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Date : 20240426


Dossier : T-656-24

Référence : 2024 CF 635

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2024

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

CHRONO AVIATION INC.

CHRONO JET INC.

9266-4325 QUÉBEC INC.

9351-7399 QUÉBEC INC.

AVIONIQUE WAAS INC.

SERVICES AÉRIENS LUX INC.

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LE MINISTRE DES TRANSPORTS DU CANADA

défendeurs

et

DÉVELOPPEMENT DE L’AÉROPORT SAINT-HUBERT DE LONGUEUIL

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le ministre des Transports a décidé d’interdire les décollages et les atterrissages des Boeing 737-200 durant la nuit à l’aéroport de Saint-Hubert. Chrono Aviation, qui effectue de tels décollages et atterrissages sur une base régulière, demande le contrôle judiciaire de cette décision et un sursis à son entrée en vigueur jusqu’à ce que notre Cour se prononce sur le fond de l’affaire.

[2] Je rejette la demande de sursis. Chrono Aviation n’a pas démontré que l’entrée en vigueur immédiate de l’interdiction des vols de nuit lui causera un préjudice irréparable. De plus, l’intérêt du public à la réduction du bruit occasionné par les activités de l’aéroport favorise le rejet de la demande de sursis.

I. Contexte

[3] Ouvert en 1927, l’aéroport de Saint-Hubert est le plus ancien aéroport civil du pays et demeure à ce jour l’un des plus achalandés. Il est situé en banlieue sud de Montréal et est aujourd’hui entouré de quartiers résidentiels. Dans le passé, il a servi de base militaire. À l’heure actuelle, il accueille des vols réguliers, des vols nolisés, des vols privés et des écoles de pilotage. Depuis 2004, il est administré par Développement de l’aéroport de Saint-Hubert de Longueuil [connue sous l’acronyme DASH-L], un organisme sans but lucratif dont le conseil d’administration est composé notamment de personnes nommées par la ville de Longueuil et par la Chambre de commerce et d’industrie de la Rive-Sud.

[4] Depuis 2019, les demanderesses, que je désignerai collectivement sous le nom de Chrono Aviation, exploitent un service de vols nolisés pour le compte de l’entreprise Mines de fer Baffinland [Baffinland]. Cette entreprise exploite la mine Mary River, située sur l’île de Baffin, au Nunavut. Étant donné l’éloignement, les travailleurs de la mine doivent être régulièrement transportés par avion. Le transport aérien joue également un rôle crucial dans le ravitaillement de la mine. Selon les informations figurant au dossier, Chrono Aviation a affirmé à plusieurs reprises que son contrat avec Baffinland arrivait à son terme le 1er avril 2024 et devait alors être renouvelé.

[5] Afin d’obtenir le contrat avec Baffinland, Chrono Aviation a établi un partenariat avec Arctic Co-operatives Ltd. [Arctic Co-op], un réseau de coopératives situées dans les communautés autochtones, notamment les communautés inuites du Nunavut. Bien que la preuve n’en révèle pas les détails, Arctic Co-op a profité de ce partenariat afin d’améliorer l’approvisionnement en nourriture des communautés inuites du Nunavut.

[6] Chrono Aviation a choisi l’aéroport de Saint-Hubert comme base de départ des vols desservant la mine Mary River. Elle y a effectué des investissements importants, notamment en construisant un nouveau hangar.

[7] La piste de l’aérodrome de la mine Mary River est une piste en gravier. La preuve indique qu’à l’heure actuelle, le seul modèle d’avion gros-porteur qui peut être adapté pour atterrir sur une piste en gravier est le Boeing 737-200. Il s’agit d’un vieux modèle, dont les moteurs produisent un bruit considérable. Afin de desservir la mine, Chrono Aviation a fait l’acquisition de trois appareils Boeing 737-200.

[8] Pour des raisons qui seront précisées plus loin, les Boeing 737-200 de Chrono Aviation effectuent régulièrement des décollages et des atterrissages de nuit à l’aéroport de Saint-Hubert. En particulier, il y a actuellement deux décollages hebdomadaires à 1h55 du matin. Le bruit que ces décollages et atterrissages nocturnes produisent a engendré un degré appréciable d’insatisfaction au sein de la population avoisinante. Entre autres choses, un groupe de citoyens a intenté une action collective contre DASH-L et Chrono Aviation, qui a été rejetée pour des motifs liés à la compétence des tribunaux québécois : Comité Anti-Pollution des avions - Longueuil c Développement de l’aéroport Saint-Hubert de Longueuil, 2021 QCCS 49.

[9] L’article 602.105 du Règlement de l’aviation canadien, DORS/96-433 [le Règlement], permet au ministre des Transports d’imposer des exigences de contrôle de bruit, notamment en interdisant les décollages et les atterrissages pendant certaines plages horaires. Le 28 septembre 2022, DASH-L a demandé au ministre d’interdire le décollage et l’atterrissage d’aéronefs ayant un profil de bruit semblable à celui des Boeing 737-200 entre 23h00 et 7h00, à partir du 1er avril 2024. Chrono Aviation a été avisée de l’intention de DASH-L de présenter une telle proposition dès le mois d’avril 2022.

[10] En février 2023, Chrono Aviation a introduit une instance en Cour supérieure du Québec visant à obtenir une injonction interdisant à DASH-L et au ministre des Transports de prendre des mesures visant à prohiber les vols de nuit. Elle réclamait également des dommages-intérêts de près de 150 millions $ à DASH-L. Les parties m’ont indiqué que cette instance était actuellement suspendue. En juin 2023, Chrono Aviation a présenté une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour (no T-1221-23) visant à interdire au ministre des Transports d’accéder à la proposition de DASH-L. Cette demande a été suspendue du consentement de toutes les parties impliquées.

[11] Le 11 juillet 2023, le directeur régional du ministère des Transports a écrit à DASH-L pour exiger des renseignements supplémentaires au sujet de la proposition. Dans cette lettre, le directeur régional notait les préoccupations exprimées par Chrono Aviation concernant les répercussions qu’une interdiction de vol de nuit aurait sur ses activités. Il soulignait également le fait que l’interdiction proposée semblait cibler les activités de Chrono Aviation. Le 31 août 2023, DASH-L a répondu à cette demande de renseignements supplémentaires.

[12] À plusieurs reprises en 2023 et au début de 2024, Chrono Aviation, Arctic Co-op et Baffinland ont écrit directement au ministre des Transports pour faire valoir une panoplie d’arguments visant à faire rejeter la proposition de DASH-L ou, à tout le moins, à faire retarder l’entrée en vigueur de l’interdiction des vols de nuit. En mars 2024, à la demande du ministre, des discussions ont eu lieu entre DASH-L et Chrono Aviation, mais n’ont pas donné lieu à une entente.

[13] Le 21 mars 2024, le ministre a décidé de donner suite à la proposition de DASH-L et de « mettre fin aux vols de nuit à l’aéroport de Saint-Hubert ». Pour rendre cette décision, le ministre a pris en compte l’effet du bruit qui découle de l’utilisation des Boeing 737-200 durant la nuit, l’impact de la décision sur les activités de Chrono Aviation, l’échec des négociations entre DASH-L et Chrono Aviation en vue de trouver une solution satisfaisante et la disponibilité d’autres aéroports et compagnies aériennes pour desservir les communautés nordiques.

[14] La décision a été communiquée à DASH-L, avec copie à Chrono Aviation, dans la soirée du 21 mars 2024. Cependant, la mairesse de Longueuil, Mme Catherine Fournier, a annoncé la décision au public dans l’après-midi du 21 mars, lors d’une entrevue qu’elle accordait à la radio de Radio-Canada.

[15] Le 27 mars 2024, Chrono Aviation a présenté une nouvelle demande de contrôle judiciaire (dossier no T-656-24) visant l’annulation de la décision prise par le ministre des Transports le 21 mars. Le lendemain, Chrono Aviation a présenté une requête pour obtenir le sursis de la décision du ministre. Le Procureur général a accepté de surseoir à la décision du ministre jusqu’à ce que la Cour tranche la requête en sursis. Après que le Procureur général et DASH-L ont déposé leur dossier de requête en réponse, Chrono Aviation a présenté deux requêtes visant à être autorisée à déposer une nouvelle preuve, à savoir le contrat avec Baffinland, des documents financiers et divers autres renseignements. J’ai rejeté ces requêtes, pour les motifs donnés verbalement à l’audience.

II. Analyse

[16] Je rejette la demande de sursis présentée par Chrono Aviation. Celle-ci a échoué à prouver que la décision du ministre lui causera un préjudice irréparable. Or, une requête en sursis ne saurait être accordée en l’absence de preuve d’un tel préjudice. De plus, l’intérêt public fait pencher la balance en faveur de l’entrée en vigueur immédiate de la décision du ministre.

A. Grille d’analyse

[17] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, permet à notre Cour de prendre des mesures provisoires, y compris un sursis à la décision qui fait l’objet de la demande ou une injonction interlocutoire. L’objectif d’un sursis ou d’une injonction interlocutoire est de « “préserver” l’objet du litige de sorte qu’une réparation efficace sera possible lorsque l’affaire sera finalement jugée au fond » : Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au paragraphe 24, [2017] 1 RCS 824. Pour décider s’il convient d’accorder une injonction interlocutoire ou un sursis, les tribunaux canadiens utilisent un critère à trois volets inspiré de l’arrêt American Cyanamid Co v Ethicon Ltd, [1975] AC 396, de la Chambre des lords britannique. L’énoncé le plus connu de ce critère se trouve à la page 334 de l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR], de la Cour suprême du Canada :

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[18] Les deux premières étapes de l’analyse visent à évaluer le risque de préjudice pour le demandeur si l’injonction n’est pas accordée. À la troisième étape, ce risque est comparé au risque de préjudice que le défendeur subirait si l’injonction était accordée et s’il avait ensuite gain de cause sur le fond. La Cour peut aussi tenir compte du préjudice causé aux tierces parties et de l’intérêt public à cette étape : RJR, aux pages 343 à 347.

B. La question sérieuse à juger

[19] Pour franchir la première étape du cadre d’analyse propre à l’émission d’un sursis, Chrono Aviation doit démontrer que sa demande de contrôle judiciaire fait valoir une question sérieuse à juger ou une « apparence de droit ». Le seuil est peu élevé et le juge qui tranche une demande de sursis ne doit habituellement pas s’engager dans un examen approfondi du fond de l’affaire : RJR, aux pages 337 et 338.

[20] À cet égard, Chrono Aviation soutient que la décision du ministre est viciée tant sur le plan de la procédure que sur le plan du fond.

[21] Ainsi, DASH-L et le ministre auraient négligé de suivre la procédure établie dans une circulaire concernant l’application de l’article 602.105 du Règlement. En particulier, DASH-L n’aurait pas consulté adéquatement toutes les parties intéressées et n’aurait pas transmis au ministre un compte-rendu fidèle des préoccupations de Chrono Aviation. Celle-ci s’insurge également contre la diffusion de la décision dans les médias avant qu’elle en soit formellement avisée.

[22] Par ailleurs, Chrono Aviation soutient que la décision du ministre n’est pas suffisamment motivée et qu’elle n’est pas intelligible, transparente et justifiée. Elle souligne que le ministre s’est écarté de la recommandation fournie par le personnel du ministère. Dans sa courte décision, le ministre n’aurait pas suffisamment expliqué pourquoi il a ignoré cette recommandation. En procédant ainsi, le ministre n’aurait pas pris en considération les répercussions de sa décision sur les activités de Chrono Aviation, d’Arctic Co-op, de Baffinland et, plus généralement, des communautés inuites du Nunavut.

[23] Le Procureur général fait valoir des moyens élaborés pour démontrer que le ministre a respecté l’équité procédurale et que sa décision est raisonnable. Néanmoins, pour les fins de la présente requête, je suis disposé à tenir pour acquis que Chrono Aviation a satisfait au critère peu élevé de l’apparence de droit. Puisqu’un autre juge sera chargé de statuer sur le fond du dossier, je n’en dirai pas davantage.

C. Le préjudice irréparable

(1) Le critère applicable

[24] La prévention d’un préjudice irréparable est la raison d’être des sursis et des injonctions interlocutoires. C’est pourquoi le demandeur doit démontrer qu’il est susceptible de subir un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis n’est pas accordé. Dans l’arrêt RJR, à la page 341, la Cour suprême du Canada a expliqué la raison d’être et le contenu de cette partie du critère en ces termes :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise […]; le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale […]; ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite […].

[25] Même si le préjudice allégué entre dans les catégories évoquées par la Cour suprême, le demandeur doit tout de même apporter une preuve convaincante de la probabilité qu’il se réalise. Dans plusieurs arrêts, la Cour d’appel fédérale a souligné que la démonstration convaincante d’un préjudice irréparable est requise avant qu’un sursis ou qu’une injonction interlocutoire ne soit accordée. Par exemple, dans l’arrêt Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap], elle fait observer ce qui suit au paragraphe 31 :

Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante.

[26] De même, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 [Oshkosh], elle dit au paragraphe 25 que « pour prouver qu’il y a préjudice irréparable, la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » ou, au paragraphe 30, que la partie qui présente la requête a le fardeau « de produire des éléments de preuve précis et détaillés établissant la probabilité d’un préjudice irréparable ».

[27] La Cour d’appel fédérale a réitéré ces principes dans l’arrêt Arctic Cat, Inc c Bombardier Recreational Products Inc, 2020 CAF 116 [Arctic Cat]. Au paragraphe 33, elle a ajouté que le préjudice invoqué pour étayer une requête en sursis ne doit pas être « principalement attribuable » aux demandeurs. Ceux-ci ont le devoir de chercher des solutions de rechange à la situation préjudiciable. Voir également l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au paragraphe 24.

(2) Les allégations de préjudice de Chrono Aviation

[28] À la lumière de ces principes, examinons les allégations de préjudice mises de l’avant par Chrono Aviation.

[29] En substance, Chrono Aviation allègue que l’interdiction des vols de nuit l’empêchera de remplir les obligations qui découlent de son contrat avec Baffinland. Selon elle, cela entraînera la résiliation du contrat qui constitue sa principale source de revenus, ce qui l’exposera à des poursuites judiciaires et l’acculera vraisemblablement à la faillite, en plus de porter atteinte à sa réputation.

[30] Pour étayer ces affirmations, Chrono Aviation explique qu’en raison de l’horaire des travailleurs, des dispositions des conventions collectives et du manque de logement à la mine Mary River, il est impératif que les travailleurs atterrissent à un moment précis de la journée pour assurer la rotation harmonieuse du personnel. C’est pour cette raison que des Boeing 737-200 doivent effectuer deux décollages et trois atterrissages nocturnes par semaine.

[31] Dans une lettre transmise au ministre des Transports le 13 février 2024, le vice-président de Baffinland explique ainsi la nature de ces contraintes :

Baffinland fonctionne 24 heures sur 24, 365 jours par année, avec des employés travaillant sur une rotation de 3x3 semaines, qui couvre à la fois les quarts de jour et de nuit. Environ 1 555 employés et entrepreneurs du Sud dépendent du service d’avions nolisés de Chrono de Montréal à l’aérodrome de Mary River, qui comprend des vols de nuit.

Le temps de déplacement total, à partir du moment où les employés s’enregistrent au terminal LUX à Montréal, au moment où ils arrivent dans leurs chambres sur place, est d’environ 8,5 à 10 heures. Travailler dans une mine comporte un niveau de risque élevé, et tous les employés doivent être bien reposés, alertes et aptes au travail. Pour répondre à cette exigence, nous avons une politique de site, qui garantit aux employés une période de repos de 8 heures après leur arrivée sur le site. Cette exigence n’est pas différente de celle d’un pilote professionnel qui est limité par la réglementation sur le temps de service. La fin des vols de nuit en question aurait non seulement un impact négatif sur ces périodes de repos et sur les horaires de nos employés, mais contrevient également à nos politiques actuelles en matière de santé et de sécurité et perturberait l’exploitation continue de la mine Mary River.

[32] J’estime que Chrono Aviation n’a pas présenté une preuve suffisante pour étayer le préjudice qu’elle allègue. Depuis près de deux ans, Chrono Aviation répète constamment que l’interdiction des vols de nuit l’acculera à la faillite. Or, répéter une affirmation ne la rend pas vraie; la faire répéter par d’autres, non plus. Puisqu’elles ne sont pas étayées par une preuve suffisamment détaillée, les affirmations péremptoires de Chrono Aviation ne satisfont pas aux exigences établies par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Glooscap, Oshkosh et Arctic Cat. L’absence de contre-interrogatoire de l’affiant de Chrono Aviation ne signifie pas que ses affirmations péremptoires constituent une preuve suffisante.

[33] Chrono Aviation appuie ses prétentions sur certaines décisions dans lesquelles une injonction interlocutoire a été octroyée afin de prévenir la perte d’un contrat vital ou la fermeture imminente d’une entreprise : Nissan Canada Inc c BMW Canada Inc, 2007 CAF 119; TPG Technology Consulting Ltd c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2007 CAF 219; CKLN Radio Incorporated c Canada (Procureur général), 2011 CAF 56; Remo Imports Ltd c Jaguar Canada Ltd, 2006 CF 188. Or, ces décisions étaient fondées sur les circonstances particulières de chaque cas et la preuve présentée à la cour. Lorsque la preuve n’étaye pas les allégations de perte de contrat ou de risque de faillite, la demande de sursis sera rejetée, comme dans l’affaire Iris Technologies Inc c Canada (Revenu national), 2021 CF 874.

[34] En l’espèce, la preuve ne permet pas d’étayer certains maillons de la chaine causale que Chrono Aviation met de l’avant pour démontrer un préjudice irréparable. Chrono Aviation n’a pas prouvé l’absence de solutions de rechange qui lui permettraient de remplir ses obligations contractuelles ou de satisfaire les attentes de Baffinland tout en respectant l’interdiction des vols de nuit. Même dans le cas contraire, Chrono Aviation n’a pas non plus démontré que Baffinland résilierait le contrat ou qu’elle serait acculée à la faillite. J’examine ces deux questions tour à tour.

(3) L’absence alléguée de solutions de rechange

[35] La prémisse centrale des prétentions de Chrono Aviation est qu’il lui sera impossible de remplir ses obligations ou de satisfaire les attentes de Baffinland sans effectuer des décollages de nuit avec des Boeing 737-200 à l’aéroport de Saint-Hubert. Or, le dossier de preuve suggère qu’il existe diverses solutions de rechange, par exemple la modification des horaires de vol, l’utilisation d’appareils moins bruyants pour une partie du trajet ou des décollages de nuit aux aéroports de Mirabel ou de Québec.

[36] Chrono Aviation n’a présenté qu’une preuve fort limitée des démarches qu’elle a entreprises afin de trouver des solutions de rechange ou des motifs pour lesquels certaines de ces solutions doivent être écartées. Elle sait depuis près de deux ans que DASH-L propose une interdiction des vols de nuit pour les Boeing 737-200. Dans les diverses communications qui figurent au dossier, elle a d’abord suggéré qu’une solution était envisageable à l’horizon 2026-2027, pour ensuite affirmer qu’elle serait disposée à accepter l’entrée en vigueur de l’interdiction des vols de nuit à une date de plus en plus rapprochée. Dans un affidavit additionnel déposé avec le consentement des parties, le vice-président de Chrono Aviation a affirmé qu’une solution partielle pourrait être disponible au mois d’août 2024.

[37] En l’absence de précisions, on pourrait croire que ces affirmations ne visent qu’à gagner du temps. Une interprétation plus généreuse consiste à dire qu’à l’approche de l’échéance, Chrono Aviation a intensifié ses démarches en vue de trouver une solution de rechange.

[38] Quoi qu’il en soit, Chrono Aviation n’a jamais expliqué quelles solutions de rechange avaient été envisagées, ni quels étaient les obstacles qui en empêchaient la mise en œuvre ou les coûts qui y seraient associés. Même s’il existe sans doute diverses contraintes qui font obstacle à certaines solutions, le peu de transparence de Chrono Aviation concernant les démarches qu’elle a entreprises ne me permet pas de retenir ses prétentions concernant l’absence de solutions de rechange. La chronologie de ses déclarations suggère qu’elle aurait pu entreprendre plus tôt la recherche sérieuse de telles solutions. En bout de ligne, j’estime qu’il s’agit d’une situation semblable à celle de l’affaire Arctic Cat, c’est-à-dire que Chrono Aviation a disposé de près de deux ans pour trouver une solution de rechange et aurait pu déployer davantage d’efforts en ce sens, plutôt que de multiplier les procédures judiciaires visant à maintenir le statu quo.

(4) La résiliation du contrat ou la faillite

[39] Dans l’hypothèse où il n’existerait aucune solution de rechange, Chrono Aviation soutient qu’elle sera dans l’incapacité d’exécuter les obligations qui découlent de son contrat avec Baffinland, que celle-ci résiliera le contrat, ce qui la poussera à la faillite. Or, encore une fois, j’estime que la preuve n’étaye pas cette affirmation.

[40] Lorsque Chrono Aviation a présenté sa requête en sursis, elle a déposé un affidavit qui renvoie abondamment au contrat qui la lie à Baffinland, mais elle n’a pas jugé bon, à ce moment, d’en produire une copie. J’ignore donc les modalités de ce contrat. Aux fins de l’analyse qui suit, j’envisagerai d’abord l’hypothèse la plus favorable aux prétentions de Chrono Aviation et je tiendrai pour acquis que ce contrat oblige Chrono Aviation à effectuer des vols de nuit et qu’il contient une clause qui permet à Baffinland de le résilier si Chrono Aviation n’exécute pas cette obligation.

[41] Or, dans une relation contractuelle à long terme, il est fort possible que les parties réagissent à une situation imprévue en renégociant le contrat, en ajustant les obligations des parties et en répartissant les coûts additionnels, plutôt qu’en mettant un terme à la relation. En l’espèce, rien dans le dossier ne laisse croire que Baffinland a l’intention de résilier le contrat dès l’entrée en vigueur de l’interdiction des vols de nuit, même en supposant qu’elle ait la faculté de le faire. Certes, dans sa lettre datée de février 2024, Baffinland exprime sa forte préférence pour le maintien des vols de nuit. Cependant, rien dans le contenu ou le ton de cette lettre ne donne à penser que l’interdiction des vols de nuit causerait à Baffinland un préjudice si important qu’elle résilierait immédiatement le contrat de Chrono Aviation. Le dossier ne contient aucune autre preuve concernant les intentions de Baffinland. Les affirmations du vice-président de Chrono Aviation selon laquelle l’interdiction des vols de nuit entraînera inévitablement la résiliation ou la « perte » du contrat ne s’appuient sur aucun élément factuel tangible autre que l’existence présumée d’une faculté de résiliation.

[42] D’ailleurs, dans l’une de ses requêtes visant à faire admettre une preuve additionnelle, Chrono Aviation affirme que le contrat avec Baffinland a été renouvelé jusqu’au 1er octobre 2025. Selon toute vraisemblance, les parties au contrat étaient au courant de la proposition de DASH-L d’interdire les vols de nuit au moment de conclure ce renouvellement. Dans ces circonstances, le renouvellement du contrat pour une durée limitée tend à indiquer que Baffinland n’entend pas y mettre fin dans l’immédiat, mais se donne plutôt une période d’un an et demi pour évaluer les effets d’une interdiction des vols de nuit. Il y a peu de doute que la demande de contrôle judiciaire pourra être tranchée avant le 1er octobre 2025.

[43] Jusqu’ici, j’ai présumé que Baffinland pourrait résilier le contrat si Chrono Aviation n’est plus en mesure d’effectuer des vols de nuit. À plus forte raison, si le contrat n’accorde pas une telle faculté à Baffinland, il est difficile de voir comment l’interdiction des vols de nuit conduira à court terme à la perte du contrat ou à la faillite de Chrono Aviation.

(5) Sommaire

[44] En somme, la preuve n’étaye pas les allégations de préjudice irréparable de Chrono Aviation. Au moins deux des maillons de la chaîne causale censée mener à sa faillite relèvent de l’hypothèse. Par ailleurs, Chrono Aviation n’a présenté aucune preuve permettant de conclure à un risque pour sa réputation. Le second volet de la grille d’analyse de l’arrêt RJR n’est donc pas satisfait.

D. La prépondérance des inconvénients

[45] À la troisième étape de la grille d’analyse, il faut comparer le préjudice que subirait le demandeur si le sursis était refusé, mais qu’il avait ensuite gain de cause sur le fond, et celui que subirait le défendeur dans le cas contraire. Puisque j’ai conclu que la décision du ministre ne cause pas un préjudice irréparable à Chrono Aviation, il n’est pas strictement nécessaire que j’aborde cette question. Je ferai tout de même les commentaires qui suivent.

[46] En substance, Chrono Aviation soutient que les inconvénients subis par les résidents des quartiers entourant l’aéroport de Saint-Hubert sont minimes. Le bruit associé au décollage d’un avion ne dure que quelques secondes, voire une minute. De toute manière, les Boeing 737-200 seront remplacés à court ou à moyen terme. Étant donné les inconvénients majeurs que l’interdiction des vols de nuit causerait à Chrono Aviation, il serait préférable de maintenir le statu quo.

[47] Dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, les tribunaux peuvent tenir compte de l’intérêt public : RJR, à la page 344. Bien que les deux parties puissent invoquer l’intérêt public, les autorités publiques seront généralement présumées agir dans l’intérêt public : RJR, à la page 346. Dans l’arrêt RJR, ce facteur a été décisif. Même si la Cour suprême a estimé que les fabricants de cigarettes avaient soulevé une question sérieuse concernant la validité constitutionnelle des règlements sur l’emballage des cigarettes et qu’ils avaient montré qu’ils subiraient un préjudice irréparable, elle a refusé l’injonction qu’ils demandaient parce que l’intérêt public à réduire l’incidence du tabagisme était un facteur primordial : RJR, aux pages 352 à 354.

[48] En l’espèce, il faut donc présumer que la décision du ministre d’interdire les vols de nuit favorisera l’intérêt public. Dans le cadre de la présente requête, Chrono Aviation ne peut minimiser l’importance des préoccupations liées au bruit. De toute manière, la preuve étaye abondamment ces préoccupations, notamment un rapport de consultation sur le développement de l’aéroport de Saint-Hubert et une lettre de l’Association du transport aérien du Canada, qui exprime sa surprise devant « l’utilisation de nuit d’un aéronef dont l’empreinte sonore très élevée est bien connue » à « un aéroport enclavé dans un milieu urbain ». Dans une affaire concernant l’aéroport de Saint-Hubert, la Cour d’appel du Québec a confirmé que les préoccupations liées au bruit constituaient un motif légitime justifiant l’intervention de l’exploitant de l’aéroport et du ministre : Max Aviation inc c Développement de l'aéroport Saint-Hubert de Longueuil (DASH-L), 2013 QCCA 551 au paragraphe 62.

[49] Chrono Aviation allègue également que la décision visée par la présente demande aura pour effet de nuire à l’approvisionnement en nourriture des communautés autochtones desservies par Arctic Co-op. Elle affirme qu’en vertu de l’entente de partenariat avec Arctic Co-op, elle transporte environ 50 tonnes de denrées par mois dans ces communautés. Le dossier contient deux lettres des dirigeants d’Arctic Co-op, dans lesquelles ceux-ci décrivent les bénéfices importants qui découlent de ce partenariat. Chrono Aviation affirme que l’interdiction des vols de nuit à l’aéroport de Saint-Hubert aura pour effet d’anéantir ce partenariat et d’imposer un fardeau financier important aux communautés en question.

[50] Pour les motifs exprimés plus haut, Chrono Aviation n’a pas démontré que la décision du ministre aura pour effet de mettre un terme à ses activités ni, par conséquent, à son partenariat avec Arctic Co-op. Les répercussions sur l’approvisionnement en nourriture des communautés du Nunavut demeurent donc hypothétiques. Ce que l’on comprend de la preuve, c’est que Baffinland s’est engagée à octroyer un certain nombre de contrats d’approvisionnement à des entreprises du Nunavut, et c’est ce qui explique la présence d’Arctic Co-op dans le montage contractuel de Chrono Aviation. Même dans l’hypothèse où Chrono Aviation perdrait le contrat de Baffinland, rien ne démontre qu’un autre transporteur aérien serait incapable d’établir une relation semblable avec Arctic Co-op.

[51] Bref, Chrono Aviation n’a pas démontré que les inconvénients qu’elle subirait l’emportent sur l’intérêt public à réduire le bruit associé au décollage et à l’atterrissage de Boeing 737-200 durant la nuit à l’aéroport de Saint-Hubert.

III. Conclusion

[52] Puisque Chrono Aviation n’a pas démontré que l’entrée en vigueur immédiate de la décision du ministre lui causera un préjudice irréparable et puisque la prépondérance des inconvénients favorise le ministre, la demande de sursis sera rejetée.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-656-24

LA COUR STATUE que

  1. La requête en sursis est rejetée.
  2. Les demanderesses sont condamnées aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-656-24

 

INTITULÉ :

CHRONO AVIATION INC., CHRONO JET INC., 9266-4325 QUÉBEC INC., 9351-7399 QUÉBEC INC., AVIONIQUE WAAS INC., SERVICES AÉRIENS LUX INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DES TRANSPORTS DU CANADA, DÉVELOPPEMENT DE L’AÉROPORT SAINT-HUBERT DE LONGUEUIL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 avril 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AVRIL 2024

COMPARUTIONS :

Éric Vallières

Andrei Pascu

Laura Hamdan

 

Pour les demanderesses

 

Martin Leblanc

Émilie Houde, stagiaire

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

Mathieu Quenneville

POUR LA MISE EN CAUSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McMillan s.e.n.c.r.l. / s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

Prévost Fortin D’Aoust avocats

Boisbriand (Québec)

POUR la mise en cause

 

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