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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court


Date : 20090827

Dossier : T-985-08

Référence : 2009 CF 851

Ottawa (Ontario), le 27 août 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE

 

 

ENTRE :

AGENCE DU REVENU DU CANADA

demanderesse

et

 

KATHERINE MCCONNELL

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, visant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne en date du 9 avril 2008 à l’effet d’exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, et d’entendre les plaintes 20041466 et 20050312.

 

[2]               La demanderesse, l’Agence du revenu du Canada prie la Cour de rendre :

      1.         une ordonnance annulant la décision de la Commission et lui renvoyant l’affaire pour qu’elle statue en conformité avec les directives formulées par la Cour;

      2.         une ordonnance lui adjugeant les dépens afférents à la présente demande.

 

[3]               Le motif invoqué à l’appui de la demande de contrôle judiciaire est que la Commission a commis les erreurs suivantes en exerçant son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai applicable au dépôt des plaintes 20041466 et 20050312 :

            1.         elle a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de facteurs pertinents;

            2.         elle a commis une erreur de droit en tenant compte de facteurs non pertinents;

            3.         elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait.

La demanderesse prétend en outre que la décision de proroger le délai était déraisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve soumise à la Commission.

 

Contexte

 

[4]               Le 18 novembre 2000, Katherine McConnell a déposé une plainte (la plainte no 20000775) contre l’Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) - ancien nom de l’Agence du revenu du Canada - dans laquelle elle alléguait avoir été victime de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la déficience, en contravention de la Loi sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi).

 

[5]               La Commission a examiné cette plainte (la première plainte) et l’a rejetée au mois de décembre 2002. Mme McConnell a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission. Le 8 juin 2004, notre Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire (McConnell c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [2004] A.C.F. no 1005). La demande d’autorisation d’appel à la Cour fédérale d’appel a été rejetée en 2005.

 

[6]               Le 7 décembre 2004, Mme McConnell a déposé deux autres plaintes écrites (les plaintes no 20041466 et 20050312 ou les plaintes), faisant état de discrimination fondée sur la déficience, le sexe et la race et résultant de deux présumés incidents de harcèlement sexuel.

 

[7]               La conduite alléguée dans la plainte no 20041466 s’est déroulée de décembre 1997 à septembre 2002 et la conduite alléguée dans la plainte no 20050312, de mars 1999 à septembre 2002.

 

[8]               Le 8 juin 2005, la Commission a jugé que les plaintes avaient été présentées hors délai, aux termes de l’alinéa 41(1)e) et les a rejetées. Mme McConnell a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

 

[9]               Le 17 mai 2007, le juge Martineau a accueilli en partie la demande. Il a maintenu la décision de la Commission statuant que les plaintes n’avaient pas été déposées à l’intérieur du délai d’un an prévu par la Loi, mais il a conclu que la Commission n’avait pas examiné s’il y avait lieu de proroger ledit délai. Il lui a donc renvoyé l’affaire pour qu’elle détermine :

            1.         si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai et, le cas échéant,

            2.         si elle devait examiner uniquement les nouvelles allégations de harcèlement sexuel, de représailles et de cessation d’emploi.

 

Décision de la Commission

 

[10]           Le 20 mai 2008, la Commission a informé Mme McConnell qu’elle avait décidé d’entendre les plaintes même si elles avaient été déposées après l’expiration du délai d’un an prévu par la Loi. La Commission a également conclu qu’il n’y avait pas lieu d’inclure la première plainte dans ce second examen puisqu’elle avait déjà été rejetée en 2002. Elle a décidé qu’elle n’examinerait que les nouvelles allégations, relatives au harcèlement sexuel, aux représailles et à la cessation d’emploi.

 

[11]           La Commission a examiné les questions suivantes pour rendre sa décision relativement à la prorogation du délai prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi :

            1.         Quelle est la nature et la gravité des questions soulevées par la plaignante?

            2.         En quoi ces questions touchent-elles l’intérêt public?

            3.         La plaignante a‑t‑elle pris contact avec la Commission dans l’année qui a suivi la dernière pratique discriminatoire alléguée?

            4.         Quelle a été la durée du délai (le délai total et le délai entre le premier contact et le dépôt de la plainte)?

            5.         Quels sont les motifs du retard mis à déposer la plainte?

            6.         Le retard dépendait‑il de la volonté de la plaignante?

            7.         L’ARC a‑t‑elle été avisée de l’intention de la plaignante de déposer une plainte ou a-t-elle été mise au courant des allégations de la plaignante à une date antérieure?

            8.         Risque‑t‑il d’y avoir préjudice grave à la capacité de l’ARC à opposer une défense à la plainte en raison, par exemple, de la destruction de documents ou du décès de témoins clés?

 

[12]           La Commission a conclu que, compte tenu de ces facteurs et de la preuve qui lui avait été soumise, [traduction] « ... la plaignante a avancé des motifs convaincants justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission de proroger le délai applicable au dépôt des plaintes en cause ».

 

[13]           Elle a ajouté : [traduction] « [i]l va sans dire que des allégations de harcèlement sexuel, de cessation d’emploi pour des motifs illicites et de représailles sont des allégations extrêmement graves et l’intimé ne prétend pas le contraire ».

 

[14]           La Commission a estimé que l’argument du préjudice invoqué par l’ARC ne faisait pas le poids devant la gravité des allégations et que [traduction] « le fait que la police avait procédé à des interrogatoires relativement aux allégations, que l’affaire avait été soulevée dans le cadre d’une poursuite à la suite d’une modification en 2003 et dans les plaintes déposées en 2004 » donnait à penser que les personnes en cause avaient eu vent des allégations [traduction] « à maintes reprises au cours des années et que le risque de "préjudice grave" attribuable à des mémoires défaillantes n’était pas assez important pour que la Commission s’abstienne d’exercer son pouvoir discrétionnaire ».

 

[15]           La Commission a reconnu que le fait que des employés visés par les allégations relatives à la cessation d’emploi et aux représailles aient pris leur retraire ou quitté leur emploi pouvait être problématique pour l’ARC, mais elle a jugé qu’il ne s’agissait pas là d’un [traduction] « préjudice grave » au point de justifier la Commission de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire.

 

[16]           La Commission a indiqué que l’ARC était [traduction] « bien informée » des allégations la visant, et cette dernière n’a pas réfuté cette conclusion.

 

[17]           La Commission a déclaré que Mme McConnell avait saisi la Commission d’allégations [traduction] « nouvelles ou complémentaires » de façon [traduction] « régulière et continue ». Certaines d’entre elles avaient été ajoutées à la première plainte, mais de nombreuses autres n’y avaient pas été intégrées et avaient survécu au rejet de cette plainte.

 

Les questions en litige

 

[18]           L’ARC soulève les questions suivantes.

            1.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en omettant de prendre en compte des facteurs pertinents pour déterminer s’il y avait lieu qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre les plaintes déposées après l’expiration du délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi?

            2.         Subsidiairement, la décision rendue en 2008 était‑elle déraisonnable?

 

[19]           Je reformulerais ainsi ces questions.

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre les plaintes déposées après l’expiration du délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi?

 

Argumentation de l’ARC

 

[20]           Le régime légal encadrant le dépôt de plaintes comporte l’octroi du pouvoir discrétionnaire d’accepter des plaintes déposées après l’expiration du délai de prescription d’un an. Suivant l’article 40 de la Loi, « un individu [...] ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission » et, suivant l’alinéa 41(1)e), « ... la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants [...] la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances ».

 

[21]           L’ARC soutient que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique parce que les décisions visées à l’alinéa 41(1)e) sont de nature discrétionnaire, mais elle ajoute que [traduction] « si la Commission commet une erreur de droit au cours du processus décisionnel relevant de l’alinéa 41(1)e), c’est la norme de la décision correcte qui devient applicable ».

 

[22]           L’ARC affirme que la Commission ayant effectivement commis une erreur de droit en n’appliquant pas les critères juridiques requis pour décider de la prorogation du délai d’un an, c’est la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique.

 

[23]           Suivant l’ARC, il y a erreur de droit lorsqu’un tribunal n’examine pas les « principaux facteurs pertinents » (voir Canada (Dir. des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, aux paragraphes 23 à 41, et Via Rail Canada Inc., c. Canada (Office national des transports), [2001] 2 C.F. 25 (C.A.F.)).

 

[24]           L’ARC invoque les décisions Bredin c. Canada, 2006 CF 1173, [2006] A.C.F. no 1478, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société Radio‑Canada (re : Vermette), [1996] A.C.F. no 274, à l’appui de son argument voulant que la Commission doive examiner les motifs du retard de la plaignante et la bonne foi de celle‑ci à cet égard et se demander si le retard est source de préjudice. La Commission est en outre tenue de formuler des conclusions de fait concernant le caractère raisonnable des explications fournies par la plaignante au sujet du retard (voir Richards c. Canada, [2008] A.C.F. no 89).

 

[25]           L’ARC signale qu’avant que Mme McConnell soumette ses arguments la Commission l’a informée qu’elle examinerait la question du retard.

 

[26]           Elle affirme que la Commission n’a pas véritablement examiné les raisons pour lesquelles Mme McConnell a tardé à déposer les plaintes, bien qu’elle ait expliqué en détail « pourquoi le retard [de Mme McConnell] n’était pas justifié ». L’ARC fait aussi valoir que la Commission n’a pas tenu compte des observations relatives au retard qui figuraient dans les rapports ou recommandations de ses enquêteurs.

 

[27]           Suivant, l’ARC, la Commission n’a pas non plus pris en considération l’importance ou les motifs du retard.

 

[28]           Elle ajoute que la décision [traduction] « semble reposer sur la conclusion que les plaintes ont pu être déposées dans le délai prescrit », du fait qu’il s’agissait d’une plainte continue.

 

[29]           Elle fait valoir qu’une telle conclusion contredit la décision de la Commission de rejeter la première plainte et va à l’encontre du témoignage de l’enquêteure de la Commission, Jacinta Belanger, qui a déclaré que Mme McConnell n’a pas du tout fait état de harcèlement sexuel dans la première plainte. Elle va également à l’encontre du témoignage par affidavit de Mme McConnell, suivant lequel les lettres qu’elle a envoyées à l’égard de la première plainte ne parlaient pas de harcèlement sexuel. Selon l’ARC, il ressort de la preuve que c’est dans les plaintes de décembre 2004 que les allégations de harcèlement sexuel ont été faites pour la première fois.

 

[30]           L’ARC soutient aussi que la décision de la Commission n’est pas conforme à l’ordonnance rendue par le juge Martineau en 2007, laquelle déclarait les plaintes tardives mais enjoignait à la Commission de réexaminer la question de la prorogation du délai. Selon l’ARC, la Commission a prorogé le délai au motif que les plaintes avaient été déposées à temps, question qui relevait de la chose jugée et qui excédait la compétence de la Commission.

 

[31]           L’ARC a aussi soutenu que le dépôt de plaintes à diverses instances ne dispensait pas Mme McConnell de respecter le délai applicable aux plaintes présentées à la Commission.

 

L’argumentation de Mme McConnell

 

[32]           Suivant Mme McConnell, la Commission a rendu une décision juste et raisonnable parce qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de tous les facteurs pertinents.

 

[33]           Mme McConnell soutient que le fait même qu’elle se soit adressée à différentes instances indique qu’elle avait l’intention de maintenir ses allégations devant la Commission, comme cette dernière l’a reconnu dans sa décision.

 

[34]           Elle ajoute que la Commission a reconnu que la plaignante avait l’habitude de continuer à lui transmettre de nouvelles allégations, dont certaines avaient fait partie de la première plainte et d’autres non. De fait, certaines des allégations n’ont pas été incluses dans la première plainte, malgré les efforts de Mme McConnell pour qu’elles le soient.

 

[35]           Mme McConnell défend la raisonnabilité de la décision de la Commission relativement à la question du « préjudice grave », affirmant que la Commission a reconnu l’importance de la question tout en considérant que la gravité des allégations justifiait qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire.

 

[36]           Mme McConnell soutient qu’en dépit de son affirmation qu’elle subira un préjudice parce que certains employés ont quitté leur emploi ou sont partis à la retraite, l’ARC a reconnu qu’elle peut encore avoir recours aux personnes nécessaires. Elle ajoute qu’aucun document n’a été détruit et que la gravité des allégations donne à penser que les personnes concernées n’ont pas oublié les questions en cause avec le temps.

 

[37]           Enfin, elle affirme que la Commission a dûment pris en compte le retard et les raisons l’expliquant et elle souligne que l’ARC était parfaitement au courant des allégations faites devant la Commission et devant d’autres instances.

 

Analyse et décision

 

Question 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême a statué ainsi, au paragraphe 62 :

Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

 

 

[38]           S’agissant de la catégorie de questions qui nous occupe, c’est‑à‑dire les décisions administratives de la Commission au sujet du délai d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi, la jurisprudence a déjà établi avec suffisamment de précision le degré de déférence à leur accorder. Dans Richard c. Canada (Conseil du Trésor), [2008] A.C.F. no 989, le juge Martineau a déclaré :

10.     C’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique au contrôle judiciaire de la décision contestée (Khanna c. Canada (Procureur général), 2008 CF 576, [2008] A.C.F. no 733 (QL), au paragraphe 24). Pour ce faire, la Cour doit vérifier la justification de la décision et la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir)).

 

11.     D’ailleurs, la décision par laquelle la Commission rejette une plainte en vertu de l’article 41 de la LCDP devrait faire l’objet d’un examen plus attentif que les décisions par lesquelles des plaintes sont déférées au Tribunal (Larsh c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 508 (QL), au paragraphe 36 (Larsh)). Ainsi que le juge Evans (alors juge à la Section de première instance) l’a déclaré dans le jugement Larsh : « [u]n débouté est, après tout, une décision définitive qui empêche le plaignant d'obtenir toute réparation prévue par la loi et qui, de par sa nature même, ne saurait favoriser l'atteinte de l'objectif général de la Loi, c'est-à-dire protéger les personnes physiques de toute discrimination, mais qui, s'il est erroné, risque de [le] mettre en échec. »

 

[…]

 

13.       À cet égard, les motifs assurent « la transparence et l’équité de la prise de décision […] réduit considérablement les risques de décisions arbitraires, raffermit la confiance du public dans le jugement et l’équité des tribunaux administratifs » et « favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse » (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 38 et 39).

 

[39]           L’ARC soutient que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique aux décisions de la Commission relatives à l’alinéa 41(1)e) lorsqu’elles sont entachées d’une erreur de droit, et elle prétend qu’en l’espèce la Commission a commis une telle erreur en n’appliquant pas les critères juridiques requis en matière d’examen de l’opportunité de proroger le délai d’un an, de sorte que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte. Cet argument va à l’encontre des principes établis dans Dunsmuir, précité, relativement aux normes de contrôle. En effet, les questions mixtes de fait et de droit - ce qu’est la présente question - appellent l’application de la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir).

 

[40]           Question 2

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre les plaintes déposées après l’expiration du délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi?

            L’ARC prétend que la Commission n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents lorsqu’elle a exercé le pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 41(1)e). Dans la décision Richards, précitée, toutefois, la Cour indique qu’il n’existe aucun critère particulier guidant l’exercice de ce pouvoir :

8     Comme on peut le constater, l’alinéa 41(1)e) de la LCDP ne précise pas les critères à respecter pour exercer le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai d’un an. Il appartient donc à la Commission d’élaborer le critère qu’elle estime indiqué pour la guider dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Suivant la jurisprudence, les critères utilisés par la Commission peuvent être semblables, quoique non identiques, à ceux qu’appliquent les tribunaux : « Parmi ces facteurs, citons les suivants : (1) est‑ce de bonne foi que la plainte a été déposée tardivement? et (2) la personne visée par la plainte a‑t‑elle subi un préjudice ou une injustice en raison du dépôt tardif de la plainte? » (Bredin c. Canada (Procureur général), [2006] A.C.F. no 1478, 2006 CF 1178, au paragraphe 51) (Bredin)). Cela suppose que la Commission doit tirer des conclusions de fait au sujet de la bonne foi du plaignant, du caractère raisonnable des explications que celui-ci avance pour justifier le retard et de la question de savoir si le défendeur a subi un préjudice en raison du retard.

 

9     Chaque demande de prorogation de délai doit être jugée par la Commission selon sa valeur intrinsèque. Le poids à accorder à un facteur déterminé peut varier d’une affaire à l’autre. De plus, la liste des facteurs ou des critères applicables en matière de prorogation de délai n’est pas exhaustive. L’importance du retard et la nature précise de l’allégation de discrimination (c’est-à-dire la question de savoir si elle est exceptionnelle ou non et si elle était isolée ou continue), ajoutées au fait que le plaignant a agi de bonne foi et n’a pas déposé une plainte futile, frivole ou vexatoire sont également des facteurs dont la Commission peut tenir compte pour exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai d’un an. Compte tenu des objectifs de la LCDP et du préjudice qui risque d’être causé aux victimes de discrimination, le long retard apporté à porter plainte peut ne pas constituer, en soi, un motif raisonnable de refuser de proroger le délai de prescription d’un an, et ce, d’autant plus si le plaignant avance une explication raisonnable pour justifier son retard ou si le défendeur ne subit aucun préjudice.

 

 

 

[41]           J’estime que la Commission a décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire après examen des principaux facteurs, notamment la longueur du retard et la nature particulière de l’allégation ainsi que la question du préjudice causé à l’ARC, et que sa décision possède « la justification [...] la transparence et l’intelligibilité » qu’exige la norme de la raisonnabilité établie dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

 

[42]           Je suis d’avis que la conclusion de la Commission selon laquelle l’ARC ne subirait pas de « préjudice grave » est raisonnable. Les plaintes n’ont pas été soumises à la Commission des années après le fait. Mme McConnell a saisi la Commission de plusieurs allégations. L’ARC était au courant de ces allégations et des démarches engagées par Mme McConnell devant différentes instances pour faire corriger les situations dénoncées dans ses plaintes.

 

[43]           L’ARC prétend que la Commission a erronément fondé sa décision sur l’opinion que le délai de prescription d’un an n’était pas écoulé parce qu’il s’agissait de plaintes continues. Pourtant la Commission a statué que :

[traduction] Après examen des pièces au dossier et des facteurs susmentionnés, la Commission estime que la plaignante a avancé des motifs convaincants justifiant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission de proroger le délai applicable au dépôt des plaintes en cause.

 

 

 

[44]           Je ne puis recevoir l’argument voulant que la Commission n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire. Bien que la Commission ait également pu donner à penser que des allégations qui n’avaient jamais été incluses dans la première plainte avaient de ce fait survécu au rejet fondé sur la prescription d’un an, elle n’en a pas moins considéré qu’elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire à leur égard.

 

[45]           Dans Larsh c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 508, au paragraphe 36, le juge Evans a souligné l’importance de cette analyse :

Un débouté est, après tout, une décision définitive qui empêche le plaignant d'obtenir toute réparation prévue par la loi et qui, de par sa nature même, ne saurait favoriser l'atteinte de l'objectif général de la Loi, c'est-à-dire protéger les personnes physiques de toute discrimination, mais qui, s'il est erroné, risque de mettre en échec l'objet de la Loi.

 

 

Compte tenu du mandat de la Commission de lutter contre la discrimination, il était raisonnable en l’espèce qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de façon à permettre l’examen par le tribunal des allégations sérieuses de Mme McConnell.

 

[46]           C’est pourquoi je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

 

[47]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée, et les dépens sont adjugés à la défenderesse, Katherine McConnell.

 

JUGEMENT

 

[48]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, et que les dépens soient adjugés à la défenderesse, Katherine McConnell.

 

 

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6

 

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

 

 

 

 

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

[...]

 

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

 

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

 

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

 

 

 

 

 

 

 

. . .

 

 

40.(1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

 

[...]

 

41.(1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

 

 

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

 

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

 

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

 

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

 

. . .

 

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

 

 

 

 

 

 

 

 

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

 

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

 

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

 

. . .

 

 

40.(1) Subject to subsections (5) and (7), any individual or group of individuals having reasonable grounds for believing that a person is engaging or has engaged in a discriminatory practice may file with the Commission a complaint in a form acceptable to the Commission.

 

. . .

 

41.(1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

 

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

 

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

 

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

 

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

 

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-985-08

 

INTITULÉ :                                       AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

                                                            - et -

 

                                                            KATHERINE MCCONNELL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DU JUGEMENT :                 Le 27 août 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Wendy Bridges

 

POUR LA DEMANDERESSE

Stephen G. Jenuth

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DEMANDERESSE

Ho MacNeil Jenuth

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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