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Date : 20070316

Dossier : IMM-3003-06

Référence : 2007 CF 284

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

PABLO MAURO GORRIA

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard de la décision rendue le 12 mai 2006 par la commissaire Mardie Weir, de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Celle-ci a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger, alors que ce dernier avait affirmé craindre d’être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social déterminé (homosexuels) et avait invoqué l’absence de protection adéquate de l’État pour les personnes comme lui en Argentine.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]               La demande soulève les questions litigieuses suivantes :

1.      La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur peut se réclamer de la protection de l’État dans la ville où il a été agressé?

2.      La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l’exception relative aux « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas à la situation du demandeur?

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la réponse à chacune de ces questions est affirmative. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

LE CONTEXTE

[4]               Né à Buenos Aires, en Argentine, le 7 juillet 1978, le demandeur affirme craindre avec raison d’être persécuté en Argentine du fait de son orientation sexuelle. Il soutient qu’il a été torturé par la police et qu’il subira probablement d’autres mauvais traitements de la part de la police, qui continue à torturer impunément les membres des communautés gaie et lesbienne en Argentine. 

 

[5]               En particulier, le demandeur affirme que, parce qu’il est homosexuel, il a été arrêté par des agents de la police de Buenos Aires à deux reprises et a été agressé physiquement et sexuellement :

a)   En mai 1998, alors qu’il revenait chez lui à pied après avoir passé la soirée dans un bar gai, le demandeur a été détenu sous un faux prétexte par des policiers, qui l’ont emmené au commissariat de police no 39. Il a été placé seul dans une cellule. Plus tard, il a été agressé par trois policiers au point où il s’est fait casser le nez. Ils l’ont ensuite forcé de pratiquer une fellation sur deux d’entre eux alors que le troisième regardait. Une fois l’agression sexuelle terminée, les policiers lui ont dit qu’il avait de la chance qu’on le laisse partir et ils l’ont menacé de mort s’il parlait à quiconque de ce qui s’était passé.

 b)  Aux petites heures du matin du 14 juillet 2002, le demandeur a été arrêté par d’autres policiers, qui lui ont demandé de présenter ses pièces d’identité. Un des policiers lui a demandé s’il était écrit sur ces pièces d’identité qu’il était « tapette ». Ils l’ont alors arrêté, l’ont fait monter dans une voiture de police, l’ont insulté et l’ont conduit dans un secteur industriel désert. À cet endroit, les policiers l’ont jeté en dehors de la voiture et lui ont ordonné de se déshabiller tout en l’accablant d’insultes. Les policiers l’ont ensuite agressé et l’un d’entre eux l’a frappé au visage pendant qu’un autre l’immobilisait au sol. Ce dernier a glissé un morceau de verre brisé sous le bras droit du demandeur, laissant deux plaies béantes verticales d’une longueur d’environ 6 cm et 10 cm chacune. Les policiers ont laissé le demandeur gisant dans son sang sur le sol et l’ont averti de prétendre que rien ne s’était passé. Il ne devait jamais parler à qui que ce soit de cet incident, sinon les policiers exerceraient des représailles contre lui.

 

[6]               Le demandeur affirme que, par crainte de représailles, il n’est jamais allé à l’hôpital ni n’a cherché à se prévaloir de l’aide du gouvernement ou de la collectivité pour donner suite à ces deux incidents d’agression par la police. Il a plutôt décidé de quitter l’Argentine et, en septembre 2002, un ami de la famille l’a aidé à obtenir un visa de visiteur au Canada. Le demandeur est arrivé au Canada le 3 décembre 2002, muni d’un visa de visiteur, et il a demandé l’asile en janvier 2003.

 

[7]               Dans une lettre datée du 16 juin 2003, la Dre Maria del Junco, un médecin autorisé à exercer la médecine en Ontario qui a un cabinet privé de médecine familiale à Toronto, affirme qu’elle a examiné le demandeur le 5 juin 2004 pour documenter les blessures qu’il disait avoir subies lors des agressions par la police en Argentine. Voici ce que la Dre del Junco a constaté :

[traduction

§         une légère bosse et une difformité sur l’arête du nez, ce qui est caractéristique d’une fracture du septum nasal;

 

§         la partie supérieure du bras droit : deux cicatrices verticales d’une longueur de 6 cm et 10 cm, avec bords relevés (chéloïde), ce qui est caractéristique de lacérations qui ont guéri sans points de suture.

 

En résumé, mes constatations sont compatibles avec le récit de M. Gorria expliquant comment ces blessures sont survenues.

 

[8]               Dans une lettre datée du 18 juin 2003, le Dr Hung-Tat Lo, un psychiatre autorisé à exercer la médecine en Ontario qui est également professeur adjoint à l’Université de Toronto, a confirmé que le demandeur avait fait l’objet d’une évaluation psychiatrique le 27 mai 2003. Selon son évaluation du demandeur, le Dr Hung-Tat Lo a déclaré ce qui suit :

[traduction

 

En résumé, mon avis professionnel est que M. Gorria souffre d’un trouble d’adaptation avec caractéristiques d’un trouble de stress post-traumatique, qui sont la conséquence directe des persécutions qu’il a subies dans son pays d’origine. Avec le climat plus libre du Canada et les appuis sur lesquels il peut compter, j’estime que le pronostic est bon. Le retour dans son pays d’origine aurait toutefois de graves effets néfastes sur sa santé.

 

[9]               La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur le 24 avril 2004. Cette décision a toutefois été annulée le 14 juin 2005 par ordonnance rendue par le juge Sean Harrington, qui était saisi d’une demande de contrôle judiciaire. L’affaire a été renvoyée à la Commission pour être examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué, qui a à son tour rejeté la demande d’asile du demandeur le 12 mai 2006. C’est ce second rejet qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[10]           Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, y compris la transcription de l’audience ayant donné lieu à la première décision, la Commission a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

[11]           La crédibilité n’était pas en cause. La Commission a en effet accepté que les deux incidents d’agression physique et sexuelle s’étaient réellement produits. Elle a toutefois tiré les conclusions suivantes :

            a)         Le demandeur d’asile dispose d’une protection de l’État adéquate à Buenos Aires. Voici un extrait de la décision :

[. . .] [L]e défaut du demandeur d’asile de demander avec diligence à être protégé dans son pays d’origine ne fournit pas d’éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption selon laquelle la démocratie constitutionnelle de l’Argentine peut protéger ses citoyens […]

 

Il existe à Buenos Aires des lois qui font respecter les droits des homosexuels et, selon la preuve documentaire, des lois qui protègent les personnes, y compris les homosexuels, de la discrimination en emploi et qui protègent les droits de propriété; il existe de même de nombreux organismes non gouvernementaux qui apportent leur soutien aux homosexuels et qui défendent leurs droits […]

 

[…] Il y a, dans la preuve documentaire, plusieurs références qui parlent de Buenos Aires et de Rosario comme des chefs de file en Argentine pour ce qui est de l’acceptation des homosexuels. Toujours selon la preuve documentaire, il y a aussi eu des problèmes entre la police et certains homosexuels pendant des manifestations, ainsi qu’à des bars homosexuels; toutefois, Amnistie internationale n’a pas traité ces questions comme étant des problèmes. CHA [Communauté homosexuelle de l’Argentine] a été fondée en 1984 et a été reconnue officiellement en 1992, et l’Argentine a célébré sa première semaine de la fierté gaie en 1992. À mon avis, il est raisonnable de croire que le demandeur d’asile pourrait vivre ouvertement et subvenir à ses besoins sans être exposé à plus qu’une simple possibilité d’être persécuté à Buenos Aires.

 

b)                  Les motifs regroupés relatifs à la menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou d’être soumis à la torture doivent nécessairement être rejetés étant donné que le demandeur d’asile peut bénéficier d’une protection de l’État adéquate à Buenos Aires.

 

c)                  Il n’existe pas de raisons impérieuses, y compris les deux incidents de 1998 et de 2002 en Argentine, qui justifieraient d’octroyer l’asile au demandeur. La Commission signale notamment ce qui suit dans sa décision :

Le demandeur d’asile a été absent de l’Argentine pendant environ quatre ans et demi (4½ ans), et je me fonde sur la preuve documentaire actuelle. Je trouve que les problèmes que le demandeur d’asile a eus en Argentine en 1998 et en 2002 n’étaient ni si épouvantables ni si atroces qu’il aurait qualité de personne à protéger compte tenu de raisons impérieuses.

 

[12]           Il importe de noter que la Commission ne mentionne pas dans sa décision qu’elle a tenu compte des constatations de la Dre del Junco qui avait estimé que les blessures du demandeur étaient compatibles avec le récit qu’il avait donné pour expliquer comment elles étaient survenues. La Commission ne mentionne pas non plus l’évaluation psychiatrique du Dr Hung-Tat Lo confirmant que le demandeur souffre d’un trouble d’adaptation avec caractéristiques d’un trouble de stress post-traumatique, qui sont des conséquences directes des persécutions que ce dernier a subies dans son pays d’origine.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[13]           Lorsque les raisons qui ont motivé une personne à demander l’asile n’existent plus, la Loi prévoit une exception, qui permet de lui octroyer quand même l’asile. Voici les dispositions pertinentes de la Loi :

Rejet

 108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

Rejection

 108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

[. . .]

[. . .]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[. . .]

[. . .]

Exception

 (4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

 

Exception

 (4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

ANALYSE

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur peut se réclamer de la protection de l’État dans la ville où il a été agressé?

 

(1)               La norme de contrôle

[14]           La Cour a établi que la norme de contrôle applicable en matière de protection de l’État est celle de la décision raisonnable simpliciter, comme l’a expliqué ma collègue la juge Carolyn Layden-Stevenson aux paragraphes 9 à 11 de la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 232 (QL) :

i) La norme de contrôle

 

9     Les quatre facteurs contextuels appliqués dans le cadre de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, qui peuvent se chevaucher, sont les suivants : « la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question - de droit, de fait ou mixte de fait et de droit » (Dr Q, précité, au paragraphe 26).

 

10   En ce qui a trait au premier de ces facteurs, les décisions de la Commission ne sont pas protégées par une clause privative forte (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Cependant, les deuxième et troisième facteurs militent en faveur d'une retenue judiciaire. La question de savoir si la protection de l'État est disponible ou si le demandeur a sollicité cette protection concerne la compétence relative de la SPR. Bien que la disposition légale en question nécessite en réalité une détermination des droits des personnes qui demandent l'asile, elle accorde un pouvoir discrétionnaire important à la SPR.

11  Toutefois, la nature de la question à trancher a une importance vitale en l'espèce et fait également appel à la compétence relative de l'instance décisionnelle. Décider si un demandeur a réfuté la présomption de protection de l'État suppose « l'application d'une norme juridique [... c'est-à-dire « confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » : Ward, précité, au paragraphe 50] à un ensemble de faits », ce qui, selon la Cour suprême du Canada, constitue une question mixte de fait et de droit : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 26. La SPR possède une compétence relative au sujet des conclusions de fait et de l'évaluation de la situation dans le pays en cause. Cependant, la Cour possède une expertise relative pour décider si la norme juridique a été respectée. En conséquence, à mon avis, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter. Cette conclusion est compatible avec les décisions dans lesquelles la question de la protection de l'État a été considérée comme une question mixte de fait et de droit : décisions Smith et Racz.

 

12   Avant d'examiner le bien-fondé de la décision de la SPR au sujet de la question de savoir si le demandeur avait démontré l'incapacité de l'État d'assurer sa protection, il convient de décrire brièvement ce qui constitue une décision déraisonnable, ainsi que l'a expliqué la Cour suprême du Canada dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247 :

55    La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Southam, par. 56). Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision (voir Southam, par. 79).

 

 

[15]           Je fais miens les motifs de ma collègue dans la décision Chaves car, comme dans cette affaire, la Commission a conclu en l’espèce que le demandeur n’avait pas cherché avec diligence à obtenir la protection de son pays avant de venir au Canada. Par conséquent, le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption que la démocratie constitutionnelle qui existe en Argentine est en mesure de protéger ses citoyens. Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer que la décision de la Commission était déraisonnable.

 

(2)        Réfutation de la présomption de protection de l’État

[16]           Avant d’aborder la question de la conclusion tirée par la Commission au sujet de la protection de l’État à Buenos Aires, il y a lieu d’examiner le critère à trois volets auquel le demandeur doit satisfaire pour établir l’existence d’une crainte fondée de persécution. La Cour suprême du Canada a énoncé ce critère aux paragraphes 47 et 52 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, dont voici les extraits pertinents :

47     D'une façon plus générale, que doit faire exactement le demandeur pour établir qu'il craint d'être persécuté? Comme j'y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets : (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d'être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. Ce critère a été formulé et appliqué par le juge Heald dans l'arrêt Rajudeen, précité, à la p. 134 :

 

L'élément subjectif se rapporte à l'existence de la crainte de persécution dans l'esprit du réfugié.  L'élément objectif requiert l'appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

 

Voir également Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171 (C.A.F.), à la p. 173. […]

 

52     Bref, je conclus que la complicité de l'État n'est pas un élément nécessaire de la persécution, que ce soit sous le volet « ne veut » ou sous le volet « ne peut » de la définition.  Une crainte subjective de persécution conjuguée à l'incapacité de l'État de protéger le demandeur engendre la présomption que la crainte est justifiée. […] 

 

 

(3)        Protection de l’État dans la ville où le demandeur a été agressé

[17]           Le demandeur allègue que la conclusion de la Commission est déraisonnable du fait que celle-ci a constaté que l’Argentine est une démocratie. Par ailleurs, l’Argentine a adopté des lois contre la discrimination et célèbre la Semaine de la fierté gaie depuis 1992. La Commission a également relevé qu’il y avait seulement eu des « problèmes entre la police et certains homosexuels pendant des manifestations, ainsi qu’à des bars homosexuels ». Sur ce fondement, la Commission a conclu que le demandeur d’asile « peut bénéficier d’une protection de l’État adéquate à Buenos Aires actuellement ».

 

[18]           Le défendeur soutient que, malgré les deux démêlés que le demandeur a eus avec la police de Buenos Aires, celui-ci n’a pas adéquatement réfuté la présomption que l’État pouvait assurer sa protection. En outre, le demandeur cherche à obtenir de la Cour qu’elle réévalue la preuve et qu’elle en arrive à une conclusion différente quant à la preuve documentaire soumise à la Commission. Or, cette fonction ne relève pas de la cour de révision, surtout lorsque, comme en l’espèce, la décision à prendre au sujet de la protection de l’État suppose des conclusions de fait et relève entièrement de la compétence de la Commission.

 

[19]           Bien que je souscrive à l’analyse que le défendeur fait du rôle de la cour de révision, il demeure néanmoins que la Cour estime que la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait retourner vivre et travailler à Buenos Aires sans être exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution. La décision de la Commission est fondée sur la prémisse que les circonstances sur lesquelles le demandeur fonde sa crainte de persécution ont changé au point où sa demande d’asile doit être rejetée en application de l’alinéa 108(1)e). La Commission n’a toutefois pas reconnu que certains des changements dont elle a tenu compte avaient déjà eu lieu et été mis en œuvre au moment des deux incidents lors desquels le demandeur a été agressé. Le demandeur a non seulement été agressé sexuellement, mais il a aussi été manifestement mutilé à deux reprises. 

 

[20]           Le demandeur a été arrêté au hasard par la police à cause des gens qu’il fréquentait et de ses manières, qui révélaient son orientation sexuelle. La Commission n’a pas expliqué pourquoi elle croyait que le demandeur pourrait vivre librement et subvenir à ses propres besoins à Buenos Aires sans être exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution, et ce, même après une absence de quatre ans et demi de ce pays. La Commission n’a abordé aucun élément de preuve qui donnerait à  penser que le demandeur a changé ses manières ou ses fréquentations ou les traits caractéristiques qui permettent de l’identifier facilement comme homosexuel. D’autre part, le demandeur a été arrêté et agressé par divers policiers à Buenos Aires, la première fois en 1998, puis quatre ans plus tard, en 2002, par des policiers différents. Ces incidents se sont produits aux petites heures du matin, dans des endroits isolés, à une époque marquée en Argentine par l’ouverture et l’acceptation, par la population, des gais et des lesbiennes.

 

[21]           Pour cette raison, j’estime que la décision de la Commission à cet égard concorde mal avec les faits portés à sa connaissance et les circonstances particulières de la persécution infligée au demandeur par les policiers, qui sont des représentants de l’État.

 

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l’exception relative aux « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas à la situation du demandeur?

 

 

(1)        La norme de contrôle

 

[22]           Il me faut normalement procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable en l’espèce, comme l’exige l’arrêt Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226. Toutefois, en 2005, j’ai eu l’occasion de me prononcer sur la norme de contrôle applicable dans le cas du paragraphe 108(4) et, bien que les faits de cette affaire soient complètement différents de ceux de la présente espèce, les principes de l’analyse pragmatique et fonctionnelle de cette disposition particulière de la Loi sont, à mon avis, d’application universelle. Voilà pourquoi j’estime utile de reproduire intégralement l’analyse pragmatique et fonctionnelle effectuée aux paragraphes 14 à 19 de la décision Kotorri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1457 (QL) :

 

14   [. . .] La norme de contrôle appropriée en la matière doit être déterminée en fonction des quatre facteurs contextuels de l’analyse pragmatique et fonctionnelle établis par la Cour suprême dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, soit  : (1) la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel; (2) l’expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; (3) l’objet de la loi et de la disposition particulière; (4) la nature de la question − de droit, de fait ou mixte de fait et de droit.

 

15   Premièrement, la Loi ne contient pas de clause privative. Il est toutefois reconnu que l’absence de clause privative n’implique pas une norme élevée de contrôle, si les autres facteurs commandent une norme peu exigeante (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, paragraphe 30.

 

16     Deuxièmement, le but du paragraphe 108(4) de la Loi est double : d’abord, reconnaître le préjudice psychologique que subiraient les victimes de persécution si elles étaient refoulées vers le pays responsable de leurs mauvais traitements; ensuite, protéger les victimes d’atrocités passées (James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, Toronto : Butterworths, 1991, pages 203 et 204). Comme il est mentionné dans l’arrêt Pushpanathan, précité, au paragraphe 36, lorsque les objectifs de la loi et du décideur sont définis, non pas principalement comme consistant à établir les droits des parties, ou ce qui leur revient de droit, mais bien à réaliser un équilibre délicat entre divers intérêts, alors l’opportunité d’une supervision judiciaire diminue. Le but poursuivi par cette disposition appelle donc une certaine retenue.

 

17     Troisièmement et quatrièmement, il est largement admis que l’une des principales tâches de la Commission consiste à évaluer la preuve documentaire et la crédibilité du demandeur. La Commission, un tribunal spécialisé, est donc mieux placée que la Cour pour soupeser la valeur probante de la preuve documentaire versée au dossier et juger de la crédibilité du témoignage du demandeur (R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n162 (C.F. 1re inst.) (QL)). Un certain degré de retenue est alors justifié (Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, paragraphe 50).

 

18                 Dans l’arrêt Isacko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1128 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 8, la question de savoir s’il existe des « raisons impérieuses » dans une situation donnée a été considérée comme une question de fait (Rasanayagam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n1080 (C.F. 1re inst.) (QL)). C’est la Commission, avec son expertise et son expérience, qui est le mieux à même de juger si la disposition relative aux « raisons impérieuses » s’applique au demandeur (Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 630 (C.F. 1re inst.) (QL)). Il est admis que les questions de fait impliquent plus de retenue. Toutefois, la délimitation du concept de « raisons impérieuses » est une question de droit pour laquelle la Commission ne possède pas d’expertise particulière.

 

19                 En tenant compte de tous ces facteurs, je suis d’avis que les questions de fait ne doivent faire l’objet d’un contrôle judiciaire que si elles sont manifestement déraisonnables. Par ailleurs, la norme de contrôle pour les questions de droit est la décision correcte.

 

 

[23]           Dans le cas qui nous occupe, la Commission était appelée à décider si le paragraphe 108(4) de la Loi s’appliquait à la situation du demandeur, après avoir conclu que ce dernier n’avait pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger parce que, pour reprendre les termes de l’alinéa 108(1)e), « les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus ». Il s’agit là d’une question mixte de fait et de droit, et la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte uniquement dans les cas où la Commission a commis une pure erreur de droit. Autrement, l’erreur est fondée sur les faits et la Cour n’interviendra que si l’erreur de la Commission est manifestement déraisonnable.

 

[24]           Le demandeur allègue que la Commission a commis une erreur de fait en concluant qu’il avait été victime d’actes épouvantables et atroces commis par la police, mais que ces actes n’étaient pas « si » épouvantables ni « si » atroces pour justifier l’acceptation de sa demande d’asile. Ce faisant, la Commission a imposé son propre critère pour déterminer les raisons impérieuses, sans motiver suffisamment sa décision. Le demandeur attire par ailleurs l’attention de la Cour sur la décision Arguello-Garcia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 635 (QL), dans laquelle la Cour fédérale a confirmé que l’agression sexuelle constitue une forme de persécution atroce et épouvantable qui devrait justifier l’application de l’exception prévue au paragraphe 108(4) de la Loi. Plus particulièrement, le juge William P. McKeown a affirmé ce qui suit :

7.    À mon avis, les deux incidents en 1981 et 1987 équivalent à de la persécution. Le requérant a été détenu pendant quarante-cinq jours, il a été victime de sévices graves et d’agression sexuelle. Des membres de sa famille ont été tués. Il s'agit là de torture ou de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, contraires à l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme. Dans l'arrêt Surujpal c. M.E.I., C.A.F., A-515-84, La Cour a jugé que le mauvais traitement infligé aux membres de la famille constituait de la persécution. Dans l'arrêt Oyarzo c. M.E.I., [1982] 2 C.F. 779, aux p. 782 et 783, le juge d'appel Heald, J.C.A. a conclu à la persécution dans le cas où un adolescent de seize ans avait été mis en détention pendant trois semaines au cours desquelles il avait été roué de coups de crosse de fusil et de coups de poing et interrogé sans arrêt. Bien que le requérant fût âgé de 53 ans au moment de l’incident de 1987, les faits en l’espèce sont beaucoup plus graves que dans l’affaire Oyarzo. Par conséquent, il y a eu persécution antérieure. La conclusion contraire de la Commission était manifestement déraisonnable. À mon avis, la Commission n'avait pas compétence pour examiner le paragraphe 2(3) alors qu'elle avait déjà conclu qu’il n’y avait pas eu de persécution.

 

[25]           Pour sa part, l’avocate du défendeur soutient qu’il ne s’agit pas d’un cas dans lequel la Commission devait tenir compte des raisons impérieuses, étant donné que le demandeur n’avait pas cessé d’être un réfugié puisque la qualité de réfugié ne lui avait jamais été reconnue [souligné dans l’original]. En particulier, l’avocate du défendeur invoque une série d’arrêts et de décisions à l’appui de la thèse selon laquelle le tribunal a l’obligation de tenir compte du paragraphe 108(4) seulement [souligné dans l’original] après avoir conclu que le demandeur d’asile avait déjà eu la qualité de réfugié au sens de la Convention mais avait perdu cette qualité. Parmi ces arrêts et décisions, il y a lieu de mentionner : Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.); Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 (C.A.), Cihal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 577 (C.A.) (QL) au paragraphe 20; Kudar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 648 et Naivelt c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1261, au paragraphe 37.

 

[26]           En toute déférence, j’estime que l’argument du défendeur repose sur un raisonnement qui est fondamentalement vicié. Il doit donc être rejeté. La Commission a bel et bien conclu que les persécutions antérieures dont le demandeur avait été victime étaient crédibles. Bien que la Commission ne mentionne jamais les rapports médicaux qui confirment que les blessures du demandeur sont compatibles avec son récit des agressions physiques − une omission ou un oubli que la Cour juge regrettable −, elle n’a jamais mis en doute la véracité du récit du demandeur ni, par extension, celle des rapports médicaux.

 

[27]           De plus, la Commission a poursuivi en expliquant que, selon la preuve documentaire, la situation avait à ce point changé à Buenos Aires pour que le demandeur, après quatre ans et demi d’absence, n’ait plus raison de craindre d’être agressé par la police s’il devait y retourner pour y vivre ouvertement en tant qu’homme gai. Bien que, dans sa décision, la Commission ait eu raison d’entreprendre une évaluation des raisons impérieuses au titre du paragraphe 108(4), elle a commis une erreur dans son analyse factuelle de la situation particulière du demandeur. L’agression sexuelle et l’agression physique comme celles qu’a subies par le demandeur ne doivent pas être évaluées en fonction d’une échelle mobile d’atrocité lorsque le facteur immuable à l’origine d’une telle victimisation et dégradation de l’être humain constitue l’un des éléments cruciaux énoncés et protégés à l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme.

 

[28]           Je conviens avec l’avocate du défendeur qu’il est difficile de satisfaire au critère des raisons impérieuses et que seule une infime minorité de demandeurs d’asile y parviennent. Je me dissocie toutefois de son raisonnement car j’estime que, à l’égard de la situation particulière du demandeur, la Commission a commis une erreur dans l’application de ce critère, qui a une assise factuelle. L’agression sexuelle est un acte atroce et épouvantable surtout lorsque, comme dans le cas présent, la police s’en sert pour s’attaquer à l’orientation sexuelle du demandeur. De même, l’agression physique et la forme de persécution antérieure infligées au demandeur étaient telles qu’il était manifestement déraisonnable de la part de la Commission d’exiger que le demandeur retourne non seulement dans son pays, l’Argentine, mais dans sa ville d’origine, Buenos Aires, où les incidents se sont produits.

 

[29]           Aucune des parties n’a soumis de question grave de portée générale à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’une nouvelle décision soit rendue.
  3. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3003-06

 

INTITULÉ :                                       PABLO MAURO GORRIA

                                                            c.        

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 13 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                      le 16 mars 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia                                                                         POUR LE DEMANDEUR

 

Kristina Dragaitis                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia                                                                         POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John Sims, c.r.                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

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