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Date : 20050323

 

Dossier : IMM-3026-04

 

Référence neutre : 2005 CF 404

 

Toronto (Ontario), le 23 mars 2005

 

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH                                   

 

 

ENTRE :

 

AHMED TARIQ (alias TARIQ AHMED), SEEMA TARIQ,

HANSA TARIQ, KANZA TARIQ, MAHAD TARIQ et

AHAD TARIQ

 

demandeurs

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

                                MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Tariq Ahmed et les membres de sa famille sont des musulmans chiites orginaires du Pakistan. Leur demande d'asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui a conclu qu'ils n'avaient pas de crainte subjective de persécution au Pakistan. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission a accordé beaucoup d'importance au fait que les demandeurs avaient vécu aux États-Unis pendant plusieurs années avant de demander l'asile au Canada.


 

[2]               La Commission a également conclu que la présumée crainte d'être persécutés des demandeurs n'avait aucun fondement objectif. À cet égard, la Commission a estimé que les demandeurs n'avaient présenté aucun preuve démontrant qu'ils avaient été expressément pris pour cibles par des extrémistes sunnites et elle a conclu qu'ils ne répondaient pas au profil des personnes qui étaient habituellement exposées à un tel risque.

 

[3]               La Commission a rejeté l'argument des demanderesses qui prétendaient être des personnes à protéger en raison de leur crainte d'être attaquées par des extrémistes parce qu'elles s'étaient « occidentalisées » et portaient des vêtements occidentaux. Faisant appel à ses propres connaissances spécialisées, la commissaire a signalé qu'il n'était pas inusité pour des femmes d'arborer des tenues vestimentaires occidentales à Karachi. Elle en a conclu que les demanderesses ne faisaient pas face à davantage quune simple possibilité d’être persécutées pour cette raison.

 


[4]               Les demandeurs affirment qu'en concluant que leur demande n'avait aucun fondement subjectif en raison du temps qu'ils avaient mis à demander l'asile, la Commission n'a pas tenu compte des explications qu'ils avaient fournies au sujet du moment où leur crainte de persécution était née. Les demandeurs affirment en outre que la Commission n'a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs au risque de persécution auquel ils sont exposés au Pakistan. Finalement, les demandeurs soutiennent que la commissaire a commis une erreur en se fondant sur ses connaissances spécialisées au sujet des vêtements portés par les femmes à Karachi sans les aviser au préalable de son intention à ce sujet et sans leur accorder la possibilité de formuler des observations sur ces éléments d'information.

 

[5]               Pour les motifs exposés plus loin, je suis d'accord pour dire que la Commission a commis des erreurs et que ces erreurs touchent au coeur même des demandes d'asile des demandeurs. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

 

La question du retard et du bien-fondé subjectif des demandes d'asile

 

[6]               Les demandeurs ont vécu aux États-Unis pendant plusieurs années avant d'arriver au Canada, où ils ont demandé l'asile en 2002. La Commission en a conclu que les demandeurs n'avaient pas la crainte subjective de persécution exigée.

 

[7]               Dans son témoignage, M. Ahmed a expliqué qu'il avait quitté le Pakistan en 1997 pour des raisons financières et qu'il s'était rendu aux États-Unis dans le but d'y lancer une entreprise et de faire un peu d'argent avant de retourner au Pakistan. Malgré le fait qu'il était préoccupé par la situation qui existait au Pakistan, il n'avait pas l’intention, à l'époque, de demander l'asile.

 


[8]               La situation a changé, aux dires de M. Ahmed, dans la foulée des événements du 11 septembre 2001. L'invasion de l'Afghanistan par les États-Unis a provoqué des flambées de violence sectaire au Pakistan. Selon M. Ahmed, en mars 2002, au Pakistan, ses extrémistes sunnites ont grièvement blessé par balles son beau-frère, et plusieurs personnes qui fréquentaient sa mosquée ont été abattues.

 

[9]               Les membres de sa famille ont donc commencé à craindre de retourner au Pakistan. Bien qu'ils n'emploient pas cette expression, il semble que les demandeurs soutiennent essentiellement qu'ils sont devenus des « réfugiés sur place ».

 

[10]           M. Ahmed explique qu'à la même époque, la vie est devenue très difficile pour les musulmans aux États-Unis. Les membres de sa famille en sont venus à croire qu'ils ne seraient pas traités équitablement aux États-Unis, vu le climat politique qui régnait alors dans ce pays. Dans ces conditions, ils ont décidé qu'ils n'avaient d'autre choix que de venir au Canada et d'y demander l'asile, ce qu'ils ont fait.

 

[11]           Dans ses motifs, la commissaire souligne que ce n'est qu'après le 11 septembre 2001 que les demandeurs ont envisagé la possibilité de présenter une demande d'asile, lorsqu'ils ont commencé à craindre d'être expulsés des États-Unis ou d'y être arrêtés. La commissaire n'a pas retenu cette explication et elle a estimé que le fait que les demandeurs avaient attendu avant de demander l'asile indiquait qu'ils n'avaient pas de crainte subjective d’être persécutés. 

 

[12]           Nulle part dans son analyse la Commission n'aborde l'argument des demandeurs suivant lequel ils n'avaient véritablement commencé à être préoccupés par leur sécurité pour le cas où ils retourneraient au Pakistan qu'après que la situation se fut détériorée dans ce pays dans la foulée de l'invasion américaine de l'Afghanistan à la fin de 2001. D'ailleurs, l'événement qui semble avoir déterminé les demandeurs à présenter une demande d'asile est l'assassinat du beau-frère de M. Ahmed en mars 2002. Les demandeurs sont arrivés au Canada et ont présenté leur demande d'asile en août 2002. 

 

[13]           Ainsi, si la preuve des demandeurs devait être acceptée sur ce point, le temps qu'ils ont laissé écoulé avant de demander l'asile aurait été grandement réduit.

 

[14]           Il est vrai que le temps qu’une personne laisse s'écouler avant de demander l'asile est susceptible de remettre considérablement en question l’authenticité de sa crainte subjective de persécution (Pillai c. Ministre de la Citoyenneté et de L’immigration, [2002] 2 C.F.  481). Ceci étant dit, lorsque, comme en l'espèce, les demandeurs offrent une explication au sujet des raisons pour lesquelles ils n'ont pas présenté leur demande plus tôt, il incombe à la Commission d'examiner cette explication et de décider si elle constitue une raison qui justifie raisonnablement le retard ou si elle dénote un manque de crainte subjective.        

 


[15]           Après examen des motifs de la Commission, je suis loin d'être persuadée que la Commission a compris ou même examiné les raisons fournies par les demandeurs pour expliquer pourquoi ils avaient déposé leur demande au moment où ils l'ont fait. Il était loisible à la Commission de rejeter l'explication des demandeurs et de conclure que leur conduite au cours de leur séjour aux États-Unis était incompatible avec une crainte fondée de persécution. Il n'était cependant pas loisible à la Commission de ne tenir aucun compte de cette explication.

 

Défaut de la Commission de tenir compte des éléments de preuve relatifs au profil des demandeurs

 

[16]           La Commission a commis une autre erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve se rapportant à l'affirmation des demandeurs suivant laquelle ils seraient pris pour cibles en vue d'être persécutés par des extrémistes sunnites s'ils devaient retourner au Pakistan. Dans ses motifs, la Commission a expliqué que les demandeurs n'avaient soumis aucun élément de preuve permettant de penser qu'ils seraient expressément pris pour cibles s'ils retournaient au Pakistan. La Commission a également conclu que les demandeurs ne répondaient pas au profil habituel des personnes ciblées par les intégristes sunnites. En conséquence, la Commission a conclu que la demande d'asile des demandeurs n'avait aucun fondement objectif.

 

[17]           La Commission a explicitement demandé à M. Ahmed pourquoi sa famille serait prise pour cible par des extrémistes s'ils devaient retourner au Pakistan. Il a expliqué qu'ayant passé plusieurs années en Occident, les membres de sa famille seraient perçus comme ayant de l'argent et qu'ils seraient donc une cible pour des ravisseurs.

 

[18]           Il a également expliqué que des membres de sa famille qui habitaient toujours au Pakistan avaient été victimes de persécution à cause de leur religion. Ainsi que je l'ai déjà mentionné, le beau-frère de M. Ahmed a été grièvement blessé par balles à l'occasion d'actes de violence sectaires, et six membres de la mosquée de sa famille ont été abattus à l'intérieur de la mosquée. M. Ahmed a également précisé que ses parents et ses frères et soeurs avaient également fait l'objet de menaces verbales de la part d'extrémistes sunnites.

 

[19]           Ce témoignage a été étayé par des éléments de preuve documentaire qui ont été déposés devant la Commission après l'audience. Parmi ces documents, mentionnons un rapport de police, des registres d'hôpitaux et un rapport médical se rapportant aux blessures par balles subies par le beau-frère du demandeur, de même qu'une lettre écrite par l'imam de la mosquée de la famille au sujet de l'attaque armée portée contre les fidèles.

 

[20]           Le défendeur affirme que la Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance et que je devrais donc interpréter l'affirmation de la Commission suivant laquelle les demandeurs n'ont fourni « aucune preuve » qu'ils seraient pris pour cibles par des extrémistes sunnites s'ils devaient retourner au Pakistan comme signifiant que la Commission n'a jugé convaincant aucun de ces éléments de preuve.      

 


[21]           Je n'accepte pas cet argument. Certes, un tribunal administratif est normalement présumé avoir tenu compte de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance, même s'il ne mentionne expressément aucun élément de preuve précis dans sa décision. Ce n'est toutefois pas  le cas en l'espèce. Nous n'avons pas affaire à une situation où la Commission n'a mentionné aucun élément de preuve. Au contraire, la Commission affirme dans les termes les plus nets qu'aucun élément de preuve ne lui a été soumis sur un point particulier alors que de tels éléments de preuve lui avaient été présentés.

 

[22]           À mon avis, la seule conclusion qui s'impose est que la Commission a laissé de côté certains éléments de preuve.           

 

[23]           La question de savoir si les demandeurs risquent d'être persécutés par des extrémistes sunnites s'ils retournent au Pakistan constitue de toute évidence un aspect crucial des demandes d'asile. Je répète que, bien qu'il aurait été loisible à la Commission d'apprécier la preuve soumise par les demandeurs et de la rejeter, il ne lui était pas loisible de n’en faire carrément aucun cas.   

 

Connaissances spécialisées de la commissaire

 


[24]           La demande d'asile des demandeurs reposait en partie sur la crainte des demanderesses d'être prises pour cibles par des extrémistes au Pakistan parce qu'elles s'étaient « occidentalisées » et qu'elles portaient des vêtements occidentaux. Pour rejeter cet aspect des demandes d'asile, la Commission a déclaré : « Selon le tribunal qui se fonde sur ses connaissances spécialisées, les tenues vestimentaires occidentales à Karachi et dans toute autre ville importante au Pakistan, comme Islamabad, ne sont pas inhabituelles ».

 

[25]           Il ressort de l'examen de la transcription que, bien que la question des vêtements ait été discutée à l'audience, la commissaire n'a jamais signalé aux demandeurs son intention de s'en remettre exclusivement à ses propres connaissances spécialisées au sujet du style de vêtements portés par les femmes dans les grandes villes du Pakistan.

 

[26]           Le présumé défaut de la commissaire de signaler aux demandeurs qu'elle avait l'intention de se fonder sur ses connaissances spécialisées personnelles relativement à cette question soulève une question d'équité procédurale. Les questions d'équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte (Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. 174).

 

[27]           Les obligations de la Commission en matière d'équité procédurale sont, en ce qui concerne sa faculté de se fonder sur des éléments d'information extrinsèques, codifiées à l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés. Voici le texte de l'article 18 :

Avis aux partiesAvant d'utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d'asile ou la personne protégée et le ministre -- si celui-ci est présent à l'audience -- et leur donne la possibilité de :

 

 

a) faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement ou de l'opinion;

 

 

b) fournir des éléments de preuve à l'appui de leurs observations.


 

 

[28]           En l'espèce, la commissaire s'est de toute évidence servie de renseignements qui étaient du ressort de sa spécialisation pour conclure que, dans la mesure où la crainte de persécution des demandeurs était fondée sur leur apparence occidentale, cette crainte n'avait pas de fondement objectif. Ce faisant, la commissaire a, d'une part, omis d'aviser les demandeurs de son intention de se servir de ces renseignements et a, d'autre part, fait défaut de leur donner la possibilité de faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation des renseignements dont elle disposait. Il s'agit là d'un vice de procédure et d'un déni de justice naturelle (Kabedi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 442).        

 

Dispositif       

 

[29]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

Certification

 

[30]           Aucune des parties n'a suggéré de question à certifier et aucune n'est soulevée en l'espèce.

 


LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il rende une nouvelle décision.

 

2.         Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.         

 

« A. Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Richard Jacques, LL.L.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                             IMM‑3026‑04

 

INTITULÉ :                            AHMED TARIQ (alias TARIQ AHMED), SEEMA TARIQ, HANSA TARIQ, KANZA TARIQ, MAHAD TARIQ et AHAD TARIQ

 

demandeurs

et

 

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 21 MARS  2005

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                        LE 23 MARS 2005

 

COMPARUTIONS :

 

Dorothy Fox                            POUR LES DEMANDEURS

 

Neeta Logsetty                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Dorothy Fox

Toronto (Ontario)                                POUR LES DEMANDEURS

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada      POUR LE DÉFENDEUR

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