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Date : 20070405

Dossier : IMM-2037-06

Référence : 2007 CF 368

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

 

 

ENTRE :

NADIA ITEKA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), en date du 23 mars 2006, concluant que Nadia Iteka (demanderesse) n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention conformément à l’article 96 de la LIPR ni celle de personne à protéger conformément à l’article 97 de la LIPR.

 

 

 

 

ILes faits

 

[2]               La demanderesse vient du Burundi et est d’origine tutsie. Au Burundi, elle a habité à Bujumbura, dans le quartier Musaga jusqu’en juillet 2002 au moment où elle a déménagé dans le quartier Kinindo. En novembre 2002, la demanderesse a déménagé encore une fois, mais cette fois dans le quartier Rohero de Bujumbura.  

 

[3]               Le 31 juillet 2002, les Forces nationales de libération Palipehutu (FLN) ont attaqué le quartier Musaga de Bujumbura. La demanderesse, sa mère et ses sœurs s’étaient enfuies chez une tante avant l’attaque alors que le père de la demanderesse était resté dans la maison familiale pour protéger leurs biens. Durant l’attaque, le père de la demanderesse a été tué. 

 

[4]               Entre juillet 2002 et novembre 2002, Bigirimana, un soldat du FLN, a commencé à rendre visite à la demanderesse alors qu’elle habitait avec sa tante dans le quartier Kinindo de Musaga.  Au cours de ces visites, Bigirimana a déclaré son amour à la demanderesse et lui a dit à maintes reprises qu’il l’épouserait. La demanderesse a rejeté ses avances.

 

[5]               Bigirimana n’a pas rendu visite à la demanderesse entre novembre 2002 et juin 2004, mais a continué de la harceler par téléphone.

 

[6]               En juin 2004, après que Bigirimana eut été nommé « commandant » du FLN, il a envoyé des soldats à la résidence de la demanderesse afin de l’enlever et de l’amener à lui. Les soldats ont été incapables de pénétrer dans la résidence de la demanderesse. 

 

[7]               Par conséquent, la demanderesse a pris les mesures nécessaires pour obtenir un visa afin de quitter le pays. Le 25 mars 2005, elle a quitté le Burundi. 

 

[8]               La demanderesse est arrivée au Canada le 1er  avril 2005 et a demandé l’asile le même jour.

 

II.  Questions en litige

(1)   Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions défavorables quant à la crédibilité rendues par la SPR?

(2)   La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas  crédible? 

 

III.  Analyse

(1)   Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions défavorables quant à la crédibilité rendues par la SPR?

 

[9]               La jurisprudence de la Cour est claire; la Cour ne modifiera pas les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR à moins qu’elles soient manifestement déraisonnables. La Cour a énoncé à plusieurs reprises que la SPR est mieux placée pour trancher en matière de crédibilité puisqu’il s’agit d’un tribunal de compétence spécialisée et qu’il peut constater directement le témoignage rendu par les demandeurs d’asile (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 140 N.R. 315 (CAF); Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. nº 705 (1re inst.); Tekin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté  et de l’Immigration), 2003 CFPI 357). 

 

(2)   La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas crédible? 

 

[10]           La SPR a conclu que le récit et les arguments de la demanderesse n’étaient pas crédibles, en particulier ce qui suit :

(a)    La demanderesse a affirmé que le FLN a attaqué sa maison familiale le 31 juillet 2002.  Elle soutient qu’elle s’est enfuie tout comme sa mère et ses sœurs, mais que son père a été tué durant l’attaque. Pourtant, la demanderesse n’a fourni aucun détail ni élément de preuve de l’attaque;

(b)   La demanderesse prétend que son agent de persécution était un rebelle du FNL nommé Bigirimana qui désirait l’épouser. Pourtant, elle n’a pas nommé son agent de persécution ni l’organisation à laquelle il appartenait dans sa déclaration de point d’entrée (PDE);

(c)    La demanderesse a expliqué qu’elle et sa famille ont déménagé avec une tante après l’attaque du 31 juillet 2002. Pendant environ deux ans, la demanderesse a affirmé que Bigirimana ne leur a pas rendu visite, ni à elle ni à sa famille. Toutefois, elle prétend que durant cette période de deux ans, Bigirimana lui a téléphoné à cinq reprises. La demanderesse n’a pas pu se souvenir des dates de ces appels téléphoniques, sauf pour un appel qu’elle dit avoir reçu à l’anniversaire de sa sœur. De plus, les présumés appels téléphoniques contredisent la preuve voulant qu’elle se cachait chez sa tante où elle ne pouvait pas être trouvée;

(d)   Il n’était pas plausible que les rebelles envoyés par Bigirimana pour enlever la demanderesse se soient retirés après que des voisins eurent tiré sur eux.

 

[11]           Après avoir examiné les arguments des parties et les motifs pour lesquels la SPR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible, je conclus que la décision de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse est manifestement déraisonnable puisque la SPR a commis des erreurs graves.

 

[12]           Premièrement, la SPR, dans sa décision, a énoncé ce qui suit relativement à l’attaque du 31 juillet 2002 (décision de la SPR, dossier du Tribunal, page 10) :

Le tribunal n’a pas trouvé non plus digne de foi le témoignage oral de la demanderesse concernant l’attaque et l’invasion de sa maison familiale par des soldats du FLN, le 31 juillet 2002.  Elle a témoigné que son père était médecin et que toute la famille était dans la maison quand des soldats sont arrivés.

 

Son père a été tué en voulant leur résister.  La demanderesse n’a pu expliquer comment elle, ses deux sœurs et sa mère ont sauvé leur vie en fuyant.  Le tribunal estime que malgré les circonstances chaotiques entourant cette invasion, elle aurait du pouvoir fournir au tribunal un minimum de détails concernant sa fuite.  Elle s’est contentée de répondre aux questions sur ce point en mentionnant simplement qu’elles se sont réfugiées chez une tante paternelle.  Le tribunal trouve étrange que la demanderesse n’ait pas pu fournir des preuves documentaires pour confirmer soit l’attaque du 31 juillet 2002, soit le décès de son père ou la confirmation des circonstances entourant la mort de son père.  Il est raisonnable de croire qu’elle aurait pu fournir ces preuves pour confirmer que le décès de son père fut un événement violent.  Voyant que son père était médecin, il est raisonnable de croire que ce sujet aurait obtenu reportage dans la presse.  La demanderesse n’avait pas fait effort pour obtenir ce genre de preuve.   

 

[Non souligné dans l’original]

 

La SPR a eu tort de conclure que la demanderesse n’a fourni aucun détail ni élément de preuve de l’attaque du 31 juillet 2002. Elle a transmis à la SPR le certificat de décès de son père (dossier du Tribunal, page 85). Le certificat de décès fait état de ce qui semble être une corroboration de l’attaque et du décès du père de la demanderesse puisqu’il est en date du 31 juillet 2002 et mentionne la « tuerie » comme cause de décès. À mon avis, le certificat de décès parle de lui-même, particulièrement lorsque l’on considère la définition de « tuerie ».  Le Petit Robert définit « tuerie » de la façon suivante :

1.  Abattoir particulier d’un boucher de village. 2. Action de tuer en masse, sauvagement.  V.  Boucherie, carnage, hécatombe, massacre.

 

et Le Robert & Collins traduit le mot par : « slaughter, carnage ».  Puisque l’attaque du 31 juillet 2002 constitue l’évènement déclencheur de la crainte de persécution de la demanderesse et se trouve au cœur de son récit, le fait que la SPR a fait abstraction du certificat de décès du père de la demanderesse et a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité, en raison de l’absence de preuve corroborant l’attaque, est manifestement déraisonnable.

 

[13]           Deuxièmement, dans sa décision, la SPR a insinué que la demanderesse, sa mère et ses sœurs se trouvaient dans la maison familiale le 31 juillet 2002, mais qu’elles avaient réussi à s’enfuir contrairement au père de la demanderesse (dossier du Tribunal, décision de la SPR, page 10). Cela n’est pas étayé par la preuve présentée au cours de l’audience ou dans le FRP de la demanderesse. La demanderesse a affirmé qu’elle, sa mère et ses sœurs s’étaient enfuies chez sa tante avant l’attaque et que seul son père était demeuré à la résidence lorsque l’attaque est survenue (dossier du Tribunal, FRP de la demanderesse, page 28).   

 

[14]           La SRP a commis une autre erreur relativement au séjour de la demanderesse chez sa tante en énonçant que la demanderesse est allée vivre avec sa tante alors que ses deux frères sont allés vivre avec sa mère (dossier du Tribunal, décision de la SPR, page 5). Le FRP est clair; la demanderesse a deux sœurs et aucun frère. De plus, la demanderesse y mentionne clairement qu’elle est allée vivre avec une tante paternelle en compagnie de sa mère et de ses sœurs, et que ses deux oncles ont aussi emménagé pour leur offrir une sécurité additionnelle (dossier du Tribunal, FRP de la demanderesse, page 29).

 

[15]            Quatrièmement, la SPR a conclu qu’il n’était pas crédible que les rebelles du FLN, dépêchés pour enlever la demanderesse, se ravisent en raison des tirs des voisins (dossier du Tribunal, décision de la SPR, page 12). Pour ce qui est de cette conclusion, la SPR a encore une fois confondu les éléments de preuve. La demanderesse a clairement mentionné que les gardes des voisins ont tiré sur les rebelles et non les voisins eux-mêmes (dossier du Tribunal, FRP de la demanderesse, page 29).  Ce détail, joint à la déclaration de la demanderesse que les rebelles n’étaient pas armés (dossier du Tribunal, transcription de l’audience de la SPR, page 108), peut s’avérer important pour comprendre la raison pour laquelle les rebelles se seraient retirés après que des coups de feux eurent été tirés dans leur direction.

 

[16]           La jurisprudence de la Cour est claire; lorsqu’un tribunal interprète incorrectement la preuve dont il dispose ou n’en tient pas compte et se fonde sur ces erreurs pour tirer une conclusion défavorable relativement à la crédibilité, la décision sera infirmée (Lai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 A.C.F. nº 906 (CA); Uddin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 A.C.F. nº 445 (CA)), à moins que la Cour détermine qu’en dépit de la preuve mal interprétée ou écartée, il y avait des motifs suffisants pour tirer une conclusion défavorable relative à la crédibilité (Luckner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 A.C.F. nº 363 (CA); Kathiripillai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 A.C.F. nº 889 (CA)).  En l’espèce, le tribunal a ignoré la preuve relative à l’événement déclencheur de la demande, en plus de mal interpréter un certain nombre d’autres parties du récit de la demanderesse. Compte tenu du nombre d’erreurs commises par la SPR, particulièrement l’absence de prise en compte du certificat de décès du père de la demanderesse, je conclus que la décision de la SPR rejetant la demande d’asile est manifestement déraisonnable. À mon avis, il ne serait pas sage de maintenir la décision compte tenu des erreurs commises. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée devant un tribunal nouvellement constitué de la SPR pour que celui-ci statue à nouveau. 

 

V.  Conclusion

[17]           Pour les motifs énoncés précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. 

 

[18]           Les parties ont été invitées à soumettre une question pour fins de certification, mais aucune question n’a été soumise.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

-                  que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée devant un tribunal nouvellement constitué pour que celui-ci statue à nouveau; 

-                  qu’aucune question ne soit certifiée.

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2037-06

 

INTITULÉ :                                       NADIA ITEKA

demanderesse

 

                                                            - et -

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ 

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                  LE LUNDI 26 MARS 2007 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                         LE 5 AVRIL 2007

 

 

COMPARUTIONS :                            Michael Crane

 

                                                                                 Pour la demanderesse

                                                                                

                                                                 Jamie Todd

 

                                                                                 Pour le défendeur

                                                                                                                                                           

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

                                                                

                                                                 MICHAEL CRANE

                                                                 Avocat

                                                                 Toronto (Ontario)

                                                                                               

                                                                                                Pour la demanderesse              

                                                                

                                                                 John H. Sims, c.r.

                                                                 Sous-procureur général du Canada

 

                                                                                                Pour le défendeur

 

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