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Date : 20070222

Dossier : IMM-1599-06

Référence : 2007 CF 194

Ottawa (Ontario), le 22 février 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

BOLENTHIRAN NAKALINKAM

CHUKANTHINI BOLENTHIRAN

KIRUSHAN BOLENTHIRAN

JANETIKA BOLENTHIRAN

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Il appartient à la Commission, en tant que tribunal spécialisé, de déterminer à quel élément de preuve ajouter foi; et à tout le moins, lorsque les sources de la preuve sont contradictoires, il faut exposer les faits avec une clarté témoignant d’une réflexion manifeste. Une logique inhérente (propre à la Commission, en tant que tribunal spécialisé, pas forcement à la Cour) doit imprégner la décision de façon à ce que s’en dégage une certaine rationalité. Bien qu’aux yeux de la Cour certaines décisions semblent sages et d’autres moins sages, les décisions appartenant à cette dernière catégorie ne sont pas nécessairement manifestement déraisonnables dans la mesure où une logique inhérente s’en dégage; si aucune logique inhérente ne s’en dégage, la décision est alors manifestement déraisonnable.

 

PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 23 février 2006, dans laquelle la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, en application de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

CONTEXTE

[3]               Les demandeurs sont des Tamouls de Jaffna au Sri Lanka. Ils ont été forcés à exécuter des tâches pour les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (TLET). Ils ont été arrêtés plusieurs fois par l’armée. Croyant ainsi qu’ils étaient des informateurs, les TLET les ont harcelés. Ils ont extorqué de l’argent au demandeur principal. En raison du harcèlement continu des TLET et du Parti démocratique populaire de l’Eelam (EPDP), les demandeurs se sont enfuis de la région en septembre 2004 et se sont rendus à Colombo. Alors qu’ils attendaient de quitter le pays, ils ont été arrêtés par la police qui les soupçonnait d’aider les TLET. Ils ont été battus, interrogés et relâchés après deux jours sur paiement d’un pot-de-vin. (Motifs et affidavit du demandeur, pièce « A », exposé circonstancié du formulaire de renseignements personnels).

 

[4]               La Commission a conclu que la demande n’était pas crédible et qu’il était impossible de déterminer si les demandeurs se trouvaient dans le pays au moment de la persécution.

 

NORME DE CONTRÔLE

[5]               En ce qui concerne les questions de crédibilité, la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable.

 

QUESTION EN LITIGE

[6]               La Commission a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité des demandeurs?

 

ANALYSE

            Cartes d’identité valides pendant dix ans (Motifs, p. 7 à 11)

[7]               La Commission a conclu que les cartes d’identité avaient une durée de validité de dix ans et comme celles des demandeurs n’avaient pas été renouvelées, ceci voulait dire qu’ils ne se trouvaient pas dans le pays pendant la période visée (Motifs, p. 8 à 10).

 

[8]               La Commission s’est fondée sur la preuve documentaire pour étayer sa position. Elle a invoqué un rapport du gouvernement australien daté du 5 juin 199, suivant lequel les cartes d’identité doivent être renouvelées tous les dix ans. Le rapport mentionnait ce qui suit : [traduction] « La carte d’identité fournit également une photographie du titulaire, et elle doit être renouvelée tous les dix ans, de sorte que la photographie corresponde vraiment à l’apparence du titulaire » (Pièce « C », document annexé à la réponse à la demande d’information, p. 11).

 

[9]               La source de cette citation du document australien figure à la note de bas de page 20 des motifs de la Commission, information fournie en réponse à la demande d’information datée du 20 décembre 1993. (Pièce « C », document annexé à la réponse à la demande d’information).

 

[10]           Les demandeurs soutiennent que la Commission s’est fondée sur des éléments de preuve antérieurs de treize ans à l’audience et qu’elle ne peut par conséquent pas les utiliser comme preuve pour déterminer s’ils auraient pu rester dans le pays en 2003 et en 2004 avec leurs cartes d’identité.

 

[11]           Le rapport australien contenait également d’autres éléments de preuve sur ce point dont la Commission n’a pas tenu en compte. La rapport énonce expressément que la période de validité de dix années fait l’objet d’une révision et que [traduction] « de nombreuses personnes ne font pas renouveler leurs vieilles cartes » (Pièce « C », document annexé à la réponse à la demande d’information, p. 10).

 

[12]           La Commission n’a pas tenu compte non plus de l’indication dans le rapport selon laquelle [traduction] « [i]l est possible, mais rare dans la pratique, de remplacer des cartes d’identité » (Pièce « C », document annexé à la réponse à la demande d’information, p. 11).

 

[13]           La Commission a rejeté le témoignage du travailleur communautaire – contenu dans le rapport australien – selon lequel les cartes n’étaient pas remplacées étant donné qu’elle lui a préféré une autre preuve; comme il ne s’agissait pas du seul élément de preuve qui contredisait la position de la Commission, celle-ci était tenue d’apprécier l’ensemble de la preuve sur ce point (Motifs, p. 11).

 

[14]           À tout le moins, lorsque les sources de preuve sont contradictoires, il faut exposer les faits avec une clarté témoignant d’une réflexion manifeste. (Pièce « C », document annexé à la réponse à la demande d’information).

 

[15]           Si la position de la Commission était exacte, les citoyens renouvelleraient leurs cartes pour être en mesure de vivre dans le pays et pour se faire identifier en tant que tels par les autorités. La Commission a simplement présumé que la période de validité était de dix ans « parce que » le pays était déchiré par la « guerre civile »; par conséquent, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a fondé sa conclusion sur des spéculations plutôt que sur des éléments de preuve. (Motifs, p. 8).

 

[16]           Enfin, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a confondu la période de validité de dix ans avec la pratique actuelle dans le pays. Aucun élément de preuve n’indique que les personnes qui n’ont fait pas renouveler leurs cartes ont eu des ennuis dans leur vie quotidienne, et en fait les éléments de preuve cités démontrent que la majorité des gens ne font pas renouveler les cartes.

 

[17]           La Commission a tiré une conclusion manifestement déraisonnable lorsqu’elle a déterminé que le non-renouvellement des cartes des demandeurs signifiait qu’ils ne se trouvaient pas dans le pays et qu’ils n’auraient pas pu se faire arrêter sans avoir des ennuis en raison de leurs cartes expirées (Motifs, p. 9).

 

Les certificats de naissance

[18]           De même, la Commission a mal interprété les éléments de preuve relatifs aux certificats de naissance. Elle a ainsi conclu : « Le tribunal constate que les certificats de la demandeure d’asile et du demandeur d’asile mineur Kirushan ont été demandés et enregistrés après l’arrivée au Canada des demandeurs d’asile. Par contre, dans le cas du demandeur d’asile, la date d’enregistrement remonte à 1998, soit la première arrestation présumée. » (Motifs, p. 12).

 

[19]           La Commission a commis une erreur lorsqu’elle a déclaré qu’il n’y a pas eu d’enregistrement avant le départ des demandeurs du Sri Lanka. Le certificat de naissance du mineur, Kirushan, indique clairement que la date d’enregistrement est 1999. (Affidavit du demandeur, pièce « B », certificat de naissance).

 

[20]           La Commission a mal interprété la date de la première arrestation du demandeur principal comme étant en 1999. En fait, le demandeur a été arrêté la première fois en 1996, ce qui revient à dire qu’il était dans le pays avant la délivrance de son certificat en 1998. Il s’agit d’un point important dans la mesure où la Commission s’est fondée sur les dates d’enregistrement des naissances pour signaler l’absence d’éléments de preuve démontrant que les demandeurs étaient dans le pays pendant les périodes de leur persécution. Elle a déclaré : « En soumettant ces documents, les deux demandeurs d’asile adultes ont peut-être prouvé qu’ils étaient nés au Sri Lanka et qu’ils y avaient vécu pendant un certain temps. Toutefois, ils n’ont pas prouvé qu’ils se trouvaient au Sri Lanka au cours des périodes à considérer pour leur demande d’asile. » Les éléments de preuve démontrent en fait que le demandeur principal était au Sri Lanka après sa première arrestation (Affidavit du demandeur, pièce « B », certificat de naissance et motifs, p. 12).

 

[21]           La Commission a également commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le certificat de la co‑demandeure a été délivré après qu’elle eut quitté pays parce qu’il en fait été enregistré en 1972. Bien que les demandeurs aient reconnu que ceci n’a aucune incidence sur les conclusions de la Commission, cette erreur révèle une tendance à interpréter la preuve de manière erronée (Affidavit du demandeur, Pièce « B », certificat de naissance et motifs, p. 12).

 

Caractère plausible des personnes fréquentant la boutique

[22]           La Commission a conclu qu’il était invraisemblable que l’armée ait détenu le demandeur principal simplement parce des membres du LTTE fréquentaient sa boutique, compte tenu du fait que ceci s’est passé pendant le cessez-le-feu, lorsque les restrictions concernant le déplacement avaient été levées (Motifs, p. 14 et 15).

 

[23]           La Commission a mal apprécié cette question. La question n’a pas trait aux restrictions relatives au déplacement, mais plutôt celle de savoir si la présence des membres des TLET dans la boutique pouvait raisonnablement faire naître des suspicions à l’égard du demandeur.

Caractère plausible des arrestations à Colombo

[24]           La Commission était préoccupée par les déclarations des demandeurs selon lesquelles ils avaient été arrêtés à Colombo après les attentats à la bombe et les meurtres en 2004. (Motifs, p. 14 et 15).

 

[25]           D’après la Commission, les Tamouls étaient en sécurité à Colombo vu que les restrictions relatives au déplacement avaient été levées. Elle a également signalé que le demandeur principal était indécis dans son témoignage quant à savoir si c’était les attentats à la bombe et les meurtres qui avaient mené à son arrestation.

 

[26]           La Commission a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs aux attentats à la bombe de juillet 2004 à Colombo. Le demandeur a été abordé dans sa boutique en mars 2004. La preuve démontre qu’en juillet 2004, une kamikaze s’est donné la mort et a tué quatre policiers à Colombo. La preuve démontre également qu’il y a eu plus de violence en 2005 et qu’[Traduction] « en dépit du cessez-le-feu, des centaines de personnes ont été tuées et la majorité des meurtres ont été imputées aux Tigres et à une faction rivale » (Affidavit du demandeur, pièce « C », articles de journaux).

 

Causes du départ tardif et crainte de retourner

[27]           La Commission a demandé aux demandeurs pourquoi ils craignaient de retourner dans leur pays et ils ont déclaré que la guerre pouvait éclater. La Commission a donc conclu que c’est la crainte de la guerre qui les avait poussés à quitter le pays et qui les incitait à ne pas y retourner. La Commission a par conséquent conclu que les demandeurs partageaient la même crainte que la population en général et qu’ils ne pouvaient fonder leur demande d’asile sur cet argument (Motifs p. 16 et 17).

 

[28]           La Commission a mal interprété le témoignage des demandeurs. Ces derniers ont simplement expliqué, compte tenu de leurs expériences passées dont de nombreuses arrestations entre 1994 et 2007, que l’éclatement de la guerre les exposerait à des risques accrus.

 

CONCLUSION

[29]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.   La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour un réexamen par un tribunal différemment constitué.

2.   Aucune question grave de portée générale ne sera certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Aude Megouo

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1599-06

 

INTITULÉ :                                       BOLENTHIRAN NAKALINKAM

CHUKANTHINI BOLENTHIRAN

KIRUSHAN BOLENTHIRAN

JANETIKA BOLENTHIRAN c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE OF HEARING :                     LE 13 FÉVRIER 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 22 FÉVRIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Maureen Silcoff

 

POUR LES DEMANDEURS

Vanita Goela

 

                     POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Maureen Silcoff

AVOCATE

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

                    POUR LE DÉFENDEUR

 

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