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Date : 20070405

Dossier : IMM-2845-06

Référence : 2007 CF 364

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

LAI CHUN WAI, LAI MING MING et LAI CHUN CHUN

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision d’une agente d’ERAR en date du 11 mai 2006. L’agente évaluait le risque que couraient les trois enfants de Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na s’ils retournaient en Chine. La même agente a aussi rejeté la demande d’ERAR des parents, les poussant à demander le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour. J’ai accueilli la demande des parents dans le dossier IMM-2669-06. J’accueille aussi la demande des enfants pour les motifs qui suivent.

 

[2]               La famille Lai est au cœur d’un scandale criminel important en Chine. Les parents ont été accusés d’introduire illégalement des marchandises d’une valeur de plus de 6 milliards de dollars, ainsi que de corruption, de fraude et de fraude fiscale. La Chine souhaite le retour des parents afin de les juger pour ces crimes. D’autres individus ont déjà été jugés et reconnus coupables pour leurs rôles dans le réseau de contrebande. Quelques-uns ont été exécutés par l’État. Les parents quant à eux ont toujours affirmé qu’ils ont été condamnés injustement par le gouvernement et qu’ils sont victimes d’un camouflage et d’un complot. Les enfants n’ont jamais été accusés de jouer un rôle dans les prétendus crimes de leurs parents.

 

[3]               La famille a revendiqué le statut de réfugié en juin 2000 et a eu une audience de 45 jours devant la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). En tant que personnes à charge, les revendications des trois enfants ont été établies en fonction de celle de leurs parents. J’ai longuement traité des détails de cette audience dans ma décision relativement à la demande des parents. Qu’il suffise de dire que la Commission n’a pas accepté la version des parents. Elle a conclu qu’ils étaient des criminels échappant à la justice et non des victimes fuyant la persécution. La Commission a exclu les parents du statut de réfugié par application de l’alinéa 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), qui prévoit ce qui suit :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

 

[4]               Ensuite, la Commission a conclu qu’aucun des membres de la famille, y compris les trois enfants,  risquait d’être persécuté. Par conséquent, même si la Commission n’avait pas exclu les parents du statut de réfugié, elle aurait rejeté les demandes de tous les membres de la famille.

 

[5]               Après avoir été déboutés devant la Commission, les membres de la famille ont demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le juge Andrew MacKay a rejeté la demande dans l’affaire Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 179. Ils n’ont pas non plus obtenu gain de cause dans l’appel devant la Cour d’appel fédérale, laquelle décision est intitulée Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125. La Cour suprême du Canada a refusé la permission d’en appeler dans Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] S.C.C.A. nº 298 (QL).

 

[6]               Une fois ses options en matière d’appel épuisées, la famille a fait une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) conformément à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Cet aspect est significatif puisque la LIPR est entrée en vigueur en juin 2002, c’est-à-dire après la première audience de la famille relative au statut de réfugié devant la Commission. Leurs revendications du statut de réfugié ont été tranchées sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration. Cette Loi ne prévoyait pas d’ERAR et par conséquent, la décision de l’agente marquait la première instance dans laquelle les risques auxquels les demandeurs étaient exposés ont été évalués aux termes de l’article 97.

 

[7]               Les enfants ont invoqué plusieurs arguments principaux dans leur demande. D’abord, ils ont affirmé qu’ils étaient susceptibles d’être victimes de représailles du public, plus particulièrement de la part de personnes dont des membres de la famille ont déjà été reconnus coupables et exécutés pour avoir joué des rôles plus mineurs dans le réseau de contrebande. Deuxièmement, en tant qu’enfants de Lai Cheong Sing, ils ont plaidé qu’ils seraient victimes d’harcèlement de la part du gouvernement et feraient l’objet de discrimination en Chine tant en matière d’emploi qu’en matière d’éducation. 

 

[8]               Finalement, ils ont déposé une demande concernant l’aîné des enfants, Lai Chun Wai (Kenny). Après l’arrivée de la famille au Canada, Kenny et quelques membres de la famille en Chine ont coordonné un transfert de fonds à ses parents. Les parents ont apparemment utilisé  l’argent pour payer les frais judiciaires afférents à la présente affaire. Ces membres de la famille – la grand-mère de Kenny et la petite amie de son oncle – ont par la suite été accusés et reconnus coupables en vertu de l’article 310 du Criminal Law of the People’s Republic of China (Loi pénale de la République populaire de Chine), une disposition qui prévoit ce qui suit :

[traduction]

Quiconque fournit un refuge, une aide financière et matérielle à une personne tout en sachant clairement qu’elle est déclarée coupable, l’aide à s’échapper, à se cacher ou la protège en falsifiant des éléments de preuve sera condamné à un maximum de trois ans d’emprisonnement d’une durée déterminée, à la détention ou à un contrôle; lorsque les circonstances sont graves, à un minimum de trois ans, mais à un maximum de dix ans d’emprisonnement à durée déterminée.

 

Dans sa demande d’ERAR, Kenny soutient qu’il serait lui-même en danger s’il retournait en Chine puisque les autorités voudraient l’accuser en vertu de l’article 310 pour son rôle dans le transfert de fonds.

 

[9]               L’agente d’ERAR a rejeté toutes les revendications des enfants. Elle a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve pour appuyer les deux premiers arguments. S’agissant de l’allégation de vengeance, elle a remarqué que la seule preuve de menace envers la famille se trouve dans le témoignage du père lors de son audience devant la Commission. Le père a affirmé que sa sœur l’avait informé, après l’arrivée de la famille au Canada, que la demeure familiale avait fait l’objet d’une tentative de bombardement. Par la suite, le Bureau de la sécurité publique de Chine a envoyé des agents de sécurité à la maison. Au moment de l’audience, le père croyait toujours qu’ils gardaient la maison. Selon l’agente, cet élément n’était pas suffisant pour établir un risque prospectif envers les enfants et elle a qualifié leur premier argument d’hypothétique.

 

[10]           Pour ce qui est du deuxième argument, encore une fois, l’agente a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de cette prétention. Une preuve d’expert entendue lors de l’audience devant la Commission contredisait leurs arguments. Les enfants n’appartenaient pas non plus à une catégorie de personnes généralement visées par l’État selon un rapport de 2005 du Département d’État des États-Unis. Ils n’étaient pas des adeptes du Falun Gong, ni des journalistes, ni des symboles religieux non autorisés, ni d’anciens prisonniers politiques et ni perçus comme constituant une menace à l’autorité gouvernementale.

[11]           Finalement, l’agente d’ERAR a conclu que les autorités chinoises ne voulaient pas accuser Kenny en vertu de l’article 310. Contrairement à ses parents, par exemple, il n’existait aucune preuve d’un mandat d’arrestation contre lui. Malgré tout, l’agente a analysé la question à savoir si une condamnation en vertu de l’article 310 pourrait mettre Kenny en danger et a jugé que ce ne serait pas le cas. Elle était d’avis que l’article 310 est « une disposition d’application générale », analogue aux dispositions canadiennes en matière d’hébergement de fugitifs. Elle a conclu que les peines d’emprisonnement de 18 mois infligées aux membres de sa famille n’étaient pas disproportionnées compte tenu de l’objectif de la loi. Elle a également conclu que la disposition ne constitue pas en soi de la persécution et a décidé qu’il existait moins qu’une simple possibilité que Kenny soit victime de traitements cruels et inusités s’il retournait en Chine.

 

[12]           Les enfants prétendent que l’agente a commis une erreur sur les trois fondements de sa décision. Avant d’analyser sa décision, la Cour doit déterminer la norme de contrôle qui s’applique pour chaque question soulevée dans la demande.

 

[13]           À mon avis, les questions de vengeance, de harcèlement et de discrimination sont de nature purement factuelle. À la suite des conclusions du juge Richard Mosley dans l’affaire Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, au paragraphe 19, ces questions sont susceptibles de révision en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[14]           Comme je l’ai expliqué au paragraphe 86 de ma décision pour la demande des parents, interpréter le droit étranger est aussi une question de fait. Je fais référence aux conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Saini, [2002] 1 C.F. 200 (C.A.F.), au paragraphe 26 :

Le droit étranger est une question de fait qui doit être prouvée à la satisfaction du tribunal. Les conclusions judiciaires au sujet du droit étranger ont donc toujours été considérées en appel comme des questions de fait (Castel, Canadian Conflict of Laws 4e éd. 1997, à la page 155). De plus, il est de jurisprudence constante que notre Cour ne modifiera une conclusion de fait, y compris une conclusion de fait portant sur un témoignage d'expert, que si une erreur manifeste et dominante a été commise (voir, par exemple les arrêts N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247 et Stein c. Le « Kathy K » , [1976] 2 R.C.S. 802).

 

Voir aussi : Magtibay c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 397, au paragraphe 15; Aung c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 82, au paragraphe 13; Buttar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281, au paragraphe 9; Nur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 636, au paragraphe 30; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Choubak, 2006 CF 521. Par conséquent, la Cour devrait seulement modifier les conclusions de l’agente d’ERAR relativement à l’article 310 du Criminal Law of the People’s Republic of China si elles sont manifestement déraisonnables.

 

[15]           Je peux statuer sur les deux premiers arguments des enfants assez rapidement. Mises à part leurs propres allégations à cet égard, rien dans le dossier n’indique que les enfants seraient exposés au risque que représentent pour eux les justiciers du public. Le dossier ne démontre pas non plus la probabilité que le gouvernement chinois soumette les enfants à la discrimination ou au harcèlement en matière d’éducation et d’emploi. Comme les témoins experts ont dit à la Commission, c’était peut-être le cas en Chine à la fin des années 1970, mais ce ne l’est plus aujourd’hui. Les enfants n’ont présenté aucune preuve à l’encontre de cette conclusion. Les conclusions de l’agente d’ERAR étaient donc parfaitement valables.

 

[16]           Ceci m’amène à l’analyse de l’article 310 de l’agente d’ERAR. L’avocat des enfants prétend que l’agente a commis une erreur en recourant à la notion de « loi d’application générale », car ce concept vise uniquement à traiter de la question du lien dans l’examen des revendications du statut de réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la LIPR. La cause type en la matière est Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’ Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.F.). Comme la question du lien n’est pas pertinente aux termes de l’article 97, l’avocat soutient que l’agente a commis une erreur. L’agente aurait plutôt dû analyser l’article 310 selon le libellé du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR, qui dispose de ce qui suit :

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

[17]           Je ne suis pas d’accord avec l’avocat. Bien que le concept de « loi d’application générale » ait évolué grâce aux causes portant sur des revendications du statut de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la LIPR, cela ne signifie pas que l’application du concept dans le cadre d’une décision d’ERAR ait miné l’analyse de l’agente. L’agente d’ERAR avait le pouvoir discrétionnaire d’évaluer le risque si elle le jugeait approprié. Elle a examiné l’objet de l’article 310, la façon dont il était généralement appliqué et la façon dont il avait touché les proches de Kenny dans cette affaire. De plus, elle n’a entrepris cette analyse que de manière incidente, car elle avait initialement conclu qu’il existait au départ moins qu’une simple possibilité que Kenny soit accusé aux termes de l’article 310. Je ne crois pas que ses conclusions sur ce point étaient manifestement déraisonnables.

 

[18]           Habituellement, l’affaire serait réglée et je rejetterais la demande de contrôle judiciaire. Toutefois, il ne s’agit pas d’une situation ordinaire puisque j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire des parents. Autrement dit, les parents ne retourneront pas en Chine pour le moment, ce qui soulève la question à savoir si les enfants seraient en danger s’ils y étaient envoyés seuls. Les enfants soutiennent notamment que le gouvernement pourrait les utiliser en vue de convaincre leurs parents de revenir. L’agente d’ERAR n’a pas tenu compte de cette possibilité, car les demandeurs ne lui ont jamais présenté cet argument. Toutefois, compte tenu des circonstances, je suis d’avis que cette possibilité est suffisamment importante pour être prise en considération. Pour cette raison, j’accueille la demande de contrôle judiciaire des enfants. La décision de l’agente d’ERAR devrait donc être infirmée et l’affaire devrait être renvoyée à un autre agent pour réexamen. 

 

[19]           L’avocat des demandeurs a formulé deux questions aux fins de la certification, mais aucune ne soulève une question grave de portée générale ni n’est susceptible d’avoir des répercussions sur la décision définitive dans cette affaire. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. La décision de l’agente d’ERAR est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen. Aucune question n’est certifiée.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2845-06

 

INTITULÉ :                                       Lai Chun Wai, Lai Ming Ming et Lai Chun Chun c.

                                                            Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 janvier 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT               Le juge de MONTIGNY

ET JUGEMENT

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 5 avril 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

 

POUR LES DEMANDEURS

Esta Resnick

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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