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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20090122

Dossier : IMM‑5102‑08

Référence : 2009 CF 54

 

ENTRE :

DEBIS ALEXANDER BARRERA MORALES

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE LEMIEUX

 

Introduction

 

[1]               Le jeudi 8 janvier 2009, j’ai accordé un sursis au renvoi du demandeur au Nicaragua, prévu pour le lundi 12 janvier 2009. Le demandeur est un citoyen de ce pays et il est âgé de 32 ans. Voici les motifs qui m’ont amené à accorder le sursis.

 

[2]               Le demandeur est venu au Canada avec sa famille en septembre 1996 à l’âge de 14 ans. Ils avaient fui le pays parce qu’ils s’opposaient au gouvernement sandiniste de Daniel Ortega. Le demandeur, ses parents et deux autres enfants de ceux‑ci ont obtenu le statut de réfugiés au sens de la Convention le 22 janvier 1997. Il n’est pas un résident permanent du Canada en raison de la criminalité de sa mère et de la sienne. Il vit en union de fait depuis plusieurs années; le couple a trois jeunes enfants âgés respectivement de quatre ans, de deux ans et demi et de cinq mois.

 

[3]               La demande sous‑jacente à laquelle la demande de sursis est greffée est la décision du 8 septembre 2008 (signifiée au demandeur le 5 novembre 2008) rendue par la représentante du ministre, Julie Stock (la représentante) qui, conformément à l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), a décidé qu’il constituait un danger pour le public au Canada. Elle a cependant reconnu que la culpabilité d’une infraction criminelle grave n’est pas, en soi, un fondement suffisant pour un avis de danger, et qu’en appliquant la jurisprudence de la Cour, l’expression « danger pour le public » qui se trouve à l’alinéa 115(2)a) de la Loi désigne un danger présent ou futur. Elle a ajouté ce qui suit : [traduction] « Aussi, il faut examiner les circonstances de chaque cas pour déterminer s’il existe une preuve suffisante pour considérer que l’intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada pose un risque inacceptable pour le public. »

 

[4]               En raison de son statut de réfugié au sens de la Convention, s’il n’est pas considéré comme un danger pour le public au Canada, le demandeur ne peut être renvoyé au Nicaragua et a le droit de rester au Canada.

 

[5]               L’article 115 de la Loi est rédigé comme suit :

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ( 2001, ch. 27 )

 

Principe

 

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

 

 

Immigration and Refugee Protection Act

( 2001, c. 27 )

 

Protection

 

115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

 

Exclusion

 

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

 

 

Exceptions

 

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

 

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

 

 

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

 

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

 

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

 

Renvoi de réfugié

 

(3) Une personne ne peut, après prononcé d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d’où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d’asile a été rejetée dans le pays d’où elle est arrivée au Canada.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Removal of refugee

 

(3) A person, after a determination under paragraph 101(1)(e) that the person’s claim is ineligible, is to be sent to the country from which the person came to Canada, but may be sent to another country if that country is designated under subsection 102(1) or if the country from which the person came to Canada has rejected their claim for refugee protection.

 

[Emphasis mine.]

 

 

[6]               L’avocat du demandeur n’a pas fait valoir devant moi que la représentante avait commis une erreur en identifiant le critère applicable à l’évaluation du danger pour le public pas plus qu’il n’a prétendu qu’elle avait commis une erreur dans le processus qu’elle était tenue d’entreprendre pour rendre une décision, à savoir :

 

·      premièrement, déterminer que le demandeur était interdit de territoire pour cause de grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi (ce que son avocat a reconnu);

 

·      deuxièmement, évaluer le danger que le demandeur constitue pour le public au Canada;

 

·      troisièmement, évaluer le risque auquel serait exposé le demandeur s’il était renvoyé au Nicaragua;

 

·      quatrièmement, pondérer le danger pour le public au Canada et le risque auquel serait exposé le demandeur s’il était renvoyé au Nicaragua;

 

·      cinquièmement, évaluer les considérations humanitaires.

 

[7]               Le demandeur a déposé, par l’intermédiaire de son avocat, des observations écrites à la représentante. Ces observations mettaient l’accent sur les éléments suivants : 1) sa réadaptation; 2) l’intérêt supérieur des enfants; 3) le risque posé par le retour au Nicaragua, compte tenu de l’élection récente de Daniel Ortega comme président de ce pays; 4) d’autres facteurs d’ordre humanitaire. La représentante s’est également reportée aux observations faites par le précédent avocat du demandeur et déposées à l’appui de sa demande d’ERAR.

 

[8]               Dans sa plaidoirie, son avocat s’est concentré sur deux éléments.

 

[9]               Premièrement, a‑t‑il soutenu, alors que la représentante a correctement exposé le critère du danger comme désignant un danger présent ou futur, elle n’a pas évalué de manière appropriée le risque futur qu’il constituait parce qu’elle a concentré son analyse sur ses crimes passés et n’a pas tenu compte de sa réadaptation. Il a mentionné quatre faits pour appuyer sa prétention :

 

  1. La dernière déclaration de culpabilité du demandeur remontait au début de 2005 et découlait d’un incident qui avait eu lieu en novembre 2004; une peine d’emprisonnement de 75 jours lui a été imposée, mais il n’a purgé que 15 jours puisqu’il avait été détenu pendant 60 jours avant le procès.

 

  1. La lettre datée du 10 mars 2006 rédigée par son superviseur du Programme de cautionnements de Toronto dans lequel il a été admis le 26 août 2005. Cette lettre indiquait qu’il avait respecté les conditions de sa mise en liberté et qu’il avait trouvé un emploi rémunérateur.

 

  1. La déclaration faite par le président le 17 février 2005 lors du contrôle de sa détention. Le président s’est dit d’avis que le ministère public n’avait pas établi qu’il constituait un danger pour le public au Canada, mais qu’il risquait de s’enfuir.

 

  1. Le témoignage du demandeur, lors de ce contrôle de détention où il a reconnu ses erreurs et a dit vouloir éviter les ennuis, indiquant que c’était la raison pour laquelle il avait quitté Montréal où vit sa famille pour aller à Toronto avec sa conjointe de fait (voir le dossier du demandeur, à la page 102).

 

[10]           Deuxièmement, l’avocat du demandeur a fait valoir que l’évaluation des facteurs d’ordre humanitaire par la représentante était déficiente, plus particulièrement en ce qui concerne les répercussions que le renvoi du demandeur aurait sur sa conjointe de fait dont la santé mentale est fragile, puisqu’elle souffre d’une dépression post‑partum comportant des caractéristiques psychotiques, ce qui a mené à l’intervention de la Catholic Children’s Aid Society de Toronto (CAS) qui doutait qu’elle puisse demeurer seule avec les enfants. Un autre facteur était le fait que le demandeur était le seul pourvoyeur de la famille et jouait un rôle important dans la vie des enfants.

 

[11]           L’avocat du demandeur a particulièrement critiqué la conclusion de la représentante où elle a écrit ce qui suit :

 

[traduction]

La présente affaire comporte des facteurs d’ordre humanitaire, mais à mon avis, ils ne peuvent pas l’emporter sur l’avis de danger ni l’écarter et ne le font pas. J’accepte la décision Legault c. Canada (M.C.I.), [2001] 3 C.F. 277, que j’ai lue et qui appuie la position selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants doit prévaloir, sauf dans de très rares cas. Je suis d’avis que la présente affaire serait un des très rares cas compte tenu des antécédents de comportement violent et instable de M Barrera Morales et des déclarations de culpabilité pour infractions graves qui font de lui un danger présent et futur pour la société canadienne. [Non souligné dans l’original.]

 

L’avis de la représentante

[12]           La représentante a commencé son avis en soulignant que l’alinéa 115(2)a) de la Loi a été adopté au Canada pour qu’il respecte le paragraphe 35(2) de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés qui, selon ses termes, [traduction] « permet au pays hôte de renvoyer un réfugié qui a été reconnu coupable d’un crime particulièrement grave et qui constitue un danger pour le pays ».

 

[13]           Elle a ensuite décrit les antécédents d’immigration du demandeur et résumé ses déclarations de culpabilité :

 

(1)      le 17 janvier 2002, à Montréal : 1) vol qualifié et complot en vue de commettre un vol qualifié (peine d’emprisonnement de neuf mois, à purger concurremment à deux années de probation); 2) voies de fait causant des lésions corporelles (peine d’emprisonnement de six mois); 3) trois accusations de vol de moins de 5 000 $ (peine d’emprisonnement de six mois, à purger concurremment); 4) conduite avec facultés affaiblies (peine d’emprisonnement de 15 jours, à purger concurremment); 5) deux accusations de méfait de plus de 5 000 $ (peine d’emprisonnement de trois mois, à purger concurremment); 6) possession de biens criminellement obtenus (peine d’emprisonnement de six mois, à purger concurremment);

 

(2)      le 12 février 2002, à Montréal : 1) voies de fait contre un agent de police; 2) entrave illégale à un agent de la paix; 3) menaces (peine d’emprisonnement de cinq jours pour chaque déclaration de culpabilité);

 

(3)      le 28 janvier 2005, à Toronto : entrée par effraction et vol (peine d’emprisonnement de 15 jours prenant en compte l’incarcération de 60 jours avant le procès).

 

[14]           Sous la rubrique [traduction] « Information relative au danger », la représentante a tout d’abord écrit ce qui suit :

 

[traduction]

Depuis 2002, M. Barrera Morales a accumulé 14 déclarations de culpabilité, dont plusieurs pour des crimes graves comme le vol qualifié, des voies de fait causant des blessures corporelles, l’entrée par effraction, des voies de fait contre un agent de police. Bien qu’il n’y ait pas de procès‑verbal de sentence au dossier, au cours d’entrevues avec des fonctionnaires de l’ASFC en mars 2005, M. Barrera Morales a déclaré qu’il avait eu des démêlés avec la justice des années auparavant à Montréal. Il ne se souvenait pas de nombreux événements, comme les circonstances menant aux déclarations de culpabilité présentées ci‑dessus et, bien qu’il ait plaidé coupable à leur égard, il déclare ne pas avoir commis plusieurs des crimes. [Non souligné dans l’original.]

 

[15]           La représentante a par la suite analysé les circonstances dans lesquelles le demandeur a commis les crimes : 1) le vol qualifié et le complot ont eu lieu en novembre 2001 lorsque le demandeur et deux autres jeunes ont décidé de voler l’argent d’un adolescent. Les autres déclarations de culpabilité ont découlé de divers incidents qui ont eu lieu en septembre et octobre 2001. La représentante a écrit ce qui suit : [traduction] « M. Barrera a déclaré également qu’il ne se souvenait pas de ces événements. »; 2) les déclarations de culpabilité en janvier 2002 découlaient d’un incident qui a eu lieu le 24 décembre 2001 à l’occasion d’une tentative de vol de voiture lorsque le propriétaire est apparu. Le demandeur, qui était alors ivre, s’est enfui après avoir blessé le propriétaire qui, selon les policiers, était [traduction] « gravement blessé »; 3) la déclaration de culpabilité de janvier 2005 à l’égard d’une infraction non violente.

 

[16]           Sous la rubrique [traduction] « Évaluation du danger », la représentante a adopté le critère du danger présent et futur pour déterminer s’il constituait un danger pour le public au Canada, insistant, pour le danger futur, sur le fait qu’il soit [traduction] « un récidiviste potentiel dont la présence au Canada pose un risque inacceptable pour le public ».

 

[17]           Elle a ensuite écrit ce qui suit :

 

[traduction]

Les condamnations criminelles de M. Barrera Morales sont graves et démontrent l’absence de tout respect pour les valeurs de la société canadienne. Le vol qualifié d’une voiture, des voies de fait contre une personne innocente, la conduite d’une automobile avec facultés affaiblies sont tous des gestes qui pourraient normalement mener à des blessures voire à la mort pour des membres ordinaires de la population canadienne vivant leur vie de tous les jours. La consommation d’alcool ne peut être utilisée comme excuse pour diminuer la gravité de tels gestes et il ne s’agit pas d’un crime isolé. M. Barrera Morales a commis d’autres crimes. Le fait qu’il a eu ou n’a pas eu conscience du dommage qu’il pouvait causer n’excuse pas ni ne justifie ses actes.

 

Même si l’avocat [précédent] est seulement d’avis que M. Barrera Morales n’a pas la capacité intellectuelle de comprendre la gravité de ses actes, à chaque déclaration de culpabilité, il a été déclaré apte et responsable de ses actes. Si c’était le cas, l’indication selon laquelle M. Morales ne comprend pas la gravité de ses actes milite en faveur d’une prudence accrue, puisqu’il pourrait commettre à nouveau des actes criminels sans apprécier la gravité du dommage que pourraient subir des personnes innocentes.

 

De plus, j’ai examiné les allégations selon lesquelles la vie criminelle de M. Morales appartient au passé et je n’en suis pas convaincue. Au fil du temps, il a commis de nombreux actes criminels de nature violente. Même dans un endroit où il a travaillé récemment, il a forcé une porte pour voler son employeur, abusant ainsi d’une situation de confiance. [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           La représentante a alors analysé l’évaluation psychologique du demandeur, datée du 16 septembre 2006, réalisée par le Dr Oren Gozlan (dossier de requête du demandeur, aux pages 124 à 128).

 

[19]           La représentante a alors exprimé sa conclusion concernant le danger :

 

[traduction]

En vertu de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, il m’incombe d’évaluer si M. Barrera Morales constitue « un danger pour le public », expression qui a été interprétée comme désignant « un danger présent ou futur pour le public ». Je suis donc tenue de me pencher sur les circonstances particulières du cas de M. Barrera Morales afin de déterminer s’il existe une preuve suffisante pour considérer que l’intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada pose un risque inacceptable pour le public.

 

J’ai l’obligation de me tourner vers l’avenir pour déterminer la probabilité que M. Barrera Morales récidive ou qu’il soit un risque acceptable et je fonde mon avis sur l’ensemble de la preuve dont je suis saisie. Il a commis des actes effrayants à l’endroit de personnes innocentes. L’utilisation d’une arme à feu pour voler quelqu’un, la conduite d’un véhicule dans un état d’ébriété avancée, le vol qualifié sont tous des actes de violence grave et dangereux qui auraient pu avoir des conséquences beaucoup plus graves que celles qui se sont produites. Je ne suis pas convaincue de l’explication de M. Barrera Morale selon laquelle il ne peut pas se souvenir des circonstances exactes; je conclus qu’il est plutôt commode pour lui de ne pas reconnaître ses actes ou d’en être responsable. Je ne suis pas non plus convaincue, compte tenu de ses déclarations de culpabilité et de son comportement criminels antérieurs, qu’il est peu probable que cela se reproduise dans l’avenir. Je suis d’avis que M. Barrera Morales constitue un danger présent et futur pour le public au Canada. [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           La représentante a ensuite entrepris l’analyse du risque que pouvait courir le demandeur en retournant au Nicaragua. Elle a reconnu les observations faites par son avocat en 2006 concernant la réélection de Daniel Ortega en novembre 2006 comme président du Nicaragua. La représentante savait que la famille avait fui le Nicaragua en 1994 parce qu’elle avait peur de l’armée sandiniste. En effet, ses parents avaient communiqué des renseignements confidentiels sur les violations des droits de la personne par l’armée et ils avaient fait défection comme membres du parti sandiniste en raison de leur insatisfaction croissante à l’égard des politiques et des activités de ce parti alors au pouvoir.

 

[21]           La représentante a tout d’abord déclaré ce qui suit à propos du risque de retour :

 

[traduction]

Rien dans le dossier n’indique qu’on se souviendrait de leur nom ou qu’on se souviendrait d’eux d’une manière qui exposerait M. Barrera Morales à quelque risque que ce soit. M. Barrera Morales retournerait au Nicaragua comme jeune adulte et je suis convaincue que rien ne pourrait attirer l’attention sur lui ni ne l’attirerait plus que sur tout autre adulte résidant au Nicaragua, particulièrement en raison d’une participation si ancienne de ses parents.

 

[22]           Elle a ensuite cité de longs extraits de ce qu’elle a appelé [traduction] « le plus récent » rapport du Département d’État américain, publié le 8 mars 2007 pour l’année 2006, à l’appui de sa conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque s’il retournait au Nicaragua.

 

[23]           Compte tenu des deux conclusions qui précèdent concernant le danger et l’absence de risque posé par le retour, la représentante a écrit ce qui suit sur la pondération :

 

[traduction]

M. Barrera Morales a commis des infractions criminelles très graves. Je ne suis pas convaincue qu’il est exposé à l’un des risques énumérés à l’article 97 de la LIPR s’il devait retourner au Nicaragua, alors que je conclus qu’il existe un besoin pressant de protéger la société canadienne contre M. Barrera Morales qui est une personne que je considère comme un récidiviste potentiel. Ainsi, tout bien considéré, je conclus que M. Barrera Morales peut être refoulé au Nicaragua. [Non souligné dans l’original.]

 

[24]           À la dernière étape de son analyse, la représentante a examiné les considérations d’ordre humanitaire applicables en l’espèce. Elle a analysé les observations que l’avocat du demandeur a présentées en 2006 et qui mettaient l’accent sur les besoins spéciaux de la conjointe de fait du demandeur et sur la preuve documentaire qui appuyait cette question, de même que sur son témoignage selon lequel il avait tourné la page. Voici ses conclusions :

 

[traduction]

Il ne fait pas de doute que le renvoi de M. Barrera Morales du Canada aurait des répercussions négatives sur sa conjointe de fait et ses enfants. Des lettres au dossier indiquent qu’il est un père bon et attentif et qu’il vaudrait mieux qu’il ne soit pas séparé de ses enfants. Je suis sensible à ces considérations d’ordre humanitaire, mais compte tenu de ses déclarations de culpabilité au criminel, je ne suis pas sûre qu’il soit un « modèle » exemplaire pour son fils. Je crois qu’il est clair qu’il manquerait à toute sa famille, comme l’indique également la lettre d’appui solide rédigée par son frère.

 

Je reconnais également les difficultés auxquelles M. Barrera Morales ferait face en se réinstallant au Nicaragua, compte tenu de son manque d’instruction et de formation professionnelle. Je reconnais qu’ayant quitté le pays à un si jeune âge, il connaît mal le contexte de vie générale ou ne s’en souvient probablement pas et qu’il trouvera la transition difficile, particulièrement sans le soutien de sa famille. Je reconnais les difficultés qu’il connaîtra probablement en raison de la séparation forcée des membres de sa famille immédiate. Toutefois, M. Barrera Morales était séparé de sa famille lorsqu’il a été incarcéré et maintenant qu’il a eu différents types d’emploi au Canada, je suis convaincue qu’il sera en mesure de trouver un emploi au Nicaragua et de gagner sa vie. [Non souligné dans l’original.]

 

[25]           Elle a exprimé ses conclusions finales :

 

[traduction]

Les objectifs pertinents décrits dans la LIPR sont les suivants :

 

            3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

 

 

            […]

 

h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;

 

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

 

[…]

 

3. (3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

 

a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international;

 

[…]

 

[traduction]

Après avoir examiné en détail tous les faits de l’espèce, y compris les aspects d’ordre humanitaire, une évaluation du risque et la nécessité de protéger la société canadienne, je conclus que le risque et la nécessité de protéger la société canadienne l’emportent sur les aspects d’ordre humanitaire. En d’autres mots, après avoir examiné tous les facteurs énumérés ci‑dessus, je suis d’avis que l’intérêt des Canadiens prévaut sur la présence de M. Barrera Morales au Canada. Je conclus qu’il peut être expulsé malgré le paragraphe 115(1), puisque son renvoi au Nicaragua ne violerait pas les droits que lui garantit l’article 7 de la Charte.

 

Analyse

a) La norme de contrôle applicable à la décision sous‑jacente

[26]           À la suite du récent arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la décision de la représentante doit être évaluée en fonction de la raisonnabilité, puisque cette décision se rapporte à des questions touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire et à la politique (voir l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 51). Les juges Bastarache et LeBel, s’exprimant pour cinq juges parmi les neuf qui étaient d’accord, ont expliqué ce que signifiait la norme de la raisonnabilité au paragraphe 47 :

 

47     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [Non souligné dans l’original.]

 

b) Question préliminaire

[27]           Le demandeur a déposé son dossier de demande une journée en retard. L’avocat du défendeur ne s’est pas opposé avec vigueur à la prolongation que j’ai ordonnée à l’audience.

 

c) Critère d’octroi d’un sursis

[28]           L’arrêt de la Cour suprême du Canada RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR‑MacDonald Inc.) énonce le critère d’octroi d’un sursis. Le demandeur a le fardeau d’établir tous les éléments de ce critère à trois volets : 1) une question sérieuse à juger; 2) un préjudice irréparable en cas de refus du sursis; 3) la prépondérance des inconvénients en faveur du demandeur.

 

1) Question sérieuse

[29]           Sauf dans le cas de deux exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, les juges Sopinka et Cory, s’exprimant pour la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR‑MacDonald, ont défini l’existence d’une question sérieuse aux pages 337 et 338 de leurs motifs :

 

Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire. [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Quant à ma décision sur le critère de la question sérieuse, les deux parties ont convenu que je dois la rendre en fonction du dossier dont la représentante était saisie. Deux nouveaux faits ont vu le jour dans les observations écrites des parties et discutés à l’audience :

 

·      premièrement, la représentante ne savait pas que le demandeur avait été arrêté à Toronto le 14 mai 2008 pour conduite avec facultés affaiblies et qu’il a été inculpé par la suite. Son procès est prévu pour le 19 août 2009. Le procureur du ministère public de l’Ontario est disposé à suspendre les accusations au moment de son renvoi du Canada;

 

·      le fait que la CAS avait rédigé une lettre au ministre de l’Immigration le 17 novembre 2008 pour donner des renseignements sur la santé de la famille, ainsi que l’aide apportée à celle‑ci par la CAS, et appuyer le maintien du demandeur au Canada.

 

[31]           Étant d’accord avec le point de vue des deux avocats sur ce point, je ne tiendrai pas compte de ces deux nouveaux faits pour évaluer la question sérieuse mais, comme l’ont soutenu les deux avocats, je prendrai en compte la lettre du travailleur des services à la famille datée du 17 novembre 2008 pour les besoins du critère du préjudice irréparable et la nouvelle accusation criminelle contre le demandeur pour les besoins du critère de la prépondérance des inconvénients.

 

[32]           À mon avis, le demandeur a soulevé les questions sérieuses suivantes découlant de l’avis de la représentante :

 

1.         Premièrement, l’analyse de la représentante et son examen de la preuve concernant la question du danger pour le public canadien ont peut‑être été superficiels en ce qu’elle n’a pas évalué adéquatement l’ensemble des éléments de preuve dont elle était saisie, dont certains étaient contradictoires :

 

a)      comparons les éléments de preuve dans les observations du demandeur sur les questions relatives à la reconnaissance de ses erreurs dans son témoignage sur l’incarcération, ses souvenirs des infractions et le remords par opposition à la conclusion contraire de la représentante fondée sur deux vieilles entrevues que le demandeur a eues avec les autorités. Son absence d’analyse sur ce point aurait été au cœur de sa conclusion concernant la réadaptation;

 

b)      l’absence de commentaire à l’égard d’une conclusion contradictoire tirée par la Section de l’immigration lors du contrôle de la détention en 2006, selon laquelle il ne constituait pas un danger pour le public canadien s’il était libéré;

 

c)      l’insistance de la représentante sur les condamnations criminelles passées sans égard aux progrès faits en réadaptation, à l’absence de récidive et du respect de ses conditions de mise en liberté, en plus du revirement apparent du demandeur en ce qui a trait aux responsabilités découlant de la naissance de son fils;

 

d)      la représentante s’est fondée sur un rapport psychologique dépassé et limité.

 

2.         Une deuxième question sérieuse découle de la manière dont la représentante a traité les éléments de preuve concernant le retour du demandeur au Nicaragua où Daniel Ortega est maintenant au pouvoir (depuis la fin de 2006) et s’est fondée sur un rapport de 2006 du Département d’État américain sur le Nicaragua publié en mars 2007, alors que, durant la majeure partie de ce temps, une autre personne que Daniel Ortega occupait le poste de président de ce pays. En d’autres mots, la représentante a‑t‑elle omis de prendre dûment en compte, comme elle est tenue de le faire, la situation qui règne actuellement dans le pays en ce qui a trait à la crainte du demandeur. À mon avis, si la représentante a commis une erreur à cet égard, cela modifierait fondamentalement l’exercice de pondération qu’elle a entrepris lorsqu’elle a mis en balance le danger et le risque de retour.

 

3.             Une troisième question sérieuse découle de la manière dont elle a traité les éléments de preuve relatifs aux conséquences de son expulsion au Nicaragua, c’est‑à‑dire les considérations d’ordre humanitaire sous‑jacentes en l’espèce.

 

[33]           Les arguments de l’avocat du demandeur mettent l’accent sur l’intérêt supérieur des enfants, la fragilité de la santé mentale de sa conjointe de fait et la place qu’occupe le demandeur dans le fonctionnement de la famille. S’appuyant sur l’arrêt Legault de la Cour d’appel fédérale, le demandeur a plus particulièrement insisté sur l’absence d’analyse selon laquelle son comportement criminel antérieur éclipse ces très rares cas ou appartient à cette catégorie de cas, lorsque l’intérêt supérieur des enfants, qu’elle semble reconnaître, devrait être supplanté. Le même argument concernant l’absence d’analyse s’applique à la manière dont elle a traité les éléments de preuve dont elle était saisie relativement à la fragilité de la santé mentale de la mère et de son soutien possible sans la présence du demandeur. L’avocat du demandeur a soutenu que l’évaluation de la représentante ne s’appuyait pas sur des éléments de preuve mais sur des hypothèses.

 

2) Préjudice irréparable

[34]           Je conclus que le demandeur a établi un préjudice irréparable en raison des éléments suivants : 1) le risque pour son intégrité physique à son retour au Nicaragua, compte tenu des raisons pour lesquelles sa famille a fui ce pays; 2) les répercussions sur la famille sont importantes et l’éventualité qu’une aide extérieure offerte à la famille pallie l’absence du demandeur n’est que conjecture; 3) la conjointe de fait du demandeur est mentalement fragile et la CAS prodigue une intervention. Séparer la famille en plaçant les enfants en foyer d’accueil est une conséquence radicale dont la représentante n’a pas tenu compte.

 

3) Prépondérance des inconvénients

[35]           Habituellement, la combinaison d’un préjudice grave et irréparable favoriserait le demandeur. L’avocate du ministre soutient que la récente accusation de conduite avec facultés affaiblies en 2008 (une accusation en instance) fait pencher la balance en faveur du ministre parce qu’une telle accusation détruit l’argument du demandeur concernant sa réadaptation et la non‑probabilité de récidive. À ce moment‑ci, je ne suis pas disposé à accepter que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du ministre dans les circonstances pour les raisons suivantes : 1) le demandeur n’a pas encore été reconnu coupable de l’accusation; 2) s’il est reconnu coupable, nous ne savons pas quel type de peine il se verra imposer; 3) la question de savoir s’il existe des circonstances atténuantes entourant l’incident qui a mené à l’accusation.

 

[36]           Pour ces motifs, le sursis est accordé.

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 22 janvier 2009

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


 

 

Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

Dossier :                                        IMM‑5102‑08

 

Intitulé :                                       DEBIS ALEXANDER BARRERA MORALES c.

                                                            le ministre de la citoyenneté et de l’immigration

 

 

Lieux de l’audience

PAR TéLéCONFÉRENCE :            Ottawa (Ontario) ET Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience

PAR TéLéCONFÉRENCE :            le 8 janvier 2009

 

Motifs de l’ordonnance :  Le juge Lemieux

 

Date des motifs :                      le 22 janvier 2009

 

 

 

Comparutions :

 

Josh Lang

 

Pour le demandeur

Amy Lambiris

 

Pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Ormston, Bellissimo, Rotenberg

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

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