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Cour fédérale

Federal Court



Date : 20090512

Dossiers : T-225-08

T-921-08

T-925-08

Référence : 2009 CF 484

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2009

En présence de monsieur le juge Barnes

 

Dossier : T-225-08

 

ENTRE :

 

LA NATION OJIBWAY DE BROKENHEAD, LA PREMIÈRE NATION DE LONG PLAIN, LA PREMIÈRE NATION DU LAC SWAN, LA PREMIÈRE NATION DE FORT ALEXANDER, aussi connue sous le nom de la « PREMIÈRE NATION SAGKEENG », LA PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE LA RIVIÈRE ROSEAU, LA PREMIÈRE NATION DE PEGUIS ET LA PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY, appelées collectivement les PREMIÈRES NATIONS VISÉES PAR LE TRAITÉ NO1

 

            Demanderesses

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

et

TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE GP LTD.

 

            défendeurs

 

Dossier : T-921-08

 

ENTRE :

 

LA NATION OJIBWAY DE BROKENHEAD, LA PREMIÈRE NATION DE LONG PLAIN, LA PREMIÈRE NATION DU LAC SWAN, LA PREMIÈRE NATION DE FORT ALEXANDER, aussi connue sous le nom de la « PREMIÈRE NATION SAGKEENG », LA PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE LA RIVIÈRE ROSEAU, LA PREMIÈRE NATION DE PEGUIS ET LA PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY, appelées collectivement les PREMIÈRES NATIONS VISÉES PAR LE TRAITÉ NO1

 

            demanderesses

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

et

ENBRIDGE PIPELINES INC.

 

                                                                                                                                          défendeurs

 

T-925-08

 

ENTRE :

 

LA NATION OJIBWAY DE BROKENHEAD, LA PREMIÈRE NATION DE LONG PLAIN, LA PREMIÈRE NATION DU LAC SWAN, LA PREMIÈRE NATION DE FORT ALEXANDER, aussi connue sous le nom de la « PREMIÈRE NATION SAGKEENG », LA PREMIÈRE NATION ANISHINABE DE LA RIVIÈRE ROSEAU, LA PREMIÈRE NATION DE PEGUIS ET LA PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY, appelées collectivement les PREMIÈRES NATIONS VISÉES PAR LE TRAITÉ NO1

 

            Demanderesses

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

et

ENBRIDGE PIPELINES INC.

 

                                                                                                                                          défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demanderesses sont les sept Premières nations qui ont succédé aux Premières nations Ojibway qui ont conclu le Traité n1 avec la Couronne fédérale le 3 août 1871[1]. Elles se sont depuis regroupées pour former les Premières nations visées par le Traité no 1. Elles revendiquent des droits issus de traités, des droits inhérents protégés par traité et des droits culturels autochtones sur un vaste territoire situé dans le sud du Manitoba. Par les présentes demandes, les Premières nations visées par le Traité no 1 sollicitent un jugement déclaratoire de même que certaines réparations sous forme de brefs de prérogative contre les défendeurs par suite de trois décisions de la gouverneure en conseil approuvant la délivrance par l’Office national de l’énergie (l’Office) de certificats d’utilité publique pour la construction respectivement du projet de pipeline Keystone, du projet de pipeline Southern Lights et du projet de prolongement du pipeline Alberta Clipper (les projets de pipeline). Tous ses projets nécessitent l’utilisation ou la prise de terres situées dans le sud du Manitoba pour la construction d’un pipeline par les personnes morales défenderesses. Comme les faits essentiels et les principes juridiques applicables sont les mêmes dans le cas des trois décisions visées, il convient de ne rédiger qu’un seul exposé de motifs.

 

I.          Cadre réglementaire

Le projet de pipeline Keystone

[2]               Le 12 décembre 2006, TransCanada Keystone Pipeline GP Ltd. (Keystone) a présenté une demande à l’Office en vue d’obtenir certaines autorisations pour la construction et l’exploitation du pipeline Keystone (le projet Keystone).

 

[3]               Le projet Keystone porte sur la construction d’un pipeline qui s’étendrait sur 1 235 km de Hardist, en Alberta, à un point situé près de Haskett, au Manitoba, à la frontière canado‑américaine. Au Manitoba, tous les nouveaux travaux de construction du pipeline seront réalisés sur des terres appartenant à des particuliers; les 258 km restants correspondent aux emprises existantes (dont quatre kilomètres de terres publiques louées et deux kilomètres de terres publiques inoccupées). La servitude permanente a une largeur de vingt mètres au Manitoba et le pipeline est enfoui dans le sol.

 

[4]               Au cours de ses audiences, l’Office a examiné les observations soumises par la Première nation de Standing Buffalo, qui vit près de Fort Qu’Appelle, en Saskatchewan, et par cinq Premières nations du sud du Manitoba désignées collectivement sous le nom de Nations Dakota du Manitoba. Keystone a également consulté plusieurs collectivités autochtones vivant dans la zone de 50 km de l’emprise du pipeline, dont la Première nation de Long Plain, la Première nation du lac Swan et la Première nation Anishinabe de la rivière Roseau.

 

[5]               Dans les motifs de sa décision du 6 septembre 2007, l’Office a approuvé le projet Keystone sous réserve de certaines conditions. On trouve dans les motifs en question les conclusions suivantes au sujet des incidences du projet sur les populations autochtones :

Même si les entretiens avec Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba ont été amorcés quelque peu plus tard qu’ils n’auraient pu l’être, l’Office juge que, dans l’ensemble, Keystone a consulté convenablement les groupes autochtones susceptibles d’être touchés par le projet. Ces derniers ont été munis de renseignements sur le projet et ils ont eu la possibilité de saisir Keystone de leurs préoccupations au sujet de ses incidences. Keystone a examiné les préoccupations formulées et a apporté des modifications au projet, lorsque c’était indiqué. De plus, Keystone a observé les ententes déjà établies entre TransCanada et des groupes autochtones vivant dans la zone du projet et a persévéré dans ses efforts pour susciter la participation d’autres groupes autochtones. L’Office constate également que Keystone s’est engagée à poursuivre les consultations, par l’entremise de TransCanada.

 

Selon la preuve produite devant l’Office, TransCanada, agissant pour le compte de Keystone, ne savait pas que Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba avaient fait valoir des droits à l’égard de terres situées dans la zone du projet. L’Office estime que, puisqu’elle avait longtemps mené des activités dans la zone d’implantation du projet Keystone, TransCanada aurait dû connaître l’existence de ces revendications ou aurait pu faire montre de plus de diligence pour déterminer si de telles revendications existaient dans la région. L’Office reconnaît que Keystone, dès qu’elle a eu connaissance du fait que Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba avaient un intérêt dans la zone du projet, a pris des mesures et a entrepris des démarches de consultation. L’Office remarque également que les consultations auprès de Carry the Kettle et des signataires du traité no 4 ont reposé sur des ententes établies, conclues par TransCanada, et que Keystone est disposée à établir des ententes similaires et des plans de travail avec d’autres groupes autochtones, y compris Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba.

 

Après le dépôt d’une demande, toutes les parties intéressées, y compris les Autochtones, ont la possibilité de participer aux processus de l’Office pour faire connaître leurs points de vue, afin qu’il en soit tenu compte au moment de la prise d’une décision. En ce qui touche le projet Keystone, l’Office souligne que Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba ont saisi l’occasion qui leur était offerte de prendre part à l’instance et qu’il a pris des mesures particulières pour faciliter leur participation. L’Office, en effet, a accepté que Standing Buffalo dépose sa preuve après l’échéance fixée et a permis à ses Aînés de témoigner oralement, dans leur langue, au cours de l’audience. De plus, l’Office a siégé pendant deux jours à Regina afin de faciliter la participation de Standing Buffalo et il était disposé à prévoir des séances d’audience à Winnipeg à l’intention des Nations Dakota du Manitoba. L’Office souligne que, dans le souci de bien comprendre les préoccupations de Standing Buffalo, il a écouté le témoignage des Aînés, fait une demande de renseignements et posé des questions durant l’audience.

 

L’Office estime que Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba ont eu la possibilité de participer pleinement au dossier et d’attirer son attention sur toutes les préoccupations qu’elles pouvaient entretenir au sujet du projet. Le processus d’audience a fourni à toutes les parties une tribune pour recevoir un complément d’information, mettre en doute et réfuter la preuve produite par les autres parties et faire valoir leurs propres points de vue et préoccupations au sujet du projet Keystone. Standing Buffalo et les Nations Dakota du Manitoba ont eu la possibilité de produire une preuve, y compris au sujet de toute atteinte possible à leurs droits et intérêts que le projet pourrait entraîner. Les Nations Dakota du Manitoba n’ont produit aucune preuve à l’audience.

 

Standing Buffalo a déposé une preuve sous forme d’affidavit et témoigné oralement à l’audience, et l’Office a soupesé soigneusement cette preuve au moment de prendre sa décision. Standing Buffalo a laissé entendre que le projet réduirait encore davantage les terres publiques parmi lesquelles elle aurait à choisir conformément à son entente d’indemnisation pour les territoires inondés et comme suite au règlement de sa revendication. L’Office trouve que la preuve présentée sur ce point est de caractère trop conjectural pour justifier qu’il en tienne compte en tant qu’incidence du projet puisque des terres publiques sont disponibles pour fins de sélection et que des terres privées peuvent être achetées dans le territoire traditionnel revendiqué par Standing Buffalo.

 

L’Office n’a pas compétence pour trancher des questions associées aux revendications territoriales. Par conséquent, dans la mesure où la preuve produite par Standing Buffalo se rapporte à la revendication territoriale qu’elle a émise, plutôt qu’aux effets du projet comme tel sur ses intérêts, cette preuve revêt une valeur probatoire limitée dans le contexte de l’examen de la demande dont l’Office est saisi.

 

Standing Buffalo a présenté une preuve de nature générale concernant l’existence de sites sacrés le long des emprises existantes et proposées. L’Office remarque que Keystone s’est engagée à discuter avec Standing Buffalo de la possibilité que le projet perturbe des sites sacrés, à dresser un plan de travail et à prévoir des mesures d’atténuation dans son plan de protection de l’environnement pour parer à des effets précis sur des sites sacrés. L’Office invite Standing Buffalo à porter à l’attention de TransCanada ses préoccupations au sujet des répercussions de projets antérieurs sur des sites sacrés et à faire participer ses Aînés à ces discussions.

 

L’Office constate que presque la totalité des terres requises pour réaliser le projet ont été perturbées antérieurement, qu’il s’agit généralement de propriétés privées et que ces terres sont affectées principalement à l’exploitation agricole et à l’élevage de bétail. On s’attend donc à ce que le projet ait une incidence minime sur les terres. Par ailleurs, l’Office est convaincu que les effets éventuels dont Standing Buffalo a fait état, et qui peuvent être examinés dans le contexte de la demande, seront atténués d’une manière appropriée.

 

Concernant la requête des Nations Dakota du Manitoba en vue d’imposer des conditions d’approbation supplémentaires, l’Office souligne que Keystone et les Nations Dakota du Manitoba ont entrepris des consultations et que les deux parties se sont engagées à poursuivre ces entretiens. En outre, l’Office remarque que Keystone s’est engagée à donner suite aux préoccupations qui seraient mises en lumière tout au long de ses démarches de consultation continues et qu’elle est intéressée à établir des ententes et des plans de travail avec les groupes autochtones vivant dans la zone du projet. L’Office est fortement en faveur de tels arrangements et il encourage les promoteurs de projets à développer des rapports avec les groupes autochtones ayant des intérêts dans les régions où ils exécutent des projets. Vu l’engagement que les deux parties ont pris de poursuivre le dialogue, l’Office ne voit pas la nécessité d’imposer les conditions proposées, telles qu’elles sont énoncées.

 

 

[6]               Sur la recommandation de l’Office, la gouverneure en conseil a, par le décret C.P. 2007‑1786 du 22 novembre 2007, agréé la délivrance à Keystone d’un certificat d’utilité publique autorisant la construction et l’exploitation du pipeline Keystone. C’est la décision qui fait l’objet de la demande de réparation présentée par les demanderesses dans le dossier T-225-08.

 

Le projet de pipeline Southern Lights et le projet de prolongement du pipeline Alberta Clipper

[7]               En mars 2007 et en mai 2007 respectivement, Enbridge a présenté une demande en vue d’obtenir l’approbation de l’Office relativement au projet de pipeline Southern Lights (le projet Southern Lights) et du projet de prolongement du pipeline Alberta Clipper (le projet Alberta Clipper). Ces deux projets sont interreliés. Le projet Alberta Clipper porte sur la construction d’un pipeline qui s’étendrait sur 1 078 km de Hardist, en Alberta, à un point situé près de Gretna, au Manitoba, à la frontière canado-américaine.

 

[8]               Le projet Southern Lights emprunte le même corridor que le projet Alberta Clipper. Les deux sont construits à l’intérieur ou le long de l’emprise pipelinière existante et traversent presque entièrement des propriétés privées perturbées antérieurement[2].

 

[9]               Le dossier révèle qu’Enbridge a mené de vastes consultations auprès des collectivités autochtones intéressées pour connaître leurs préoccupations au sujet de la réalisation de son projet. Elle a notamment consulté des collectivités situées dans un rayon de 80 km de l’emprise du pipeline et même au-delà de cette limite, lorsque d’autres collectivités ont exprimé leur intérêt. Enbridge a discuté avec la Première nation de Long Plain, la Première nation du lac Swan, la Première nation Anishinabe de la Rivière Roseau et, collectivement, avec les Premières nations visées par le Traité no 1. Enbridge a également fourni un financement aux Premières nations visées par le Traité n1 pour faciliter le processus de consultation.

 

[10]           Par ailleurs, l’Office a reçu les observations d’intervenants autochtones au cours de ses audiences, dont des discussions menées avec la Première nation de Standing Buffalo, les Nations Dakota du Manitoba, la Première nation Anishinabe de la Rivière Roseau et la Première nation de Peepeekisis. Standing Buffalo a notamment exprimé ses inquiétudes au sujet des revendications territoriales non réglées. Voici comment l’Office a exposé la question :

Le Chef Redman a déclaré dans son mémoire que Standing Buffalo a participé à de nombreuses rencontres avec le gouvernement du Canada et avec le Bureau du commissaire aux traités relativement aux problèmes en suspens concernant les titres ancestraux non éteints et les droits d’exercice des pouvoirs des Dakotas/Lakotas. Le Chef Redman a également affirmé qu’il y avait eu 70 rencontres et que le gouvernement du Canada n’avait pas encore reconnu son obligation légale et continue d’exercer de la discrimination contre Standing Buffalo à propos de ses obligations légales concernant ses titres ancestraux, ses droits souverains et son statut d’allié en manquant à son devoir de résoudre ces problèmes en suspens.

 

Bien qu’il ait envoyé plusieurs lettres au gouvernement du Canada [Traduction] « concernant les discussions avec le gouvernement du Canada sur les interventions de l’Office et leurs rapports avec les problèmes en suspens des Dakotas/Lakotas », le Chef Redman a indiqué n’avoir reçu aucune réponse.

 

Le Chef Redman prétend que la consultation indiquée dans la preuve des demandeurs se rapporte à l’audience sur l’agrandissement de la capacité d’Alida à Cromer et que les demandeurs et le Canada n’ont pas consulté Standing Buffalo, manquant à leurs obligations légales envers cette Première nation. Il a affirmé que le tracé du pipeline traverse des terres traditionnelles de Standing Buffalo et indiqué que le Projet limiterait davantage les terres de la Couronne qui seraient disponibles pour satisfaire aux conditions de son entente de compensation relative aux inondations et pour toute revendication relative aux traités. Standing Buffalo a également présenté une preuve de nature générale sur l’existence de sites sacrés le long de l’emprise existante et proposée pour le Projet.

 

 

[11]           L’Office a notamment tiré les conclusions suivantes dans les motifs de la décision par laquelle il a approuvé le projet Alberta Clipper :

En l’espèce, l’Office constate que quatorze groupes autochtones ont participé de diverses manières à l’instance. L’Office a la conviction que ces groupes ont eu l’occasion de participer pleinement à son processus et d’exprimer leurs préoccupations à l’Office.

 

Plusieurs intervenants autochtones ont exprimé des préoccupations  à propos des effets que le projet aurait sur les sites historiques archéologiques non découverts et sur les lieux de sépulture sacrés. L’Office prend acte des engagements d’Enbridge à travailler avec les communautés autochtones au cas où de tels sites seraient mis au jour et de la mise en œuvre d’un plan d’urgence à l’égard des ressources patrimoniales, qui comprend des procédures précises pour la mise au jour et la protection des sites archéologiques, paléontologiques et historiques, notamment l’évaluation et la mise en œuvre de mesures d’atténuation appropriées. L’Office prend également acte de la décision d’Enbridge d’établir le tracé du pipeline de manière à éviter les tumulus de Thornhill.  Vu l’importance de ces sites toutefois, l’Office inclurait, si le projet devait être approuvé, une condition faisant obligation à Enbridge de cesser immédiatement tous les travaux dans la zone de découvertes archéologiques et de contacter les autorités provinciales responsables.  Cela permettrait de protéger et manipuler les découvertes archéologiques selon les règles de l’art et d’éviter tout impact éventuel sur les usages traditionnels. Si le projet était approuvé, l’Office ordonnerait également à Enbridge de déposer auprès de lui, et de les publier sur son site Internet, les rapports sur ses consultations des groupes autochtones concernant les tumulus de Thornhill.

 

En ce qui concerne les effets négatifs éventuels du projet sur les usages traditionnels actuels, l’Office constate qu’il y a eu des allégations au sujet de tels usages le long du tracé proposé, mais qu’aucune preuve précise n’a été fournie. Les installations seraient pour une large part enfouies et seraient construites dans de courts délais; les terrains requis pour le projet ont déjà, pour la plupart, été perturbés et ils appartiennent généralement à des intérêts privés et sont utilisés à des fins agricoles. Cela dit, et compte tenu de l’engagement d’Enbridge à l’égard des consultations régulières des Autochtones tout au long du cycle de vie du projet, l’Office estime que les impacts éventuels du projet sur les intérêts des Autochtones, particulièrement en ce qui concerne l’utilisation traditionnelle des terres sur l’emprise, seraient minimes et feraient l’objet de mesures d’atténuation appropriées. L’Office a la conviction que des discussions régulières entre le demandeur et les Autochtones, conjuguées avec le plan d’urgence à l’égard des ressources patrimoniales, réduiraient au minimum les effets éventuels sur les sites à usage traditionnel, s’il y en avait.  L’Offre estime que le programme d’Enbridge d’engagement à la participation des Autochtones convenait compte tenu de la nature et de l’ampleur du projet. Enbridge ayant démontré qu’elle est consciente du caractère permanent du processus d’engagement à la participation des Autochtones, et à la lumière de ses engagements et des conditions proposées, l’Office juge que le programme d’Enbridge d’engagement à la participation des Autochtones répondrait aux exigences de consultation pour le pipeline Alberta Clipper.

 

 

[12]           L’Office a entre autres tiré les conclusions suivantes sur les conséquences du projet Southern Lights sur les peuples autochtones :

Les demandeurs ont indiqué ne pas avoir [été] informés de conséquences potentielles pour les intérêts autochtones qui n’aient pas été relevées dans les demandes relatives au Projet Southern Lights ou dans les documents déposés par la suite. Les demandeurs ont fait valoir que, si le Projet devait avoir davantage de conséquences que celles touchant les intérêts répertoriés, ils rencontreraient l’organisation ou la communauté autochtone qui a cerné un intérêt et travailleraient avec celle-ci pour mettre au point un plan d’action conjoint.

 

L’Office est d’avis que les Autochtones intéressés aux demandes relatives au Projet Southern Lights avaient été informés des détails du Projet et avaient eu l’occasion de faire connaître leur opinion à l’Office en temps utile pour que celle-ci puisse être prise en compte dans le processus décisionnel.

 

De plus, l’Office est d’avis que le programme de consultation des demandeurs permettait efficacement de cerner les conséquences du Projet pour les Autochtones.

 

Le Projet doit comporter un intervalle de construction relativement bref, la vaste majorité des installations étant enfouies. Comme presque toutes les terres nécessaires au Projet n’étaient pas intactes auparavant, qu’elles appartiennent généralement à des intérêts privés, qu’elles servent principalement à des fins agricoles et qu’elles sont adjacentes à une emprise pipelinière existante, l’Office est d’avis que les conséquences potentielles du Projet pour les intérêts autochtones pourraient être atténuées de façon appropriée. L’Office est donc d’avis que les conséquences pour les intérêts des Autochtones seront probablement minimes.

 

 

[13]           Sur la recommandation de l’Office, la gouverneure en conseil a pris les décrets C.P. 2008‑856 et C.P. 2008‑857, tous les deux datés du 8 mai 2008, par lesquels elle a agréé la délivrance de certificats d’utilité publique autorisant la construction et l’exploitation respectivement du projet Southern Lights et du projet Alberta Clipper. Ce sont les décisions qui font l’objet de la demande de réparation présentée par les demanderesses dans les dossiers T-921-08 et T-925-08.

 

[14]           En 2006 et en 2007, les Premières nations visées par le Traité no 1 ont tenté sans succès d’engager des [traduction] « consultations sérieuses » et de chercher des [traduction] « accommodements satisfaisants » avec la Couronne fédérale au sujet des projets de pipelines et des répercussions de ces projets [traduction] « sur les droits ancestraux et issus de traités qui leur sont garantis par la Constitution ».

 

II.        Questions en litige

[15]           La position des Premières nations visées par le Traité no 1 dans les présentes instances est que la Couronne fédérale n’a pas respecté ses obligations juridiques de consultation et d’accommodement avant d’accorder les approbations nécessaires pour la réalisation des projets de pipelines sur leur territoire traditionnel. Bien que les Premières nations visées par le Traité no 1 reconnaissent que les personnes morales défenderesses et l’Office ont procédé à des consultations relativement aux projets de pipelines et tenu compte de certaines de leurs préoccupations, ces mesures ne sauraient, à leur avis, remplacer les obligations plus vastes qui incombent à la Couronne. D’ailleurs, bien que l’Office et les personnes morales défenderesses semblent s’être particulièrement attachés à remédier aux préoccupations exprimées par les groupes autochtones au sujet de la réalisation du projet, ils se disent impuissants à régler les revendications territoriales[3].

 

[16]           À la base des présentes instances se trouve la question des revendications territoriales des Premières nations visées par le Traité no 1 dans le sud du Manitoba. La principale question qui est soumise à la Cour est celle de savoir si les projets de pipelines ont des répercussions suffisamment importantes sur les intérêts des Premières nations visées par le Traité no 1 pour obliger la Couronne à les consulter. Dans l’hypothèse où la Couronne est tenue de les consulter, la Cour doit également définir la portée de cette obligation et déterminer si, et dans quelle mesure, l’Office, qui agit essentiellement comme représentant de la Couronne, peut s’acquitter de cette obligation.

 

III.       Analyse

Norme de contrôle

[17]           En ce qui concerne la question de la norme de contrôle qui s’applique aux présentes instances, j’adopte le point de vue exprimé par ma collègue la juge Danièle Tremblay-Lamer dans la décision Première nation de Tzeachten c. Canada (Procureur général), 2008 CF 928, 297 D.L.R. (4th) 300, aux paragraphes 23 et 24 :

23        Dans la décision Première nation de Ka’a’Gee Tu c. Canada (Procureur général), 2007 CF 763, 315 F.T.R. 178, aux paragraphes 91 à 93, mon collègue le juge Edmond Blanchard, en adoptant les principes généraux énoncés dans Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, aux paragraphes 61 à 63, a fait savoir que la question de l’existence et de la teneur de l’obligation de consultation et d’accommodement est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte et en outre que la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de cette obligation de consultation et d’accommodement est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

24        Par conséquent, lorsqu’il faut déterminer s’il existe une obligation de consultation et quel est le contenu de cette obligation, il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence. Cependant, lorsqu’il faut établir s’il a été satisfait à cette obligation, l’analyse devra porter sur le caractère raisonnable et « le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

 

Voir également l’arrêt Bande indienne d’Ahousaht c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2008 CAF 212, 297 D.L.R. (4th) 722, aux paragraphes 33 et 34.

 

[18]           La question de l’existence et du contenu de l’obligation de consulter de la Couronne sera donc examinée en l’espèce en fonction de la norme de la décision correcte. La question de savoir si la Couronne s’est acquittée ou non de cette obligation sera, quant à elle, tranchée selon la norme de la décision raisonnable.

 

Dans quelle mesure la Couronne était-elle au courant des préoccupations des demanderesses?

[19]           La Couronne souligne d’entrée de jeu que les Premières nations visées par le Traité n1 n’ont pas porté à la connaissance de la gouverneure en conseil une grande partie des éléments de preuve présentés dans la présente instance pour établir le fondement de la présumée obligation de consultation de la Couronne. Bien que cela soit vrai, il n’en demeure pas moins que la gouverneure en conseil a été mise au courant et a tenu compte de la principale préoccupation des Premières nations visées par le Traité no 1, soit que les pipelines projetés traversaient des terres qui avaient déjà fait partie de leur territoire traditionnel et que les Premières nations visées par le Traité no 1 revendiquent depuis longtemps un territoire plus vaste dans le sud du Manitoba. La Couronne est par ailleurs toujours présumée connaître la teneur de ses traités (Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, au paragraphe 34).

 

[20]           Il ressort à l’évidence du dossier qui m’a été soumis que les Premières nations visées par le Traité no 1 ont fait des efforts sérieux pour entamer directement avec la Couronne un dialogue au sujet des répercussions des projets de pipelines sur leurs revendications fondées sur des traités. Sur une période de plusieurs mois en 2007, les chefs des Premières nations visées par le Traité no 1 ont  écrit au premier ministre, à certains ministres, dont le ministre des Affaires indiennes, ainsi qu’au secrétaire de la gouverneure en conseil pour réclamer des consultations, mais ils n’ont jamais reçu de réponse à leurs lettres, pas même un simple accusé de réception. On peut déceler la frustration suscitée par le refus de la Couronne d’engager un dialogue avec les Premières nations visées par le Traité no 1 avant l’introduction de la présente instance dans l’extrait suivant de l’affidavit du chef Dennis Meeches de la réserve de la Première nation de Long Plain :

[traduction]

38.       En tant que chef, je me suis conduit en croyant que le gouvernement fédéral a, au nom de Sa Majesté la Reine du chef du Canada, l’obligation juridique de consulter ma Première nation avant de prendre des décisions se rapportant aux terres situées dans notre territoire traditionnel visé par le Traité no 1. Je sais également que la Couronne a l’obligation de trouver des accommodements raisonnables pour répondre à nos préoccupations et l’obligation de protéger nos intérêts, nos titres et nos droits.

 

39.       Je ne doute pas que pendant toute cette période, le gouvernement fédéral, agissant au nom de la Couronne, était au courant de l’existence des droits, titres et intérêts que possède ma Première nation sur notre territoire traditionnel. Au fil des ans, j’ai porté à de nombreuses reprises ces faits à l’attention des ministres fédéraux et de la population canadienne, notamment en ce qui a trait à la construction proposée de pipelines sur notre territoire.

 

40.       Les faits entourant les consultations relatives à la construction des pipelines me permettent de douter encore plus du respect du gouvernement fédéral envers moi-même, notre Première nation, mon peuple et notre traité. Nous avons exprimé nos préoccupations au sujet de la construction de pipelines sur notre territoire et des incidences de ces travaux sur nos droits, nos titres et nos intérêts. Nous demandons d’être consultés sur ces questions. Nous avons dit au gouvernement que nous serions victimes de conséquences négatives très graves si les pipelines en question étaient construits sans tenir compte de nos intérêts et de nos droits. Nous avons prévenu les autorités que si les travaux de construction des pipelines étaient effectués sans que nous soyons consultés, nous n’aurions d’autre choix que de nous adresser aux tribunaux pour obtenir réparation, ce qui pourrait entraîner des retards regrettables, en plus de causer un préjudice aux sociétés en cause et de nuire à l’économie canadienne dans son ensemble. Les ministres fédéraux ont malgré cela décidé de nous ignorer jusqu’à maintenant et, dans le cas du pipeline Keystone, ont pris leur décision sans procéder à quelque consultation que ce soit. Je ressens de la frustration, de la colère, de la tristesse et de la déception en raison du traitement que l’on nous inflige et du silence des autorités concernées.

 

 

La gouverneure en conseil était, dans la mesure déjà évoquée, bien au courant des préoccupations générales exprimées par les Premières nations visées par le Traité no 1 au sujet des incidences éventuelles des projets de pipelines. Il ressort par ailleurs des motifs exposés par l’Office à l’appui de sa décision au sujet des projets de pipelines que la gouverneure en conseil était également au courant des préoccupations plus précises des peuples autochtones qui ont été consultés ou qui ont fait valoir leur point de vue lors des audiences de l’Office. Compte tenu de ces éléments de preuve, il est fallacieux de la part de la Couronne de prétendre qu’elle n’était pas au courant des préoccupations soulevées par les Premières nations visées par le Traité no 1 dans les présentes instances. Les éléments de preuve auxquels la Couronne s’oppose n’ajoutent rien de concret à ce qu’elle savait déjà ou est présumée avoir compris.

 

Obligation de consultation – Principes juridiques

[21]           Pour les besoins de la discussion, je suis disposé à accepter que l’agrément donné par le gouverneur en conseil en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.RC. 1985, ch. N-7 peut, le cas échéant, donner ouverture à un contrôle judiciaire conformément au critère établi dans l’arrêt Thorne's Hardware Ltd. c. Canada, [1983] 1 R.C.S. 106, [1983] A.C.S. no 10 en cas de défaut de consulter. Il suffit en l’espèce de dire que lorsqu’il existe une obligation de consulter en ce qui concerne des projets comme ceux qui nous intéressent, il faut que cette obligation ait été remplie jusqu’à un certain point avant que le gouverneur en conseil ne donne son agrément final en vue de la délivrance d’un certificat d’utilité publique par l’Office.

 

[22]           L’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne a été analysée à fond dans les arrêts Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 et Première nation Tinglit de Taku River c. Colombie-Britannique, 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550. Plus récemment, dans la décision Première nation Ka'a'Gee Tu c. Canada (Procureur général), 2007 CF 763, [2007] A.C.F. no 1006, le juge Edmond Blanchard a proposé le résumé utile suivant de la jurisprudence et notamment des décisions susmentionnées :

94     Il a été décidé à l’origine que l’obligation de consultation découlait de l’obligation fiduciaire à laquelle la Couronne est tenue envers les Autochtones (voir Guerin c. Canada, [1984] 2 R.C.S. 335, 13 D.L.R. (4th) 321 et R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075). Dans des arrêts plus récents, la Cour suprême a statué que l’obligation de consultation et d’accommodement est fondée sur l’honneur de la Couronne; celle-ci doit donc agir honorablement et prendre part aux processus de négociation dans le but de concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones (voir l’arrêt Nation haïda, précité; l’arrêt Taku, précité, et l’arrêt Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] A.C.S. no 71).

 

95     Dans l’arrêt Nation haïda, la juge en chef McLachlin expose les circonstances qui donnent naissance à l’obligation de consultation. Au paragraphe 35 des motifs de décision, elle fait les observations suivantes :

 

Mais à quel moment, précisément, l’obligation de consulter prend‑elle naissance?  L’objectif de conciliation ainsi que l’obligation de consultation, laquelle repose sur l’honneur de la Couronne, tendent à indiquer que cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‑ci : voir Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), [1997] 4 C.N.L.R. 45 (C.S.C.-B.), p. 71, le juge Dorgan.

 

96     Pour que l’obligation prenne naissance, il faut tout d’abord qu’il y ait un droit ou un titre ancestral existant ou potentiel sur lequel les actions envisagées par la Couronne pourraient avoir une incidence défavorable. Deuxièmement, celle-ci doit être au courant (de manière soit subjective, soit objective) de ce droit ou de ce titre potentiel et consciente de la possibilité que les actions envisagées puissent avoir une incidence défavorable sur ces droits. Dans l’arrêt Nation haïda, il ne s’agissait pas de traités, mais il n’y a rien dans cette décision qui indique que les mêmes principes ne pourraient pas s’appliquer aux affaires ou des traités sont en jeu. En effet, dans l’arrêt Mikisew, la Cour suprême a essentiellement décidé que les principes énoncés dans l’arrêt Nation haïda s’appliquaient aux traités.  

 

97     Bien que la connaissance d’une revendication plausible mais non prouvée suffise pour donner lieu à une obligation de consultation et, le cas échéant, d’accommodement, la teneur de l’obligation varie selon les circonstances. Ce qui est précisément exigé du gouvernement peut varier suivant le sérieux de la revendication et l’incidence des actions gouvernementale envisagée [sic] sur les droits en cause. Cependant, à tout le moins, cette teneur doit correspondre à l’honneur de la Couronne. Au paragraphe 39 de l’arrêt Nation haïda, la juge en chef s’est exprimée en ces termes :

 

[…] La nature précise des obligations qui naissent dans différentes situations sera définie à mesure que les tribunaux se prononceront sur cette nouvelle question. En termes généraux, il est néanmoins possible d’affirmer que l’étendue de l’obligation dépend de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre. Par conséquent, contrairement à la question de savoir s’il existe ou non une obligation de consultation, qui donne lieu à la réponse « oui » ou « non », la question de savoir en quoi consiste cette obligation est en soi variable. Tant la solidité du droit revendiqué que la gravité de l’effet possible sur ce droit sont des facteurs à utiliser pour déterminer la teneur de l’obligation de consultation.

 

98     Aux paragraphes 43 à 45 de l’arrêt Nation haïda, la juge en chef a invoqué l’idée de gradation aidant à déterminer le genre d’obligations qui peuvent prendre naissance dans des situations différentes.

 

Sur cette toile de fond, je vais maintenant examiner le type d’obligations qui peuvent découler de différentes situations. À cet égard, l’utilisation de la notion de continuum peut se révéler utile, non pas pour créer des compartiments juridiques étanches, mais plutôt pour préciser ce que le principe de l’honneur de la Couronne est susceptible d’exiger dans des circonstances particulières. À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d’atteinte faible. Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis. La [traduction] « “consultation”, dans son sens le moins technique, s’entend de l’action de se parler dans le but de se comprendre les uns les autres » : T. Isaac et A. Knox, « The Crown's Duty to Consult Aboriginal People » (2003), 41 Alta. L. Rev. 49, p. 61.

 

À l’autre extrémité du continuum on trouve les cas où la revendication repose sur une preuve à première vue solide, où le droit et l’atteinte potentielle sont d’une haute importance pour les Autochtones et où le risque de préjudice non indemnisable est élevé. Dans de tels cas, il peut s’avérer nécessaire de tenir une consultation approfondie en vue de trouver une solution provisoire acceptable. Quoique les exigences précises puissent varier selon les circonstances, la consultation requise à cette étape pourrait comporter la possibilité de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les réserves des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l’incidence de ces réserves sur la décision. Cette liste n’est pas exhaustive et ne doit pas nécessairement être suivie dans chaque cas. Dans les affaires complexes ou difficiles, le gouvernement peut décider de recourir à un mécanisme de règlement des différends comme la médiation ou un régime administratif mettant en scène des décideurs impartiaux.

 

Entre les deux extrémités du continuum décrit précédemment, on rencontrera d’autres situations. Il faut procéder au cas par cas. Il faut également faire preuve de souplesse, car le degré de consultation nécessaire peut varier à mesure que se déroule le processus et que de nouveaux renseignements sont mis au jour. La question décisive dans toutes les situations vise à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones. Tant que la question n’est pas réglée, le principe de l’honneur de la Couronne commande que celle-ci mette en balance les intérêts de la société et ceux des peuples autochtones lorsqu’elle prend des décisions susceptibles d’entraîner des répercussions sur les revendications autochtones. Elle peut être appelée à prendre des décisions en cas de désaccord quant au caractère suffisant des mesures qu’elle adopte en réponse aux réserves exprimées par les Autochtones. Une attitude de pondération et de compromis s’impose alors.

 

99     Le genre d’obligation et le niveau de consultation varieront donc selon les circonstances.

 

[23]           Ce sont là les principes généraux en fonction desquels on doit trancher les questions soulevées dans les présentes affaires. Dans le cas qui nous occupe, le principe qui revêt une importance particulière est celui selon lequel l’étendue de l’obligation de consulter les Premières nations dépend de l’éventuelle solidité de la revendication ou du droit revendiqué et des conséquences anticipées de l’ouvrage ou du projet sur ces intérêts revendiqués.

 

Y avait-il une obligation de consultation et, dans l’affirmative, cette obligation a-t-elle été respectée?

 

[24]           Je n’ai pas l’intention de me prononcer sur le bien-fondé des revendications fondées sur des traités que formulent les Premières nations visées par le Traité no 1, et il n’est pas nécessaire que je le fasse. Il ne convient d’ailleurs pas de le faire, compte tenu du peu de preuves dont je dispose, notamment en ce qui concerne les éléments historiques (Ka'a'Gee, précité, au paragraphe 107). Qu’il suffise de dire que je ne suis pas d’accord avec Enbridge lorsqu’elle affirme que [traduction] « le Traité no 1 stipule dans les termes les plus nets que les autochtones cèdent toutes les terres sauf celles qui sont expressément mises de côté pour des réserves ». Le texte d’un traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer des règles rigides d’interprétation. Le tribunal doit s’attacher à dégager le sens que les parties auraient naturellement donné au traité lorsqu’elles l’ont signé et, pour ce faire, il peut recourir à des éléments de preuve extérieurs au texte (Mikisew, précité, aux paragraphes 28 à 32). Vu l’ensemble de la preuve dont je dispose, il est fort possible qu’à l’époque de la signature du Traité no 1, les parties aient convenu ou prévu que les Premières nations continueraient à jouir d’un accès complet aux terres non attribuées situées hors des limites des réserves, que d’autres terres de réserve seraient plus tard mises à leur disposition et que l’on ne prévoyait pas d’empiétement sur ces terres par des mouvements migratoires importants. Je tiens donc pour acquis que les revendications des demanderesses sur d’autres terres en vertu d’un traité et le droit de poursuivre l’affectation traditionnelle de ces terres au Manitoba sont plausibles. Le problème le plus important qui est soulevé en l’espèce concerne les incidences des projets de pipelines sur les intérêts et les revendications des Premières nations visées par le Traité no 1 et la mesure dans laquelle le processus réglementaire de l’Office a permis de répondre à ces préoccupations.

 

[25]           Pour décider si, et dans quelle mesure, la Couronne est tenue de consulter les peuples autochtones au sujet des projets ou activités susceptibles d’avoir des incidences sur leurs intérêts, la Couronne peut légitimement tenir compte des mécanismes de consultation des autochtones prévus par le processus d'examen réglementaire ou environnemental existant (Hupacasath First Nation c. British Columbia, 2005 BCSC 1712, 51 B.C.L.R. (4th) 133, au paragraphe 272). Ce processus d’examen peut être suffisant pour répondre aux préoccupations des autochtones, sous réserve bien sûr de l’obligation prépondérante de la Couronne de vérifier s’ils sont suffisants dans un cas précis. Il ne s’agit pas d’une délégation de l’obligation de consultation de la Couronne, mais seulement d’un moyen par lequel celle‑ci peut s’assurer que les préoccupations des autochtones ont été entendues et, le cas échéant, qu’on y a répondu (Haïda, précité, au paragraphe 53, et Taku, précité, au paragraphe 40).

 

[26]           Le processus de l’Office semble bien adapté pour répondre aux questions relatives aux mesures d’atténuation et d’évitement ainsi qu’aux questions environnementales propres au site ou au projet. Il ressort du dossier qui m’a été soumis que les préoccupations des groupes autochtones qui ont été consultés par les personnes morales défenderesses ou qui ont fait valoir leur point de vue devant l’Office (y compris, dans une certaine mesure, les Premières nations visées par le Traité no 1) au sujet du projet comme tel ont été bien reçues et qu’on y a en grande partie répondu adéquatement.

 

[27]           Il semble toutefois que ces processus réglementaires ne soient pas conçus pour répondre à la question plus large des revendications territoriales non encore réglées. Ainsi que je l’ai déjà signalé dans les présents motifs, l’Office et les personnes morales défenderesses ont reconnu cette limite évidente.

 

[28]           Du point de vue des Premières nations visées par le Traité no 1, il est fort possible que la réponse donnée aux préoccupations exprimées au sujet des projets ne règle pas le problème que représente l’empiétement graduel de l’aménagement proposé sur les terres qu’elles revendiquent ou dont elles jouissent déjà à des fins traditionnelles. L’empreinte écologique d’un seul projet peut sembler négligeable, mais l’effet cumulatif du développement sur les droits et les intérêts traditionnels des peuples autochtones peut être assez dévastateur.

 

[29]           Il s’ensuit que le processus de l’Office ne remplace peut-être pas l’obligation de consultation de la Couronne lorsque le projet examiné touche directement une zone de terres non attribuées qui font l’objet de revendications territoriales ou qui sont utilisées par les peuples autochtones à des fins traditionnelles.

 

[30]           Le problème fondamental que posent les revendications formulées dans les présentes instances par les Premières nations visées par le Traité no 1 est que les éléments de preuve présentés à l’appui de ces revendications sont exprimés en termes généraux. À l’exception de la question des revendications territoriales dans le sud du Manitoba, les éléments de preuve en question ne mentionnent aucune atteinte à un droit précis ou tangible qui n’aurait pu être réglée dans le cadre du processus réglementaire. Même dans la mesure où elles ont été soulevées en preuve, les questions portant sur l’utilisation des terres à des fins culturelles, environnementales et traditionnelles n’étaient pas rattachées précisément aux projets eux-mêmes, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné que la preuve démontrait clairement que les projets de pipelines étaient réalisés sur des terres qui avaient déjà été exploitées et qui appartenaient presque toutes à des intérêts privés. À titre d’exemple, la preuve démontre clairement que les projets Clipper et Southern Lights auront peu d’incidence, voire aucune, sur les revendications territoriales des Premières nations visées par le Traité no 1 dans le sud du Manitoba. Le pipeline Southern Lights emprunte le même corridor que le pipeline Alberta Clipper. Ils sont tous les deux construits à l’intérieur de l’emprise existante du pipeline ou le long de celle-ci, et cette emprise est située presque entièrement sur des terres privées qui ont été perturbées antérieurement. À l’exception du corridor pipelinier de 700 mètres qui, avec le consentement de la bande, traverse la réserve du lac Swan, les représentants autochtones consultés par Enbridge ont indiqué que les terres touchées n’ont fait l’objet d’aucune revendication territoriale et qu’elles n’ont été le théâtre d’aucune activité traditionnelle[4].

 

[31]           Bien qu’Enbridge et l’Office aient effectivement reçu des observations des dirigeants autochtones au sujet d’incidences précises sur des sites archéologiques, sacrés, historiques et paléontologiques connus ou non identifiés, le dossier indique que l’on a examiné ces préoccupations et qu’on en a tenu compte, notamment, dans un cas précis, en déplaçant l’emprise pour protéger un lieu de sépulture. Enbridge a en fait engagé de vastes consultations avec les collectivités autochtones et les conseils de bandes, dont les Premières nations visées par le Traité no 1. Le dossier qui m’a été soumis justifie de façon raisonnable les conclusions tirées par l’Office au sujet des préoccupations que les groupes autochtones ont soulevées devant lui. Les Premières nations visées par le Traité no 1 n’ont d’ailleurs pas prétendu le contraire, s’étant contentées de dire qu’elles n’étaient pas nécessairement d’accord.

 

[32]           Les conclusions que l’Office a tirées au sujet du pipeline Keystone allaient dans le même sens et elles sont dans l’ensemble appuyées par la preuve versée au dossier soumis à l’Office. De fait, les Premières nations visées par le Traité no 1 ne contestent pas les conclusions de l’Office suivant lesquelles les terres requises pour réaliser le pipeline Keystone sont généralement de propriétés privées et ont déjà servi au passage du pipeline, à l’exploitation agricole et à l’élevage de bétail[5]. On peut raisonnablement conclure qu’une fois enfoui, le pipeline aura peu d’incidences sur l’environnement immédiat.

 

[33]           L’incapacité des Premières nations visées par le Traité no 1 de faire la preuve que les projets en question porteront gravement atteinte à un traité ou à une revendication portant sur une utilisation traditionnelle de terres devient évidente lorsqu’on prend connaissance des affidavits qu’elles ont soumis. L’affidavit du chef Terrance Nelson l’illustre bien (paragraphes 29 à 34) :

[traduction]

29.       Nous sommes situés près du pipeline projeté, à environ dix‑huit miles. Notre communauté traditionnelle redoute que sa culture, dans laquelle on utilise des herbes et des médicaments traditionnels, soit affectée par le pipeline. L’enfouissement d’un pipeline dans le sol suscite par ailleurs au sein de notre peuple des préoccupations au sujet des aspects spirituels.

 

30.       Les cours d’eau sont déjà très pollués et notre peuple craint qu’une fuite du pipeline ne cause encore plus de pollution en cas de déversement dans les cours d’eau situés dans cette zone plate et basse. Il y a des affluents de la Rivière Rouge qui coulent vers le sud pour ensuite remonter vers le nord et se déverser dans le lac Winnipeg.

 

31.       Notre peuple chasse beaucoup. Nous craignons que les pipelines nuisent aux migrations animales ou que les animaux désertent complètement la région.

 

32.       Notre peuple habite cette région depuis des siècles. On compte de nombreux lieux de sépulture dans la région. Nos aînés connaissent aussi l’emplacement de sites sacrés. Notre peuple se livre à de nombreuses activités traditionnelles pendant toute l’année. On récolte de nombreuses herbes et beaucoup de plantes deviennent de plus en plus rares et sont en danger.

 

33.       Autant que notre Première nation le sache, aucune des Premières nations visées par le Traité no 1, y compris la nôtre, n’a jamais cédé nos droits issus de traités, droits inhérents protégés par traité ou titres sur le territoire traditionnel visé par le Traité no 1. Nous avons seulement accepté de partager le territoire pour faciliter l’« immigration et le peuplement ».

 

34.       En tant que chef, je me suis conduit en croyant que le gouvernement fédéral a, au nom de Sa Majesté la Reine du chef du Canada, l’obligation légale de consulter ma Première nation avant de prendre des décisions se rapportant aux terres situées dans notre territoire traditionnel visé par le Traité no 1. Je sais également que le gouvernement fédéral, agissant au nom de la Couronne, a l’obligation de trouver des accommodements raisonnables pour répondre à nos préoccupations et l’obligation de protéger nos intérêts, nos titres et nos droits.

 

 

[34]           Je ne remets pas en question le fait que les déclarations précitées reflètent les vives préoccupations non seulement du chef Nelson, mais aussi d’autres membres de la collectivité autochtone manitobaine. Le problème, c’est que, pour démontrer l’existence d’un manquement procédural dans le cas de projets comme ceux-ci, il faut présenter des éléments de preuve qui établissent l’existence de répercussions défavorables sur une revendication territoriale plausible ou sur des droits ancestraux ainsi qu’une consultation insuffisante des intéressés. Les Premières nations visées par le Traité no 1 ont tout simplement tort de prétendre dans leur preuve que le gouvernement du Canada a l’obligation de les consulter « avant de prendre des décisions se rapportant aux terres situées dans notre territoire traditionnel visé par le Traité no 1[6] ». Il n’y a pas d’obligation générale de consulter qui soit déclenchée uniquement par l’exploitation de terres à des fins publiques. Cette exploitation doit entraîner des répercussions non négligeables et non résolues pour que naisse l’obligation de consultation de la Couronne.

 

[35]           Qui plus est, à plusieurs égards, les arguments avancés par les Premières nations visées par le Traité no 1 en faveur de l’existence d’une obligation de consultation en dehors du processus de l’Office débordent le cadre des éléments de preuve qu’elles ont présentés.

 

[36]           À titre d’exemple, les Premières nations visées par le Traité no 1 affirment que, si la Couronne avait procédé à des consultations distinctes, on lui aurait dit que les projets de pipelines perturberaient [traduction] « les activités de récolte en cours » et qu’on était également préoccupé par la [traduction] « pollution environnementale ». Les Premières nations visées par le Traité no 1 affirment aussi qu’il était nécessaire de les consulter au sujet de sites sacrés ou culturels qui n’avaient pas antérieurement été identifiés et qui pouvaient être menacés par les projets de pipelines. Elles reconnaissent par ailleurs que ce sont des questions qui ont été portées à l’attention de l’Office ou signalées aux personnes morales défenderesses et admettent qu’on a en grande partie tenu compte de ces problèmes ou qu’on les a atténués. L’avantage que comporterait la tenue de consultations distinctes avec la Couronne sur ces questions n’a pas été expliqué. On s’est contenté de dire que lorsque les mesures d’atténuation qui ont été prises sont suffisantes mais ont été imposées unilatéralement, on doit quand même procéder à des consultations pour atteindre l’objectif de concilier les intérêts de la Couronne et des autochtones. Cet argument méconnait le fait que les mesures d’atténuation que l’Office a prises en l’espèce n’ont pas été imposées unilatéralement, mais qu’elles étaient le résultat d’un dialogue intense avec les collectivités autochtones intéressées, y compris certaines des Premières nations visées par le Traité no 1.

 

[37]           Les Premières nations visées par le Traité no 1 maintiennent qu’on doit toujours procéder à des consultations globales indépendamment de la justesse des mesures d’atténuation prises à la suite de l’examen réglementaire applicable. Cette obligation existerait malgré le fait que les collectivités autochtones se sont vues offrir une possibilité illimitée de se faire entendre. Cette affirmation me semble traduire une conception étriquée de l’obligation de consultation parce qu’elle supposerait un exercice répétitif et essentiellement dépourvu d’intérêt. Sauf dans la mesure où l’on ne peut donner suite aux préoccupations autochtones, c’est devant l’Office qu’il convient de traiter des questions se rapportant au projet et non devant la gouverneure en conseil ou le ministère qui pourrait être compétent en la matière dans le cadre d’une discussion parallèle.

 

[38]           Les précédents invoqués par les Premières nations visées par le Traité no 1 à l’appui de leur argument distinct quant à l’existence d’une obligation de consultation en ce qui concerne leurs revendications territoriales ne sont pas applicables en l’espèce étant donné que, dans chacune de ces affaires, les effets dénoncés étaient nouveaux et, pour reprendre les mots employés par le juge Ian Binnie dans l’arrêt Mikisew, ils « étaient clairs, démontrés et manifestement préjudiciables » à l’exercice des droits en cause. On ne peut en toute justice en dire autant en l’espèce du lien entre les projets de pipelines et les revendications territoriales des Premières nations visées par le Traité no 1, puisque la preuve dont je dispose ne permet pas d’établir de lien sérieux.

 

[39]           Contrairement à l’affaire Mikisew, le tribunal ne dispose pas en l’espèce d’éléments de preuve convaincants démontrant une atteinte préjudiciable aux intérêts des chasseurs et trappeurs locaux malgré l’ampleur géographique limitée de la route d’hiver proposée. C’est bien ce qui ressort du paragraphe 55 de la décision :

55     Le traité accorde à la Couronne un droit de « prendre » des terres cédées à des fins de transport régional, mais elle n’en est pas moins tenue de s’informer de l’effet qu’aura son projet sur l’exercice par les Mikisew de leurs droits de chasse et de piégeage, et de leur communiquer ses constatations. La Couronne doit alors s’efforcer de traiter avec les Mikisew « de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement » de leurs préoccupations (Delgamuukw, par. 168). Cela ne signifie pas que le gouvernement doit consulter toutes les premières nations signataires du Traité no 8 chaque fois qu’il se propose de faire quelque chose sur les terres cédées visées par ce traité, même si l’effet est peu probable ou peu important. L’obligation de consultation, comme il est précisé dans l’arrêt Nation Haïda, est vite déclenchée, mais l’effet préjudiciable, comme l’étendue de l’obligation de la Couronne, est une question de degré.  En l’espèce, les effets étaient clairs, démontrés et manifestement préjudiciables à l’exercice ininterrompu des droits de chasse et de piégeage des Mikisew sur les terres en question. 

 

 

Même si le projet examiné dans l’affaire Mikisew portait directement atteinte à des intérêts autochtones déterminés, la Cour a jugé que l’obligation de consultation de la Couronne se situait au bas du continuum. La Couronne devait aviser les Mikisew et écouter attentivement leurs préoccupations en s’efforçant de réduire au minimum les effets préjudiciables du projet.

 

[40]           Les travaux en litige dans l’affaire Taku, précitée, comportaient, de façon similaire, la construction d’une route d’accès. Malgré le fait qu’elle ne représentait qu’une faible proportion du territoire revendiqué, la route proposée « traverserait une zone critique pour l’économie de la [Première nation Tlingit de Taku River] », ce qui a été jugé suffisant pour donner naissance à une obligation de consultation beaucoup plus exigeante que l’exigence minimale. Comme l’évaluation environnementale pour la route en question exigeait que l’on consulte les populations autochtones visées et que la Première nation de Taku River avait été consultée pendant tout le déroulement du processus d’agrément, la Cour a estimé que Couronne avait rempli son obligation.

 

[41]           Dans la décision Ka’a’Gee, précitée, le juge Blanchard était saisi d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Couronne fédérale avait approuvé un projet de mise en valeur de ressources pétrolières et gazières dans les Territoires du Nord-Ouest. Il s’agissait d’un projet de grande ampleur qui comportait le forage d’une cinquantaine de puits, l’excavation de 733 km de lignes sismiques, la construction de campements temporaires, l’utilisation de l’eau de divers lacs ainsi que l’élimination de déchets de forage. Le juge Blanchard a estimé que le projet aurait des incidences importantes et durables sur les terres qui étaient visées par le titre ancestral revendiqué par la Première nation et sur lesquelles celle-ci effectuait des activités de récolte, ce qui, selon lui, entraînait une obligation de consultation supérieure à l’obligation minimale décrite dans l’arrêt Mikisew. Jusqu’à un certain point, le juge Blanchard estimait que le processus réglementaire global était suffisant pour remplir l’obligation de consultation de la Couronne. La Cour a jugé que la Couronne n’avait manqué à son obligation de consultation qu’après avoir modifié unilatéralement le processus et avoir apporté des changements fondamentaux à des recommandations importantes formulées à la suite de consultations antérieures.

 

[42]           Je suis convaincu que le processus de consultation et d’accommodement suivi par l’Office était suffisant pour répondre aux préoccupations précises des collectivités autochtones qui risquaient d’être affectées par les projets de pipelines, y compris celles des Premières nations visées par le Traité no 1. Le fait que les Premières nations visées par le Traité no 1 ne se sont peut-être pas prévalues entièrement de la possibilité qui leur était offerte de faire valoir leur point de vue devant l’Office ne les justifie pas d’exiger la tenue de consultations distinctes avec la Couronne. Dans la mesure où les collectivités autochtones ont aisément accès à la procédure réglementaire pour répondre à leurs préoccupations au sujet de projets d’aménagement comme ceux-ci, elles ont l’obligation de suivre cette procédure. Les Premières nations ne peuvent reprocher à la Couronne de ne pas les avoir consultées alors qu’elles ne se sont pas prévalues des voies de recours raisonnables qui leur étaient ouvertes. Il en est ainsi parce que les parties ont l’obligation réciproque de mener à terme le processus de consultation et de ne pas l’entraver en refusant de rencontrer l’autre partie ou de participer (Ahousaht c. Canada, 2008 CAF 212, [2008] A.C.F. no 946, aux paragraphes 52 et 53). Cela présuppose évidemment que le processus réglementaire soit accessible et suffisant et qu’il assure une véritable participation aux Premières nations.

 

[43]           On ne saurait contester sérieusement que des pipelines ont été construits sur des emprises qui ne peuvent, sur le plan juridique ou sur le plan pratique, servir à régler des revendications territoriales dans le sud du Manitoba. Même les Premières nations visées par le Traité no 1 reconnaissent que les terres supplémentaires qu’elles revendiquent sont censées être retranchées de celles qui n’ont pas déjà servi au peuplement et à l’immigration[7]. En conséquence, si la Couronne avait l’obligation de consulter les Premières nations visées par le Traité no 1 sur les incidences des projets de pipelines sur les revendications territoriales non réglées, cette obligation se situait à l’extrémité inférieure du continuum parce qu’elle portait sur une revendication marginale qui ne requérait qu’une simple obligation d’informer (arrêt Nation haïda, précité, au paragraphe 37). En l’espèce, le rapport entre les revendications territoriales et les projets de construction de pipelines est tout simplement trop indirect pour justifier une obligation plus contraignante (voir aussi Ahousaht c. Canada, 2007 CF 567, [2007] A.C.F. no 827 au paragraphe 32, conf. par 2008 CAF 212, [2008] A.C.F. n946, au paragraphe 37).

 

[44]           Je ne doute cependant pas que, si l’un ou l’autre des projets de pipelines traversait des terres publiques non attribuées qui sont sérieusement touchées et qui font l’objet d’une revendication territoriale non réglée, la Couronne aurait été tenue à une obligation de consultation beaucoup plus importante. Étant donné qu’il s’agit également du genre de question pour lequel le processus de l’Office n’est pas conçu, la Couronne aurait presque certainement une obligation distincte de consultation dans un tel contexte.

 

IV.       Conclusion

[45]           L’obligation de consultation à laquelle la Couronne était tenue envers les Premières nations visées par le Traité no 1 a été respectée, ce qui ne veut pas dire que les Premières nations visées par le Traité no 1 n’ont pas de revendication territoriale plausible, mais uniquement que les répercussions de ces projets de pipelines sur les revendications en question sont négligeables. Les projets de pipelines ont été presque entièrement construits sur des emprises existantes et sur des terres qui appartiennent à des intérêts privés, qui sont exploitées activement et qui ne serviront probablement pas à l’avenir à régler des revendications territoriales. Les pipelines en question sont également pour l’essentiel enfouis dans le sol et sont raisonnablement discrets. Il n’y a pas d’éléments de preuve qui me permettent ou, plus important encore, qui permettaient à l’Office ou à la gouverneure en conseil de conclure que les projets de pipelines risquent de porter atteinte à l’utilisation des terres à des fins traditionnelles ou de nuire sérieusement au règlement futur des revendications territoriales dans le sud du Manitoba. Dans la mesure où elle était assujettie à une obligation de consultation, la Couronne s’en est acquittée au moyen des avis qu’elle a envoyés aux Premières nations visées par le Traité no 1 et aux autres collectivités autochtones dans le cadre des procédures qui se sont déroulées devant l’Office et des possibilités de consultation et d’accommodement qu’elle leur a offertes dans ce même cadre.

 

[46]           Les présentes demandes sont par conséquent rejetées. Si l’un ou l’autre des défendeurs souhaite faire condamner les demanderesses aux dépens, je recevrai d’autres observations à cet égard. Ces observations ne doivent pas excéder cinq pages et doivent être soumises dans les sept jours du prononcé du présent jugement. J’accorderai alors aux demanderesses un délai supplémentaire de dix jours pour y répondre par leurs propres observations, lesquelles ne devront pas excéder cinq pages.  


 

JUGEMENT

 

            LA COUR REJETTE les présentes demandes et suspend sa décision sur la question des dépens jusqu’à la réception, le cas échéant, d’observations additionnelles des parties.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                      T-225-08, T-921-08 et T-925-08

 

INTITULÉ :                                       Nation Ojibway de Brokenhead et autres

                                                            c.

                                                            PGC et autres

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             Les 2, 3 et 4 septembre 2008 et le 16 janvier 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 12 mai 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Peter W. Hutchins

514-849-2403 / Fax : 514-849-4907

Jameela Jeeroburkhan

514-849-2403 poste 233 /

Fax : 514-849-4907

David Kalmakoff

514-849-2403 / Fax : 514-849-4907

Wina Sioui

Tél. : 778-327-4744 Fx : 778.327.4757

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Harry Glinter

204-983-4589

Dayna Anderson

204-984-6961 / Fax : 204-984-6488

 

POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Maria Yuzda

403-299-3643 / Fax : 403-292-5503

 

POUR LE DÉFENDEUR,

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

 

Laurent Fortier

514-397-3139 / Fax : 514-397-3411

POUR LA DÉFENDERESSE,

TRANSCANADA KEYSTONE
PIPELINE GP LTD.

 

Steven Mason

Tél. : 416-362-1812 Fx : 416-868-0673

Harry Underwood

Tél. : 416-362-1812 Fx : 416-868-0673

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

ENBRIDGE PIPELINES INC.

Lewis L. Manning

403-269-6900 / Fax : 403-269-9494

 

POUR L’INTERVENANT

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hutchins, Caron & Associés

485, rue McGill, bureau 700

Montréal (Québec) H2Y 2H4

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Office national de l’énergie

444, 7e Avenue Sud-Ouest

Calgary (Alberta) T2P 0X8

 

POUR LE DÉFENDEUR, L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

 

Stikeman Elliott s.r.l.

1155, boul. René-Lévesque Ouest, bureau 4000

Montréal (Québec) H3B 3V2

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

TRANSCANADA KEYSTONE

PIPELINE GP LTD.

 

McCarthy Tétrault s.r.l.

C.P. 48, 66, rue Wellington Ouest, bureau 5300

Toronto Dominion Bank Tower

Toronto (Ontario) M5K 1E6

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

ENBRIDGE PIPELINES INC.

 

Lawson Lundell s.r.l.

3700 Bow Valley Square 2

205, 5e Avenue Sud-Ouest

Calgary (Alberta) T2P 2V7

 

POUR L’INTERVENANT

 

 



[1]     Le Traité n1 était le premier d’une série de traités signés entre 1871 et 1877 entre la Couronne fédérale et les Premières nations qui occupaient alors la plus grande partie du territoire situé dans le sud des Prairies et la partie sud-ouest de ce qui correspond actuellement à l’Ontario.

[2]     Voir l’affidavit souscrit par Lyle Neis le 19 septembre 2008, aux paragraphes 6 à 9.

[3]     Dans le passage suivant, l’Office a clairement reconnu cette limite dans les motifs de la décision aux termes de laquelle le projet de construction du pipeline Keystone a été approuvé : « L’Office n’a pas compétence pour trancher des questions associées aux revendications territoriales. Par conséquent, dans la mesure où la preuve produite par Standing Buffalo se rapporte à la revendication territoriale qu’elle a émise, plutôt qu’aux effets du projet comme tel sur ses intérêts, cette preuve revêt une valeur probatoire limitée dans le contexte de l’examen de la demande dont l’Office est saisi ». La Cour d’appel fédérale a fait le même constat dans l’arrêt Première nation Dakoto de Standing Buffalo et autres c. Canada et Enbridge, 2008 CAF 222, au paragraphe 15.

[4]     Voir l’affidavit souscrit le 19 septembre 2008 par Lyle Neis, aux paragraphes 36 et 37.

[5]     Au paragraphe 4 de leur mémoire des faits et du droit dans le dossier T-225-08, les demanderesses déclarent ce qui suit : [traduction]« Bien que les terres requises pour réaliser le projet aient été perturbées antérieurement et qu’il s’agisse généralement de propriétés privées à vocation agricole, l’Office a conclu que le projet envisagé “pourrait entraîner des effets négatifs sur plusieurs éléments environnementaux, tel qu’il est exposé dans le REEP” ».

On trouve un passage presque identique au paragraphe 12 du mémoire des demanderesses dans le dossier T-921-08.

[6] Voir l’affidavit souscrit par le chef Francine Meeches, au paragraphe 36.

[7] Voir le paragraphe 52 du mémoire des faits et du droit des demanderesses dans le dossier T-225-08.

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