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Date : 20230606

Dossier : T-189-19

Référence : 2023 CF 791

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

PREVENTOUS COLLABORATIVE HEALTH

demanderesse

et

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

(identiques à l’ordonnance et aux motifs confidentiels datés du 3 mai 2023)

[1] La demanderesse, Preventous Collaborative Health [Preventous], a déposé deux requêtes dont la Cour est actuellement saisie. Elle a déposé la première requête en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales [les Règles] en vue de porter en appel l’ordonnance modifiée rendue le 1er février 2023 [l’ordonnance], par laquelle la juge adjointe Coughlan a rejeté sa requête visant la production de trois catégories de documents au motif que cette requête avait été déposée tardivement et que les documents demandés n’étaient pas pertinents à l’égard du recours sous-jacent. Elle a déposé la deuxième requête, une requête en autorisation, au titre de l’article 351 des Règles en vue d’être autorisée à présenter de nouveaux éléments de preuve sous la forme d’un affidavit souscrit le 9 janvier 2020 par Angie Champoux et d’un affidavit souscrit le 1er mars 2023 par Sarah Budjack.

[2] Pour les motifs qui suivent, la requête en autorisation de s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve est accueillie en partie et la requête visant à porter l’ordonnance en appel est rejetée.

I. Le contexte

[3] Le 13 mars 2017, Santé Canada a reçu une demande de communication de documents présentée en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC (1985), c A-1 [la Loi]. La demande visait les documents suivants :

  • des copies de tous les rapports de vérification produits par le ministère de la Santé de l’Alberta et transmis à Santé Canada concernant les cliniques privées de soins de santé primaires qui facturent à leurs patients des frais d’adhésion annuels, y compris trois rapports de vérification que le ministère de la Santé de l’Alberta a transmis à Santé Canada en janvier 2015 et tout nouveau rapport produit concernant ces cliniques et une quatrième clinique;

  • des copies de toute la correspondance échangée entre Santé Canada et le ministère de la Santé de l’Alberta entre le 1er janvier 2015 et le 13 mars 2017 concernant l’arrêt de la facturation des services assurés par les cliniques ayant fait l’objet d’une vérification et les processus mis en œuvre pour rembourser les patients à qui des frais avaient été facturés de façon inappropriée par ces cliniques.

[4] Au total, 108 pages de documents pertinents ont été envoyées à la Division de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels par la Division de la Loi canadienne sur la santé [la DLCS] de la Direction générale de la politique stratégique de Santé Canada, y compris des rapports de vérification concernant Preventous et deux autres cliniques, ainsi que de la correspondance entre Santé Canada et le ministère de la Santé de l’Alberta.

[5] Preventous a été invitée à présenter des observations à Santé Canada, au titre de l’article 28 de la Loi, sur la question de savoir si la communication du rapport de vérification la concernant, en tout ou en partie, devait être refusée au demandeur d’accès. Entre le 19 juillet 2017 et le 17 décembre 2018, Preventous a présenté à Santé Canada des observations selon lesquelles elle s’opposait à la communication du rapport de vérification dans son intégralité au titre des articles 13, 14 et 20 de la Loi.

[6] Le 11 janvier 2019, Santé Canada a avisé Preventous qu’il communiquerait au demandeur d’accès une version caviardée du rapport de vérification, certains renseignements étant soustraits à la communication au titre du paragraphe 19(1) et de l’alinéa 20(1)b) de la Loi.

[7] Le 25 janvier 2019, Preventous a exercé le présent recours en révision en vertu de l’article 44 de la Loi. Des recours semblables ont été exercés par deux autres demandeurs dans les dossiers de la Cour nos T-190-19 et T-191-19.

[8] Dans son avis de recours en révision, Preventous sollicite une ordonnance empêchant la communication, en tout ou en partie, du rapport de vérification et de tout rapport de vérification subséquent ou de toute correspondance à ce sujet échangée entre Santé Canada et le ministère de la Santé de l’Alberta, ainsi qu’une ordonnance portant que la communication initiale du rapport de vérification à Santé Canada par le ministère de la Santé de l’Alberta était contraire à la Loi, de sorte que Santé Canada n’est pas légitimement en possession du rapport de vérification et qu’il n’est donc pas légalement autorisé à le communiquer au titre de l’article 4 de la Loi.

[9] En ce qui concerne les moyens, Preventous invoque deux arguments principaux à l’appui de la réparation demandée :

  1. La communication du rapport de vérification constituerait une violation de l’article 20 de la Loi puisque le rapport révélerait ses secrets industriels (en contravention de l’alinéa 20(1)a)); des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques la concernant qui sont de nature confidentielle (en contravention de l’alinéa 20(1)b)); des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de lui causer des pertes ou profits financiers appréciables ou de nuire à sa compétitivité (en contravention de l’alinéa 20(1)c)); et des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement d’entraver des négociations qu’elle mènerait en vue de contrats ou à d’autres fins (en contravention de l’alinéa 20(1)d)). En outre, la communication du rapport de vérification n’est pas justifiée par des raisons d’intérêt public ou, à titre subsidiaire, ces raisons ne justifient pas nettement les conséquences éventuelles de la communication pour elle : risque de pertes financières, risque d’atteintes à sa compétitivité et risque d’entraves aux négociations – contractuelles ou autres – qu’elle mène (en contravention du paragraphe 20(6)).

  2. Le rapport de vérification ne devrait pas être communiqué étant donné qu’il ne « relève » pas de Santé Canada aux termes de l’article 4 de la Loi, puisque Santé Canada ne l’a pas obtenu légalement.

[10] Dans son avis de recours en révision, Preventous allègue que son recours sera étayé par des documents demandés en vertu de l’article 317 des Règles. Cependant, aucune requête fondée sur l’article 317 des Règles n’a été incluse dans l’avis de recours en révision.

[11] Le 24 juillet 2019, le défendeur a signifié les affidavits de Lisa Praine et de Pamela Martin en réponse au recours exercé. Aux fins des présentes requêtes, il convient de souligner que l’affidavit de Mme Praine fournit des éléments de preuve concernant la réponse de Santé Canada à la demande d’accès à l’information (AIPRP), la détermination des documents pertinents, la sollicitation d’observations auprès de Preventous et la réponse de celle-ci, le contexte entourant les documents pertinents et l’application de la Loi. Plus particulièrement, l’affidavit fournit des éléments de preuve concernant la façon dont Santé Canada est entré en possession du rapport de vérification, et les pièces qui y sont jointes comprennent une copie de la correspondance dans laquelle le ministère de la Santé de l’Alberta a communiqué le rapport de vérification.

[12] Les 7 et 8 novembre 2019, Mmes Praine et Martin ont été contre-interrogées. Lors du contre-interrogatoire, Preventous a sollicité des engagements visant la production de sept catégories de documents. Le défendeur a pris la demande d’engagements en délibéré et a, par la suite, indiqué qu’il s’y opposait au motif que les documents demandés n’étaient pas pertinents et que Preventous n’était pas autorisée à demander des engagements dans le cadre d’un contre-interrogatoire sur un affidavit. Preventous a déposé une requête en lien avec le refus du défendeur.

[13] Dans une ordonnance rendue le 25 mars 2020, la juge responsable de la gestion de l’instance a rejeté la requête de Preventous relative au refus.

[14] Par directive donnée le 16 juin 2020, la juge responsable de la gestion de l’instance a ordonné à Preventous de signifier et déposer son dossier au plus tard le 16 juillet 2020.

[15] Le 22 juin 2020, Preventous a demandé, en vertu de l’article 317 des Règles, la transmission des mêmes documents que ceux qu’elle avait demandés lors du contre-interrogatoire de Mmes Praine et Martin, ainsi que la transmission d’autres documents dont disposait le décideur de Santé Canada à l’origine de la décision de communiquer le rapport de vérification. Le défendeur s’est opposé à la demande fondée sur l’article 317 des Règles dans son intégralité.

[16] Le 15 juillet 2020, Preventous a déposé, au titre de l’article 318 des Règles, une requête visant la transmission des documents demandés en vertu de l’article 317. Dans une ordonnance rendue le 20 octobre 2020, la juge responsable de la gestion de l’instance a rejeté la requête au motif que l’article 317 des Règles ne s’appliquait pas au recours en révision prévu à l’article 44 de la Loi. Preventous a interjeté appel de l’ordonnance.

[17] Dans une ordonnance rendue le 25 mars 2021, le juge Bell a annulé la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance et il a conclu que l’article 317 des Règles s’appliquait au recours en révision prévu à l’article 44 de la Loi. Le juge Bell a renvoyé l’affaire à la juge responsable de la gestion de l’instance afin qu’elle tranche les questions concernant le délai de dépôt et la présumée portée excessive de la requête déposée par Preventous en vertu de l’article 317 des Règles. Le défendeur a interjeté appel de la décision du juge Bell.

[18] Dans une ordonnance rendue le 6 septembre 2022 [l’ordonnance de la CAF], la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel, annulé l’ordonnance rendue par le juge Bell et rétabli l’ordonnance rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance après avoir conclu que l’article 317 des Règles ne s’appliquait pas au recours en révision prévu à l’article 44 de la Loi. Dans son ordonnance, la Cour d’appel fédérale a donné les indications suivantes quant à la façon dont le dossier de preuve doit être constitué dans le cadre d’un recours en révision exercé en vertu de l’article 44 de la Loi :

[traduction]
[17] La partie 5 des Règles énonce la marche à suivre pour la présentation des demandes : voir l’alinéa 300b) des Règles qui s’applique « aux instances engagées sous le régime d’une loi fédérale ou d’un texte d’application de celle-ci qui en prévoit ou en autorise l’introduction par voie de demande ». Selon la partie 5, les parties ont le droit de signifier des affidavits aux termes des articles 306 et 307, de mener des contre-interrogatoires conformément à l’article 308 et de déposer des dossiers aux termes des articles 309 et 310 des Règles.

[18] De plus, dans le cadre d’une requête déposée sur avis signifié à toutes les parties concernées, la Cour fédérale peut ordonner la production de la preuve nécessaire pour que la demande soit véritablement entendue et tranchée : voir, de façon générale, l’arrêt Tsleil-Waututh Nation, précité. Le recours en révision prévu à l’article 44 ne peut être véritablement entendu et tranché que si la Cour a compétence en la matière : voir, par analogie, l’arrêt Chrysler Canada Ltd. c Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 RCS 394, 92 DLR (4th) 609. Subsidiairement, le pouvoir de la Cour fédérale de rendre une telle ordonnance découle des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 313 des Règles, de son pouvoir général de surveillance en matière administrative (Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626, 157 DLR (4th) 385), de sa compétence plénière pour rendre les ordonnances nécessaires au déroulement des instances (voir, par exemple, Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, et la jurisprudence qui y est citée), ainsi que de son pouvoir d’obliger la production d’éléments de preuve au titre d’autres dispositions des Règles des Cours fédérales ou par analogie avec ces autres dispositions aux termes de l’article 4 des Règles. Durant leur plaidoirie, les parties ont semblé convenir qu’il existe de nombreux outils permettant de recueillir des éléments de preuve dans le cadre du recours en révision prévu à l’article 44.

[19] Le principe de base est que les recours exercés en vertu de l’article 44 doivent être jugés « en procédure sommaire » : article 45. Pour ce faire, les parties doivent travailler rapidement, avec diligence et en collaboration, en communiquant les unes avec les autres afin de déterminer ensemble le meilleur moyen de veiller à ce que la Cour soit saisie d’un dossier de preuve complet.

[19] La Cour d’appel fédérale a ensuite souligné que si la communication des documents demandés par Preventous n’était pas possible au titre de l’article 317 des Règles, les moyens énoncés précédemment pouvaient peut-être la permettre. Cependant, comme Preventous n’avait pas eu recours à ces moyens, la Cour d’appel fédérale a refusé de statuer sur les questions de savoir si les documents demandés étaient pertinents à l’égard du recours exercé en vertu de l’article 44 et si Preventous avait exercé le recours [traduction] « en temps opportun », soulignant qu’il appartiendrait à la juge responsable de la gestion de l’instance de trancher ces questions dans l’éventualité où Preventous déposerait une nouvelle requête.

[20] Le 4 novembre 2022, Preventous a déposé une requête, au titre des articles 4 et 313 des Règles et du pouvoir absolu de la Cour pour contrôler ses propres procédures, en vue d’exiger la production des documents suivants :

  1. toutes les demandes de renseignements présentées par Santé Canada au ministère de la Santé de l’Alberta concernant des cliniques privées de soins de santé de cette province;

  2. toutes les communications ou les traces écrites des communications échangées entre le ministre de la Santé, le ministère de la Santé de l’Alberta et la DLCS en lien avec le rapport de vérification;

  3. toutes les communications ou les traces écrites des communications échangées entre le ministre de la Santé, le ministère de la Santé de l’Alberta et la DLCS en lien avec des cliniques privées de soins de santé de l’Alberta.

[Collectivement, les documents demandés.]

[21] Dans son ordonnance, la juge responsable de la gestion de l’instance a rejeté la requête au motif que celle-ci n’avait pas été déposée en temps opportun. Elle a déclaré ce qui suit :

[20] Comme il est indiqué dans la section relative à l’historique procédural de la présente ordonnance, il s’agit de la troisième tentative de la demanderesse pour obtenir la communication des documents demandés. L’article 44.1 est une procédure sommaire qui, comme l’a souligné le juge Stratas, doit être engagée rapidement. La raison est évidente : la LAI [Loi sur l’accès à l’information] est une loi quasi constitutionnelle qui a pour objet « d’accroître la responsabilité et la transparence des institutions de l’État afin de favoriser une société ouverte et démocratique […] » (art 2(1) de la LAI). Il est évident que tant que l’instance demeure en suspens, le recours exercé par la demanderesse reste sans réponse.

[21] Le recours en révision a été exercé en janvier 2019, il y a environ quatre ans. L’historique procédural ne traduit aucun sentiment d’urgence. En effet, ce n’est que le 22 juin 2022, soit 18 mois après le dépôt de l’avis de recours en révision et 3 mois après l’ordonnance de la juge adjointe Ring du 25 mars 2020, que la demanderesse a signifié sa demande fondée sur l’article 317 des Règles. La Cour d’appel fédérale a rendu ses motifs de jugement le 6 septembre 2022, mais la présente requête n’a été déposée que le 4 novembre 2022, et seulement après que la Cour a demandé une mise à jour de l’état du dossier.

[22] Bien que la Cour d’appel fédérale ait refusé de se prononcer sur la question de savoir si les documents sont pertinents pour le recours exercé en vertu de l’article 44 et si la demanderesse a respecté les délais, elle a renvoyé la décision à notre Cour (Preventous, au para 22).

[23] Eu égard à l’ensemble des circonstances, je ne suis pas convaincue que la requête a été déposée en temps opportun et je la rejetterais pour ce seul motif.

[22] La juge responsable de la gestion de l’instance a néanmoins examiné la question de savoir si les documents demandés étaient pertinents, au cas où elle aurait tort quant à la question portant sur le respect des délais. Elle a conclu ce qui suit :

[25] Les parties ont consacré une grande partie de leur argumentation dans leurs observations écrites au sens du verbe « relever de » et à la question de savoir si le rapport de vérification relève du défendeur pour ce qui est de sa communication au demandeur d’accès. Il s’agit de la question centrale du recours exercé en vertu de l’article 41 de la LAI, une question qui relève de la compétence du juge de première instance. Il ne s’agit pas d’une question que la Cour doit trancher ni d’une question pertinente par rapport à la question de la communication.

[26] Pour les besoins de la présente affaire, les parties ont profité de l’occasion qui leur était présentée de déposer un nouveau dossier devant la cour de révision. Chaque partie a déposé des affidavits, des contre-interrogatoires ont été menés et des dossiers ont été signifiés et déposés. En effet, une demande d’audience a été déposée par la demanderesse le 31 août 2020. Si la demanderesse affirme simplement que les documents demandés sont au cœur de son argument concernant la question de savoir s’il est légal que le rapport de vérification relève du défendeur, elle n’explique pas ce qui rend le dossier dont dispose actuellement la Cour lacunaire. Dans ses observations en réponse, la demanderesse a renvoyé à l’arrêt Canada (Bureau de la sécurité des transports) c Carroll Byrne, 2022 CSC 48, de la Cour suprême du Canada et a fait valoir que la preuve qui est essentielle à la résolution d’une question fondamentale de l’affaire doit être communiquée pour garantir un procès équitable. Je suis d’accord avec elle. Néanmoins, je ne suis pas convaincue, compte tenu des documents dont je dispose, que tous les éléments de preuve pertinents n’ont pas déjà été présentés à la Cour.

[27] Enfin, comme il est mentionné dans l’ordonnance du 20 octobre 2020 prononcée par la juge adjointe Ring, l’article 46 de la LAI prévoit que le juge de première instance a, pour un recours prévu à l’article 44, accès à tous les documents. Si le juge de première instance est convaincu que le dossier comporte des lacunes, le recours que peut exercer la demanderesse réside dans cet article.

[23] Dans le cadre des présentes requêtes, Preventous allègue que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur : a) en concluant qu’elle avait tardé à exercer son recours compte tenu de l’absence totale d’éléments de preuve à l’appui de cette conclusion; b) en concluant que le retard pourrait servir de fondement à la décision de refuser la communication des documents qu’elle avait demandés; et c) en lui imposant le fardeau d’établir la pertinence des documents demandés alors que ceux-ci n’étaient pas en sa possession ou n’avaient pas été présentés à la juge responsable de la gestion de l’instance.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[24] Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Corporation de soins de la santé Hospira], la norme de contrôle qui s’applique en appel d’une décision rendue par un juge adjoint est celle de la décision correcte pour ce qui concerne les questions de droit, et celle de l’erreur manifeste et dominante pour ce qui concerne les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il n’existe aucune question de droit isolable [voir aussi Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para 8, 10, 36, 83; Rodney Brass c Papequash, 2019 CAF 245].

[25] La norme de l’erreur manifeste et dominante est une norme élevée à laquelle il est difficile de satisfaire. Au paragraphe 46 de l’arrêt Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, la Cour d’appel fédérale l’a décrite en ces termes :

Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

[26] Dans mon examen du présent appel, j’ai gardé à l’esprit que la juge responsable de la gestion de l’instance connaissait très bien les questions et les faits particuliers de l’instance sous-jacente, de sorte que toute intervention en appel ne devrait pas être décidée à la légère. Il ne s’ensuit pas cependant qu’il faille laisser passer les erreurs de fait ou de droit [voir Corporation de soins de la santé Hospira, précité, au para 103].

[27] Les présentes requêtes soulèvent les questions suivantes :

  1. Preventous devrait-elle être autorisée à s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du présent appel?

  2. La juge responsable de la gestion de l’instance a-t-elle commis une erreur en rejetant la requête en production de documents au motif qu’elle n’avait pas été déposée en temps opportun?

  3. La juge responsable de la gestion de l’instance a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents demandés n’étaient pas pertinents?

III. Analyse

[28] Malgré l’ordonnance dans le cadre de laquelle les parties ont abordé les questions, je vais tout d’abord me pencher sur la question liée à la pertinence.

A. La juge responsable de la gestion de l’instance a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents demandés n’étaient pas pertinents?

[29] Preventous soutient que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur tant en choisissant qu’en appliquant le critère pour déterminer si les documents demandés étaient pertinents. La décision concernant le critère à appliquer pour apprécier la pertinence des documents est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, tandis que la décision concernant la question de savoir si les documents demandés sont pertinents est susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[30] En ce qui concerne le critère de la pertinence, le défendeur soutient que le paragraphe 222(2) des Règles codifie ce qui constitue un document pertinent : un document d’une partie est pertinent si la partie entend l’invoquer ou si le document est susceptible d’être préjudiciable à sa cause ou d’appuyer la cause d’une autre partie. Cependant, l’article 222 des Règles ne s’applique pas dans le cadre de la présente instance; comme il figure à la partie 4 des Règles, il ne s’applique qu’aux actions.

[31] De plus, le défendeur invoque l’arrêt Apotex Inc c Canada, 2005 CAF 217, dans lequel la Cour d’appel fédérale a, aux paragraphes 15 et 16, adopté le critère du « lancement d’une enquête » en matière de pertinence – c’est-à-dire qu’un document est pertinent s’il peut, directement ou indirectement, permettre à une partie de plaider sa cause ou de nuire à celle de son adversaire, ou s’il est susceptible de lancer une enquête et d’entraîner l’une ou l’autre de ces conséquences. Par ailleurs, Preventous a soutenu, lors de l’audience sur les requêtes, que le critère du lancement d’une enquête était le bon critère à appliquer pour apprécier la pertinence des documents demandés. Toutefois, les principes énoncés dans l’arrêt Apotex ne s’appliquent pas en l’espèce puisque, dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a expressément souscrit à ce critère pour la communication préalable de documents. Les principes relatifs à la pertinence qui s’appliquent aux interrogatoires préalables ne s’appliquent pas aux demandes.

[32] Dans la présente instance, la pertinence est établie par rapport aux questions définies dans l’avis de recours en révision, et il incombe à Preventous de démontrer la pertinence des documents demandés.

[33] Ainsi, je vais maintenant examiner l’avis de recours en révision. Comme il a déjà été mentionné, Preventous cherche à empêcher la communication du rapport de vérification pour deux motifs : a) la communication du rapport de vérification constituerait une violation de l’article 20 de la Loi; et b) le rapport de vérification ne « relève » pas de Santé Canada au sens de l’article 4 de la Loi puisque Santé Canada ne l’a pas obtenu légalement. Le premier motif n’est pas en cause dans le cadre de la présente requête.

[34] En ce qui concerne le deuxième motif, l’avis de recours en révision ne fait mention d’aucun nouveau fait important et il ne contient pas de détails supplémentaires concernant l’allégation selon laquelle Santé Canada serait illégalement entré en possession du rapport de vérification. Ce n’est que dans ses observations écrites présentées dans le cadre de la présente requête que Preventous expose sa théorie. Elle soutient qu’au moment d’établir si un document demandé « relève d’une institution fédérale », on peut considérer que le document relève de l’institution fédérale à condition que celle-ci soit légalement entrée en possession du document. Elle affirme que Santé Canada n’était pas légalement en possession du rapport de vérification pour les raisons suivantes :

  1. Les lois de l’Alberta qui régissent les renseignements sur les soins de santé et la facturation imposent au ministère de la Santé de l’Alberta des conditions en matière de protection des renseignements personnels. L’article 22 de l’Alberta Health Care Insurance Act [l’AHCIA] – la loi qui a conféré au ministère de la Santé de l’Alberta le pouvoir de procéder à la vérification – prévoit que [traduction] « le ministre, ou une personne chargée de l’application de la présente loi et autorisée par le ministre, ne peut communiquer de renseignements sur la santé acquis en vertu de la présente loi [...] qu’en conformité avec la Health Information Act » sauf si l’AHCIA le permet ou l’exige.

  2. Au paragraphe 10 de son affidavit, Mme Martin indique que Santé Canada a obtenu une copie du rapport de vérification aux fins de l’application de la Loi canadienne sur la santé. Les situations dans lesquelles la communication de renseignements sur la santé est autorisée sont énoncées aux paragraphes 22(2) à 22(25) de l’AHCIA. Aucun de ces paragraphes n’autorise le ministère de la Santé de l’Alberta à communiquer des rapports de vérification à Santé Canada aux fins de l’application de la Loi canadienne sur la santé. Les situations dans lesquelles la communication de documents est autorisée aux fins de l’application de la Loi canadienne sur la santé sont énoncées au paragraphe 22(7) de l’AHCIA. Ce paragraphe dresse la liste des renseignements qui peuvent être communiqués à cette fin :

[traduction]
[...] des renseignements concernant la date à laquelle les services de santé ont été fournis et une description de ces services, les nom et adresse de la personne qui a fourni les services, le numéro d’inscription de la personne qui a reçu les services, les prestations qui ont été versées à l’égard de ces services et la personne à qui elles ont été versées [...]

Comme le rapport de vérification ne contient pas que ces renseignements, Preventous allègue qu’il ne pouvait pas être communiqué au titre du paragraphe 22(7) de l’AHCIA.

C. La communication du rapport de vérification n’était pas autorisée au titre de la Health Information Act, RSA 2000, c H-5 [la HIA]. Le ministère de la Santé de l’Alberta est un dépositaire des renseignements sur la santé sous le régime de la HIA. Selon l’article 31 de la HIA, aucun dépositaire ne doit communiquer de renseignements sur la santé, sauf en conformité avec la HIA. Les situations dans lesquelles la communication de renseignements est autorisée au titre de la HIA sont énoncées à la partie 5 de celle-ci. Aucune des situations prévues par cette partie ne s’applique en l’espèce. Plus précisément, aucune entente n’avait été conclue conformément à l’alinéa 35(1)f) de la HIA.

  1. Le ministère de la Santé de l’Alberta étant le dépositaire du rapport de vérification, la question de savoir si ce rapport peut être communiqué doit être tranchée par l’Assemblée législative de l’Alberta et par le commissaire à la protection de la vie privée de cette province. La communication du rapport par Santé Canada constituerait une violation de la Loi constitutionnelle de 1867.

  2. D’emblée, il n’existe aucun motif valable sur le plan constitutionnel justifiant que Santé Canada soit en possession du rapport de vérification. Santé Canada n’est pas entré en possession du rapport de vérification dans le cadre de l’exécution des fonctions que lui confère la loi. Ainsi, il n’était pas légalement en possession du rapport, et le fait de le communiquer constituerait une violation de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[35] La juge responsable de la gestion de l’instance n’avait pas été saisie des questions de savoir si Santé Canada était légalement ou non entré en possession du rapport de vérification et si cela avait une incidence sur la question de savoir si le document visé relevait d’une institution gouvernementale aux termes de l’article 4 de la Loi. Ces questions devront être tranchées lors de l’examen du recours sur le fond. La juge responsable de la gestion de l’instance était plutôt saisie de la question de savoir si Preventous avait établi la pertinence des documents demandés à l’égard des questions énoncées dans l’avis de recours en révision.

[36] La juge responsable de la gestion de l’instance a jugé que Preventous n’avait pas démontré en quoi le dossier soumis à la Cour était lacunaire; elle n’était pas convaincue que la Cour ne disposait pas déjà de tous les éléments de preuve pertinents. Autrement dit, elle a conclu que les documents demandés n’étaient pas pertinents. Étant donné que Preventous avait présenté la requête au titre de l’article 313 (qui autorise la Cour à ordonner le dépôt de documents ou d’éléments matériels supplémentaires si elle estime que les dossiers des parties sont incomplets), il est compréhensible que la juge responsable de la gestion de l’instance se soit concentrée sur les éventuelles lacunes du dossier. Toutefois, les motifs rendus par celle-ci n’énoncent pas le critère qu’elle a appliqué pour examiner la question de la pertinence et ils ne fournissent que peu de détails quant aux raisons pour lesquelles elle a conclu que les documents demandés n’étaient pas pertinents. Cela dit, je ne vois aucune erreur dans sa conclusion.

[37] À cet égard, pour appuyer son allégation selon laquelle les documents demandés sont pertinents, Preventous soutient ce qui suit :

[traduction]
[53] Les documents portant sur la question de savoir comment et pourquoi Santé Canada est entré en possession des rapports de vérification, comme les [documents demandés], concernent les façons dont les rapports de vérification ont été communiqués à Santé Canada et les raisons pour lesquelles ils l’ont été. Ce sont les façons dont Santé Canada a obtenu les rapports de vérification et les raisons pour lesquelles il les a obtenus qui détermineront s’il est entré légalement ou non en possession des rapports et si ceux-ci « relèvent » de Santé Canada aux fins de la [Loi]. Les [documents demandés] sont donc pertinents à l’égard des questions en litige dans les recours et ils doivent être communiqués.

[38] Comme il est mentionné au paragraphe 34 ci-dessus, Preventous a soulevé des arguments très précis dans ses observations écrites (qui ne figurent pourtant nulle part dans sa plaidoirie, ce qui pose problème) quant à la question de savoir pourquoi Santé Canada était entré illégalement en possession du rapport de vérification. Cependant, elle n’a pas tenté de démontrer à la juge responsable de la gestion de l’instance (ou à moi) en quoi les documents demandés étaient pertinents par rapport à ces arguments. Je ne vois pas en quoi les documents demandés pourraient être pertinents à l’égard des arguments tels qu’ils ont été présentés par Preventous, lesquels reposent principalement sur l’interprétation de la loi et sur des arguments constitutionnels.

[39] Par ailleurs, Preventous n’a pas tenté de démontrer en quoi toutes les demandes de renseignements présentées par Santé Canada concernant les cliniques (pas seulement Preventous) qui fournissent des services non assurés en Alberta, toutes les communications échangées concernant ces cliniques (pas seulement concernant le rapport de vérification) et toutes les communications concernant le rapport de vérification (par opposition à celles concernant la manière dont le rapport de vérification avait été communiqué à Santé Canada ou les raisons pour lesquelles il l’avait été) pouvaient être pertinentes à l’égard des questions en litige soulevées dans le présent recours. Je suis d’avis que la portée excessive de la requête et l’absence d’explication plausible justifiant cette portée montrent que Preventous se livre à une recherche à l’aveuglette.

[40] Lors de l’audience relative à la requête, Preventous a affirmé que le fait que Mme Praine avait, dans son affidavit, renvoyé aux 108 pages de documents pertinents sans les produire toutes laissait supposer que les 108 pages pouvaient contenir des renseignements pertinents à l’égard de la présente demande. Je ne souscris pas à cette affirmation. Pour commencer, la requête déposée par Preventous en vue d’obtenir les documents demandés n’est pas formulée de façon à obtenir les pages qui, des 108 pages au total, ne sont pas déjà en sa possession (soit le rapport de vérification et la correspondance dans laquelle le ministère de la Santé de l’Alberta a communiqué le rapport de vérification à Santé Canada). Ensuite, le simple fait que les 108 pages de documents auxquelles Mme Praine a renvoyé dans son affidavit étaient pertinentes à l’égard de la demande de documents présentée par le demandeur d’accès ne signifie pas automatiquement que tous les documents sont pertinents à l’égard du présent recours, lequel concerne uniquement le rapport de vérification. Il incombait tout de même à Preventous d’établir la pertinence des documents demandés par rapport aux arguments précis invoqués dans le présent recours, ce qu’elle n’a pas fait.

[41] Preventous a aussi affirmé, lors de l’audience relative à la requête, qu’il était possible que Santé Canada et le ministère de la Santé de l’Alberta aient [traduction] « tenté de façon déguisée » de contourner les limites constitutionnelles qui empêcheraient la communication du rapport de vérification et que seul l’examen des documents demandés lui permettrait de s’assurer que ce n’est pas le cas. Je suis d’avis que cette affirmation n’est pas fondée puisqu’elle repose entièrement sur des suppositions. Preventous a eu l’occasion de contre-interroger Mmes Praine et Martin, et elle n’a renvoyé la Cour à aucun élément de preuve découlant de ces contre-interrogatoires (ou figurant ailleurs dans le dossier) pour étayer cette affirmation ou toute autre inconduite qu’auraient pu commettre Santé Canada ou le ministère de la Santé de l’Alberta en lien avec le rapport de vérification.

[42] Preventous soutient que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur et qu’elle a inversé le fardeau de la preuve en rejetant la requête au motif que Preventous n’avait pas établi la pertinence de documents qu’elle n’avait jamais vus. Selon Preventous, la juge responsable de la gestion de l’instance s’est méprise en concluant que la Cour disposait déjà des éléments de preuve pertinents, et ce, sans avoir examiné la preuve et malgré les éléments présentés par Preventous concernant les documents demandés manquants. Je ne souscris pas à cette affirmation. Il incombait à Preventous d’établir la pertinence des documents demandés, ce qu’elle n’a pas fait. Le fait que la juge responsable de la gestion de l’instance n’ait pas examiné les documents est sans importance, car on ne s’attendrait pas à ce que ces documents aient été présentés à la Cour dans le cadre d’une requête en production de documents. De plus, je souligne que Preventous n’avait pas demandé à ce que le défendeur soit obligé de placer les documents demandés sous scellés et de les transmettre à la Cour de sorte que la juge responsable de la gestion de l’instance puisse les examiner dans le cadre de son analyse de la requête.

[43] Je ne suis pas convaincue que Preventous ait démontré à la juge responsable de la gestion de l’instance que Santé Canada retenait des documents pertinents ou, en d’autres mots, que le dossier du présent recours était incomplet. Par conséquent, je conclus que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas commis d’erreur en concluant que les documents demandés n’avaient pas à être produits. Même si ce motif invoqué par la juge responsable de la gestion de l’instance pour rejeter la requête était secondaire, ma conclusion à l’égard de cette question est suffisante pour trancher le présent appel.

B. Preventous devrait-elle être autorisée à s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du présent appel?

[44] Selon la jurisprudence de la Cour, de nouveaux éléments de preuve peuvent être admis dans le cadre d’une requête visée à l’article 51 des Règles en vue de porter en appel l’ordonnance d’un juge adjoint dans des circonstances exceptionnelles [voir Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 379 au para 16]. Pour démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles, la partie requérante doit établir ce qui suit : a) les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas pu être disponibles auparavant; b) ils serviront les intérêts de la justice; c) ils aideront la Cour; et d) ils ne porteront pas sérieusement préjudice à la partie adverse [voir Suzuki, précitée, au para 37; Graham c Canada, 2007 CF 210; Carten c Canada, 2010 CF 857].

[45] Preventous sollicite l’autorisation de la Cour pour s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du présent appel, soit l’affidavit souscrit par Sarah Budjak le 1er mars 2023 et l’affidavit souscrit par Angie Champoux le 9 janvier 2020 [collectivement, les nouveaux éléments de preuve]. Elle affirme que les nouveaux éléments de preuve sont pertinents à l’égard de la question de savoir si la requête visant à obliger la production des documents demandés a été présentée en temps opportun. Elle ajoute que l’existence de circonstances exceptionnelles a été établie :

  1. Les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas pu être disponibles auparavant puisque la question de savoir si la requête avait été présentée en temps opportun n’avait été soulevée ni dans le cadre de la requête présentée par Preventous, ni dans le dossier de réponse à la requête du défendeur, ni dans la jurisprudence. Bien que la Cour d’appel fédérale ait souligné, dans son ordonnance, qu’il reviendrait à la juge responsable de la gestion de l’instance de trancher la question du respect des délais dans le cadre d’une nouvelle requête, la question n’était pas en litige dans cette nouvelle requête et ce n’est qu’après que Preventous eut reçu les motifs de l’ordonnance rendue par la juge responsable de l’instance que l’importance de la preuve concernant le délai de dépôt de la requête est apparue.

  2. Les nouveaux éléments de preuve sont pertinents à l’égard de la question du respect des délais puisqu’ils montrent les mesures proactives prises par Preventous afin de faire avancer ou de régler la requête.

  3. Les nouveaux éléments de preuve sont crédibles en ce sens que les deux affidavits sont des documents sous serment qui attestent la véracité de leur contenu et des déclarations qui y sont faites.

  4. Les nouveaux éléments de preuve auraient raisonnablement pu avoir une incidence sur l’issue du fait qu’ils traitent des réserves de la juge responsable de la gestion de l’instance concernant la raison pour laquelle la requête en production de documents avait été déposée environ six semaines après que la Cour d’appel fédérale eut rendu son ordonnance.

  5. Les nouveaux éléments de preuve ne porteront pas sérieusement préjudice au défendeur.

[46] L’affidavit de Mme Champoux fournit une chronologie des mesures procédurales importantes prises dans le cadre du présent recours, du moment où celui-ci a été exercé, en janvier 2019, jusqu’à l’établissement d’un échéancier pour le dépôt de la requête relative au refus, en décembre 2019. Les éléments de preuve contenus dans l’affidavit de Mme Champoux ne sont pas contestés et ils ressortent tous clairement de l’examen du dossier de la Cour. Dans les circonstances, je suis d’avis que ces éléments de preuve ne sont pas nécessaires ou utiles à la Cour, d’autant plus que, dans son ordonnance, la juge responsable de la gestion de l’instance n’a invoqué aucun événement survenu en 2019 pour étayer sa conclusion quant au respect des délais.

[47] L’affidavit de Mme Budjak présente les mesures qui ont été prises par l’avocat de Preventous, à partir de la date de l’ordonnance de la CAF, pour faire progresser la requête en production de documents ou pour en faciliter le règlement. Le défendeur s’oppose à ce que Preventous soit autorisée à s’appuyer sur l’affidavit de Mme Budjak pour un certain nombre de motifs. Premièrement, il soutient que la preuve aurait pu être présentée à la juge responsable de la gestion de l’instance puisque Preventous était au courant de la question du respect des délais au moment où la requête a été déposée. Je ne souscris pas à cette affirmation. Bien que la Cour d’appel fédérale ait soulevé une question quant au respect des délais et qu’elle ait laissé entendre qu’il reviendrait à la juge responsable de la gestion de l’instance de trancher une telle question dans le cadre d’une nouvelle requête, un examen des documents présentés par les parties montre que ni l’une ni l’autre n’a soulevé d’arguments concernant le délai de dépôt de la requête. Par ailleurs, comme la requête n’a pas fait l’objet d’une audience, la question du respect des délais n’aurait pas pu être soulevée lors d’une audience, et selon le dossier de la Cour, la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas sollicité d’observations sur cette question. Ainsi, je suis d’avis que Preventous a expliqué de façon raisonnable pourquoi cet élément de preuve n’avait pas été présenté à la juge responsable de la gestion de l’instance.

[48] Deuxièmement, le défendeur soutient que l’affidavit de Mme Budjak ne servira pas les intérêts de la justice et qu’il n’aidera pas la Cour puisqu’il n’est pas pertinent et qu’il n’aurait eu aucune incidence sur l’issue de la requête. Il affirme que le facteur déterminant concernant le respect des délais n’était pas le dépôt tardif de la requête en production de documents, mais plutôt le fait qu’un recours exercé en vertu de l’article 44 doit être entendu et jugé en procédure sommaire, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Il soutient que la question principale qui sous-tend la conclusion quant au respect des délais est que le recours n’a pas fait l’objet d’une audience sur le fond en raison des nombreuses tentatives infructueuses faites par Preventous pour obtenir les documents demandés. Je rejette cette affirmation. La juge responsable de la gestion de l’instance a conclu que la requête n’avait pas été présentée en temps opportun expressément en raison du dépôt tardif de la requête visée à l’article 318 des Règles et du dépôt tardif de la requête en production de documents (bien qu’un délai global de quatre ans se soit écoulé). L’affidavit de Mme Budjak porte directement sur la raison du dépôt tardif de la requête en production de documents.

[49] Le défendeur soutient aussi que l’affidavit de Mme Budjak n’aurait raisonnablement pas eu d’incidence sur l’issue puisque la conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance était fondée sur le délai total écoulé dans le cadre du recours prévu à l’article 44 et non seulement sur le retard dans le dépôt de la requête en production de documents à la suite de l’ordonnance de la CAF. Une fois de plus, je rejette cette affirmation. Le retard dans le dépôt de la requête en production de documents s’inscrit dans le délai global écoulé dans l’attente de la tenue d’une audience sur le fond à l’égard du présent recours; il est donc pertinent et il aurait pu avoir une incidence sur la conclusion de la juge responsable de la gestion de l’instance.

[50] De plus, je suis convaincue que le nouvel élément de preuve de Mme Budjak ne portera pas préjudice au défendeur.

[51] Dans les circonstances, je conclus que Preventous devrait être autorisée à s’appuyer sur l’affidavit de Mme Budjak dans le cadre du présent appel.

C. La juge responsable de la gestion de l’instance a-t-elle commis une erreur en rejetant la requête en production de documents au motif qu’elle n’avait pas été déposée en temps opportun?

[52] Ayant conclu que la juge responsable de la gestion de l’instance n’avait pas commis d’erreur en rejetant la requête en production de documents au motif que les documents demandés n’étaient pas pertinents, je n’ai pas à trancher la question de savoir si elle a commis une erreur en rejetant la requête en production de documents pour son motif principal, c’est-à-dire le non-respect des délais. Je souhaite toutefois formuler quelques observations.

[53] Contrairement à l’affirmation de Preventous, la Cour conserve le pouvoir de rejeter une requête présentée tardivement, que le retard constitue ou non une exigence expresse du critère à appliquer au moment d’examiner la réparation demandée par voie de requête. Ce pouvoir tire son origine du pouvoir absolu dont dispose la Cour pour réglementer le déroulement des instances et restreindre l’abus de ses procédures. De plus, dans le contexte d’une procédure de gestion d’instance, un juge responsable de la gestion de l’instance se voit accorder le pouvoir, au titre de l’alinéa 385(1)a) des Règles, de rendre toute ordonnance nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, ce qui pourrait comprendre le rejet d’une requête présentée tardivement. Les pouvoirs prévus au paragraphe 385(1) des Règles permettent à un juge responsable de la gestion d’une instance de jouer un rôle plus actif et, parfois de son propre chef, de réglementer équitablement la conduite des parties en vue de faire avancer le dossier vers la tenue rapide d’une audience sur le fond [voir Mazhero c Fox, 2014 CAF 219 aux para 2-6]. Par conséquent, je suis d’avis qu’il était loisible à la juge responsable de la gestion de l’instance de se demander s’il y avait lieu de rejeter la requête en production de documents à titre préliminaire parce qu’elle avait été présentée tardivement.

[54] Cependant, le pouvoir absolu de la Cour et les pouvoirs conférés à un juge responsable de la gestion d’une instance par le paragraphe 385(1) des Règles doivent être exercés dans le respect des principes d’équité procédurale [voir Mazhero, précité, au para 5]. En l’espèce, la question du délai de dépôt de la requête n’avait pas été soulevée par les parties dans leurs dossiers de requête. Pour pouvoir statuer sur une question qui n’avait pas été soulevée par les parties, la juge responsable de la gestion de l’instance devait d’abord soumettre cette question aux parties et leur donner l’occasion de présenter des observations à ce sujet. Comme elle ne l’a pas fait, je conclus que les parties ont été privées de leur droit à l’équité procédurale. Toutefois, ce manquement à l’équité procédurale n’a pas d’incidence sur l’issue du présent appel compte tenu de ma conclusion quant à la pertinence des documents demandés.

IV. Dépens

[55] Étant donné le succès partiel de la requête visant à obtenir l’autorisation de s’appuyer sur de nouveaux éléments de preuve, je n’adjugerai pas de dépens à l’égard de cette requête.

[56] En ce qui concerne la requête en appel, le défendeur sollicite des dépens de 2 500 $, payables sans délai, au motif que Preventous n’aurait jamais dû déposer la requête. Preventous soutient que la requête en appel soulève une nouvelle question et que des dépens ne devraient donc être accordés à aucune des parties. Je ne suis pas convaincue que la requête en appel soulevait une question suffisamment nouvelle pour justifier que la Cour s’écarte de la pratique habituelle voulant que des dépens soient payables par la partie déboutée à la partie qui a eu gain de cause. Comme le défendeur a contesté la requête avec succès, je conclus qu’il a droit à des dépens. Je conclus aussi que le montant demandé par le défendeur est raisonnable, bien que je ne sois pas convaincue que les circonstances entourant la présente requête justifient l’adjudication de dépens payables sans délai.


LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La demanderesse est autorisée à s’appuyer sur l’affidavit souscrit par Sarah Budjack le 1er mars 2023 dans le cadre de l’appel interjeté par voie de requête en vertu de l’article 51 des Règles.

  2. L’appel interjeté par voie de requête en vertu de l’article 51 des Règles est rejeté.

  3. La demanderesse doit payer au défendeur les dépens afférents à la requête, d’un montant de 2 500 $, payables quelle que soit l’issue de la cause.

  4. Une copie de la présente ordonnance doit être versée aux dossiers de la Cour nos T-190-19 et T-191-19.

En blanc

« Mandy Aylen »

En blanc

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-189-19

 

INTITULÉ :

PREVENTOUS COLLABORATIVE HEALTH c CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mai 2023

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE AYLEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

D. Bronwhyn Simmons

Gerald D. Chipeur

Pour la demanderesse

PREVENTOUS COLLABORATIVE HEALTH

 

Kerry Boyd

Andrew Cosgrave

 

Pour le défendeur

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Miller Thomson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour la demanderesse

PREVENTOUS COLLABORATIVE HEALTH

 

Ministère de la Justice

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

 

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