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Date : 20050301

Dossier : T-253-05

Référence : 2005 CF 309

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2005

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE GAUTHIER

ENTRE :

                                  9101-9380 QUÉBEC INC. (LES TABACS GALAXY)

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                            AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

                                                                             

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                9101-9380 Québec Inc. (Tabacs Galaxy) est un fabriquant de tabac. Elle a donc besoin d'une licence émise en vertu de la Loi de 2001 sur l'accise, L.C. 2002, ch. 22 (Loi) pour opérer. Après plusieurs mois de discussions et d'échanges entre les parties, le 31 janvier 2005, le directeur de l'Agence des douanes et du revenu du Canada, à titre de délégué du ministre du Revenu national, confirme à Tabacs Galaxy que sa licence sera révoquée à partir du 17 février 2005 parce qu'elle ne remplit plus les conditions d'admissibilité prévues au Règlement sur les licences, agréments et autorisations d'accise, DORS/2003-115 (Règlement). En effet, selon la défenderesse, Tabacs Galaxy a omis de se conformer à une loi fédérale et à une loi provinciale portant sur la taxation ou la réglementation de l'alcool ou des produits du tabac dans les cinq ans avant la date de sa demande de permis (paragraphe 12(1) du Règlement).

[2]                Tabacs Galaxy conteste la légalité de cette décision et a déposé une demande de contrôle judiciaire le 11 février 2005.

[3]                Dans la présente requête, elle demande à la Cour d'émettre une injonction interlocutoire suspendant l'exécution de la révocation édictée le 31 janvier 2005 et ce, jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire[1].

[4]                Pour réussir, Tabacs Galaxy doit établir qu'elle remplit les critères établis par la Cour suprême du Canada et énoncés entre autres dans R.J.R. - Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 soit :

i)          que sa demande soulève une question sérieuse;

ii)         que la révocation lui causera une préjudice irréparable; et

iii)         que la balance des inconvénients la favorise.


[5]                Pour ce qui est du premier critère, soit l'existence d'une question sérieuse, il est important de rappeler que la Cour n'a pas à décider du mérite des arguments soulevés dans la demande de contrôle judiciaire. À ce stade, la Cour doit plutôt être satisfaite que les motifs de contrôle mis de l'avant dans cette demande ne sont pas frivoles ou vexatoires.

[6]                Toutefois, la Cour suprême du Canada a identifié deux exceptions à ce principe dans R.J.R. MacDonald, supra. Elle les décrit comme suit :

¶ 51       Il existe deux exceptions à la règle générale selon laquelle un juge ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond. La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l'action. Ce sera le cas, d'une part, si le droit que le requérant cherche à protéger est un droit qui ne peut être exercé qu'immédiatement ou pas du tout, ou, d'autre part, si le résultat de la demande aura pour effet d'imposer à une partie un tel préjudice qu'il n'existe plus d'avantage possible à tirer d'un procès. En fait, dans l'arrêt N.W.L. Ltd. c. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294, à la p. 1307, lord Diplock a modifié le principe formulé dans l'arrêt American Cyanamid:

[Traduction] Toutefois, lorsque l'octroi ou le refus d'une injonction interlocutoire aura comme répercussion pratique de mettre fin à l'action parce que le préjudice déjà subi par la partie perdante est complet et du type qui ne peut donner lieu à un dédommagement, la probabilité que le demandeur réussirait à établir son droit à une injonction, si l'affaire s'était rendue à procès, constitue un facteur dont le juge doit tenir compte lorsqu'il fait l'appréciation des risques d'injustice possibles selon qu'il tranche d'une façon plutôt que de l'autre.

Cette exception pourrait bien englober les cas où un requérant cherche à faire interdire le piquetage. Plusieurs décisions indiquent que cette exception est déjà appliquée dans une certaine mesure au Canada.

[7]                La défenderesse soumet que l'émission de l'injonction demandée équivaudrait à accorder substantiellement le remède recherché par la demanderesse dans sa demande de contrôle judiciaire.


[8]                La licence de Tabacs Galaxy a été émise pour une période de deux ans. Donc à moins d'une révocation, elle était valide jusqu'en octobre 2005. Si une injonction est accordée et que la décision sur la demande de contrôle judiciaire n'est pas rendue avant cette date, Tabacs Galaxy se retrouvera effectivement dans la même situation que si la décision qui fait l'objet de sa demande principale avait été cassée.

[9]                Toutefois, les parties ont soumis un échéancier accéléré qui permettrait à la Cour de fixer l'audition de la demande de contrôle judiciaire en juin 2005, soit quatre mois après la date initialement prévue pour la révocation et, plus ou moins quatre mois avant la date d'échéance de la licence. Dans ces circonstances, la Cour n'est pas convaincue qu'il s'agit d'un cas d'exception qui exige l'application d'un standard ou niveau d'analyse plus exigeant des arguments soulevés dans la demande de contrôle.

a)         Question sérieuse

[10]            La demande de contrôle judiciaire soulève cinq motifs (y inclus l'inconstitutionnalité des alinéas 2(2)b) et 12(1) du Règlement) pour lesquels la décision du 31 janvier 2005 devrait être cassée. Toutefois, à l'audience, les représentations ont porté sur deux points seulement : la portée rétroactive du Règlement et l'insuffisance des motifs dans la décision du 31 janvier 2005. Elles sont d'accord que la Cour n'a pas à examiner les autres moyens soulevés dans la demande et pour lesquels aucun argument n'a été présenté par la demanderesse.


[11]            La Loi vise la taxation des spiritueux, du vin et du tabac et a reçu la sanction royale le 13 juin 2002. Toutefois, il appert du résumé de l'étude d'impact de la réglementation accompagnant le Règlement que les responsables gouvernementaux s'étaient engagés durant les consultations avec l'industrie à assurer l'entrée en vigueur du Règlement quatre à six mois avant l'entrée en vigueur de la Loi, alors prévue pour le 1er juillet 2003 afin de leur permettre de se familiariser avec cette nouvelle législation et de rencontrer les nouvelles exigences qu'elle comporte. À cet égard, il est opportun de noter qu'une ébauche du Règlement fut distribué en 2001. En avril 2002, un avis fut envoyé à l'ensemble des détenteurs de licence en vertu de la Loi sur l'accise, L.R. 1985, ch. E-14, soit bien avant que le projet de Règlement soit publié en février 2003 et qu'il entre en vigueur le 1er avril 2003[2].

[12]            Dans cette étude d'impact de la réglementation, on indique aussi :

L'actuelle Loi sur l'accise est demeurée à peu près inchangée depuis 1883, des modifications lui étant apportées périodiquement pour régler des problèmes particuliers. Le présent règlement imposera certaines conditions pour l'obtention et la conservation d'une licence, d'un agrément ou d'une autorisation, notamment au chapitre de l'âge et des ressources financières disponibles, ce qui assurera un cadre tout à la fois plus complet et renforcé pour la délivrances des licences et des agréments. Le présent règlement permettra également la délivrance d'une licence ou d'un agrément à un demandeur, éliminant ainsi l'exigence actuelle de délivrer une licence ou un agrément pour chaque local. Une telle approche s'accorde avec l'initiative lancée par l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) visant à mettre en place un identificateur unique pour chaque client en remplacement des divers numéros de compte qu'une entreprise était obligée de détenir pour la TPS, l'impôt des sociétés, la taxe d'accise et le droit d'accise. De plus, bien que le ministre conserve le pouvoir d'annuler ou de suspendre une licence ou un agrément, les critères régissant l'exercice d'un tel pouvoir seront officialisés. [je souligne]

[13]            Le 19 juin 2003, Tabacs Galaxy présente au ministre du Revenu national une demande de licence en vertu de l'article 14 de la Loi. Cette demande est approuvée le 3 octobre 2003.


[14]            En vertu du Règlement, les conditions d'admissibilité sont alors les suivantes :



2.(1) Quiconque souhaite obtenir une licence ou un agrément présente une demande au ministre sur le formulaire approuvé par lui, accompagné d'une liste des locaux visés par la demande.

(2) Sous réserve des paragraphe (3) et (4), est admissible à une licence ou un agrément, autre que l'agrément délivré en vertu de l'article 22 de la Loi, le demandeur qui rempli les conditions suivantes:

a) il ne fait pas l'objet d'une mise sous séquestre à l'égard de ses dettes;

b) dans les cinq ans précédant la date de la demande:

i) il n'a pas omis de se confirmer à toute loi fédérale, autre que la Loi, ou provinciale - ou à leur règlements - portant sur la taxation ou la réglementation de l'alcool ou des produits du tabac,

(ii) il n'a pas agi dans le but de frauder Sa Majesté;

c) dans le cas où il est un particulier, il est :

(i) âgé d'au moins dix-huit ans,

(ii) dispose des ressources financières suffisantes pour gérer son entreprise d'une manière responsable;

d) dans le cas où il est une société de personnes ou un organisme non doté de la personnalité morale :

(i) s'il est composé uniquement de particuliers, ceux-ci remplissent chacun la condition visée au sous-alinéa c)(i) et le demandeur remplit la condition visée au sous-alinéa c)(ii),

(ii) s'il est composé uniquement de personnes morales, celles-ci remplissent chacune la condition visée au sous-alinéa c)(ii),

(iii) s'il est composé à la fois de particuliers et de personnes morales, les particuliers remplissent chacun la condition visée au sous-alinéa c)(i) et le demandeur ainsi que les personnes morales qui le composent remplissent chacun la condition visée au sous-alinéa c)(ii);e) dans le cas où il est une personne morale, il remplit la condition visée au sous-alinéa c)(ii). [je souligne]

2.(1) In order to be issued a licence, a person must submit to the Minister a completed application, in the form authorized by the Minister, accompanied by a list of the premises in respect of which the application is being made.

(2) Subject to subsections (3) and (4), an applicant is eligible for a licence, other than a licence issued under section 22 of the Act, if

(a) they are not the subject of a receivership in respect of their debts;

(b) they have not, in the five years immediately before the date of the application,

(i) failed to comply with any Act of Parliament, other than the Act, or of the legislature of a province respecting the taxation of or controls on alcohol or tobacco products or any regulations made under it, or

(ii) acted to defraud Her Majesty;

(c) in the case of an applicant who is an individual, they

(i) are at least eighteen years of age, and

(ii) have sufficient financial resources to conduct their business in a responsible manner;

(d) in the case of an applicant that is a partnership or unincorporated body,

(i) where the partnership or unincorporated body is composed only of individuals, each of the individuals meets the requirement of subparagraph (c)(i) and the partnership or unincorporated body meets the requirement of subparagraph (c)(ii),

(ii) where the partnership or unincorporated body is composed only of corporations, each of the corporations meets the requirement of subparagraph (c)(ii), and

(iii) where the partnership or unincorporated body is composed of both individuals and corporations, each of the individuals meets the requirement of subparagraph (c)(i) and the partnership or unincorporated body and each of the corporations meet the requirement of subparagraph (c)(ii); and

(e) in the case of an applicant that is a corporation, the corporation meets the requirement of subparagraph (c)(ii). [my emphasis]


[15]            À la date de dépôt de sa demande, Tabacs Galaxy a déjà été mise en accusation parce qu'en septembre 2002, elle aurait poursuivi des opérations sujettes à la taxe d'accise ailleurs que dans les lieux mentionnés dans sa licence et aurait illégalement transféré ou permis le transfert de tabac qui n'était pas empaqueté de façon conforme, le tout contrairement à la Loi sur l'accise[3].

[16]            De la même façon, Tabacs Galaxy avait aussi omis en août 2001 de se conformer à une loi provinciale, soit à la Loi concernant l'impôt sur le tabac, L.R.Q., ch. I-2, particulièrement le paragraphe 6a). Toutefois, elle ne fut déclarée coupable de cette infraction que le 7 novembre 2003, soit après l'émission de sa nouvelle licence.

[17]            Bien que ce sujet n'ait pas été abordé à l'audience, la Cour peut raisonnablement présumer que ces événements n'ont pas été portés à l'attention du ministre lors de la demande de licence déposée le 3 juin 2003.

[18]            Le 5 mai 2004, Tabacs Galaxy est déclarée coupable de l'infraction à la Loi sur l'accise pour laquelle elle avait été mise en accusation en janvier 2003[4]. Le 14 mai, le ministre informe la demanderesse qu'elle devra suspendre ses opérations. Après avoir épuisé le processus d'appel prévu dans la Loi, Tabacs Galaxy tente de s'adresser à la Cour supérieure puis à la Cour fédérale mais les parties finissent par régler hors cour leur différend quant à cette décision de suspendre la licence de la demanderesse.

[19]            De nouvelles conditions d'opérations sont imposées par la défenderesse.

[20]            Toutefois, la défenderesse indique à Tabacs Galaxy que malgré cet arrangement et compte tenu que le ministre a maintenant appris que la demanderesse avait aussi violé la Loi concernant l'impôt sur le tabac, sa licence sera tout de même révoquée après l'expiration d'un délai de 90 jours au cours duquel la demanderesse pourra faire des représentations écrites.

[21]            En effet, le paragraphe 12 du Règlement édicte que la licence peut être révoquée si le titulaire ne remplit plus les conditions énoncées aux articles 2 ou 3 selon le cas.


[22]            Selon Tabacs Galaxy, puisque les faits qui lui sont reprochés se sont produits avant l'entrée en vigueur du Règlement, ces faits ne peuvent justifier la révocation de sa licence. À moins d'un langage clair et non équivoque à cet effet, le législateur ne peut dans une loi nouvelle aggraver les peines découlant d'un fait ou acte accompli avant son entrée en vigueur. Les paragraphes 24(1) et 304(1) de la Loi, qui délimitent le pouvoir en vertu duquel le Règlement fut adopté, ne contiennent aucun langage indiquant que le législateur a expressément ou implicitement déléguer le pouvoir d'adopter un règlement à portée rétroactive.

[23]            Dans son mémoire, la demanderesse référait à l'article 11g) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, c. 11, de même qu'à l'article 37 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12. À l'audience, les parties se sont entendues que ces deux lois ne s'appliquaient pas en l'instance et que la Cour devait analyser la question à la lumière des principes généraux d'interprétation des lois.

[24]            La défenderesse n'argue pas que la Loi permette l'adoption d'un règlement à portée rétroactive. Selon elle, cet argument n'est pas pertinent puisque le Règlement n'a pas une telle portée. Il ne s'applique qu'aux demandes de licence déposées après l'entrée en vigueur de la Loi et du Règlement.

[25]            Selon la défenderesse, il s'agit donc ici d'une fausse rétroactivité et à cet égard l'auteur Pierre-André Côté dans Interprétation des lois, 3e édition dit à la page 171 :

Après avoir tenté de préciser ce en quoi consiste l'effet rétroactif, il est sans doute indiqué de voir ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire d'en tracer le portrait en négatif. À cette fin, on examinera ici les cas de fausse rétroactivité, des cas où la tentation est grande de conclure trop hâtivement à la rétroactivité de la loi. [je souligne]


[26]            L'auteur indique ensuite qu'une loi n'est pas rétroactive par le seul fait que son application porte atteinte à des droits acquis.

[27]            Disons tout de suite que comme l'émission d'un permis n'est pas un droit mais un privilège, il n'est pas ici question de droit acquis pour Tabacs Galaxy et ce, même si elle détenait une licence de 2001 à 2003 en vertu de la Loi sur l'accise.

[28]            Pour la défenderesse, il est manifeste à la lecture des conditions d'admissibilité prévues à l'article 2 du Règlement (et repris à l'article 12 qui traite de la révocation) que le législateur a voulu limiter l'octroi de licence aux personnes « irréprochables » et à l'égard desquelles le privilège accordé ne risque pas d'aller à l'encontre de l'intérêt public.


[29]            La doctrine[5] et la jurisprudence[6] confirment que la référence à des faits antérieurs à l'entrée en vigueur d'une loi ou d'un règlement ne constitue pas de la rétroactivité lorsque cette référence vise à définir l'état d'une personne. Cet état constitue un fait continu auquel le législateur peut légitimement se référer pour définir les caractéristiques nécessaires à l'obtention d'un privilège.

[30]            Tabacs Galaxy soumet que la jurisprudence sur laquelle se fonde la défenderesse ne peut être appliquée ici car la Loi vise à imposer une peine ou une conséquence préjudiciable à l'égard d'un acte passé dans un contexte où il ne s'agit pas clairement de protéger le public. Dans les affaires citées, la législation visait à protéger le public contre des criminels menant avec persistance une vie criminelle ou des personnes ayant abusé d'enfants, des courtiers en valeurs mobilières coupables d'avoir accompli des actes qui mettait en doute leur intégrité commerciale, etc.

[31]            À cet égard, elle argue que l'on doit nécessairement faire une distinction entre l'intérêt public et la protection du public. On peut raisonnablement présumer que toutes les lois sont adoptées dans l'intérêt public mais elles ne visent pas toutes à protéger le public. Cette notion de protection du public est d'ailleurs utilisée pour justifier la portée rétroactive de certaines lois, et une telle exception n'aurait aucun sens si elle devait être comprise comme incluant toute loi adoptée dans l'intérêt public. Les dispositions de la Loi et du Règlement en l'espèce visent à assurer le recouvrement des taxes sur le tabac. Elles ne visent pas la protection du public.

[32]            De plus, selon la demanderesse, dans la plupart de ces précédents, il ne s'agissait pas d'interpréter un règlement et le libellé de la législation elle-même indiquait une intention expresse du législateur de l'appliquer à des événements passés.

[33]            Enfin, Tabacs Galaxy soumet que les infractions qui lui sont reprochées sont des infractions techniques et qu'il n'y a aucune preuve de mauvaise foi ou de fraude de sa part. Par exemple, elle rappelle que l'une des infractions pour laquelle elle fut déclarée coupable était d'avoir vendu du tabac au gouvernement provincial dans le cadre d'un projet de réinsertion sociale des détenus.

[34]            Ayant examiné les autorités citées, la Cour convient que la position de la défenderesse est bien étoffée et est supportée par des autorités solides. Toutefois, même si les chances de réussite de Tabacs Galaxy paraissent minces, la Cour ne peut conclure que la position de la demanderesse est frivole et vexatoire.

[35]            Dans les circonstances, il n'est pas nécessaire de réviser les arguments des parties quant au manquement aux principes de justice naturelle sauf pour indiquer qu'à cet égard, la Cour n'a pas été convaincue non plus par la défenderesse que l'argument de Tabacs Galaxy était frivole compte tenu de la décision de la Cour fédérale dans University of Saskatchewan c. Canada (Directrice du Bureau de la protection des obtentions végétales), [2001] 3 C.F. 247.


ii)        Préjudice irréparable

[36]            Tabacs Galaxy a produit l'affidavit de son président, M. Vaillancourt qui indique entre autres choses, que la révocation de la licence du tabac entraînera nécessairement la fin de ses opérations et la ruine de la compagnie.

[37]            La défenderesse convient que sans une injonction la compagnie devra cesser d'opérer du moins jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur sa demande de contrôle. Donc, les opérations seront interrompues pour au moins quatre mois.

[38]            Selon la défenderesse, le préjudice découlant de sa suspension des opérations est quantifiable et peut être compensée par l'octroi de dommages et intérêts. Elle réfère à une jurisprudence constante de la Cour qui applique ce principe dans des affaires impliquant la violation de marques de commerce ou de brevets.

[39]            La défenderesse est toutefois d'accord que les droits de Tabacs Galaxy de recouvrer d'elle les dommages et intérêts n'est pas clair en l'espèce. En effet, même si celle-ci réussissait à faire casser la décision du 31 janvier 2005, il lui faudrait aussi prouver de la mauvaise foi ou des circonstances équivalentes pour entraîner la responsabilité civile de la défenderesse. Rien n'indique que de telles circonstances existent ici.

[40]            Comme l'indique la Cour suprême dans R.J.R. - MacDonald, précité, « le terme "irréparable" a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue » . Cela inclut un préjudice auquel il ne peut être remédié parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre ou pourrait difficilement l'être. Cela inclut les cas où le droit d'être dédommagé n'est pas clair ou est limité.

[41]            La Cour est satisfaite qu'une fermeture de Tabacs Galaxy pour une période de quatre mois entraînera nécessairement un manque à gagner et très probablement la perte d'une partie de sa clientèle et que ce préjudice doit dans ce cas précis être considéré comme irréparable.

iv)        La balance ou prépondérance des inconvénients

[42]            La défenderesse argue que la balance des inconvénients penche en sa faveur puisque l'intérêt public exige l'application de la Loi par les autorités gouvernementales dans les meilleurs délais possibles.

[43]            Elle indique aussi que de suspendre une décision qui repose sur une disposition réglementaire valide équivaut à suspendre l'application régulière du Règlement. Ceci est contaire à l'intérêt public et devrait peser lourd dans la balance. La défenderesse s'appuie sur les décisions de la Cour suprême du Canada dans R.J.R. - MacDonald, précité et Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764, 2000 CSC 57.

[44]            De plus, la défenderesse indique que 107 nouveaux chefs d'accusation ont été déposés le 27 janvier 2005 contre Tabacs Galaxy et ses administrateurs pour une panoplie d'infractions à la Loi survenue entre les 23 février 2004 et le 7 mai 2004. Ces nouvelles accusations sont donc clairement liées à des événements qui se sont produits après l'entrée en vigueur de la Loi et du Règlement.

[45]            À l'égard de ces nouvelles procédures, la Cour note qu'elle ne peut préjuger de ces affaires et que le dépôt d'une accusation n'est pas une preuve que Tabacs Galaxy a effectivement omis de se conformer à la Loi. Si la demanderesse est déclarée coupable avant qu'une décision ne soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire, il est évident que sa licence pourra être révoquée par la défenderesse.

[46]            En effet, une injonction n'aurait pas pour effet d'empêcher la défenderesse de continuer à appliquer la Loi et le Règlement. De la même façon, si, par exemple Tabacs Galaxy faisait cession de ses biens contrairement à l'article 12 du Règlement, sa licence pourrait être révoquée.

[47]            La défenderesse sait que Tabacs Galaxy a commis au moins une infraction à la Loi sur l'accise depuis au moins le 14 mai 2004. Pourtant la décision de révoquer cette licence n'a été finalement prise que 31 janvier 2005, soit cinq mois après le dépôt des dernières représentations écrites du titulaire. Et, la révocation décrétée ne devait prendre effet que deux semaines plus tard.

[48]            Depuis l'été 2004, la défenderesse a toutefois imposé des conditions additionnelles que la demanderesse devait respecter pour maintenir sa licence et celle-ci a fait l'objet d'une surveillance accrue.

[49]            Il n'est donc pas déraisonnable de conclure de ce comportement que la défenderesse était satisfaite que les mesures mises en place depuis l'été 2004 étaient suffisantes pour protéger l'intérêt public jusqu'à ce qu'elle puisse prendre une décision éclairée dans cette affaire. Certes, il ne semble pas qu'il y avait urgence à agir.

[50]            Le troisième critère de la prépondérance des inconvénients consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction en attendant une décision sur la demande de contrôle judiciaire. Il est évident lorsque la validité d'une disposition législative est en jeu que la nature de la législation et l'intérêt du public aussi bien que celui des parties constituent des éléments dont il faut tenir compte.

[51]            Ayant considéré l'ensemble des circonstances de cette affaire, la Cour conclut que la balance des inconvénients favorise la demanderesse.

[52]            La requête en injonction est donc accordée jusqu'à ce qu'un jugement soit rendu sur la demande de contrôle judiciaire (première instance seulement).

[53]            De plus, il est essentiel que cette affaire soit entendue au plus tôt. Tenant compte de l'échéancier accéléré proposé par les parties, j'ordonnerai que la demande de contrôle judiciaire soit entendue à Québec, le 15 juin 2005.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         La requête est accueillie avec dépens.

2.         L'exécution de la décision du 31 janvier 2005 est suspendue jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

3.         Une ordonnance fixant l'échéancier à respecter et l'audition à Québec sera émise séparément.

             « Johanne Gauthier »         

Juge


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                                     T-253-05

INTITULÉ :                                                    9101-9380 QUÉBEC INC. (LES TABACS GALAXY) c.

AGENCE DES DOUANES ET

DU REVENU DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Québec (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        le 17 février 2005

ET PAR TÉLÉCONFÉRENCE :                   le 18 février 2005

ET PAR REPRÉSENTATIONS ÉCRITES:            le 24 février 2005

MOTIFS :                                                       L'honorable juge Gauthier


DATE DES MOTIFS :                                               le 1er mars 2005

COMPARUTIONS :

Louis Masson                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Jacques Mimar                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joli-Coeur, Lacasse, Geoffrion, Jetté                  POUR LA DEMANDERESSE

Sillery (Québec)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LA DÉFENDERESSE

Montréal (Québec)



[1] La défenderesse a accepté de suspendre la révocation jusqu'à ce que la Cour statue sur cette requête.

[2] La preuve n'indique pas si les conditions d'admissibilité de l'article 2 du Règlement faisaient partie du texte distribué et si Tabacs Galaxy en a reçu copie.

[3] Dans sa défense, Tabacs Galaxy reconnaissait avoir posé les gestes qui lui était reprochés mais elle plaidait qu'elle était de bonne foi et qu'elle ignorait qu'elle ne pouvait faire ses activités en dehors du local décrit dans sa licence sans avoir obtenu une autorisation préalable et déposé un nouveau cautionnement.

[4] L'appel de ce jugement fut rejeté le 7 février 2005 et le délai d'appel de cette dernière décision n'est pas encore écoulé.

[5] Outre le texte de Pierre-André Côté cité ci-dessus, la défenderesse se fonde sur l'article de P.-A. Côté, La position temporelle des faits juridiques et l'application de la loi dans le temps, (1988) 22 R.J.T. 207, particulièrement aux pages 210, 215, 228, 229, 236, 237-239 et Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. (Vancouver; Butterworths Canada Ltd., 2002), pages 553-563.

[6] Brosseau c. Alberta Securities Commissions, [1989] 1 R.C.S. 301; R. c. Vine (1875), L.R. 10 Q.B. 195; Bazile c. Fonds d'indemnisation en assurance de personnes, [1999] R.J.Q. 1; Ward c. Manitoba Public Assurance Corp. (1975), 49 D.L.R. (3d) 638; Paton c. The Queen, [1968] R.C.S. 341; Bonin c. Société de l'assurance-automobile du Québec, [2002] J.Q. no 217; Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (Can.) (Re), [1991] 1 C.F. 529 (C.A.).


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