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Cour fédérale

Federal Court

 

Date : 20091119

Dossier : IMM-4999-09

Référence : 2009 CF 1190

Toronto (Ontario), le 19 novembre 2009  

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

ENTRE :

 

MUSA YAKUT

demandeur

 

 

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le 16 novembre 2009, le demandeur, un citoyen de la Turquie d’origine kurde et de confession alévie, a demandé le sursis de son renvoi du Canada prévu le 7 décembre 2009. La demande sous‑jacente à laquelle se rattache la demande de sursis est sa deuxième évaluation des risques avant renvoi (ERAR) ayant donné lieu à une décision négative datée du 3 juillet 2009, dans laquelle on a conclu qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire que, si le demandeur devait retourner en Turquie, il serait exposé à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de peines cruelles et inusitées. Après sa première décision d’ERAR négative en date du 12 mai 2006, le demandeur est retourné en Turquie, mais y est resté seulement trois semaines, alléguant qu’il a dû fuir son agent de persécution, la police turque, qui l’avait arrêté et torturé. Il est retourné au Canada en provenance des États-Unis, prétendument caché dans un camion, le 1er février 2007 ou aux environs de cette date. Il a présenté une deuxième demande d’asile, mais il a été jugé inhabile à présenter une telle demande. Le 17 décembre 2007, il s’est vu offrir un deuxième ERAR.   

 

[2]               Il est notoire qu’afin d’obtenir un sursis, le demandeur devait établir chacun des trois éléments du critère suivant, soit a) la décision de l’agent d’ERAR doit soulever une question grave à trancher (ou, autrement dit, la question ne doit pas être frivole ni vexatoire); b) il subirait un préjudice irréparable si le sursis devait être refusé, c’est-à-dire s’il devait retourner en Turquie; et c) la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

 

 

 

Le contexte factuel

[3]               Avant d’aborder le critère à trois volets, il faut situer brièvement dans son contexte factuel la présente demande de sursis s’impose afin de pouvoir apprécier les observations des parties ainsi que la conclusion négative de l’agent d’ERAR concernant le risque du retour en Turquie.

 

[4]               La crainte du demandeur face à la police turque et aux agents de sécurité est fondée sur sa prétention que les autorités croient qu’il est un partisan du PKK et qu’il a des contacts au sein de celui-ci. Il est né et a vécu dans la région kurde, dans le sud-est de la Turquie. Sa persécution, sa torture et ses arrestations auraient débutées en 1994 et se seraient poursuivies régulièrement jusqu'en 1999, lorsqu’il a fui la Turquie vers le Canada pour y présenter une demande d’asile au poste frontalier intérieur de Lacolle, au Québec. Sa demande d’asile a été rejetée au mois d’août 2000.

 

[5]               Bien qu’aucun des dossiers de requête ne contenaient ni la décision de la Commission de l’immigration et du statut des réfugiés de août 2000, ni le rejet de l’autorisation en janvier 2001 par un juge de la Cour, l’agent d’ERAR a écrit ce qui suit à ce sujet dans sa décision du 3 juillet 2009 :

[traduction]

La CISR a accepté sa déclaration voulant qu’il soit un kurde de confession alévie. Elle a conclu que son compte rendu des événements s’étant produits entre 1994 et 1996 était plausible, mentionnant qu’en dépit de la persécution qu’il a signalée, il n’a pas quitté la Turquie. Cependant, la CISR a conclu que son compte rendu des événements subséquents qui, selon ses dires, l’ont incité à quitter son pays manquait de crédibilité et n’était pas plausible (telles que l’obligation de guider les forces armées à travers les montagnes, les menaces d’enrôlement dans les Gardes du Village, et la levée des restrictions de voyage en échange du travail d’espionnage). 

 

 

La deuxième décision d’ERAR

[6]               L’agent d’ERAR a accepté, à titre de nouvelle preuve pour la deuxième demande d’ERAR du demandeur, les observations écrites de l’avocat de M. Yakut datées du 4 janvier 2008, qui comprenaient les éléments suivants :

(i)                  La déclaration du demandeur concernant ce qui lui est arrivé à son retour en Turquie, le 25 juillet 2006.

(ii)                Une lettre de son frère indiquant que la police était allée à son domicile dans l’espoir de le trouver, après que le demandeur ait fui pour la deuxième fois.

(iii)               Un certificat émanant d’un fonctionnaire du village du demandeur daté du 8 janvier 2008, dans lequel il était écrit que le demandeur était recherché par la police du poste de Besni et qu’il devait s’y rendre le plus rapidement possible, et que, s’il ne s’y présentait pas, il serait arrêté.

 

[7]               Dans sa déclaration, le demandeur a affirmé qu’à son retour en Turquie le 25 juillet 2006, il a été détenu par la police pendant quatre heures à l’aéroport, au cours desquelles il a été interrogé et maltraité (coups de poing, coups de pied, coups de toute sorte) par les policiers, qui le soupçonnaient de faire partie d’organisations séparatistes kurdes, de diffuser des mensonges au sujet de la Turquie et de rabrouer son pays en présentant une demande d’asile à l’étranger. La police lui a mentionné, à l’aéroport, qu’ils contacteraient leurs collègues et les agents de sécurité de son village. Il a ensuite été libéré.

 

[8]               Il affirme avoir ensuite obtenu une nouvelle carte d’identité turque ainsi qu’un passeport turc [traduction] « avec l’aide de l’un de ses amis qui connaissait quelqu’un qui travaillait au bureau des passeports et au bureau du greffe et qui m’a dit que je pouvais obtenir ces documents facilement ». Il affirme que rien n’a changé dans son village, où il est retourné vivre avec ses parents; les Kurdes étaient toujours pris pour cibles par la police et les agents de sécurité. Une semaine après son arrivée au village, les policiers sont venus et lui ont demandé de les suivre au poste de police central de Besni, où, selon le demandeur, il a été interrogé, battu et accusé d’entretenir des liens avec une organisation séparatiste kurde. Il a été interrogé deux fois et détenu à une reprise pendant 24 heures; on l’a alors menacé de lui faire payer de sa vie le non-respect de l’État turc.   

 

[9]               La présente demande de sursis doit aussi être appréciée à la lumière de la preuve documentaire que l’on a porté à mon attention, notamment les éléments suivants :

(1)   Le Rapport 2007 d’Amnistie Internationale sur la Turquie, qui affirmait : « Après l'adoption de nouvelles lois au cours des années précédentes, la mise en œuvre des réformes ne semblait guère avoir progressé. La situation des droits humains s'est encore détériorée dans les départements de l'est et du sud-est, sur fond d'intensification des affrontements entre les forces de sécurité et le PKK. Bien que le nombre d'allégations de torture ou de mauvais traitements ait globalement diminué, il semble que les personnes placées en garde à vue à la suite de manifestations aient été souvent torturées ou maltraitées. »

(2)   Un rapport de Freedom House publié en juin 2007, lequel soulignait que la violence sévissant dans la région à prédominance kurde du sud-est du pays augmentait sans cesse dans le contexte de la guérilla indépendantiste contre les forces gouvernementales et de l’implantation d’un nouveau groupe rebelle kurde. 

(3)   Un rapport portant sur des violations aux droits de la personne en Turquie publié en 2007, qui contenait sensiblement les mêmes commentaires, soit 1) un ralentissement de la réforme visant à améliorer la protection des droits de la personne en Turquie en 2006 et 2) la force aveugle et excessive employée par les agents de sécurité.

 

Analyse

 

a) Question sérieuse

[10]           L’avocate du demandeur a fait deux observations concernant la question sérieuse. 1) L’agent d’ERAR a rendu des conclusions en matière de crédibilité concernant le demandeur qui ne respectent pas l’alinéa 113b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), parce qu’aucune audience n’a été tenue. 2) L’agent d’ERAR a mal interprété la preuve et a omis de tenir compte des documents à l’appui produits par le demandeur.

 

[11]           Pour ce qui est du premier point, l’avocate du demandeur a prétendu que l’agent d’ERAR a tenu compte de plusieurs éléments pour ne pas croire que le demandeur était recherché par les autorités, qu’il était soupçonné d’être un partisan du PKK et qu’il a donc été battu, torturé et détenu. Premièrement, quant au fait que le demandeur a pu obtenir un passeport et quitter le pays sans problèmes, l’agent a jugé que [traduction] « ce fait ne va pas de pair avec ses allégations voulant qu’il soit recherché par les autorités en raison de son appui au PKK », sans compter que la délivrance de ce passeport par ses persécuteurs présumés, ainsi que la preuve documentaire objective ne corroborent aucunement l’affirmation du demandeur comme quoi il est recherché par les autorités turques ». Deuxièmement, sa pièce n’était pas un document objectif et fiable (tel qu’un rapport du poste de police, ou de l’unité anti-terroriste des forces policières) montrant que les forces policières le soupçonnaient d’avoir des contacts avec le PKK, ce qui enlevait toute raison de le détenir et de le battre. Troisièmement, l’agent d’ERAR n’a pas cru que le demandeur était recherché par la police, parce qu’il n’a pas prêté foi au certificat de l’aîné du village pour plusieurs raisons, sans toutefois les mentionner au demandeur.

 

[12]           L’avocate du demandeur a aussi prétendu que l’agent d’ERAR a procédé à une évaluation déraisonnable et a fait preuve d’une mauvaise compréhension de la preuve. En ce qui concerne la question du passeport, elle a prétendu que l’agent d’ERAR a mal lu la preuve portant sur l’identité du destinataire du passeport et de l’identité de la personne qui était détenue à l’aéroport. L’agent d’ERAR a relevé que, selon la preuve documentaire, les passeports ne sont pas délivrés à des personnes qui font l’objet d’accusations criminelles. L’avocate prétend que le demandeur n’a jamais affirmé qu’il faisait l’objet d’accusations criminelles, mais qu’il était plutôt détenu et torturé parce qu’on le soupçonnait d’être un partisan du PKK, et qu’il pouvait leur fournir des renseignements concernant le PKK qui pourraient leurs être utiles dans leur lutte contre cette organisation. En d’autres termes, l’agent d’ERAR a vraiment mal compris tout le fondement de sa cause.

 

[13]           L’avocat du défendeur a répondu que la présente affaire n’en était pas une de crédibilité, mais concernait plutôt une conclusion de manque de preuve; ce dernier a toutefois admis que la différence entre le manque de preuve et la fiabilité ou la crédibilité de la preuve tend à être minime. Je suis d’accord avec l’avocate du demandeur qu’en raison du seuil plutôt bas de la cause défendable, ou, en d’autres termes, de la cause qui n’est ni frivole ni vexatoire, on a établi qu’il s’agit d’une cause portant sur une question grave. Comme le juge O’Reilly l’a souligné dans Liban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252 aux paragraphes 13 et 14, une conclusion de preuve objective insuffisante signifie en fait que l’agent d’ERAR n’a pas cru le demandeur. Voir aussi la décision Latifi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1738, du juge Russell.

 

[14]           De plus, je suis d’accord avec l’affirmation de l’avocate du demandeur portant que l’agent d’ERAR semble avoir mal compris la nature de la cause du demandeur et qu’il a rejeté la nouvelle preuve simplement parce que le frère de celui-ci en était l’auteur, ce qui n’est pas un motif suffisant.

 

b) Préjudice irréparable

[15]           J’estime que le préjudice irréparable a été établi, selon la prépondérance de la preuve. Comme le juge MacKay le faisait remarquer dans Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1295, la nature des questions graves dans cette affaire est telle que, s’il devait être renvoyé et que l’agent d’ERAR était dans l’erreur, le demandeur risquerait de subir un préjudice irréparable. C’est particulièrement le cas, compte tenu de la preuve documentaire citée dans les présents motifs.

 

 

c) Prépondérance des inconvénients

[16]           La question sérieuse et le préjudice irréparable étant établis, la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de sursis soit accordée; il est sursis au renvoi du demandeur, en attendant que la Cour statue sur la demande d’autorisation et, si celle-ci est accordée, jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranché.

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4999-09

                                                           

INTITULÉ :                                       MUSA YAKUT c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION  

                                                           

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 novembre 2009

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Lemieux

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 19 novembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

POUR LE DEMANDEUR

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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