Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20091204

Dossier : IMM-2137-09

Référence : 2009 CF 1240

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

KRISTIN TETIK

EDJER TETIK

CEDAY TETIK

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs – Ejder Tetik, son épouse Kristin et leur fils Ceday - sont tous citoyens de la Turquie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a rejeté leur demande d’asile.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis arrivé à la conclusion qu’il convient de faire droit à la présente demande, premièrement parce que la SPR n’a pas examiné si les incidents discriminatoires, considérés ensemble, équivalaient à de la persécution cumulée et, deuxièmement, parce que la SPR n’a pas traité de l’existence d’une protection de l’État dans le contexte de la situation précise dans laquelle se trouvent les demandeurs.

 

I           Le contexte

[3]               Edjer Tetik est né le 22 septembre 1964 à Eskisehir (Turquie); il est musulman. Son épouse, Kristin Tetik, est née le 26 novembre 1960 à Istanbul (Turquie); elle est chrétienne arménienne. Leur fils, Ceday Tetik, est né le 27 janvier 1994 à Istanbul.

 

[4]               La famille d’Ejder ne pratiquait pas de manière stricte la religion musulmane, mais elle reconnaissait toutefois les fêtes et les célébrations religieuses. Ejder se rendait à la mosquée à des occasions spéciales, mais pas régulièrement. La famille de Kristin est arménienne et vit en Turquie depuis quatre générations. Elle a fréquenté des écoles arméniennes à Istanbul. Sa langue maternelle est l’arménien, et elle a été élevée dans la culture, la tradition et la religion arméniennes, au sein de la communauté arménienne.

 

[5]               En 1978, Kristin a commencé des études universitaires; elle a obtenu un diplôme universitaire de premier cycle et a ensuite commencé une maîtrise. Elle a mis fin à ses études parce que l’un de ses professeurs lui avait dit qu’elle ne serait pas capable de terminer son mémoire et qu’il lui avait suggéré de le rejoindre dans une chambre d’hôtel pour y terminer son travail. Il savait qu’elle était arménienne et que si elle se plaignait de son comportement aux autorités universitaires, on ne prendrait pas ses plaintes au sérieux.

 

[6]               Ejder fréquentait l’université à Eskisehir et il a rencontré Kristin au cours de l’été de 1984. Quand ils ont parlé à leurs familles de leur relation, ces dernières ont eu une réaction très négative à cause de l’origine ethnique et de la religion de la personne que leur enfant fréquentait. À cause des pressions exercées par leurs familles, le couple a cessé à plusieurs reprises de se voir.

 

[7]               Après que les deux eurent fait part à plusieurs personnes de leur intention de se marier, le père de Kristin a été victime de plusieurs appels de menaces, de menaces générales et d’insultes contre les Arméniens. Kristin et Ejder ont fini par se marier le 10 avril 1989. Leurs familles n’ont pas assisté au mariage. À l’hôtel de ville, où la cérémonie devait avoir lieu, on leur a dit qu’il y avait eu une menace d’attentat à la bombe. Cette menace, soutiennent-ils, visait à les intimider car leur mariage était le seul qu’il restait à célébrer ce jour-là.

 

[8]               Après le mariage, le couple s’est installé à Istanbul. Ejder a continué le travail qu’il faisait à l’université d’Eskisehir; cependant, quand le directeur de l’université a appris qu’il s’était marié, Ejder s’est vu privé d’avancement et de promotions et on lui a dit que la relation qu’il entretenait avec une Arménienne était inacceptable. À l’université, ses camarades de chambre lui ont demandé de partir quand ils ont découvert qu’il avait épousé une Arménienne.

 

[9]               L’emploi qu’Ejder exerçait à l’université est devenu misérable. Des membres du conseil universitaire lui ont dit qu’il ne pouvait plus suivre ses études de maîtrise à Istanbul, et qu’il devait fréquenter à temps plein l’université d’Eskisehir. On lui a dit que l’université d’Istanbul, où il faisait toutes ses recherches et où il rédigeait son mémoire, mettrait fin à son programme et qu’il allait devoir tout recommencer à l’université d’Eskisehir. À cause de ces demandes et de cette attitude déraisonnables, Ejder a quitté le poste de professeur adjoint qu’il occupait et a mis fin à ses études de maîtrise en mars 1990.

 

[10]           En avril 1990, Ejder a commencé son service militaire. Il a eu le sentiment d’être traité différemment parce qu’on savait qu’il avait épousé une Arménienne. Kristin s’est vue privée du droit de lui rendre visite à titre d’épouse après avoir montré sa carte d’identité qui faisait mention de son origine ethnique. À cause d’un problème de santé, Ejder a été réformé de l’armée en septembre 1990, de manière prétendument très humiliante.

 

[11]           À l’été de 1993, le propriétaire du logement qu’ils occupaient, un musulman conservateur, leur a dit qu’ils devaient déménager, sauf si Kristin se convertissait à l’islam, se couvrait les cheveux et vivait comme une musulmane. Ils ont décidé de déménager.

 

[12]           En janvier 1994, leur fils Ceday est né. Ce dernier a été automatiquement inscrit comme musulman du fait de la religion de son père. À cause de cela, ses parents n’ont pas pu l’inscrire dans une école arménienne. Convaincus que leur fils souffrirait beaucoup dans une école musulmane publique, ils ont décidé de l’inscrire plutôt dans une école privée.

 

[13]           En 1998, le couple a ouvert un magasin de meubles de maison. Ils ont été victimes de harcèlement à plusieurs occasions. Un groupe de quatre ou cinq jeunes hommes est venu insulter Kristin et l’a intimidée en mettant le magasin sens dessus dessous, et il parlait à voix forte et se comportait agressivement. Ejder s’est plaint à une reprise à la police; des agents sont venus et ont pris des notes, mais sans plus.

 

[14]           Les cinq premières années d’études primaires de Ceday se sont déroulées de façon généralement positive et pacifique. Mais lorsque ce dernier était en 6e année, l’école a été achetée par un groupe plus religieux et il a perdu le droit d’être exclu du cours de religion comme c’était le cas dans le passé. Il a dû commencer à mémoriser des passages du Coran, et l’enseignant lui a dit qu’il [traduction] « allait devenir musulman ». On lui a dit aussi d’employer le mot turc pour « mère ». Plusieurs fois, l’enseignant l’a giflé. Ejder s’est plaint à l’école de l’enseignant, mais rien n’a été fait.

 

[15]           En janvier 2007, Hrant Dink, célèbre intellectuel turco-arménien et défenseur des droits des minorités en Turquie, a été assassiné par des ultranationalistes. À la suite de cet incident, les tensions se sont aggravées en Turquie entre les ultranationalistes et les Arméniens, et des menaces ont été proférées contre les écoles arméniennes.

 

[16]           En mars 2007, Kristin a été agressée chez elle, par le frère de sa femme de ménage, un ultranationaliste. Le lendemain, Ejder a été agressé dans la rue par des étrangers. Ils ont lancé des insultes contre son épouse, ils l’ont poussé et ils l’ont menacé avec un couteau. Les demandeurs se sont plaints à la police. Des agents sont arrivés une heure et demie plus tard et ils ont rédigé un rapport sur un simple bout de papier qui n’avait pas l’air très officiel; selon les demandeurs, la police n’a pas pris la plainte au sérieux et n’y a jamais donné suite.

 

[17]           Après ces incidents, les demandeurs ont commencé à recevoir à la maison, deux ou trois fois par semaine, des appels de menaces, et Ejder a reçu des menaces semblables au travail.

 

[18]           En août 2007, les demandeurs ont emménagé dans un nouveau logement. Un jour, alors qu’elle se trouvait chez elle, Kristin a remarqué trois jeunes hommes faisant à pied le tour de l’immeuble; ils portaient un bonnet de laine blanc (qui était devenu le symbole de tous ceux qui appuyaient l’adolescent qui avait initialement revendiqué l’assassinat de Hrant Dink et, par extension, le symbole du mouvement ultranationaliste). Ils scandaient le slogan [traduction] « nous sommes Turcs » et ont lancé des pierres par la fenêtre.

 

[19]           Après cet incident, les demandeurs se sont dits qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de quitter la Turquie pour pouvoir vivre en sécurité. En septembre 2007, ils ont demandé des visas de visiteur à l’ambassade des États-Unis à Istanbul. Le 12 octobre 2007, ils ont quitté la Turquie pour les États-Unis et, le 15 octobre 2007 ou aux environs de cette date, ils ont demandé des visas de visiteur au consulat du Canada à New York. Ils sont arrivés au pays le 20 octobre 2007 et ont présenté une demande d’asile le 29 octobre 2007.

 

II          La décision contestée

[20]           La SPR a pris acte des problèmes auxquels sont confrontées les minorités en Turquie, et surtout les Arméniens. Elle a reconnu également les difficultés que vivaient personnellement les demandeurs en tant que couple marié d’origine mixte. Elle n’a pas mis en doute le fait que leurs familles les avaient ostracisés, et que l’identité de leur enfant, en tant que musulman et chrétien non pratiquant en Turquie, est une source d’inquiétude pour le couple, qui craint aussi que l’enfant aura peut-être de la difficulté à faire son service militaire parce qu’il n’est pas circoncis et qu’il ne souhaite pas l’être. La SPR a également admis que les demandeurs ont été victimes de discrimination au travail, ainsi que de la part de leur famille et du propriétaire de leur logement.

 

[21]           La SPR a néanmoins conclu que la discrimination que les demandeurs ont subie n’est pas assimilable à de la persécution, et que ces derniers ne s’exposent pas à une possibilité sérieuse de persécution. Elle est arrivée à cette conclusion parce que, à son avis, pour être considéré comme de la persécution le préjudice que subit ou qu’anticipe une personne doit être sérieux et systématique. Comme l’a déclaré la SPR : « [ce sont] la gravité du préjudice et l’effet cumulatif de plusieurs actions discriminatoires qui distinguent la persécution d’une conduite qui est simplement de la discrimination ou du harcèlement » (au paragraphe 21).

 

[22]           La SPR a tiré les conclusions suivantes après avoir passé en revue les incidents discriminatoires que les demandeurs ont vécus :

·        L’ostracisme dont ils ont été victimes de la part de leurs familles n’est pas le genre d’actes discriminatoires cumulé qui est pris en compte par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Il s’agit pour les demandeurs d’une source de tension émotionnelle, mais ces derniers n’ont jamais été menacés d’un préjudice corporel quelconque par leurs familles, et ils n’ont donc jamais été exposés à une possibilité sérieuse ou à un risque raisonnable de persécution de la part de leurs familles.

·        Les demandeurs ont été victimes de discrimination pendant qu’ils faisaient leurs études de maîtrise. Il ressort de la preuve documentaire que les non-musulmans sont exclus des postes importants dans certains secteurs du marché du travail, mais ce type de discrimination auquel sont confrontées les minorités n’est pas systématique et collectif, mais ponctuel et individuel. Il n’est donc pas surprenant que certaines personnes, dans les universités que fréquentaient les demandeurs, leur aient causé trop de difficultés pour qu’ils puissent poursuivre leurs études, mais il n’y a aucune preuve que la discrimination que les deux subissaient était systématique et sérieuse. Malgré la discrimination exercée dans certains postes gouvernementaux et dans certains postes de sécurité à un échelon élevé, en Turquie les minorités ne sont pas persécutées au travail.

·        Les incidents que Ceday a vécus au jardin d’enfants ne sont même pas de la discrimination. Il était peut-être insensible de la part de l’enseignant d’obliger l’enfant à employer le mot turc pour « mère », mais cela n’était pas discriminatoire. Dans le même ordre d’idées, des expressions religieuses sont monnaie courante dans les pays où une certaine religion est celle de la majorité.

·        Ceday ne sera pas persécuté dans l’armée parce qu’on le considère comme chrétien. Même s’il est mentionné dans un document en particulier que, dans l’armée turque, les chrétiens sont souvent victimes de discrimination et agressés physiquement, la SPR préfère accorder une valeur probante à un document préparé par l’ambassade des Pays-Bas et dans lequel il est mentionné que les chrétiens sont très rarement victimes de harcèlement dans l’armée et que, depuis quelques années, aucune circoncision forcée n’a eu lieu.

 

[23]           La SPR a également conclu qu’il existe en Turquie une protection convenable de la part de l’État contre le préjudice que les demandeurs craignent de subir de la part des ultranationalistes. À cet égard, elle est arrivée aux conclusions suivantes :

·           La preuve documentaire établit qu’au cours des dix dernières années la violence exercée contre les chrétiens en Turquie s’est intensifiée. En 2007, le gouvernement turc a reconnu l’intensification des attaques menées contre des non-musulmans. En 2008, le gouvernement a publié un rapport accusant les forces de sécurité d’être au courant du complot visant à assassiner Hrant Dink et de n’avoir rien fait pour l’éviter. Cependant, il ressort aussi de la preuve que le gouvernement a pris toutes les mesures nécessaires pour éviter qu’il y ait d’autres incidents visant les minorités.

·           Aucun État ne peut assurer une protection parfaite. Il y a eu des cas où la police n’a pas fait enquête sur des crimes commis à l’endroit de chrétiens. Néanmoins, en général les autorités prennent la situation avec sérieux.

·           Les demandeurs n’ont pas pris de mesures suffisantes pour bénéficier d’une protection de l’État. Kristin n’a jamais communiqué avec la police pour obtenir une protection contre les agressions et les menaces dont le couple était victime, même si elle avait une très bonne idée de ceux qui s’en prenaient à eux. Même Ejder, qui a censément signalé à la police l’agression qui avait eu lieu dans la rue, n’a pas dit dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) ni témoigné avoir jamais signalé à la police l’identité d’au moins un des hommes qui, soupçonne-t-il fortement, s’en est pris à lui, et il ne s’est pas assuré du suivi de l’enquête auprès de la police.

 

III        Les questions en litige

[24]           Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soulèvent deux questions :

1) La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner si les divers incidents discriminatoires dont les demandeurs ont été victimes équivalent cumulativement à de la persécution?

2) La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs bénéficiaient d’une protection de l’État?

 

IV        Analyse

[25]           Il n’y a pas de différend entre les parties quant à la norme de contrôle applicable. La détermination de la persécution qui sous-tend des incidents de discrimination ou de harcèlement est une question mixte de fait et de droit et, cela étant, cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 450, [2008] A.C.F. no 572, aux paragraphes 12 à 15; Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429, [2003] A.C.F. no 586, au paragraphe 35. Il est également bien établi que, en ce qui concerne la protection de l’État, la norme de contrôle à appliquer est également celle de la décision raisonnable : Mendez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 584, [2008] A.C.F. no 771, aux paragraphes 11 à 13. Lorsqu’on contrôle une décision en fonction de la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9, au paragraphe 47.

 

[26]           Il est aujourd’hui bien établi dans la jurisprudence de la présente Cour, ainsi que dans celle de la Cour d’appel, que dans les cas où la preuve établit l’existence d’une série de mesures qualifiées de discriminatoires, il est obligatoire de prendre en considération la nature cumulée de ces mesures. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a publié le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (le Guide du HCR) pour donner des directives sur l’examen des demandes de statut de réfugié et d’asile, y compris celles qui mettent en cause de la persécution fondée sur les effets cumulatifs d’actes discriminatoires. Le texte des paragraphes pertinents est le suivant :

(2) « craignant avec raison d’être persécutée »

 

b) Persécutions

[…]

52. La question de savoir si d’autres actions préjudiciables ou menaces de telles actions constituent des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, compte tenu de l’élément subjectif dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents. Le caractère subjectif de la crainte d’être persécuté implique une appréciation des opinions et des sentiments de l’intéressé. C’est également à la lumière de ces opinions et de ces sentiments qu’il faut considérer toute mesure dont celui-ci a été effectivement l’objet ou dont il redoute d’être l’objet. En raison de la diversité des structures psychologiques individuelles et des circonstances de chaque cas, l’interprétation de la notion de persécution ne saurait être uniforme.

 

53. En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles-mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ». Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

 

c) Discrimination

54. Dans de nombreuses sociétés humaines, les divers groupes qui les composent font l’objet de différences de traitement plus ou moins marquées. Les personnes qui, de ce fait, jouissent d’un traitement moins favorable ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n’est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions. Il en sera ainsi lorsque les mesures discriminatoires auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, par exemple de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous.

 

55. Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles‑mêmes, elles peuvent néanmoins amener l’intéressé à craindre avec raison d’être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles-mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu’à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s’il a déjà été victime d’un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci-dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[27]           Cette exigence témoigne du fait que des incidents passés sont capables de former le fondement d’une crainte présente. En l’espèce, cette analyse était particulièrement importante non seulement à cause du nombre d’actes discriminatoires commis à l’endroit des demandeurs, mais également au vu des conclusions de la SPR selon lesquelles, en Turquie, les chrétiens sont souvent victimes de pratiques discriminatoires. La SPR était manifestement consciente du critère de la persécution cumulée, mais en fait elle n’a pas considéré les actes discriminatoires comme un tout et a procédé dans l’ordre, en suivant la chronologie relatée par les demandeurs, sans apprécier la totalité ou l’effet cumulé de leurs éléments de preuve non contestés quant au traitement qu’ils avaient subi. Il s’agissait là d’une erreur cruciale. Dans une affaire semblable concernant un demandeur d’asile d’origine turque qui s’était converti de l’islam au christianisme, la juge Eleanor R. Dawson a écrit ceci :

9.         Toutefois, il ne suffit pas pour la SPR de dire simplement qu’elle a tenu compte de la nature cumulative des actes discriminatoires. Les motifs de la SPR sont les suivants :

 

- pour être considérés comme de la persécution, les mauvais traitements subis ou prévus doivent être graves;

- les incidents mentionnés par le demandeur constituent peut‑être dans chaque cas de la discrimination ou du harcèlement, comme l’isolement social de la part de la famille, ou l’évitement de la part de la société, mais cela ne constitue pas de la persécution;

 

- le préjudice redouté ne constitue pas de la persécution parce qu’il ne viole pas un droit fondamental et qu’il n’est pas grave, et parce que la preuve documentaire n’étaye pas objectivement cette crainte.

 

10.       Cette analyse ne prenait absolument pas en considération l’effet cumulatif de la conduite que la SPR considérait comme de la discrimination ou du harcèlement, comme l’exigeait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Retnem, et comme on l’explique dans le Guide sur le statut de réfugié. Le fait de conclure que la situation à laquelle les chrétiens font face à l’heure actuelle en Turquie ne viole pas un droit fondamental est une question distincte de celle que la SPR devait trancher, à savoir si l’effet cumulatif des actes discriminatoires constituait de la persécution. […]

 

Mete c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840, [2005] A.C.F. no 1050. Voir aussi : Munderere c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 84, [2008] A.C.F. no 395, au paragraphe 39; Tolu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 334, [2002] A.C.F. no 447, aux paragraphes 19 et 20.

 

[28]           Même dans l’analyse individuelle de certains des actes discriminatoires commis, le raisonnement est lacunaire. Aux paragraphes 23 et 24 de la décision, la SPR analyse la discrimination que l’on exerce contre les minorités sur le marché du travail ainsi que dans le secteur universitaire. Elle a conclu qu’il n’y a pas de persécution cumulée dans ce contexte parce que la discrimination exercée contre les minorités n’est pas systématique et collective, mais ponctuelle et individuelle. Autrement dit, la SPR a inféré que le préjudice découlant de la discrimination dont les demandeurs avaient été victimes n’était pas sérieux et systématique car le groupe auquel ces derniers appartenaient n’est pas victime, collectivement et systématiquement, de discrimination. Mais ces critères ne figurent nulle part dans le Guide du HCR, pas plus que dans la jurisprudence de la présente Cour ou de la Cour d’appel. Ce qu’il faut évaluer c’est si les incidents de discrimination donnent lieu, dans l’esprit des demandeurs, à une crainte raisonnable de persécution. Le fait que d’autres membres de la même minorité à laquelle ils appartiennent ont été exposés à des mesures de discrimination semblables peut renforcer leur sentiment de persécution et d’insécurité, mais il ne s’agit pas là d’un ingrédient essentiel de l’analyse.

 

[29]           Par ailleurs, je conviens avec les demandeurs que la SPR n’a pas pris en considération les actes de harcèlement les plus sérieux dans son analyse de la persécution, mais uniquement dans la partie « protection de l’État » de ses motifs. La SPR a mis l’accent sur les incidents mineurs ainsi que sur les faits qui ne constituent même pas de la discrimination (l’ostracisme exercé par les familles, le traitement infligé à Ceday au jardin d’enfants) dans la partie de ses motifs qui porte sur la persécution. Les incidents plus sérieux que sont les menaces et les agressions ont été analysés, mais uniquement dans le contexte de la protection de l’État. Les agressions physiques qu’ils ont subies auraient dû être prises en considération dans l’analyse des effets cumulés; ne pas l’avoir fait signifie que la SPR n’a pas pris en considération la totalité des circonstances avant de conclure à une absence de persécution.

 

[30]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’analyse de la SPR est viciée. Malgré son affirmation contraire, la SPR a omis d’appliquer le critère juridique approprié à ce qui constitue de la persécution pour des motifs cumulés, et il convient donc d’infirmer sa décision.

 

[31]           L’analyse de la SPR au sujet de la protection de l’État est également viciée à certains égards. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême déclare que ce n’est que dans les situations où l’on aurait raisonnablement pu s’attendre à une protection de l’État que le fait de ne pas avoir fait de démarches en ce sens fait échouer une demande d’asile. Un demandeur ne satisfera pas à la définition d’un réfugié au sens de la Convention s’il est objectivement déraisonnable que ce dernier n’ait pas sollicité la protection des autorités de son pays. Une présomption de protection de l’État peut être réfutée à la fois par la propre preuve du demandeur quant à son incapacité à obtenir une protection de l’État et par une preuve que des personnes se trouvant dans une situation semblable ont elles-mêmes été incapables d’obtenir une telle protection. La question de la disponibilité d’une protection de l’État doit être examinée dans le contexte de la situation précise dans laquelle se trouve le demandeur.

 

[32]           Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas analysé s’il était raisonnable pour eux d’avoir sollicité une protection ou non. En fait, il s’agissait là de la question cruciale. La SPR fait état de rapports indiquant que quelques mesures de sécurité sont prises dans diverses villes, mais il n’y a aucune indication que l’on prend les mêmes mesures à Istanbul, où résidaient les demandeurs et où vit la grande majorité des Arméniens. De plus, la SPR a reconnu que la violence exercée contre les non-musulmans s’est intensifiée en Turquie au cours des dix dernières années, mais elle a ensuite déclaré que depuis 2007 les autorités prennent des mesures pour contrer ce problème, que « [l]a plupart du temps, la police arrête des suspects », que « [l]es tribunaux déclarent les suspects coupables lorsque c’est approprié, et les auteurs des infractions purgent une longue peine d’emprisonnement » et que « la police et les tribunaux prennent généralement ces crimes au sérieux ». Ces conclusions, aussi importantes qu’elles soient, semblent reposer sur une vague référence à un document énuméré dans la trousse documentaire nationale, sans détail aucun. Rien n’est dit sur la preuve considérable qui mine les conclusions de la SPR.

 

[33]           La SPR avait le pouvoir discrétionnaire d’accorder plus de poids à certains éléments de preuve qu’à d’autres, mais lorsqu’elle dit que les autorités n’interviennent pas toujours pour protéger les minorités et qu’elle saute ensuite à la conclusion que les demandeurs disposent d’une protection convenable, il y a quelque chose qui manque dans le raisonnement. Si, comme le soutient la SPR, il ressort d’un examen de la preuve documentaire que la police et les tribunaux prennent ces crimes au sérieux, il aurait fallu qu’elle justifie sa prétention en se reportant plus précisément à la preuve documentaire, plutôt qu’en faisant simplement référence à l’édition 2008 du US Department of State Report, sans même mentionner une page ou une section en particulier de ce document. Tout aussi problématique dans l’examen que fait la SPR des présumées améliorations de la protection de l’État est le fait qu’elle ne traite pas de la discrimination et de la persécution dont les Arméniens sont en particulier victimes.

 

[34]           Enfin, la SPR a commis une erreur en déclarant que les demandeurs ne se sont plaints qu’une seule fois à la police et qu’ils n’ont pas donné suite à leur plainte. Ejder s’est plaint deux fois : après que Kristin a été insultée et intimidée dans leur magasin et, ensuite, après que lui-même a été agressé dans la rue. Il est vrai qu’il n’a pas donné beaucoup de détails sur la personne qu’il soupçonnait et qu’il n’a pas posé de questions sur l’enquête mais, si l’on tient compte des longs antécédents de discrimination dont les demandeurs ont été victimes et du fait que les plaintes qu’ils ont déposées à la police à deux occasions distinctes n’ont donné aucun résultat, était-il objectivement déraisonnable pour eux de ne pas s’être adressés de nouveau aux autorités pour obtenir une protection quand on avait attaqué leur domicile? En omettant d’aborder le problème sous l’angle de la situation et des circonstances précises des demandeurs, la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[35]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties ne m’ont pas demandé de certifier une question grave de portée générale, et je conclus qu’il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, la décision de la SPR infirmée et l’affaire renvoyée à une autre formation de la Commission en vue d’une nouvelle décision.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2137-09

 

INTITULÉ :                                       Tetik et al.

                                                            c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 24 SEPTEMBRE 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 DÉCEMBRE 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Warren Puddicombe

 

POUR LES DEMANDEURS

Hilla Aharon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin, Cannon & Associates

970-777, rue Hornby

Vancouver (C.-B.) V6Z 1S2

 

POUR LES DEMANDEURS

John. H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.