de la Commission ayant trait à deux questions clés. Quant à la PRI, une question juridique de fardeau de preuve est soulevée, mais il s’agit d’une question accessoire à ce qui constitue avant tout une contestation de la conclusion factuelle ultime de la Commission selon laquelle il existe une PRI.

 

[20]           Je signale ici que les conclusions de fait des tribunaux administratifs soumises à la Cour sont assujetties à la norme de contrôle imposée par l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, qui précise ceci :

18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

 

. . .

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose; . . .

 

 

 

18.1(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

 . . .

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

[21]           Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] A.C.S. no 12 (QL), la Cour suprême a récemment fait état de l’incidence de ces directives législatives :

46     De façon plus générale, il ressort clairement de l’al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence.  Ce qui est tout à fait compatible avec l’arrêt Dunsmuir.  Cette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales.

 

 

[22]           Le juge Evans avait auparavant fait la remarque suivante au paragraphe 14 de l’arrêt Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.) (QL) :

Ainsi, pour justifier lintervention de la Cour en vertu de lalinéa 18.1(4)d), le demandeur doit convaincre celleci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi quelle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] ».

 

 

[23]           Tout en gardant à l’esprit cette norme stricte de retenue, je vais maintenant examiner les conclusions de la Commission.

 

[24]           Question 2

            La Commission a‑t‑elle eu tort de conclure qu’il existait une protection de l’État?

            Il existe en droit des réfugiés une présomption selon laquelle les pays démocratiques, même s’il s’agit de démocraties en devenir comme l’Albanie, sont capables de protéger leurs citoyens. Il découle de cette présomption que, pour établir que sa crainte de persécution est objectivement bien fondée, le demandeur d’asile doit réfuter la présomption voulant que l’État soit en mesure d’assurer une protection adéquate, ce qui ne peut se faire qu’au moyen d’une preuve claire et convaincante confirmant l’incapacité de l’État à protéger (voir Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 282 D.L.R. (4th) 413, aux paragraphes 42 à 44, citant Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 723 et 724, [1993] A.C.S. no 74 (QL)).

 

[25]           Dans l’arrêt Hinzman précité, au paragraphe 45, la Cour d’appel fédérale a confirmé sa décision antérieure dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Kadenko, [1996] A.C.F. no 1376, 143 D.L.R. (4th) 532, où le juge Decary a donné des précisions sur ces principes et ajouté que plus le pays est démocratique, plus le demandeur doit avoir cherché à obtenir une protection là‑bas.

 

[26]           Le demandeur prétend que la Commission a fait abstraction de certains éléments de preuve démontrant que la protection de l’État était, en pratique, inefficace et inadéquate pour les victimes potentielles de vendettas.

 

[27]           Le défendeur affirme que la Commission a tenu compte de l’ensemble de la preuve, mais qu’elle a simplement conclu, en définitive, que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption. Le défendeur affirme également que la Commission n’a pas à résumer toute la preuve dont elle dispose et qu’elle est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve (voir Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.) (QL)).

 

[28]           Selon l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, les demandeurs peuvent contester les conclusions de fait d’un tribunal au motif qu’elles ont été tirées sans tenir compte de la preuve. Les demandeurs qui prétendent que le tribunal a fait abstraction de certains éléments de preuve doivent réfuter la présomption de common law voulant que celui‑ci ait bel et bien tenu compte de l’ensemble de la preuve. Lorsque l’obligation d’équité procédurale exige que des motifs écrits détaillés soient fournis, comme dans le cas des décisions de la Commission, ces motifs peuvent fournir de précieux indices quant à savoir si tous les éléments de preuve importants ont été pris en compte.

 

[29]           Dans l’arrêt Cepeda-Gutierrez précité, le juge Evans a énoncé le principe selon lequel l’omission de la Commission de mentionner ou d’analyser une preuve importante dans ses motifs peut permettre de réfuter la présomption :

16     Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut‑être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

17     Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

 

[30]           Dans la décision contestée, il n’est presque pas fait allusion à des éléments de preuve importants qui auraient directement permis de réfuter la présomption de protection de l’État. Bien que cette lacune justifie à elle seule l’annulation de la conclusion de la Commission, j’estime également que l’analyse comporte d’autres erreurs.

 

[31]           La Commission a analysé ainsi les exigences à respecter par le gouvernement albanais :

Même si les vendettas se poursuivent, le rapport du Département d’État indique que l’Albanie fait de sérieux efforts pour régler ce problème. Cela ne veut pas dire que le gouvernement a éradiqué les vendettas ou qu’il a montré qu’il avait empêché des vendettas, mais plutôt qu’il prend des mesures et des dispositions législatives pour résoudre le problème efficacement.

 

 

[32]           La Commission s’est ensuite intéressée aux nouvelles lois albanaises, mais n’a pas bien expliqué en quoi le problème des vendettas était adéquatement pris en charge.

 

[33]           La Commission a analysé le problème des vendettas en Albanie, mais a semblé s’appuyer sur des statistiques contenues dans un rapport du Département d’État des É.‑U. indiquant que, sur les 96 meurtres signalés en 2007, deux seulement étaient liés aux vendettas. Il n’a pas été question des résultats des efforts déployés par la police locale ou d’autres organisations pour mettre fin à ces guerres, surtout dans le nord, où la Commission a reconnu que les vendettas persistent. Une preuve importante mettait en doute l’exactitude des statistiques susmentionnées et la capacité des autorités locales à lutter contre les vendettas, mais cette preuve n’a pas été évoquée.

 

[34]           Selon le document Albanie — La vendetta rédigé par la Commission, qui fait partie de son Cartable national de documentation, les autorités albanaises n’ont pas pu faire grand‑chose pour régler le problème. On y indique également que même ceux qui sont arrêtés pour meurtre nient souvent que le meurtre était lié à une vendetta pour encourir une peine moins sévère, mais qu’ils sont souvent tués dès leur mise en liberté. Le document traite même directement de l’incapacité de la police à protéger les victimes potentielles de vendettas dans la région du demandeur.

[35]           La Commission a bien fait état du document, mais seulement pour relater l’histoire, contenue dans celui‑ci, d’une poursuite s’étant soldée par la condamnation d’un meurtrier dans une vendetta. Il ressort de l’ensemble du document que les poursuites intentées avec succès sont en réalité plutôt rares.

 

[36]           La Commission a aussi omis d’analyser la lettre du Comité pour la réconciliation nationale (CRN), l’ONG qui s’efforce de résoudre les vendettas par la conciliation et la négociation, attestant de façon détaillée le déroulement de la vendetta entre les familles Sterbyci et Lisi. Cette lettre, signée par le président du CRN, disait que la police et le gouvernement albanais ne disposent pas de moyens adéquats pour protéger les familles dans les cas de meurtre par vengeance ou pour vendetta.

 

[37]           À mon avis, la Commission devait tenir compte, dans ses motifs écrits, de la preuve importante démontrant un manque de protection adéquate en Albanie. La Commission a donc commis une erreur en omettant d’apprécier cette preuve. Par conséquent, le contrôle judiciaire doit être autorisé pour ce motif.

 

[38]           Question 3

            La Commission a‑t‑elle eu tort de conclure qu’il existait une PRI?

            Le critère à appliquer pour décider s’il existe une PRI comporte deux volets : (i) le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté ou d’être, selon la prépondérance des probabilités, victime de persécution ou exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans la région où il existe une PRI, et (ii) la situation dans la région où il existe une PRI doit être telle que, compte tenu de toutes les circonstances, il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur de s’y réfugier (voir Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, [1993] A.C.F. no 1172 (C.A.) (QL)).

 

[39]           Une fois la question de la PRI soulevée, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que la possibilité n’existe pas en établissant qu’il n’est pas satisfait à l’un ou l’autre des deux volets du critère énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu précité.

 

[40]           Le demandeur conteste le fondement juridique de la conclusion de la Commission à l’égard du premier volet. Concernant la crainte que les membres de la famille Lisi puissent le repérer, la Commission a conclu que le demandeur devait fournir une « preuve claire et convaincante que la famille Lisi le trouverait ».

 

[41]           C’était imposer un fardeau indu au demandeur. Dans l’arrêt Thirunavukkarasu précité, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le demandeur n’a qu’à fournir une preuve claire et convaincante établissant qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans le nouvel endroit.

 

[42]           Cependant, indépendamment de cette erreur de droit, et sans analyser l’incidence qu’elle a pu avoir sur la conclusion de la Commission, j’estime que la conclusion ultime de la Commission quant à la PRI comporte la même lacune que sa conclusion précédente sur la protection de l’État. La Commission n’a tout simplement pas fait allusion à la preuve importante indiquant que ceux qui exécutent les vendettas ont le bras long et sont très tenaces. Cette omission était d’autant plus surprenante que, plus haut dans ses motifs, la Commission avait relaté une histoire dans laquelle les exécuteurs d’une vendetta s’étaient rendus à Londres et y avaient demandé l’asile dans le seul but de trouver et de tuer un membre de la famille détestée. Lesdits exécuteurs ont été arrêtés à leur retour en Albanie et la Commission avait relaté cette histoire soi‑disant pour donner un exemple d’application efficace. Pourtant, cette histoire et d’autres éléments de preuve faisant état de la persistance des exécuteurs de vendettas et d’une application de la loi inadéquate fournissent des motifs suffisants pour justifier une crainte objective qu’une victime potentielle puisse ne pas être en sécurité simplement en déménageant à Tirana.

 

[43]           Le demandeur avait effectivement vécu à Tirana pendant une courte période en 2007. Il a affirmé devant la Commission qu’il a passé toute cette période caché.

 

[44]           Il n’était pas loisible à la Commission de rejeter les arguments du demandeur et de conclure qu’il existait une PRI sans mentionner expressément l’importante preuve contradictoire (voir l’arrêt Cepeda-Gutierrez précité). Je suis donc d’avis d’autoriser le contrôle judiciaire pour ce motif.

 

[45]           La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur elle.

 

[46]           Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale en vue de sa certification.


 

JUGEMENT

 

[47]           LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur elle.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, LL.B.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Les dispositions législatives pertinentes sont énoncées dans la présente section.

 

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) :

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1767-09

 

INTITULÉ :                                       STERBYCI SOKOL

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 décembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

Surana Bhattacharyya

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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