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Date : 20090123

Dossier : T-2193-07

Référence : 2009 CF 69

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2009

En présence de madame la juge Hansen

 

 

ENTRE :

 

DAVID ALLAN HRUSHKA

demandeur

 

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

ET PASSEPORT CANADA

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]        Un arbitre de Passeport Canada a ordonné que le demandeur soit privé des services de passeport pour une période de trois ans. Dans les présents motifs, j’ai conclu que la décision devait être annulée.

 

Faits

[2]        Puisque la question déterminante porte sur le pouvoir de l’arbitre de rendre une telle ordonnance, seulement un bref résumé des faits est nécessaire. Passeport Canada a délivré un passeport au demandeur le 23 octobre 2002. En juin 2005, le Service secret des États-Unis a avisé Passeport Canada qu’un individu, faisant l’objet d’une enquête pour fraude, avait été trouvé en possession de copies du passeport du demandeur. En juin 2007, des responsables de l’application de la loi en Irelande ont signalé que des copies du passeport du demandeur avaient été utilisées par un individu dans une tentative de commettre des actes frauduleux. En juillet 2007, l’Agence des services frontaliers du Canada a informé Passeport Canada que des copies du passeport du demandeur avaient été trouvées dans l’ordinateur portatif qu’un individu entré illégalement au Canada s’était fait saisir. 

 

[3]        En juillet 2007, le demandeur a présenté une demande visant à faire renouveler son passeport qui devait expirer le 23 octobre 2007.  Le 22 août 2007, la Direction générale de la sécurité de Passeport Canada (le Bureau) a informé le demandeur qu’il faisait l’objet d’une enquête concernant l’affichage sur un site Web de la page des renseignements personnels (la page des renseignements personnels) de son passeport. 

 

[4]        La correspondance ultérieure entre Passeport Canada et le demandeur révèle que ce dernier a été attaqué en avril 2000 et que son identité a été volée. Le demandeur a ensuite eu des problèmes en raison de l’emploi frauduleux de son identité. Il prétend qu’un avocat lui a conseillé d’afficher sur son site Web des copies de ses renseignements personnels, y compris la page des renseignements personnels de son passeport, en vue d’empêcher d’autres incidents de vols d’identité.

 

[5]        À la suite de son enquête, le Bureau a transmis le dossier aux fins de décision à un arbitre de Passeport Canada le 15 octobre 2007.  Le Bureau a recommandé à l’arbitre de révoquer le passeport du demandeur en application de l’alinéa 10(2)c) du Décret sur les passeports canadiens, TR-81-86 (le Décret), et de priver le demandeur des services de passeport pour une période de cinq ans.

 

[6]        Dans sa décision du 6 novembre 2007, l’arbitre a jugé que, même si les motifs de révocation du passeport étaient réunis, la recommandation du Bureau à cet égard était devenue théorique en raison de l’expiration du passeport. Cependant, au vu des circonstances de l’affaire, l’arbitre a ordonné que le demandeur soit privé des services de passeport pour une période de trois ans.

 

[7]        Dans leurs observations écrites et au début de l’audience, les défendeurs ont affirmé que la demande devrait être radiée compte tenu de l’absence de preuve suffisante au dossier. Après avoir entendu les observations des parties, je suis convaincue que la Cour a été saisie d’un dossier complet et que les défendeurs n’ont pas subi de préjudice en raison des lacunes du dossier de la demande. J’ai avisé les parties que j’entendrais la demande au fond. 

 

Question en litige

[8]        La question déterminante dans la présente instance est de savoir si l’arbitre a outrepassé ses pouvoirs en ordonnant que le demandeur soit privé des services de passeport pour une période de trois ans

 

Observations des parties

[9]        Le demandeur soutient principalement que l’arbitre n’était pas autorisé à ordonner qu’il soit privé des services de passeport.

 

[10]      La position des défendeurs peut être résumée comme suit. Les défendeurs contestent la prétention du demandeur selon laquelle la compétence de Passeport Canada se limite soit à refuser la délivrance d’un passeport en vertu de l’article 9 du Décret, soit à révoquer un passeport en vertu de l’article 10 du Décret. En se fondant sur l’article 2 du Décret, les défendeurs affirment que Passeport Canada a été chargé par le ministre des Affaires étrangères et du Commerce international « de la délivrance, du refus de délivrance, de la révocation, de la retenue, de la récupération et de l’utilisation des passeports ». Ils allèguent qu’un argument supplémentaire en faveur de cette compétence plus large réside dans le fait que les passeports demeurent la propriété de Sa Majesté la Reine du chef du Canada et qu’ils sont délivrés à la condition que leur titulaire les utilise de façon appropriée et les protège.    

 

[11]      Puisque l’arbitre a jugé qu’il y avait des motifs pour révoquer le passeport en vertu de l’alinéa 10(2)c) du Décret, l’expiration du passeport avant la décision de l’arbitre ne limitait pas le pouvoir de Passeport Canada de refuser les services de passeport.

 

[12]      Les défendeurs soutiennent que le pouvoir de refuser les services de passeport découle logiquement de celui de révoquer un passeport, et ce, afin de donner un effet pratique à la révocation. Ils affirment que le droit d’une personne d’avoir accès aux services de passeport ne se détermine pas en une seule occasion. Au contraire, dans l’exercice des pouvoirs prévus à l’article 2 du Décret, Passeport Canada peut examiner en tout temps le droit d’une personne aux services de passeport. Enfin, contrairement au pouvoir de délivrer, de refuser et de révoquer un passeport, le pouvoir de refuser les services de passeport prévu à l’article 2 du Décret ne se limite à aucune circonstance particulière.

 

Norme de contrôle

[13]      Les parties conviennent et je reconnais que la norme de contrôle applicable à une question relative au pouvoir de Passeport Canada d’imposer une sanction particulière est celle de la décision correcte.

 

Analyse

[14]      L’article 2 du Décret énonce en partie :

« Passeport Canada » Le service du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, où qu’il se trouve, que le ministre a chargé de la délivrance, du refus de délivrance, de la révocation, de la retenue, de la récupération et de l’utilisation des passeports. (Passport Canada)

 

[15]      Premièrement, en ce qui concerne le libellé de la disposition elle-même, il décrit simplement un service du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international « que le ministre a chargé » de certaines responsabilités. Le libellé n’a pas pour objet de conférer à Passeport Canada le pouvoir de prendre les mesures énumérées dans la disposition.  Le fondement du pouvoir discrétionnaire de Passeport Canada se trouve plutôt dans des dispositions particulières du Décret. Par exemple, le large pouvoir de Passeport Canada d’exiger des documents ou des renseignements précis en vue de la délivrance d’un passeport ou de la prestation de services de passeport est prévu aux articles 6 et 8 du Décret. De même, et d’une importance particulière dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le pouvoir de Passeport Canada et les motifs lui permettant de refuser de délivrer un passeport ou de le révoquer sont énumérés aux articles 9 et 10 du Décret, respectivement. Par contre, le Décret ne décrit pas explicitement l’étendue ou les conditions relatives à l’exercice approprié du pouvoir qui permettrait de refuser les services de passeport en tant que sanction indépendante. L’absence de telles précisions dans le Décret indique que Passeport Canada n’est pas habilité à refuser les services de passeport en tant que sanction indépendante pour mauvais emploi d’un passeport.

 

[16]      Deuxièmement, l’argument des défendeurs va à l’encontre de l’utilité et de l’objet des définitions législatives et des protocoles de rédaction reconnus. Comme il est indiqué dans l’ouvrage Sullivan and Drieger on the Construction of Statutes [Ruth Sullivan, Sullivan and Drieger on the Construction of Statutes (Vancouver : Butterworths, 2002), à la page 51.], il existe deux types de définitions dans les lois, les définitions exhaustives et celles qui ne le sont pas. Les définitions exhaustives se font généralement sans l’emploi d’une charnière ou avec l’emploi d’une charnière comme « s’entend de » et leur objet est le suivant : [traduction] « clarifier un terme vague ou ambigu, restreindre la portée d’un terme ou d’une expression, s’assurer que la portée d’un terme ou d’une expression n’est pas restreinte, et créer une abréviation ou toute autre forme de référence concise pour une longue expression ».  Les définitions non exhaustives commencent habituellement par l’emploi d’une charnière telle que « s’entend notamment » et visent [traduction] « à élargir le sens ordinaire d’un terme ou d’une expression, à traiter des cas limites, et à illustrer l’application d’un terme ou d’une expression en donnant des exemples ». On peut donc voir qu’une définition prévue par la loi ne comporte normalement pas d’élément de fond. En fait, l’inclusion d’éléments de fond dans une définition est considérée comme une erreur de rédaction. Comme l’a écrit Francis Bennion dans son ouvrage Statutory Interpretation :

[traduction] Définitions comportant un effet au fond  C’est une erreur de rédaction  (moins fréquente qu’auparavant) d’incorporer des règles de droit substantiel dans une définition. Une définition n’est pas censée s’appliquer comme une disposition législative indépendante. Si elle est ainsi formulée, les tribunaux auront tendance à l’interpréter de façon restrictive et à la limiter à sa fonction véritable.

 

[17]      Bien que cet énoncé soit destiné à servir uniquement de lignes directrices, le même point de vue est exposé dans le Protocole de rédaction uniforme de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada. Le paragraphe 21(2) de ce protocole énonce qu’« [l]a définition ne doit pas comporter d’élément de fond ».

 

[18]      Par conséquent, je rejette l’argument des défendeurs selon lequel l’article 2 du Décret confère à Passeport Canada le pouvoir de refuser les services de passeport.

           

[19]      Comme il a déjà été dit, les défendeurs allèguent également que le pouvoir de refuser les services de passeport découle logiquement de celui de révoquer un passeport afin de donner un effet pratique à la révocation. Sans décider si cette assertion est fondée en droit, la Cour estime qu’elle n’aide pas les défendeurs dans les circonstances de la présente affaire. À mon avis, il faut faire une distinction entre le refus de fournir les services de passeport pour une période donnée en rapport avec une décision de refus ou de révocation et le refus de fournir les services de passeport en tant que sanction indépendante. Ainsi, les pouvoirs en matière de révocation ne peuvent servir de fondement pour justifier une sanction indépendante consistant à refuser les services de passeport.

 

[20]      Enfin, les défendeurs allèguent également que le pouvoir de refuser les services de passeport prévu à l’article 2 ne se limite à aucune circonstance particulière. Cependant, étant donné que cet argument repose sur l’hypothèse que l’article 2 confère le pouvoir de refuser les services de passeport en tant que sanction indépendante, il peut être écarté pour les motifs susmentionnés.

 

[21]      Pour ces motifs, je conclus que le Décret n’autorise pas à refuser de fournir les services de passeport en tant que sanction indépendante.

 

[22]      Bien que je sois parfaitement consciente de l’importance de maintenir l’intégrité du programme de passeport, les observations du juge Phelan dans Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218, sont tout aussi importantes. Il a écrit au paragraphe 4 :

4     Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’en l’espèce, tout citoyen a le droit d’être traité, du moins au plan de la procédure, de la manière dont le gouvernement dit que seront traités ses droits et ses intérêts. Selon les règles de notre droit en matière d’équité procédurale, l’intéressé a le droit de savoir qui rendra la décision, et sur le fondement de quels critères afin de savoir ce qu’il lui faudra démontrer.

           

Conclusion

[23]      Étant donné que le Décret ne confère pas à l’arbitre le pouvoir d’infliger la sanction indépendante consistant à refuser les services de passeport, la décision sera annulée et renvoyée pour nouvelle décision. Même si j’ai conclu que la décision devait être annulée, l’affaire aurait fort bien pu être résolue à ce stade, n’eût été la conduite du demandeur. Par conséquent, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je n’adjugerai pas de dépens au demandeur.  

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du 6 novembre 2007 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre arbitre pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

2.         Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Dolores M. Hansen »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2193-07

 

INTITULÉ :                                       DAVID ALLAN HRUSHKA

 

                                                            ET

 

                                                            LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET PASSEPORT CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 septembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            La juge Hansen

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 23 janvier 2009

 

COMPARUTIONS :

 

 

J. Cameron Prowse

 

                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Stacey Dej

Yolande Viau

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Prowse Chowne LLP

Edmonton (Alberta)

 

                        POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.                                                                             FOR RESPONDENT                                         

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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