Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20070208

Dossier : IMM-3994-06

Référence : 2007 CF 149

Calgary (Alberta), le 8 février 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

ENTRE :

NALITA DEVI

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse est une citoyenne fidjienne âge de 36 ans. En sa qualité d’Indo-Fidjienne de souche et d’hindoue pratiquante, elle prétendait craindre d’être persécutée par des Fidjiens de souche en raison de son origine ethnique et de son identité religieuse. Elle a demandé la protection en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande. À la fin de l’audition de la demande de contrôle judiciaire de Mme Devi, j’ai informé les parties que j’accueillerais la demande. Les motifs qui me conduisent à accueillir la demande sont les suivants.

 

[2]               La demanderesse a fait valoir qu’elle a fait l’objet de nombreux incidents de harcèlement et de discrimination de la part de Fidjiens de souche, qui forment la plus grande proportion de la population du pays et détiennent davantage de pouvoir politique que les Indo-Fidjiens. Après le premier coup d’État en 1987, la situation s’est détériorée. Les hindous ont subis du harcèlement dans leur quête d’emplois, d’installations médicales et de places dans divers collèges professionnels de médecine et de génie (surtout réservés aux Fidjiens de souche). Dans le cadre de son poste bénévole de travailleuse dans les domaines de la santé et des services sociaux, la demanderesse a subi du harcèlement de la part de Fidjiens de souche, qui ont également harcelé son mari, chauffeur de taxi, notamment en refusant à de nombreuses reprises d’acquitter le coût des courses.

 

[3]               Après le coup d’État de mai 2000, des Fidjiens de souche ont pris possession par la force de la propriété de la demanderesse et ont menacé de tuer sa famille; ils se sont emparés de la récolte et ont endommagé la propriété. En 2001, ils ont tué une partie du bétail appartenant à la famille et ont volé le reste du bétail. En 2002, des Fidjiens de souche ont poignardé son mari pendant qu’il conduisait son taxi. En mars 2003, des Fidjiens de souche ont agressé son mari et lui ont dérobé tous ses biens. Au cours de la même année, ils se sont présentés à leur domicile et ont exigé de l’argent. La demanderesse ayant refusé, ils ont menacé d’incendier la maison. Aucune mesure n’a été prise même si l’incident a été signalé à la police. En avril 2004, le temple privé de la famille a été vandalisé. En décembre, des Fidjiens de souche se sont introduits par effraction dans la maison, ont ligoté la demanderesse et son mari et ont proféré des menaces à leur endroit avec un couteau. Leur propriété a été endommagée, et des biens de valeur ont été volés. La police a promis de s’occuper de l’affaire, mais rien n’a été fait.

 

[4]               La demanderesse devait toujours retourner chez elle avant la tombée du jour pour éviter les Fidjiens de souche. Son fils a été pris à partie à l’école. Il s’est fait dérober sa nourriture et déchirer ses vêtements par les enfants fidjiens de souche. Le directeur n’a pris aucune mesure.

 

[5]               Le bail de la terre familiale de la demanderesse – couvrant une superficie de deux acres de propriété agricole et la maison où elle a vécu toute sa vie – devait être renouvelé en mars 2005. Les Fidjiens de souche qui étaient propriétaires de la terre ont refusé de renouveler le bail et ont ordonné à la famille de la demanderesse de quitter. La famille a été contrainte de se relocaliser dans un camp de personnes déplacées.

 

[6]               La SPR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité. La demande a été rejetée parce que le préjudice craint était le harcèlement plutôt que la persécution. De plus, la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de protection offerte par l’État.

 

[7]               Comme la question de la protection offerte par l’État peut être déterminante, je traiterai d’abord de cette conclusion. La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Comme je l’ai mentionné aux avocats, la décision de la SPR ne résiste pas à une analyse un tant soit peu approfondie parce que le commissaire s’est livré à une analyse sélective injustifiée de la preuve documentaire.

 

[8]               Plus précisément, la SPR a conclu que selon la preuve documentaire « […] les tensions raciales sont répandues, mais lorsqu'il existe des éléments de preuve relatifs à la destruction de biens, la police fait enquête sur ces incidents ». Pour étayer cette décision, la SPR a cité une Réponse à la demande d’information portant la date du 14 juin 2000. Ce qui pose problème, c’est que la recherche sur laquelle la SPR s’appuie est antérieure au coup d’État de mai 2000 et aux incidents décrits par la demanderesse. Une Réponse à la demande d’information postérieure à celle qui est mentionnée par la SPR traitait des retombées du coup d’État de mai 2000. Elle énonçait que les agressions commises contre les Indo-Fidjiens de souche se sont poursuivies après la prise de pouvoir des militaires et que la police n’a rien fait, ou à peu près rien fait, pour mettre fin aux agressions contre les Indiens de souche, avant ou après la déclaration d’une loi martiale.

 

[9]               La SPR a également fait mention d’un document de 2004 du Département d’État des États‑Unis (le rapport américain) pour étayer sa conclusion de protection offerte par l’État. À la page 2 de ses motifs, la SPR a déclaré que « [s]elon la preuve documentaire, les Fidji ont un service de police, et ce dernier fait enquête sur ses propres membres et intente même des poursuites contre ces derniers pour violations des droits de la personne ». Dans ce cas, le problème réside dans le fait que la citation a trait à la question de la brutalité policière et aux mauvais traitements infligés aux personnes arrêtées et aux prisonniers. La partie du rapport américain traitant de la discrimination raciale et ethnique laissait croire que les poursuites contre des propriétaires terriens Fidjiens de souche qui exercent de la discrimination contre les Indo-Fidjiens sont rarement accueillies.

 

[10]           La SPR (encore une fois à la page 2 de ses motifs) a cité le rapport américain au sujet du problème de régime foncier. Ce faisant, la SPR a cité un passage qui décrivait la difficulté associée aux prétendues évictions illégales d’Indo-Fidjiens de terres agricoles et la reprise de possession de ces terres par des propriétaire terriens Fidjiens de souche. La SPR n’a pas cité complètement l’extrait en question. La dernière phrase du paragraphe, qui mentionne que [traduction] « presqu’aucune de ces violations n’a fait l’objet de poursuites » était omise de la citation. De même, le paragraphe suivant qui indiquait que le Parlement n’avait pris aucune mesure à cet égard était également exclu.

 

[11]           J’estime que la SPR s’est livrée à une analyse sélective de la preuve documentaire. L’avocat du défendeur a reconnu à juste titre que, compte tenu des motifs de la SPR, il semble que le commissaire a décidé de renvoyer uniquement aux extraits des documents qui appuieraient la conclusion de l’existence de la protection offerte par l’État, atténuant par conséquent toute nécessité de réfuter la preuve. Lorsque des éléments de preuve peuvent être cruciaux pour la demande d’un demandeur, la SPR doit traiter de ces éléments de preuve. Il n’est pas approprié de renvoyer de manière sélective à des éléments de preuve qui mènent dans une seule direction, sans reconnaître l’existence d’éléments de preuve à l’effet contraire.

 

[12]           En outre, la SPR a conclu que la demanderesse « n'a pas indiqué que la police ne voulait ni ne pouvait faire enquête sur les crimes susmentionnés, ni intenter des poursuites judiciaires contre les coupables. ». Toutefois, dans l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse a mentionné que les deux cambriolages à domicile subis en 2003 et en 2004 avaient été signalés à la police.

 

[13]           Selon moi, ces omissions vicient la conclusion de la SPR quant à l’existence de la protection offerte par l’État. La SPR en serait peut-être venue à la même conclusion si elle avait pris en compte l’ensemble de la preuve, mais il est crucial que des éléments de preuve substantiels qui jouent un rôle primordial dans la thèse de la demanderesse, comme c’est le cas ici, soient examinés dans l’analyse.

 

[14]           La conclusion qui porte sur la discrimination est également viciée. Pour que le préjudice subi ou anticipé par une personne soit considéré comme de la persécution, il doit être grave et systématique. C’est la gravité du préjudice qui distingue la persécution d’une conduite qui est simplement de la discrimination ou du harcèlement. Toutefois, la ligne de démarcation entre les concepts peut être difficile à tracer : Sagharichi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 182 N.R. 398 (C.A.F.).

 

[15]           Il n’appartient pas à la Cour de substituer son point de vue à celui de la SPR; cependant, lorsqu’il semble que le raisonnement est arbitraire, l’intervention est justifiée. Dans le cas qui nous occupe, la SPR a décidé que, « même s'il est fondé sur l'origine ethnique du locataire, le refus de renouveler un bail relatif à une terre constitue de la discrimination et non de la persécution ». Elle justifie ainsi sa conclusion : « [L]es incidents de 2001, au cours desquels, selon son témoignage, son bétail a été volé, et celui de décembre 2004, au cours duquel, selon ses affirmations, des personnes sont entrées chez elle par effraction et au cours duquel elle s'est fait voler des biens personnels, sont des actes commis par des criminels ordinaires. » La SPR a alors conclu que, « même pris cumulativement, les autres incidents constituent du harcèlement et non de la persécution. »

 

[16]           Il manque cependant une explication de la distinction à faire entre les incidents commis par des criminels ordinaires et les incidents de harcèlement et de discrimination. Je ne puis distinguer (dans les motifs) de quelle façon le vol de bétail en 2001 et l’introduction par effraction survenue en 2004 constituent des « actes commis par des criminels ordinaires », tandis que les coups de poignard donnés au mari de la demanderesse, les vols perpétrés en 2002 et en 2003, l’introduction par effraction de 2003 et le vol des récoltes ainsi que les dommages causés à la propriété en 2000 correspondent à des « incidents de harcèlement ». Il me semble que lorsque l’effet cumulatif d’un certain nombre d’actes de discrimination peut entraîner une conclusion de persécution, il n’appartient pas à la SPR de placer certains actes d’un côté de la ligne de démarcation et d’autres actes de l’autre côté, sans donner de justification à cet égard. La SPR ne l’ayant pas fait, elle donne nettement l’impression d’avoir traité les incidents de manière arbitraire. Pour compliquer les choses, la SPR ne s’est pas penchée sur tous les incidents exposés par la demanderesse. Encore une fois, l’avocat du défendeur a reconnu que le raisonnement de la SPR était manifestement lacunaire.

 

[17]           En l’absence d’une analyse adéquate, la décision doit être annulée et renvoyée afin qu’il soit statué à nouveau sur l’affaire. Les avocats n’ont proposé aucune question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

 

 

« Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                               IMM-3994-06

 

INTITULÉ :                                             NALITA DEVI

                                                                  c.

                                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 7 FÉVRIER 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                             LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 8 FÉVRIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Satnam Aujla

 

POUR LA DEMANDERESSE

Brad Hardstaff

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aujla Merchant Law Group

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.