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Date :  20071206

Dossier :  T-2032-06

Référence :  2007 CF 1286

Ottawa, Ontario, le 6 décembre 2007

En présence de L’honorable Johanne Gauthier 

 

ENTRE :

THI THUY NGUYEN

demandeur

et

 

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]        Thi Thuy Nguyen demande à la Cour de réviser la légalité d’une décision du délégué du Ministre de la sécurité publique et de la protection civile[1], confirmant la confiscation définitive des devises non-déclarées (25,400.00$ CAN et 7,060.00$ US) saisies à l’aéroport de Pearson, à Toronto, le 25 juillet 2005 et en vertu de l’article 29 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 7, (la Loi).

 

 

Contexte

[2]        En juillet 2005, madame Nguyen, son conjoint Van The Tran et leurs cinq enfants planifiaient des vacances au Vietnam[2].  Lorsqu’ils se présentent pour l’embarquement de leur vol, à l’aéroport de Pearson, un agent de douanes demande à monsieur Tran s’ils sont en possession de devises d’une valeur égale ou supérieure à 10.000.00$.  Monsieur Tran répond que non.

 

[3]        Selon les rapports officiels des divers agents de douanes présents lors de l’incident, il appert qu’on lui demande alors d’exhiber toutes les devises en leurs possessions. Monsieur Tran remet alors son portefeuille et indique que sa femme en a aussi.  La demanderesse à qui l’agent repose la question sort de son sac une couche qui contient une liasse de billets. L’agent trouve ensuite  d’autres enveloppes contenant des devises dans ce sac. Lorsqu’on lui demande s’il y en a d’autres, elle répond en hochant la tête que non.  L’officier demande alors à son mari de traduire la question afin de s’assurer qu’elle a bien compris.  Lorsqu’on lui répète qu’il n’y a pas d’autres devises, l’officier demande alors si madame Nguyen n’a pas de l’argent sous ses vêtements, particulièrement près de sa taille.  C’est alors que la demanderesse sort une autre liasse de billets de ce qui semble être une poche intérieure dans son sous-vêtement.

 

[4]        À nouveau, l’officier demande s’il n’y a pas d’autres devises, on lui répond que non.  C’est alors qu’il demande spécifiquement si les enfants ont de l’argent dans leurs sacs.  Monsieur Tran, après avoir discuté en vietnamien avec la demanderesse répond que non.  L’officier décide tout de même d’inspecter le sac d’une des fillettes et y trouve une autre couche contenant 10,000.00$.  Cette somme sera ultimement remise à la famille pour payer ses frais de voyage.[3]

 

[5]        Les agents procèdent alors à poser quelques questions à la demanderesse et son époux afin d’obtenir plus de détails sur la provenance de ces devises et sur leurs revenus.  Monsieur Tran indique que seulement 20,000.00$ appartiennent au couple.  Selon lui, il s’agit d’économies tirées de l’exploitation de leur salon de manucure.  Monsieur Tran indique aussi que ces devises proviennent de la banque mais qu’il n’a pas de reçu.   Ensuite, il se corrige et indique qu’une partie de cette somme était effectivement gardée à la maison.

 

[6]        Le reste de l’argent proviendrait de membres de la famille du couple et d’amis qui voulaient envoyer de l’argent à leurs familles au Vietnam.  À cet effet, monsieur Tran remet une feuille indiquant le décompte des argents reçus de sa famille (noms et montants).  Toutefois, la somme totale de ces entrées s’élève à 2,750.00$ seulement.  Confronté, monsieur Tran déclare que le reste provient d’amis.

 

[7]        Comme la demanderesse et son époux déclare un revenu total de 20,000.00$ (pour le couple) par année, et qu’ils ont récemment fait l’acquisition d’une maison pour laquelle ils ont versé un montant de plus de 85,000.00$ (245,000.00$ x 35 pour cent) et que le coût mensuel de l’hypothèque et d’ une de leurs voitures s’élève à 1650.00$, l’agent les interroge davantage pour savoir comment ils ont pu en plus acquitter les sept billets d’avion nécessaires pour leurs vacances.  L’époux de la demanderesse indique alors que c’est un ami qui les a payés avec sa carte American Express.

 

[8]        Les agents de douanes rapportent aussi que madame Nguyen et son conjoint furent assez évasifs lors de cet interrogatoire.  Ils évitent même de donner les coordonnées de  leur salon de manucure ou de confirmer le nom de l’ami qui a payé les billets d’avion. 

 

[9]        Madame Nguyen et son époux sont alors avisé de la saisie  des devises pour avoir fait défaut de les déclarer (articles 12 et 18 (1) de la Loi) et qu’elles sont de plus confisquées sans possibilité de mainlevée (paragraphe 18 (2) de la Loi).  L’agent Tone leur remet une brochure explicative et les avise de leur droit de contester  la saisie.  La demanderesse et sa famille choisissent alors de ne pas attendre l’émission d’un reçu officiel.  Ils partent pour  leurs vacances d’un mois satisfait de la promesse que le reçu officiel leur sera acheminé par la poste.

 

[10]    Les liasses de billets sont comptées; il s’agit de 242 billets de 100$, 47 billets de 100$ US, 25 billets de 50$, 46 billets de 50$ US et trois billets de 20$ US, soit 25,400$ et 7060.00$ US. 

 

[11]    Lorsque ces devises sont passées au détecteur ionique, on découvre des traces élevées de drogue sur une des liasses.  Finalement, l’agent Tone reçoit un appel du Centre d’information de la police canadienne confirmant que monsieur Tran est inscrit dans leur fichier. 

 

[12]    Conformément à l’article 19.1 de la Loi, les agents de douanes impliqués préparent un rapport écrit des événements entourant la saisie faite en vertu du paragraphe  18 (1) de la Loi.

 

[13]    Le 30 août 2005, l’avocat de la demanderesse (qui dit représenter monsieur Nguyen) écrit au Terminal 1 de l’aéroport de Pearson indiquant qu’il a mandat de contester la saisie et que le transport d’argent d’amis canadiens vers leurs familles au Vietnam est une coutume vietnamienne.  Bien que sa lettre indique que des lettres de la famille sont jointes afin de corroborer cette allégation, on y retrouve plutôt neuf petits billets (2 ½’’ x 3’’) écrits pour la majorité de la main de la demanderesse (huit).  Ils contiennent l’information suivante et sont signés par madame Nguyen et les autres personnes concernées[4]:

 ‘’ Je, Thi Thuy Nguyen a reçu la somme de (X) de (nom d’expéditeur), le (X) juillet 2005 pour envoyer à (nom d’une personne) au Vietnam’’.

               

                              ______________                                    __________________

                 Madame Nguyen                                     Signature de l’expéditeur

 

[14]    Le total des montants inscrits sur ces billets s’élève à plus de 28,000.00$[5] et 6.000.00$ US. Il semble donc que cette version des faits diffère aussi de la version originale donnée par la demanderesse à l’aéroport de Pearson à l’effet qu’une somme de 20,000.00$ leur appartenait en propre.

 

[15]    Le 9 septembre 2005, l’Agence des services frontaliers du Canada, Unité des saisies, avise madame Nguyen que c’est la division de l’arbitrage qui a la responsabilité de son dossier et qu’un agent communiquera avec elle sous peu.  Le 23 septembre 2005, on avise madame Nguyen que sa demande de révision a bien été reçue et on l’informe du nom de l’arbitre chargé de son dossier (Marc Gobeil) et de ses coordonnées y inclus son numéro de téléphone.  On l’avise aussi qu’après réception d’une lettre initiale de monsieur Gobeil lui expliquant les motifs de la saisie, elle aura du temps pour présenter d’autres renseignements à l’appui de sa demande. 

 

[16]    Cette lettre est suivie par une lettre de Marc Gobeil datée du 29 septembre 2005 dans laquelle il explique les motifs de la saisie  effectuée en vertu du paragraphe 18 (1) comme suit : la non-déclaration de devises égales ou supérieures à $10,000.00, la découverte de telles devises après que la demanderesse ait nié en avoir avec elle, dissimulées sur son corps ($10,000.00), dans ses bagages ($9000.00), dans le sac à main ($6,400.00 et $7060.00 US) et dans le sac de sa fille ($10,000.00).  Monsieur Gobeil avise la demanderesse qu’elle a 30 jours pour fournir tous renseignements ou documents additionnels susceptibles selon elle d’aider à la prise de décision dans le dossier.

 

[17]     La demanderesse choisit de ne fournir aucune information supplémentaire et l’arbitre Gobeil prépare un résumé des faits du dossier à partir des divers rapports des agents de douanes impliqués et de la correspondance déjà reçue de la demanderesse.  Ce document  est intitulé « Case Synopsis and Reasons for Decision ».  L’arbitre indique que la preuve au dossier établit que la demanderesse a failli à son obligation de déclarer les devises en violation du paragraphe 12(1) de la Loi et que l’agent des douanes a fourni des indices suffisant pour supporter les soupçons que ces devises sont des produits de la criminalité.  Ces indices sont décrits comme suit :

 

  • Traveling across an international border with a large sum of money
  • The money was not declared
  • Currency concealed on person, in a carry on, in diaper
  • Contradicting statements
  • $10,000 in small child’s purse
  • Tran and Nguyen reported $20,000 on income taxes last year combined
  • They were traveling with equivalent of one years income in cash for one trip
  • Minimal income between two people
  • Both parties work in a nail salon
  • Indicated they earned the money at the nail salon
  • When asked if he had a withdrawal receipt- he said no
  • Recently purchased house for $245,000 with 35% down
  • Tran indicated that only $20,000 of the money belonged to him
  • Balance of money was given to him by friends and family
  • Had a breakdown of cash given to him from people but only totaled $2750
  • The family’s airline tickets were purchased by a friend
  • Asked if this friend had given him any money, Tran was avoiding answering and kept changing the subject
  • CPIC positive
  • Contradicting statements

 

Il conclut : «  Be it decided that : … en vertu de l’article 29 de la [Loi] que les espèces ou effets soient retenu (sic) à titre de confiscation. »   Ce rapport est paraphé le 22 février 2005 par Jean-Marc Dupuis, conseiller principal en matières de programme.

 

[18]    Le 24 février 2006, monsieur Proceviat, gestionnaire de la Direction des recours, avise madame Nguyen de la décision ministérielle soit la confirmation de la saisie et de la confiscation des espèces « sans conditions (sic) de mainlevée ». Les brefs motifs énoncés dans cette lettre seront décrits plus loin lors de l’analyse des arguments présentés.

 

 

 

Régime Législatif

 

[19]    Les articles 18 et 29 de la Loi se lisent comme suit :

 

Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes

2000, c. 17

 

Saisie et confiscation

 

18. (1) S’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), l’agent peut saisir à titre de confiscation les espèces ou effets.

 

Mainlevée

 

  

(2) Sur réception du paiement de la pénalité réglementaire, l'agent restitue au saisi ou au propriétaire légitime les espèces ou effets saisis sauf s'il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu'il s'agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes.

 

 

 

Cas de contravention

 

29. (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre peut, aux conditions qu’il fixe :

a) soit restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux-ci à la date où le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;

b) soit restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);

c) soit confirmer la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.

Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).

Limitation du montant versé

      (2) En cas de vente ou autre forme d’aliénation des espèces ou effets en vertu de la Loi sur l’administration des biens saisis, le montant de la somme versée en vertu de l’alinéa (1)a) ne peut être supérieur au produit éventuel de la vente ou de l’aliénation, duquel sont soustraits les frais afférents exposés par Sa Majesté; à défaut de produit de l’aliénation, aucun paiement n’est effectué.

2000, ch. 17, art. 29; 2006, ch. 12, art. 15.

Proceeds of Crime (Money Laundering) and Terrorist Financing Act

2000, c. 17

 

 

Seizure and forfeiture

 

18. (1) If an officer believes on reasonable grounds that subsection 12(1) has been contravened, the officer may seize as forfeit the currency or monetary instruments.

 

Return of seized currency or monetary instruments

 

      (2) The officer shall, on payment of a penalty in the prescribed amount, return the seized currency or monetary instruments to the individual from whom they were seized or to the lawful owner unless the officer has reasonable grounds to suspect that the currency or monetary instruments are proceeds of crime within the meaning of subsection 462.3(1) of the Criminal Code or funds for use in the financing of terrorist activities. 

If there is a contravention

 

29. (1) If the Minister decides that subsection 12(1) was contravened, the Minister may, subject to the terms and conditions that the Minister may determine,

(a) decide that the currency or monetary instruments or, subject to subsection (2), an amount of money equal to their value on the day the Minister of Public Works and Government Services is informed of the decision, be returned, on payment of a penalty in the prescribed amount or without penalty;

(b) decide that any penalty or portion of any penalty that was paid under subsection 18(2) be remitted; or

(c) subject to any order made under section 33 or 34, confirm that the currency or monetary instruments are forfeited to Her Majesty in right of Canada.

The Minister of Public Works and Government Services shall give effect to a decision of the Minister under paragraph (a) or (b) on being informed of it.

Limit on amount paid

(2) The total amount paid under paragraph (1)(a) shall, if the currency or monetary instruments were sold or otherwise disposed of under the Seized Property Management Act, not exceed the proceeds of the sale or disposition, if any, less any costs incurred by Her Majesty in respect of the currency or monetary instruments.

2000, c. 17, s. 29; 2006, c. 12, s. 15.

 

 

Toutes les autres dispositions pertinentes sont reproduites en annexe.

 

[20]    Le régime législatif prévu dans la Loi en matière de saisie et confiscation lorsqu’il y a eu violation d’obligation de déclarer en vertu de l’article 12 de la Loi, et l’effet de ces diverses dispositions a fait l’objet de nombreux commentaires de cette Cour dans diverses décisions récentes, telles que Tourki c. Canada (Ministre de la Sécurité publique de la protection civile), [2006] ACF  No. 52; Hamam v. Canada (Ministre de la sécurité public et de la protection civile) [2007] ACF 940; Ondre v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, [2007] FCJ No. 616; Dupre v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, 2007 FC 1177; Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique de la protection civile), 2007 ACF No. 280; Yusufov v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparadness), [2007] FCJ No. 615; Thérancé v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness) 2007 FC 136 ; et Dag v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness) 2007 FCJ No. 591.

 

[21]    Il est inutile d’ajouter au résumé complet fait par la Cour d’appel fédérale dans Tourki, [2007] A.C.F. No. 685, aux paragraphes 23 à 31 mais il convient de noter par ailleurs comme l’a fait la Cour d’appel fédérale que l’obligation de déclarer constitue la pierre angulaire du régime de surveillance des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets. 

 

[22]     De plus, bien que la Loi fixe au paragraphe 18 (2) le critère qui doit guider l’agent des douanes afin de décider s’il y a lieu de confisquer les devises saisies en vertu du paragraphe 18(1), la Loi n’indique pas sur quelle base le Ministre doit prendre sa décision aux termes de l’article 29. La jurisprudence semble toutefois unanime pour dire que le test de l’article 18(2) s’applique aussi lors de la confirmation par le Ministre en vertu de l’alinéa 29(1)(c), étant entendu que celui-ci peut avoir devant lui des explications et preuves que n’étaient pas devant l’agent.

 

[23]    De plus, contrairement à l’agent qui doit consigner par écrit les motifs à l’appui de sa décision de saisir en vertu du paragraphe 18(1), la Loi n’impose pas une telle obligation à l’agent qui confisque en vertu du paragraphe 18 (2) non plus qu’au Ministre.

 

[24]       Dans son mémoire, la demanderesse semblait contester la validité de la décision du Ministre confirmant la saisie des devises en vertu de l’article 27[6].  À l’audience, son procureur a confirmé    que seule la décision prise en vertu de l’article 29, soit la confiscation sans possibilité de mainlevée, faisait l’objet du présent débat.  La Cour note d’ailleurs que selon l’article 30 (1) la décision du Ministre en vertu de l’article 27 ne peut être contestée que par voie d’action (appel) (Tourki ci-dessus).  Pour les fins de la présente demande, la décision du Ministre confirmant la saisie des devises est donc finale.

 

Analyse

 

[25]    Dans ses représentations écrites, la demanderesse argue essentiellement que la décision n’est pas bien fondée parce que :

i)                    le délégué du Ministre n’avait devant lui aucune preuve d’intention, un élément essentiel de l’infraction prévue à l’alinéa 462.31(1) du Code criminel et un élément à être considéré pour déterminer si la demanderesse avait consciemment contrevenu à la Loi

ii)                   le délégué du Ministre n’avait aucun argument valable pour étoffer sa décision et il a clairement ignoré ou donné un poids insuffisant aux explications et à la preuve de la demanderesse.

 

[26]    À l’audience, la demanderesse a reconnu que l’infraction prévue au paragraphe 462.31(1) du Code criminel n’était pas pertinente en l’espèce.  En effet, le paragraphe 18(2) réfère plutôt au paragraphe 462.3(1) du Code qui définit simplement l’expression « produit de la criminalité ».

 

[27]    Comme l’a souligné le juge Max Teitlebaum dans Hamam au paragraphe 24 :

 

‘’ …Il importe de rappeler que la question que doit trancher la Cour n'est pas celle de savoir s'il existe des motifs raisonnables de soupçonner que la personne qui omet de déclarer les espèces a commis un crime, mais plutôt de déterminer s'il existe des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces en soi sont le produit de la criminalité. 

 

(voir au même effet Ondre au paragraphe 16; Dupre au paragraphe 36; Sellathurai au paragraphe 66; Yusufov au paragraphe 17; et Dag au paragraphe 30).

 

 

[28]  À cet égard, la Cour d’appel fédérale a été très claire dans Tourki au paragraphe 44 : la confiscation des devises saisies est un mécanisme de recouvrement civil qui vise un objet (les devises non déclarés) et non une personne.

 

[29]    Comme il n’y a aucune accusation contre la demanderesse, le délégué du Ministre n’avait pas à s’interroger sur l’existence d’une preuve de mens rea (intention) lors de sa prise de décision en vertu de l’article 29 de la Loi.

 

[30]    C’est donc dire que le bien fondé de la demande repose entièrement  sur le deuxième argument soulevé par la demanderesse.  Comme la Cour l’a souligné à l’audience, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut simplement substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du décideur.  Il ne s’agit pas ici d’un appel et la Cour révise la décision selon la norme de contrôle applicable à la question soulevée.

 

[31]     Bien que la demanderesse n’aborde pas ce point en détail dans ses représentations écrites, elle a soumis[7] que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à la décision du Ministre sur le fond.

 

[32]    Quant au Ministre, après avoir procédé à une analyse pragmatique, il argue que c’est plutôt la norme de la décision manifestement déraisonnable qui s’applique ici.

 

[33]    Dans plusieurs décisions récentes portant sur l’application du test légal fixé dans la Loi au paragraphe 18(2) et de l’article 29 aux faits particuliers d’un dossier, les juges ont procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle et ont conclu que cette question mixte de fait et de droit devait tantôt être révisée selon la norme de la décision raisonnable (Sellathurai aux paragraphes 46-60; Dupre aux paragraphes 18-23; Dag aux paragraphes 17-26) tantôt selon la norme manifestement déraisonnable (Therancé aux paragraphes 13 à 20; Tourki aux paragraphes 18 à 25; Yusufov aux paragraphes 31-42; Ondre  aux paragraphes 35-47; Hamam aux paragraphes 14-23)

 

[34]    Bien que leurs conclusions diffèrent, les juges sont presque tous d’accord pour dire que : 

i)                    la Loi contient une clause privative claire (article 24).  Alors qu’elle prévoit un droit d’appel devant la Cour fédérale de la décision du Ministre en vertu de l’article 27, elle ne prévoit pas un tel droit à l’égard d’une décision rendue en vertu de l’article 29.  Cela suggère une plus grande déférence.

ii)                   le législateur a lui-même  établit la balance entre l’intérêt public et l’intérêt des citoyens en adoptant les dispositions à l’étude.  Donc, le rôle du Ministre en l’espèce n’implique pas d’analyse polycentrique. Ceci suggère moins de retenue.

iii)                 la question de savoir si dans un dossier particulier, il y a des motifs raisonnables de soupçonner que les devises non-déclarées sont le produit de la criminalité est une question mixte de fait et de droit qui suggère une certaine retenue.

 

[35]    C’est à l’égard de l’expertise du tribunal, que les analyses des juges diffèrent.  Ici, il me semble assez clair que dans l’évaluation d’indices tels que la dénomination des devises, ou même l’achat d’un billet par un tiers dont on refuse de donner les coordonnées (Gregory v. Canada, 2002 FCJ no. 523 au paragraphe 13), les délégués du Ministre à la Direction des recours qui ont reçu un entraînement spécial de la Gendarmerie Royale du Canada (Sellathurai au paragraphe 49) ont plus d’expertise que la Cour.  Ceci suggère une certaine déférence.

 

 

 

[36]    À la lumière de ce qui précède, la Cour est satisfaite qu’elle doit appliquer la norme de la décision raisonnable pour déterminer si en l’espèce, la décision du ministre de confirmer la confiscation contient un erreur révisable ou non.  Pour le bénéfice de la demanderesse, il est opportun de rappeler ce qu’implique cette norme.  Dans Barreau du Nouveau Brunswick c. Ryan [2003] 1 R.C.S. 247,  la Cour Suprême du Canada l’a expliqué comme suit :

54      Comment la cour siégeant en contrôle judiciaire sait-elle si une décision est raisonnable alors qu'elle ne peut d'abord vérifier si elle est correcte? La réponse est que la cour doit examiner les motifs donnés par le tribunal.

 

55     La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Southam, par. 56). Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision (voir Southam, par. 79).

 

56     Cela ne signifie pas que chaque élément du raisonnement présenté doive passer individuellement le test du caractère raisonnable. La question est plutôt de savoir si les motifs, considérés dans leur ensemble, sont soutenables comme assise de la décision. Une cour qui applique la norme de la décision raisonnable doit toujours évaluer si la décision motivée a une base adéquate, sans oublier que la question examinée n'exige pas un résultat unique précis. De plus, la cour ne devrait pas s'arrêter à une ou plusieurs erreurs ou composantes de la décision qui n'affectent pas la décision dans son ensemble.

 

[37]    Comme la demanderesse a tout particulièrement mis l’accent sur cet argument à l’audience, il convient tout d’abord d’examiner si comme elle le prétend, le délégué du Ministre n’a pas tenu compte de ces explications ou s’il n’en a pas suffisamment tenu compte.

 

 

 

[38]    À moins de preuve contraire, le décideur est présumé avoir considéré tout le matériel devant lui (Florea c. Canada (Ministre de l’emploi de l’immigration) 1993 A.C.F. No.598 (CAF)), donc le simple fait qu’il n’a pas mentionné ces explications dans sa lettre du 24 février 2006 ne permet pas de conclure que le délégué du Ministre n’en a pas tenu compte.

 

[39]    De plus, il est évident ici que monsieur Proceviat avait devant lui le rapport de l’arbitre Gobeil.  Une simple lecture de la jurisprudence indique que la préparation d’un tel document fait partie intégrante du processus décisionnel en vertu de l’article 29.  Dans son résumé, l’arbitre Gobeil décrit précisément et correctement les explications de madame Nguyen à la page 4 de son résumé.  De plus, la structure du document indique que l’arbitre a d’abord examiné les motifs consignés dans les rapports puis les explications de la demanderesse avant de conclure que l’agent avait soumis des indices suffisants pour supporter ses soupçons que les devises étaient des produits de la criminalité.

 

[40]    Dans ses représentations écrites, la demanderesse soumet qu’elle n’a pas tenté de dissimuler les devises afin de tromper les agents de douanes mais plutôt afin de les camoufler à titre de précaution contre la perte et le vol.

 

[41]    Dans son affidavit au soutien de la demande, la demanderesse traite de cette question, mais elle n’indique toutefois pas qu’une telle explication a été fournie à l’agent de douanes à l’aéroport ou au Ministre dans le cadre de la demande de révision.  Les rapports des agents de douanes ne mentionnent pas cette explication et la lettre du 30 août non plus.

 

[42]    Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut tenir compte d’information qui n’était pas devant le décideur.  En l’espèce, il n’y a aucune preuve à l’effet que le décideur aurait dû considérer cette explication.

 

[43]    À l’audience, la demanderesse à insisté sur le fait que ni elle ni son époux ne comprennent parfaitement l’anglais ou le français.  Encore une fois il n’y avait aucune preuve ou allégation à cet effet devant le délégué du Ministre.  Même l’affidavit plus récent de la demanderesse n’en traite pas.  La demanderesse et son mari sont canadiens.  Ils habitent et travaillent au Canada depuis des années.  Rien n’indique qu’ils ont exprimé le besoin d’un interprète à l’aéroport.  De plus, il est clair que les agents ont donné le temps et l’opportunité à monsieur Tran de traduire et discuter de leurs demandes avec la demanderesse. 

 

[44]    Cette explication n’est donc guère plausible à l’égard du défaut de déclarer les devises dans le sac de sa fille alors que la demanderesse avait eu maintes occasions de déclarer toutes les devises transportées.

 

[45]    Ce présumé problème de langue ne peut expliquer les contradictions dans les explications effectivement fournies par la demanderesse et son époux quant à la provenance des devises (20,000.00$ d’économies) alors que les documents fournis en août tendent à établir que presque toute la somme saisie provient de tiers.

 

[46]    Le problème de langue ne peut expliquer non plus pourquoi après avoir consulté un conseiller juridique en août et même après, dans le cadre de la révision, elle n’a pas présenté au Ministre d’explications plus étoffées appuyées par une ou des déclarations assermentées décrivant plus précisément ses relations avec les divers tiers présumément impliqués, comment ceux-ci avaient obtenu ces devises, et pourquoi les membres de sa communauté n’utilisent pas le système bancaire pour transférer des sommes aussi importantes.

 

[47]    Dans les circonstances et considérant la teneure et le peu de valeur probante des brèves explications et preuves fournies par la demanderesse le 30 août 2005, la demanderesse n’a pas remplit son fardeau de convaincre la Cour que le délégué du Ministre n’a pas considéré ses explications.

 

[48]    Il reste donc à examiner si les motifs supportent la décision.

 

[49]    Mais avant de traiter de ce dernier point, il convient maintenant d’examiner les brefs motifs dans la lettre du 24 février 2006.

 

[50]    Comme je l’ai dit, monsieur Proceviat a entériné la conclusion de l’arbitre Gobeil.  Il indique d’abord dans sa lettre : « La confiscation sans conditions de mainlevée est en accord avec les lignes directrices de l’agence. »  La Cour comprend ici que selon le délégué du Ministre, l’agent de douanes qui a effectué la confiscation a respecté le test fixé dans la Loi, soit l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que les argents sont bien le produit de la criminalité.

 

[51]    Le délégué du Ministre ajoute ensuite que : «  Dans ce dossier, il y a des motifs raisonnables de croire que l’argent était des produits de criminalité. Ces motifs inclus un emploi non-conforme aux fonds transportés, la dissimilation des espèces, la disponibilité de transfert électronique et la dénomination de l’argent saisi (sic). »

 

[52]     Bien que la demanderesse n’avait  pas soulevé cette question dans ses représentations écrites ou orales, la Cour a invité les parties à lui indiquer si selon elles la référence dans la lettre « a des motifs raisonnable de croire » (paragraphe 18(1)) plutôt qu’à des « motifs raisonnable de soupçonner » (paragraphe 18 (2)) pouvait avoir un impact quelconque sur la validité de la décision en l’espèce.   Ce point n’a pas soulevé de controverse et la Cour est satisfaite que non.  D’abord, parce que comme l’indique la Cour suprême du Canada dans R. c. Monney [1999] 1 RSC 652, [1999] ASC no. 18, au paragraphe 49, l’existence de motifs raisonnables de soupçonner est une norme qui peut être considérée comme une norme moins exigeante que celle fondée sur l’existence de motifs raisonnables et probables de croire, même si elle est  incluse dans celle-ci.

 

[53]    Deuxièmement, comme je l’ai mentionné, l’arbitre Gobeil réfère très clairement au test de l’article 18 (2) et le délégué du Ministre souligne que la confiscation est en accord avec les lignes directrices de l’agence.

 

[54]    Dans ses commentaires sur la raisonnabilité des motifs, le Ministre réfère non seulement au quatre indices ou facteurs décrits dans la lettre du 24 février 2006 mais aussi à ceux listés par l’arbitre Gobeil comme justifiant la confirmation de la confiscation (voir paragraphe 17 ci-dessus).

 

[55]    Il soumet que l’énumération dans la lettre du 24 février 2006 n’est pas exhaustive puisque monsieur Proceviat utilise le mot ‘’inclus’’[8] et que à la lumière des commentaires de la Cour Suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la citoyenneté et d’immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no. 39, particulièrement au paragraphe 39, la lettre de monsieur Proceviat doit être lue avec le document de l’arbitre Gobeil qui, comme son titre l’indique, fait partie des motifs de la décision.

 

[56]    Dans un contexte plus similaire à celui devant la Cour aujourd’hui, la Cour d’appel fédérale dans Sketchley c. Canada (Procureur Général), [2005] ACF no. 2056, aux paragraphes 36 à 39, a aussi affirmé que le rapport de l’enquêteur qui contient la recommandation à la Commission sur les droits de la personne peut être considéré comme faisant partie des motifs de la Commission lors de la révision judiciaire, lorsque la Commission adopte la recommandation de l’enquêteur et qu’elle    fournit des motifs succincts.

 

[57]    De plus, jusqu’ici, la Cour n’a pas hésité à référer au synopsis préparé par l’arbitre dans le cadre de révision judiciaire de décision des délégués du Ministre en vertu de l’article 29 de la Loi.

 

[58]    La Cour est satisfaite qu’elle doit elle aussi prendre en compte le rapport de l’arbitre dans son examen des motifs de la décision du délégué du Ministre en l’espèce.  Toutefois, pour éviter toutes controverses à cet égard, la Cour a analysé la validité de la décision en deux temps, soit premièrement à la lumière de l’ensemble des motifs énumérés dans la lettre du 24 février et dans le rapport de l’arbitre Gobeil et deuxièmement sous le seul éclairage des quatre indices spécifiquement décrits dans la lettre du 24 février 2006.

 

[59]    Comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans R. c. Jacques, [1993] 3 RCS 312 au paragraphe 24, et dans Monney, ci-dessus au paragraphe 50, les facteurs pris en compte par le délégué du Ministre pour fonder sa conclusion ne doivent pas être évalués isolément.   C’est l’effet cumulatif des divers facteurs pris en compte par le décideur qui doit être considéré.

 

[60]    Après une analyse assez poussée du dossier et en tenant compte de la lettre du 30 août 2005, la Cour est satisfaite que le délégué du Ministre avait des motifs raisonnables de soupçonner que les devises saisies étaient le produit de la criminalité et que les motifs avancés supportent sa décision de confirmer la confiscation.

 

 

[61]    Pour en venir à cette conclusion et compte tenu de la piètre qualité et de l’insuffisance des explications et de la preuve fournies par la demanderesse, la Cour n’a même pas eu à s’interroger sur l’étendue du fardeau de preuve qui reposait sur elle lors de la révision par le Ministre et elle n’a  pas appliqué le test sévère établi par la Cour dans Sellathurai.

 

[62]    Même en limitant l’analyse aux quatre facteurs décrits dans la lettre du 24 février, la Cour est satisfaite que la décision est raisonnable.

 

[63]    Après avoir entendu toutes les représentations des parties,  le Ministre a  offert un désistement sans frais à la demanderesse qui l’a refusé.  Dans les circonstances, la Cour n’a aucune raison de ne pas accorder les dépens demandés par le Ministre.

 

[64]    La demande est donc rejetée avec dépens.

 

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que

            1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge


 

 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2032-06

 

INTITULÉ :                                       THI THUY NGUYEN et

                                                            MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA  

                                                            PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 27 novembre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Gauthier

 

DATE DES MOTIFS :                      le 6 décembre 2007

 

 

COMPARUTIONS :                       

 

 Me Gerardo Nicolo                                                     POUR LA DEMANDERESSE

 

 

 Me Frédéric Paquin                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Gerardo Nicolo                                                      POUR LA DEMANDERESSE

(450) 967-9807

 

Me Frédéric Paquin                                                      POUR LA DÉFENDEUR

(514) 496-1065

 

 

                                                                                     



[1] A l’audience après une requête verbale non contestée, la Cour a amendé l’intitulé de la cause afin de remplacer le Procureur Général par le Ministre de la Sécurité publique et de la protection civile.

[2] Le vol de la demanderesse se rendait d’abord à Hong Kong.

[3] 100 billets de $100.00.

[4] les billets sont tous datés entre le 14 et le 22 juillet 2005.

[5] Le montant inscrit sur un des billets daté du 20 juillet (Hoang Van Viet) n’est pas lisible.

[6] Par exemple, elle arguait que l’agent n’avait pas tenu compte de ses explications quant à la raison pour laquelle elle avait camouflé les devises (voir paragraphes 7 à 14 du mémoire)

[7]  Voir paragraphes 35 à 37 du mémoire.

[8] Probablement incluent.

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