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Date : 20071107

 

Dossier : 07-T-18

 

Référence : 2007 CF 1159

 

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2007

 

En présence de madame la juge Johanne Gauthier

 

 

ENTRE :

JANET GOVER

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA,

représentée par le Conseil du Trésor et par

l’Agence des services frontaliers du Canada

 

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Janet Gover sollicite la prorogation du délai qui lui est imparti pour déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 26 juillet 2005, par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté sommairement une partie de la plainte qu’elle avait portée contre son employeur, au motif que la plainte avait été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle était fondée (alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, (la Loi)).

 

[2]               Il n’y a aucun débat quant aux principes juridiques qui s’appliquent à une requête comme celle-ci. Le critère à quatre volets applicable exige que la personne qui demande la prorogation d’un délai démontre :

(1)               une intention constante de poursuivre sa demande;

 

(2)               que sa demande est fondée (cause défendable);

 

(3)               qu’il existe une explication raisonnable justifiant le retard;

 

(4)               que la prorogation de délai ne causera aucun préjudice à la partie adverse.

 

(Canada (Procureur général) c. Hennelly, [1999] A.C.F. no 846 (QL); Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines c. Hogervorst, 2007 CAF 41, [2007] A.C.F. n37 (QL); Smith c. Via Rail Canada Inc., 2007 CAF 286, [2007] A.C.F. no 1176 (QL).)

 

 

[3]               Ainsi que le juge Gilles Létourneau le fait observer dans l’arrêt Hogervorst, précité, au paragraphe 33 :

Ce critère ne va pas à l’encontre de la déclaration formulée par la Cour il y a plus de vingt (20) ans dans l’arrêt Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 263, selon laquelle l’aspect fondamental à prendre en considération dans une demande de prorogation de délai consiste à s’assurer que justice est faite entre les parties. Le critère à quatre volets susmentionné sert d’appui à l’application de cet aspect fondamental. Il s’ensuit qu’une prorogation de délai peut être accordée même si l’un des volets du critère n’est pas respecté; voir Grewal c. Canada, précité, aux pages 278 et 279.

 

 

1. FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE

[4]               Mme Gover est une inspectrice des douanes qui, comme nous l’avons déjà mentionné, a déposé auprès de la Commission une plainte le 5 mars 2005 contre son employeur, l’Agence des services frontaliers du Canada.

 

[5]               Dans son affidavit daté du 15 mars 2007, Mme Gover résume comme suit les questions soulevées dans sa plainte :

[traduction]

(i)         Tout d’abord, j’ai été victime de discrimination fondée sur la déficience parce qu’on m’a soustraite contre mon gré au Programme de congé pour accident du travail de l’employeur, de sorte que, contrairement aux employés atteints d’une invalidité de courte durée qui continuent à bénéficier de ce programme, ainsi qu’aux employés aptes au travail, je n’étais plus rémunérée intégralement pour les heures où je n’étais pas apte au travail en raison de la blessure que j’avais subie[1].

(ii)        En second lieu, mon employeur n’a pas procédé aux modifications physiques nécessaires au lieu de travail pour tenir compte de mon incapacité.

 

[6]               Bien que Mme Gover ait été blessée la première fois au travail en janvier 1991 et qu’elle ait été mise en congé non payé pour une courte période, elle a repris le travail à temps partiel (3,75 heures par jour) en avril 1992; ses heures de travail ont été portées à 5,25 heures par jour à compter du 25 mai 1992.

 

[7]               Depuis le 8 juin 1992, son employeur lui a versé son plein salaire pour les 26,25 heures qu’elle effectue réellement chaque semaine. Cette partie de son salaire augmente conformément aux dispositions de la convention collective applicable. En ce qui concerne les 11,25 heures restantes qu’elle n’effectue pas, elle est rémunérée directement par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail dans le cadre du Programme de congés non payés jusqu’à concurrence de 90 pour 100 du salaire net qu’elle gagnait au moment où elle est devenue inapte au travail[2].

 

[8]               Dans son affidavit, Mme Gover affirme qu’elle n’a jamais cessé, en 1993-1994, de se plaindre à son employeur de ces dispositions[3] et qu’elle a effectivement déposé des griefs en 1998, 1999 et 2000. On ne sait toutefois pas avec certitude si tous ces griefs se rapportaient véritablement à la décision de la faire relever du Programme de congés non payés ou s’ils ne découlaient pas plutôt des diverses erreurs administratives commises dans le mécanisme de paye dont elle faisait état dans sa plainte[4]. En tout état de cause, ces griefs n’ont pas été accueillis étant donné que l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) les a retirés à la suite de l’échec de la médiation en juin 2004. La demanderesse affirme que le caractère discriminatoire du Programme de congés non payés ne pouvait être soulevé devant un arbitre en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique parce qu’au moment des faits, les arbitres n’avaient pas compétence pour statuer sur les « lois relatives aux droits de la personne ».

 

[9]               Bien qu’il semble que de plus amples détails aient été communiqués à la Commission au cours de l’examen préalable de la plainte au sujet de la médiation susmentionnée et de la nature des griefs en question, la demanderesse n’a pas repris ces détails dans le dossier de sa requête et ses avocats n’ont pas été en mesure de fournir des éclaircissements à cet égard à l’audience.

 

[10]           Après avoir reçu la plainte, l’enquêteur de la Commission a écrit aux parties et a informé Mme Gover, le 20 avril 2005, que la présumée différence préjudiciable de traitement dont elle se plaignait en ce qui concerne sa rémunération semblait reposer sur des faits survenus entre 1992 et 2000. L’enquêteur entendait donc soumettre la plainte à la Commission en lui recommandant de refuser, en application de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, d’examiner les allégations de discrimination de Mme Gover en raison de l’expiration du délai prescrit.

 

[11]           Le second volet de la plainte, dans lequel la demanderesse reproche à son employeur de ne pas avoir pris les dispositions nécessaires pour la réaffecter ailleurs ou pour lui fournir l’équipement particulier dont elle avait besoin pour tenir compte de son incapacité ou de ses blessures, n’est pas visé par la présente demande de contrôle judiciaire, étant donné que la Commission a convenu que cet aspect de la demande concernait une discrimination continue et qu’il n’avait pas été présenté hors délai. Toutefois, dans sa lettre du 20 avril 2005, Mme Gover a été informée que, conformément à l’alinéa 41(1)a) de la Loi, l’enquêteur recommanderait à la Commission de refuser d’examiner ce volet de la plainte tant que la demanderesse n’aurait pas épuisé les procédures de règlement des griefs ou les procédures de révision prévues par la convention collective applicable. La date limite donnée aux parties pour soumettre leurs observations au sujet du rapport de l’enquêteur était le 16 mai 2005.

 

[12]           Le 19 mai 2005, un conseiller juridique de la Direction des programmes des membres de l’AFPC a répondu au nom de Mme Gover qu’il n’était pas trop tard pour déposer une plainte de différence préjudiciable de traitement en matière de rémunération puisque ce traitement se répétait chaque fois que la demanderesse recevait son salaire. Il a également expliqué qu’il n’existait aucune autre tribune devant laquelle Mme Gover pouvait poursuivre sa plainte. Elle avait en effet déjà tenté de déposer un grief relativement aux agissements de son employeur et l’AFPC avait retiré ce grief au motif qu’à l’époque en cause, la façon dont l’employeur rémunérait Mme Gover ne constituait pas, selon la convention collective, une violation de ses dispositions.

 

[13]           La Commission a rendu sa décision le 26 juillet 2005. En voici un extrait :

[traduction]

 

     Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué ainsi que les observations formulées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces éléments, la Commission a décidé, conformément au paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de statuer uniquement sur l’allégation de défaut de tenir compte de votre incapacité.

 

     La Commission a également conclu, conformément à l’alinéa 41(1)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la plainte est irrecevable pour les motifs suivants :

 

·                    la plaignante doit d’abord épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts. Une fois ces recours exercés, ou s’il s’avère que la plaignante ne peut raisonnablement les exercer, la Commission peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la plainte à la demande de la plaignante.

 

     Veuillez noter que, si vous n’êtes pas satisfaite de l’issue du grief et vous souhaitez poursuivre l’affaire, vous devez communiquer avec la Commission dans les meilleurs délais.

 

     Le dossier est maintenant clos.

[Non souligné dans l’original.]

 

[14]           Pour une raison ou une autre, la décision n’a pas été envoyée à l’AFPC. Elle n’a été communiquée qu’à Mme Gover, à son domicile, alors qu’elle était en vacances. À son retour, le 12  août, Mme Gover l’a transmise à l’AFPC. Le conseiller juridique commis à son dossier, Me Craig Spencer, était en congé. Comme la lettre ne comprenait pas la déclaration habituelle de la Commission informant le plaignant de la possibilité de saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire, la personne qui s’occupait du dossier en l’absence de Me Spencer a cru comprendre, en prenant connaissance du passage suivant : « si vous n’étais pas satisfaite de l’issue du grief », qu’il était loisible à Mme Gover de demander à la Commission de réexaminer sa plainte.

 

[15]           L’AFPC et le personnel de la Commission ont ensuite eu une série de conversations téléphoniques et échangé plusieurs courriels et lettres qui, selon les affidavits de Me Seema Lamba (l’avocate de l’AFPC qui s’est occupée du dossier le 12 août 2005) et de Me Craig Spencer, ont vraisemblablement amené la demanderesse et ses avocats à croire que la Commission était en train d’examiner l’affaire et que tout le dossier avait effectivement été rouvert. De fait, en janvier 2006, Me Spencer a rencontré Mme Shukuru, une enquêteuse de la Commission, pour discuter notamment de la question des violations continues et lui remettre des documents provenant du dossier de grief ainsi que de la jurisprudence portant sur la perte du plein salaire.

 

[16]           Me Spencer a par la suite appris de Mme Shukuru que la Commission cherchait à obtenir un avis juridique indépendant et qu’elle avait obtenu cet avis en avril 2006. Le 16 novembre 2006, le personnel de la Commission a informé verbalement Me Spencer que la Commission ne réexaminerait pas sa décision. La lettre confirmant cette décision a été envoyée le 18 décembre 2007. On y affirmait expressément que la Loi ne confère pas à la Commission le pouvoir de réexaminer ses propres décisions, mais que la demande officielle de réexamen que la demanderesse avait soumise le 18 octobre 2005 serait considérée comme une demande présentée à la suite de l’échec des autres recours exercés par suite du défaut de tenir compte de son incapacité.

 

[17]           Dans son affidavit, Janet Gover explique qu’elle n’a appris qu’en janvier 2007 (aucune date précise n’est mentionnée) qu’elle devait présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 26 juillet 2005 par la Commission.

 

[18]           Suivant son affidavit, Me Spencer, qui était vraisemblablement en congé lorsque la lettre de la Commission a été reçue en décembre, a communiqué avec un avocat indépendant à son retour, le 9 janvier 2007, pour obtenir son avis au sujet de la possibilité d’obtenir une prorogation du délai imparti pour présenter une demande de contrôle judiciaire. La requête visant à obtenir cette prorogation a été déposée le 26 mars 2007.

 

[19]           Les seuls éléments de preuve se rapportant à la période comprise entre le 9 janvier 2007 et le 26 mars 2007 se résument à un simple paragraphe de l’affidavit de Craig Spencer, où il est écrit que [traduction] « le traitement et la préparation de la requête ont nécessité énormément de temps en raison des difficultés rencontrées pour obtenir des renseignements et des documents à compter de la date à laquelle la demanderesse a été blessée et a commencé à recevoir un traitement différent, du nombre de personnes en cause dans le dossier qui souscriront des affidavits et du fait que la demanderesse vit dans une autre ville ».

 

2. ANALYSE

[20]           Les défendeurs ne doutent pas que Mme Gover a toujours voulu contester la validité de la décision.

 

[21]           Par ailleurs, les défendeurs n’ont pas produit d’affidavit pour établir l’existence d’un préjudice autre que le fait qu’ils seront privés de l’avantage du délai de prescription prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27.

 

[22]           Ainsi que le juge Gilles Létourneau l’a fait observer dans l’arrêt Berhad c. Canada, [2005] A.C.F. no 1302, au paragraphe 60, ce délai de prescription de 30 jours n’est pas capricieux. Il existe afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent être exécutées efficacement.

 

[23]           Comme ce délai de prescription existe dans l’intérêt public, les défendeurs s’opposent vigoureusement à la présente requête au motif que la demanderesse n’a pas, en l’espèce, invoqué de raison valable pour expliquer pourquoi elle avait laissé s’écouler autant de temps avant de déposer la présente requête en prorogation de délai et que sa demande n’est pas suffisamment bien fondée pour justifier la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur.

 

[24]           Pour les défendeurs, il est évident que la Cour a adopté le point de vue que la présumée erreur ou négligence de l’avocat ne constitue pas une explication raisonnable de la raison pour laquelle la demanderesse n’a pas fait valoir ses droits (Chin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1033; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 258, et Cove c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 482).

 

[25]           Les défendeurs font observer que la position susmentionnée est fondée sur des raisons de principe évidentes, car, comme la Cour l’explique dans la décision Williams, précitée, au paragraphe 20, le « système serait bloqué s’il n’en était pas ainsi ».

 

[26]           Les défendeurs affirment également que la présente affaire est analogue à la situation soumise à la Cour dans l’affaire Cove, précitée, dans laquelle le conseiller de la demanderesse, en qui celle-ci avait confiance et sur lequel elle comptait, avait choisi de demander le réexamen de la décision de l’agent d’immigration au lieu de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le juge Denis Pelletier a refusé de proroger le délai en reprenant à son compte le raisonnement suivi par la juge Reed dans le jugement Williams, précité, suivant lequel les clients sont liés par les choix faits par leurs conseillers ou leurs avocats et doivent répondre du manque de diligence ou des erreurs de ces derniers. Le juge Pelletier a bien évoqué la possibilité de faire exception lorsque les actes accomplis par le conseiller juridique soulèvent une question de justice naturelle. Il mentionne toutefois, comme le juge Marshall Rothstein l’avait fait avant lui, que ces cas exceptionnels exigent l’établissement de faits précis au moyen d’une preuve claire.

 

[27]           La demanderesse invoque pour sa part le principe plus général suivant lequel « l’erreur de l’avocat ne doit pas empêcher la sauvegarde des droits de la partie qu’il représente lorsqu’il est possible d’y remédier sans injustice pour la partie adverse » (Murray Bowen c. Ville de Montréal), [1979] 1 R.S.C. 511, et Construction Gilles Paquette Ltée c. Entreprises Végo Ltée, [1997] 2 R.C.S. 299). Pour illustrer l’application de ce principe, la demanderesse signale la décision du juge Yvon Pinard, New Traditions Music c. Zeke’s Distribution, 2003 CF 1440, [2003] A.C.F. no 1855, bien qu’il ne soit pas évident que cette affaire portait sur une prorogation de délai[5].

 

[28]            Il existe toutefois d’autres précédents portant plus directement sur la question, tels que les décisions Mathon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 28 F.T.R. 217, [1988] A.C.F. no 707, et Panta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 898, et, dans une certaine mesure, l’arrêt Bogdanov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1992] A.C.F. no 1190.

 

[29]           D’ailleurs, comme l’a récemment fait observer le juge Robert Barnes dans la décision Première Nation Washagamis c. Ledoux, 2006 CF 1300, [2006] A.C.F. no 1639, aux paragraphes 31 et 32, il semble exister deux courants jurisprudentiels sur la question. Dans certaines décisions, le tribunal « trait[e] le client et son avocat comme une seule et même entité et n’excus[e] pas le client pour la négligence ou les lacunes de son avocat », alors que « d’autres décisions sont un peu plus enclines à excuser une partie pour les lacunes de son avocat ».

 

[30]           Feu le protonotaire Hargrave fait état de cette jurisprudence contradictoire dans la décision Muhammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 1080.

 

[31]            Il ressort toutefois de l’examen des décisions dans lesquelles les tribunaux ont retenu une approche plus stricte qu’il n’existe pas de règle qui considère automatiquement inacceptables toutes les erreurs commises par un avocat. 

 

[32]           À l’instar du protonotaire Hargrave et du juge Barnes, la Cour estime que la meilleure approche consiste à examiner non seulement les agissements de l’avocat ou du conseiller au cas par cas, mais aussi le comportement de son client, en l’occurrence la demanderesse. La Cour devrait également se demander si le conseiller juridique et son client ont fait preuve de diligence pour corriger « l’erreur ».

 

[33]            Une application prudente de cette approche permettra d’éviter l’écueil signalé dans des décisions comme Chin, William et Cove, précitées, à savoir celui consistant à donner le feu vert à l’avocat pour lui permettre de ne tenir tout simplement aucun compte des délais en plaidant sa propre négligence (Chin, précitée, au paragraphe 10).

 

[34]           Il s’ensuit également que les clients ne peuvent plus se contenter de laisser l’affaire entre les mains de leur avocat et de négliger de prendre les mesures nécessaires pour que leur dossier soit traité correctement et avec diligence. Ils doivent notamment suivre le progrès de leur dossier et demander de plus amples informations au sujet des délais, etc.  

 

[35]           Par exemple, il est à peu près certain que, si l’on avait trouvé dans la décision du 26 juillet 2005 la mention habituelle selon laquelle la plaignante disposait d’un délai de 30 jours pour saisir la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, la demanderesse aurait été clairement avisée et n’aurait pu prétendre avoir fait preuve de la diligence nécessaire, et ce, indépendamment des conseils juridiques que lui aurait donnés son avocat. Mais, comme nous l’avons mentionné, cette mention n’apparaissait pas dans la décision dans le cas qui nous occupe.

 

[36]           La Cour est convaincue qu’en l’espèce, Mme Gover a, jusqu’au moment où elle a été informée de la nécessité de demander le contrôle judiciaire de la décision du 26 juillet 2005, fait preuve de diligence raisonnable dans l’exercice de ses droits. Pour arriver à cette conclusion, j’ai tenu notamment compte de l’absence de la déclaration habituelle relative au contrôle judiciaire dans la décision elle-même et du libellé de la décision, qui pourrait être ambigu pour un profane. Elle entretenait de toute évidence des contacts réguliers avec l’AFPC et avait des raisons de croire que les délégués syndicaux qui la représentaient étaient expérimentés et étaient bien au courant de ces questions. Le message téléphonique que le personnel de la Commission a laissé pour informer l’AFPC en décembre 2005 que l’affaire serait réexaminée pouvait raisonnablement l’amener à croire que la ligne de conduite adoptée par son avocat était effectivement la bonne.

 

[37]           L’interprétation qu’il convient de donner à la lettre du 26 juillet laisse également place à peu de doutes. Les avocats de l’AFPC qui représentaient la demanderesse ne sont de toute évidence pas les seuls qui ont cru à tort que la décision relative à la différence préjudiciable de traitement n’était pas définitive. Les agissements du personnel de la Commission ont contribué au retard de la demanderesse à exercer le recours en contrôle judiciaire qui lui était ouvert, à tout le moins jusqu’en novembre 2006, moment où l’AFPC a été verbalement avisée que la Commission ne pouvait pas réexaminer sa décision ou refusait de le faire.

 

[38]           Après cette date, toutefois, nous ne disposons d’aucune explication valable quant à la raison pour laquelle l’AFPC ne pouvait consulter sans délai un avocat indépendant au sujet de la possibilité d’obtenir une prorogation de délai et d’entamer le processus.

 

[39]           La Cour n’est pas non plus satisfaite de l’explication qui a été donnée au sujet du retard qu’accusait la présentation de la requête en prorogation de délai. Il n’y a aucun élément de preuve au sujet des actions accomplies par la demanderesse pour accélérer le processus. Me Spencer mentionne plutôt le fait qu’elle vit dans une autre ville pour justifier son retard. Le manque de détails sur ce qui s’est produit entre novembre 2006 et la fin de mars 2007 et sur ce qui s’est passé entre Mme Gover, l’AFPC et l’avocat indépendant laisse la Cour perplexe. Il est évident que le bien-fondé même de la plainte (par opposition au bien-fondé de la demande proposée) n’est pas pertinent dans la présente requête; il est par conséquent difficile de comprendre pourquoi, comme Me Spencer l’affirme, il était nécessaire d’obtenir des documents remontant à l’époque où la demanderesse s’était blessée. La preuve présentée est assez directe et les explications fournies ne sont tout simplement pas satisfaisantes. La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour qu’elle a agi avec toute la diligence à laquelle on pouvait raisonnablement s’attendre d’elle dans les circonstances.

 

[40]           La demanderesse soutient, à titre subsidiaire, que même si la Cour devait conclure qu’aucune explication valable n’a été fournie pour justifier le retard, il serait quand même dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation demandée parce que sa demande est manifestement fondée et que la prorogation ne causerait aucun préjudice véritable aux défendeurs. La Cour s’est déjà penchée sur la question du préjudice (au paragraphe 22); elle va maintenant examiner le bien-fondé de la demande selon la thèse de chacune des parties.

 

[41]           Les parties se sont surtout attardées sur le concept de la poursuite des actes discriminatoires étant donné que c’était l’argument qui avait été soulevé devant l’enquêteur. Les deux parties ont soumis des arguments fouillés[6]. La demanderesse affirme notamment que, tout comme dans l’affaire Brooks c. Canada Safeway Lt., [1985] M.J No.486[7], la violation de ses droits n’a pas pris fin au moment précis où elle a été soustraite contre son gré au Programme de congé pour accident du travail, mais que cette violation s’est poursuivie et continuera de se poursuivre tant qu’elle est visée par le Programme de congés non payés.

 

[42]           Elle affirme aussi que les principes généraux qui s’appliquent lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne est victime de violation continue de ses droits de la personne devraient être interprétés de façon libérale, tout comme les dispositions législatives doivent, en matière de droits de la personne, faire l’objet d’une interprétation téléologique et libérale.

 

[43]           En revanche, les défendeurs ont également cité diverses décisions qui appuient leur position que, dans sa plainte, la demanderesse ne mentionne pas une série d’actes distincts, mais une seule violation, qui s’est produite en 1992 et qui continue à avoir des conséquences négatives sur elle. 

 

[44]           Parmi les nombreux précédents cités, la Cour retient que, dans la décision Greenwood c. Alberta (Workers Compensation Board), [2000] A.J No.1360, 2000 ABQB 827, conf. par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Allen c. Alberta (Human Rights Commission), [2005] A.J. No. 1755, au paragraphe 3, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rejeté un argument très semblable à celui que formule la demanderesse en l’espèce. Dans cette affaire, M. Greenwood, dont la demande de prestations supplémentaires liée à sa mononucléose avait été rejetée par la Commission des accidents du travail, affirmait que le refus continu de la Commission de l’indemniser adéquatement constituait une discrimination continue, par opposition à un acte discriminatoire isolé comportant encore des conséquences.

 

[45]           Il y a quelques décisions qui ont abordé la question de savoir à quel moment survient la discrimination dans les affaires portant sur un congédiement (Lever c. Canada (Commission des droits de la personne) (C.A.F.), [1988] A.C.F. no 1062; Tse  c. Federal Express Canada Ltd., [2005] A.C.F. no 740, aux paragraphes 29 et 30; Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.F.)). Il n’existe cependant pas de décision de notre Cour ou de la Cour d’appel fédérale où est examiné le concept de violation continue en général.

 

[46]           Étant donné que la norme de contrôle qui s’appliquerait probablement à la présente question mixte de fait et de droit est celle de la décision raisonnable simpliciter (Bredin c. Canada, [2006] A.C.F. no 1478, aux paragraphes 26 à 43, Tamashi c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [2005] A.C.F. no 1888), il est évident que la demanderesse a établi l’existence d’une cause défendable en l’espèce. Les défendeurs ont cependant une cause tout aussi défendable. 

                                                              

[47]           Ainsi, suivant cet argument, la demanderesse satisfait certainement à l’un des facteurs du critère à quatre volets, mais elle n’a pas établi que, sur ce seul aspect, sa demande est particulièrement fondée.

 

[48]           En plus de ce qui précède, la demanderesse fait valoir que la Commission aurait également dû exercer son pouvoir discrétionnaire en prorogeant le délai, d’autant plus que la demanderesse a de toute évidence tenté de donner suite à l’affaire en recourant à la procédure interne de règlement des griefs. Qui plus est, suivant la demanderesse, on peut soutenir que la Commission a manqué à son obligation d’agir avec équité, dans la mesure où la Commission a de toute évidence manqué de rigueur lors de l’examen initial de sa plainte[8]. Elle soutient que le fait que son conseiller juridique a dû rencontrer Mme Shukuru et que la Direction des enquêtes de la Commission a estimé nécessaire de consulter un avocat indépendant donne à penser que les questions soulevées dans sa plainte étaient suffisamment complexes pour justifier dès le départ une enquête plus approfondie de la part de la Commission.

 

[49]           Aux yeux des défendeurs, il n’était pas nécessaire que la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire étant donné que la demanderesse n’avait ni réclamé de prorogation ni plaidé en faveur d’une telle mesure. En ce qui concerne la procédure de règlement des griefs, les défendeurs font observer que la demanderesse a elle-même déclaré que la question ne pouvait faire l’objet d’un grief; elle n’est donc pas pertinente. Enfin, en ce qui a trait à la présumée obligation de procéder à une enquête plus approfondie, les défendeurs invoquent la décision Société canadienne des postes c. Canada (Commission des droits de la personne), [1997] A.C.F. no 578, au paragraphe 3, conf. par [1999] A.C.F. no 705, dans laquelle le juge Marshall Rothstein écrit :

La décision que la Commission rend en vertu de l’article 41 intervient normalement dès les premières étapes, avant l’ouverture d’une enquête. Comme la décision de déclarer la plainte irrecevable clôt le dossier sommairement avant que la plainte ne fasse l’objet d’une enquête, la Commission ne devrait déclarer une plainte irrecevable à cette étape que dans les cas les plus évidents. [...]

 

[50]           Il semble toutefois que ce dernier argument vient renforcer, et non affaiblir, la thèse de la demanderesse, du moins à ce stade peu avancé de l’instance. En effet, vu la conclusion à laquelle la Cour est déjà parvenue et suivant laquelle, à cette étape-ci de l’instance, les deux parties ont une cause défendable en ce qui concerne le moment où s’est produite la discrimination, l’argument de la demanderesse quant à la question de savoir s’il était suffisamment clair et évident que sa plainte avait été déposée après l’expiration du délai prescrit pour permettre à la Commission de la rejeter sans procéder à une enquête plus poussée semble solide.

 

[51]           Il serait certainement avantageux pour la Commission que ses obligations et ses pouvoirs en pareil cas soient mieux définis et que la Cour se prononce clairement sur la question de la discrimination continue.

 

[52]           Ainsi que je l’ai mentionné au départ, le critère à quatre volets a été élaboré pour aider la Cour à décider de la meilleure façon de rendre justice aux deux parties dans une affaire donnée.

 

[53]           La présente affaire était particulièrement difficile à trancher en raison des explications insuffisantes données par la demanderesse au sujet de son retard à demander une prorogation de délai après avoir découvert l’erreur initiale. Cependant, après avoir examiné les circonstances particulières de l’espèce,  la Cour conclut qu’il est néanmoins dans l’intérêt de la justice d’accorder à la demanderesse la prorogation qu’elle réclame. 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

  1. La demanderesse est autorisée à déposer et à signifier son avis de demande de contrôle judiciaire de la décision du 26 juillet 2005 au plus tard le 7 décembre 2007.

 

 

« Johanne Gauthier »

         Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        07-T-18

 

INTITULÉ :                                       JANET GOVER

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par le Conseil du Trésor et l’Agence des services frontaliers du Canada

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 SEPTEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 7 novembre 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. David Yazbeck

M. Andrew Astritis

 

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Marie Crowley

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

M. David Yazbeck

M. Andrew Astritis

613-567-2916

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Marie Crowley

613-957-4868

POUR LE DÉFENDEUR

 



[1]   Suivant la politique de l’employeur, l’employé qui est victime d’un accident ou qui est atteint d’une invalidité reçoit son plein salaire (lequel lui est versé principalement par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail, l’employeur effectuant un versement complémentaire pour une période maximale de 133 jours. C’est ce qu’on appelle le Programme de congé pour accident du travail). Après cette période, l’employé victime d’un accident ou atteint d’une invalidité est visé par le Programme de congés non payés. 

[2] Ce montant est indexé conformément à la Loi sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail de l’Ontario (anciennement la Loi sur les accidents du travail de l’Ontario).

[3] Dans sa plainte, elle se contente de signaler qu’en 1993-1994, elle a continué de se plaindre d’inconfort physique et de réclamer des modifications à son poste de travail.

[4] Par exemple, dans sa plainte, Mme Gover explique que le grief qu’elle a déposé en 2000 avait trait à une erreur relevée dans son feuillet T-4. Quoi qu’il en soit, il semble que la Commission ait considéré globalement tous les faits relatifs à son salaire puisque l’enquêteur parle des [traduction] « faits survenus entre 1992 et 2000 » dans la lettre du 20 avril 2005 (au paragraphe 10).

[5] Voir également l’arrêt Donovan c. Canada, [2000] A.C.F. no 933 (CAF), au paragraphe 7.

[6] Des observations écrites supplémentaires ont été déposées après l’audience.

[7] Conf. par 38 A.C.W.S. (2d) 452 (CA Man.) inf. pour d’autres motifs à [1989] 1 R.C.S. 1219.

[8] L’argument supplémentaire suivant lequel la demanderesse aurait dû se voir accorder la possibilité de faire valoir son point de vue au sujet de l’avis donné par l’avocat indépendant n’a pas été invoqué à l’audience. À cette étape‑ci, cet argument est mal fondé, compte tenu du fait que la décision à l’examen est antérieure à ces faits.

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