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Date : 20231221


Dossier : T‑1374‑21

Référence : 2023 CF 1746

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Edmonton (Alberta), le 21 décembre 2023

En présence de madame la juge adjointe Catherine A. Coughlan

ENTRE :

HAIDA TOURISM PARTNERSHIP faisant affaire sous la raison sociale de WEST COAST RESORTS

demanderesse

et

L’ADMINISTRATEUR DE LA CAISSE D’INDEMNISATION DES DOMMAGES DUS À LA POLLUTION PAR LES HYDROCARBURES CAUSÉE PAR LES NAVIRES

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dans l’action sous‑jacente, la demanderesse Haida Tourism Partnership, faisant affaire sous la raison sociale de West Coast Resorts [Haida], sollicite pour la deuxième fois du défendeur, l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires [CIDPHN], le recouvrement des frais qu’elle a supportés pour réparer les dommages découlant d’un déversement d’hydrocarbures causé par son propre navire. Dans une décision précédente de notre Cour, madame la juge Cecily Strickland a examiné un appel prescrit par la loi que Haida a interjeté pour contester la décision par laquelle l’administrateur de la CIDPHN a rejeté sa demande en recouvrement. La juge Strickland a rejeté l’appel au motif qu’en tant que propriétaire du navire polluant, Haida ne peut obtenir de recouvrement au titre de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 [la LRM] ni auprès de la CIDPHN, qui a été créée en vertu de cette loi.

[2] Ayant été déboutée de son appel, Haida introduit maintenant la présente action afin d’obtenir de la CIDPHN le remboursement des mêmes frais que l’administrateur a refusé de lui rembourser et qui découlent du même incident de pollution.

[3] Dans la présente requête, l’administrateur sollicite la radiation de l’action au motif que Haida n’a invoqué aucun fondement en droit au soutien de la présumée responsabilité de l’administrateur envers elle. Selon l’administrateur, il en est ainsi parce que la LRM ne l’investit pas du mandat général de participer aux litiges et que l’action de Haida ne fait intervenir aucune des dispositions qui prévoient un mandat explicite. En conséquence, Haida n’a pas de créance en bonne et due forme contre l’administrateur au titre de la LRM et, en tout état de cause, en tant que propriétaire du navire polluant, Haida n’a aucun droit de recouvrement en vertu de la LRM.

[4] Pour les motifs qui suivent, l’action sera radiée, sans autorisation de la modifier.

II. Contexte et historique procédural

[5] La demanderesse, Haida, société en commandite enregistrée sous le régime de lois de la Colombie‑Britannique, est propriétaire et exploitante du pavillon ou de la barge pour amateurs de pêche sportive connu sous le nom de « Tasu I » (West Island 395, O.N. 323291) [le navire].

[6] Haida soutient que, le 8 septembre 2018, le navire s’est détaché de sa bouée d’amarrage dans la baie d’Alliford, dans l’archipel Haida Gwaii, et a dérivé jusqu’à un point d’échouage dans la baie de Bearskin, en Colombie‑Britannique, où il a rejeté un mélange d’essence ou de carburant diesel. Le navire a été le seul impliqué dans l’incident. Haida est entrée en contact avec la Garde côtière canadienne pour l’informer de l’incident et, en collaboration avec plusieurs autres organismes, a fait des efforts pour réparer et réduire au minimum les dommages potentiellement dus à la pollution par les hydrocarbures.

[7] Haida soutient que l’échouage est survenu parce qu’une ou plusieurs tierces parties avaient trafiqué de manière intentionnelle et délibérée les câbles d’amarrage du navire dans le but de causer des dommages.

[8] Le 27 décembre 2018, Haida a déposé une demande auprès de la CIDPHN en vue d’obtenir le remboursement des frais relatifs à toutes les mesures raisonnables qu’elle a prises pour réparer ou réduire au minimum les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, y compris les mesures de prévention connexes. La demande a d’abord été présentée comme une demande déposée en vertu de l’alinéa 101(1)b) de la LRM, mais elle a par la suite été reformulée comme une demande déposée en vertu du paragraphe 103(1) de la LRM.

[9] Le 4 août 2021, dans une longue lettre‑décision, l’administrateur de la CIDPHN a rejeté la demande.

[10] Le 7 septembre 2021, trois actions liées à la lettre‑décision ont été introduites devant notre Cour.

[11] Dans le dossier no T‑1374‑21, Haida a introduit la présente action dans laquelle elle a sollicité de l’administrateur de la CIDPHN le remboursement des frais supportés à l’égard de l’échouage.

[12] Dans le dossier no T‑1375‑21, Haida a interjeté un appel prescrit par la loi à l’égard de la décision de l’administrateur au titre du paragraphe 106(2) de la LRM.

[13] Dans le dossier no T‑1376‑21, l’administrateur a intenté une action dans laquelle il a sollicité de Haida, par voie de subrogation, des dommages‑intérêts spéciaux de 109 518,78 $ à l’égard des frais raisonnables que des tiers ont supportés et qu’il a versés pour réparer ou réduire au minimum les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par l’échouage.

[14] Les dossiers nos T‑1374‑21 et T‑1376‑21 ont été mis en suspens jusqu’à l’issue de l’appel. Le dossier no T‑1376‑21 demeure en suspens jusqu’à l’issue de la présente requête.

[15] Dans un jugement et des motifs publiés le 31 août 2022, la juge Strickland a rejeté l’appel de Haida, concluant que l’administrateur a considéré avec raison que le paragraphe 103(1) de la LRM ne confère pas à un propriétaire de navire le droit de recouvrer les frais qu’il a engagés pour prévenir, contrer, réparer ou réduire au minimum les dommages potentiels dus à la pollution par les hydrocarbures qui découlent d’un incident causé uniquement par son propre navire : Haida Tourism Limited Partnership, faisant affaire sous la raison sociale de West Coast Resorts c L’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires, 2022 CF 1249 [Haida no 1].

[16] Dans un avis d’appel du 28 septembre 2022, Haida a interjeté appel de l’ordonnance de la juge Strickland, invoquant les moyens d’appel suivants :

[traduction]

1. La savante juge a commis une erreur de droit dans son interprétation des parties 6 et 7 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001 c 6 (« A/ZN »), notamment en faisant une interprétation erronée des articles 101 et 103 de la LRM et des mots « en plus des droits qu’elle peut exercer contre la Caisse d’indemnisation en vertu de l’article 101 », ainsi qu’en omettant d’examiner correctement le mécanisme et l’objet de l’article 10 et de l’article 3 de la Convention sur les hydrocarbures de soute dans le contexte de l’ensemble de la LRM [non souligné dans l’original].

2. La savante juge (aux para 81 à 84) a mal interprété l’argument invoqué au nom de l’appelante au sujet de la corrélation entre les articles 101 et 103 de la LRM et le mécanisme dont dispose « une personne » qui a engagé des frais à l’égard de dommages, réels ou prévus, dus à la pollution par les hydrocarbures aux termes du paragraphe 101(1). De plus, la savante juge n’a pas examiné l’application du paragraphe 101(2) de la LRM.

3. La savante juge a commis une erreur en tirant des conclusions au sujet de l’article 101 de la LRM, qui dépassait la portée convenue du contrôle judiciaire (au para 5) [non souligné dans l’original].

4. Tout autre moyen que l’avocat de l’appelante invoquera.

[17] Le 12 avril 2023, Haida a déposé une demande d’audience relative à l’appel. Cependant, le 29 mai 2023, les parties ont déposé sur consentement un avis de désistement.

[18] Dans un dossier de requête déposé le 22 août 2023, l’administrateur a sollicité la radiation de la déclaration de Haida dans la présente instance. Bien que l’instance n’ait pas été introduite à titre d’action simplifiée, l’administrateur présente sa requête au titre de l’alinéa 298(2)b) des Règles plutôt que de l’alinéa 221(1)a). Cette distinction est peu importante en pratique, car le critère applicable à la radiation est le même.

III. Principes de droit applicables à une requête en radiation

[19] Pour qu’un acte de procédure soit radié au titre de l’alinéa 298(2)b) des Règles, il doit être évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action raisonnable. En d’autres termes, il doit être évident et manifeste que l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental : R c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42 au para 17.

[20] Pour qu’une déclaration révèle une cause d’action valable, elle doit : a) alléguer des faits susceptibles de donner lieu à une cause d’action; b) indiquer la nature de l’action, qui doit se fonder sur ces faits et c) préciser le redressement sollicité, qui doit pouvoir découler de l’action et que la Cour doit être compétente pour accorder : Oleynik c Canada (Procureur général), 2014 CF 896 au para 5.

[21] Le demandeur doit énoncer avec suffisamment de précision les éléments constitutifs de chacun des moyens de droit ou de fait soulevé : Pelletier c Canada, 2016 CF 1356 aux para 8 et 10. Le demandeur doit expliquer au défendeur « par qui, quand, où, comment et de quelle façon » sa responsabilité a été engagée : Al Omani c Canada, 2017 CF 786 au para 14 [Al Omani]; Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien‑être social), 2015 CAF 227 au para 19 [Mancuso].

[22] La déclaration doit être interprétée de manière aussi libérale que possible, de façon à remédier à tout vice de forme : Condon c Canada, 2015 CAF 159 au para 21. Même si certains éléments manquent et que d’autres sont incomplets, lorsqu’un acte de procédure renferme suffisamment d’éléments pour permettre à la partie adverse de savoir avec une certaine certitude ce qu’elle doit prouver, l’acte de procédure ne devrait pas être radié : Brantford Chemicals Inc c Merck & Co Inc, 2004 CAF 223 au para 2. Cependant, aux fins d’une requête en radiation, la partie requérante doit prendre les actes de procédure de la partie adverse tels quels, et elle ne peut pas les interpréter de manière à y trouver quelque chose qui ne s’y trouve pas : Canada c Arsenault, 2009 CAF 242 au para 10.

[23] De plus, dans une requête en radiation, les actes de procédure doivent être lus d’une manière qui permet l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable : Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 au para 19 [Atlantic Lottery].

[24] La radiation d’un acte de procédure sans autorisation de le modifier est un pouvoir qui doit être exercé avec prudence. Tant qu’un acte de procédure fait état d’un semblant de cause d’action, il ne sera pas radié s’il peut être corrigé par une modification : Al Omani, aux para 32‑35.

[25] Le critère applicable à la radiation d’un acte de procédure est élevé. Aucun élément de preuve n’est admissible dans une requête en radiation fondée sur l’absence de cause d’action valable. La Cour doit limiter son examen aux questions exposées dans les actes de procédure.

IV. La position des parties

A. L’administrateur

[26] Au soutien de sa position, l’administrateur invoque trois arguments.

[27] D’abord, il affirme qu’aucun fondement n’est invoqué dans la déclaration à l’appui de la responsabilité de l’administrateur envers Haida. En tout état de cause, il fait valoir qu’aucune disposition de la LRM ou d’une autre loi ne permet qu’il soit désigné comme défendeur. En conséquence, l’administrateur soutient que Haida n’a invoqué aucun fondement juridique à l’appui de l’action qu’elle a intentée contre lui.

[28] En deuxième lieu, l’administrateur fait valoir qu’une modification visant à désigner la CIDPHN comme partie défenderesse à sa place ne corrigerait pas la faille des actes de procédure, parce que la CIDPHN n’est pas une personne morale ayant la capacité d’être poursuivie. Elle est plutôt définie dans la LRM comme un compte parmi les comptes du Canada.

[29] Enfin, l’administrateur soutient qu’en tant que propriétaire de navire, Haida n’a aucun recours contre qui que ce soit d’autre sous le régime de la LRM à l’égard d’incidents de pollution par les hydrocarbures causés par son propre navire. À cet égard, l’administrateur invoque le paragraphe 84 de la décision de la juge Strickland. Même si l’administrateur qualifie les observations formulées dans ce paragraphe de remarques incidentes, il exhorte à la Cour d’appliquer les conclusions de la juge Strickland à la présente instance et de rejeter l’action.

B. Haida

[30] En réponse à la position de l’administrateur, Haida invoque plusieurs arguments, notamment le fait que celui‑ci n’a pas satisfait au critère élevé applicable à la radiation d’une demande. Haida fait valoir que sa demande est inédite et que, par conséquent, il ne conviendrait pas que la Cour la rejette à ce stade interlocutoire de l’instance. Elle ajoute que la CIDPHN a la capacité d’être poursuivie et que l’interprétation que l’administrateur fait de l’article 101 de la LRM est erronée.

[31] Haida fait valoir qu’un examen en bonne et due forme de sa demande nécessite l’étude d’une question complexe d’interprétation législative. Elle exhorte à notre Cour de faire preuve de retenue dans l’examen de la présente requête. Haida reconnaît que, en qualité de juge des requêtes, je peux trancher la requête, mais elle souligne qu’en général [traduction] « il ne convient pas de trancher des questions complexes d’interprétation législative dans le cadre d’une requête en radiation d’un acte de procédure » : British Columbia v Apotex Inc, 2022 BCSC 1 au para 126.

[32] Haida allègue que, dans la présente affaire, compte tenu de la nature inédite de sa demande dont l’examen nécessite une interprétation législative complexe, je devrais laisser au juge qui présidera le procès le soin de trancher cette question.

[33] Au paragraphe 18 de ses observations écrites, Haida ajoute que les renvois à d’autres instances entre les parties qui sont décrites dans le dossier de requête du défendeur ne sont pas pertinents quant à la requête que la Cour doit trancher en l’espèce. Selon Haida, la présente affaire [traduction] « doit être tranchée en fonction de la déclaration et des faits qui y sont exposés, et non en fonction des événements qui sont allégués, sans preuve, dans le contexte d’une autre affaire ». Elle souligne que de nombreux échanges ont eu lieu entre les parties et qu’aucun d’entre eux [traduction] « n’est pertinent ou ne devrait être porté à l’attention de la Cour aux fins de la présente requête ».

[34] Avant d’entreprendre mon analyse, je souligne que la position de Haida exposée plus haut va entièrement à l’encontre du reste de ses longues observations écrites, dans lesquelles elle demande à la Cour de présumer que l’alinéa 101(1)b) de la LRM a été invoqué alors que ce n’est pas le cas. À l’audience relative à la présente affaire, et comme le montre le dossier de requête du défendeur, la demanderesse n’invoque nullement l’alinéa 101(1)b) dans les actes de procédure; la mention de cette disposition découle plutôt de discussions entre les avocats. Effectivement, à l’alinéa 29a) de ses observations écrites, la demanderesse affirme que l’omission d’invoquer l’alinéa 101(1)b) ne porte pas un coup fatal à sa position et peut être corrigée par une simple modification.

[35] Cependant, il n’en demeure pas moins que, lorsqu’elle est appelée à trancher une requête en radiation, la Cour doit examiner l’acte de procédure dont elle est saisie. La question de savoir si une modification devrait ou non être autorisée est traitée plus loin dans la présente ordonnance.

V. Analyse

[36] Malgré les arguments solides de l’avocat de Haida, je ne puis conclure que la déclaration révèle une cause d’action. En tout état de cause, je suis convaincue que non seulement la déclaration ne révèle aucune cause d’action, mais aussi qu’il y a chose jugée.

A. La déclaration révèle‑t‑elle une cause d’action?

[37] La déclaration est un bref document de deux pages. Au paragraphe 4, la demanderesse décrit le défendeur comme [traduction] « l’administrateur d’une caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution, établie par une loi pour régler les demandes de recouvrement des frais de nettoyage des dommages causés par la pollution et des frais relatifs aux mesures prises à l’égard de rejets, réels ou prévus, d’hydrocarbures, provenant de toutes les catégories de navires dans les eaux intérieures et côtières, y compris la zone économique exclusive du Canada ». Plus loin, aux paragraphes 5 à 11, la demanderesse énonce les circonstances qui auraient causé l’échouage du navire ainsi que les [traduction] « efforts importants faits pour prévenir, contrer, réparer, ou réduire au minimum les dommages potentiellement dus à la pollution par les hydrocarbures […] ».

[38] Au paragraphe 12 de sa déclaration, Haida allègue qu’elle dispose d’un moyen de défense complet à l’égard de la responsabilité découlant de la pollution et des frais connexes de nettoyage et d’atténuation aux termes de l’article 3 de la Convention sur les hydrocarbures de soute ainsi que de l’annexe 8 ou de l’alinéa 77(3)b) de la LRM, parce que l’échouage a été causé par un tiers qui avait l’intention de causer des dommages.

[39] Au paragraphe 13, Haida allègue qu’elle [traduction] « a le droit de demander à la CIDPHN le remboursement des frais relatifs à toutes les mesures raisonnables qu’elle a prises pour réparer ou réduire au minimum les dommages dus à la pollution causée par les hydrocarbures ainsi qu’aux mesures préventives connexes ».

[40] Haida ne précise nulle part dans la déclaration les faits importants ou les arguments juridiques qu’elle invoque pour affirmer qu’elle a droit à un remboursement de la CIDPHN. Au mieux, elle expose au paragraphe 13 de sa déclaration une simple conclusion de droit. Cet acte de procédure n’indique pas au défendeur comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée : Mancuso, aux para 18‑19.

[41] Le fait que, par suite de discussions avec les avocats, le défendeur comprend que la demanderesse invoque ou a l’intention d’invoquer l’article 101 de la LRM n’est pas utile à celle‑ci. Sous sa forme actuelle, l’acte de procédure est insuffisant.

[42] Même si je devais comprendre de l’acte de procédure que l’alinéa 101(1)b) de la LRM y est invoqué, l’acte de procédure ne survivrait pas à la requête en radiation. Il demeurerait entièrement dénué de précisions étayant une demande d’indemnisation contre l’administrateur de la CIDPHN. Cette lacune pourrait être corrigée au moyen d’une modification; cependant, étant donné que j’en suis arrivée à la conclusion que l’affaire a déjà été tranchée et qu’il y a chose jugée, il n’est pas nécessaire que j’envisage une modification.

B. Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de la chose jugée s’applique‑t‑il?

[43] Un acte de procédure peut être radié lorsque la partie requérante allègue qu’il soulève une question qui a été tranchée de manière définitive dans une instance antérieure au titre de l’alinéa 221(1)a) ou 221(1)f) des Règles : IMS Incorporated c Toronto Regional Real Estate Board, 2023 CAF 70 au para 44 [IMS Incorporated]; citant Apotex Inc c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2011 CAF 77 et Apotex Inc c Laboratoires Servier, 2007 CAF 350.

[44] Les conditions préalables à une conclusion de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de la chose jugée sont les suivantes :

  1. la même question a déjà été tranchée;

  2. la décision judiciaire qui a mené à la préclusion était finale;

  3. les personnes visées par la décision judiciaire sont les mêmes que les parties engagées dans la procédure dans laquelle la préclusion est soulevée;

  4. la question qui a donné naissance à la préclusion était fondamentale à la décision prise : Hughes Land Co v Manitoba, 1998 CanLII 17673 (MBCA).

[45] Comme je le mentionne plus haut, l’administrateur soutient que les observations formulées dans la décision Haida no 1 sont des remarques incidentes dans la mesure où elles portent sur l’article 103 de la LRM, alors que la présente action est en apparence fondée sur l’alinéa 101(1)b). Même s’il n’allègue pas explicitement que l’action est chose jugée en raison de l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’administrateur affirme, au paragraphe 62 de ses observations écrites, que [traduction] « […] la décision dans le dossier T‑1375‑21 n’a pas tranché sur le plan technique la question dont la Cour est saisie en l’espèce, mais cette décision peut et devrait être appliquée et donner lieu au rejet de la présente action ». À mon avis, l’administrateur demande à notre Cour d’appliquer la doctrine de la chose jugée en fonction du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[46] En revanche, Haida a formulé des arguments détaillés tout au long de ses observations écrites et orales pour soutenir que tout élément tiré de la décision Haida no 1 constitue une remarque incidente et que notre Cour ne devrait pas en tenir compte. Effectivement, à plusieurs occasions pendant sa plaidoirie, l’avocat de Haida a soutenu que peu de poids devrait être accordé à l’analyse que la juge Strickland a faite de l’article 101 de la LRM, parce que cette analyse est beaucoup trop éloignée de la ratio decidendi de la décision concernant l’article 103 de cette même loi. De plus, Haida conteste bon nombre des conclusions de la juge Strickland au sujet de l’article 101 et reproche à celle-ci d’avoir donné une interprétation [traduction] « trop restrictive » à l’objet global de cette disposition.

[47] Pendant sa plaidoirie, l’avocat de Haida a soutenu qu’il était dangereux pour notre Cour de se fonder sur la décision de la juge Strickland, parce que des arguments différents [traduction] « pourraient avoir été avancés » devant elle. Selon l’avocat, la juge Strickland examinait l’article 103 de la LRM, mais l’article 101 n’a pas été pleinement débattu devant elle. En conséquence, a‑t‑il fait valoir, Haida a satisfait au critère du caractère « évident et manifeste ».

[48] En réponse, l’administrateur affirme que devant la juge Strickland, les parties ont avancé des arguments détaillés au sujet de l’article 101 de la LRM.

[49] Comme la Cour d’appel fédérale l’enseigne dans l’arrêt IMS Incorporated au para 46, lorsqu’elle n’est saisie d’aucun élément de preuve, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour doit décider si les mêmes questions ont été tranchées dans l’affaire précédente en comparant ce qui a été décidé dans cette affaire avec les allégations de la déclaration.

Affaire Haida no 1

[50] Même si l’affaire Haida no 1 portait principalement sur la question de savoir si l’administrateur avait refusé à bon droit la demande d’indemnisation de Haida fondée sur le paragraphe 103(1) de la LRM, la juge Strickland a fait un examen détaillé des parties 6 et 7 de cette loi ainsi que de l’objet de l’ensemble de celle‑ci.

[51] Aux fins de la présente ordonnance et par souci de concision, j’adopte les paragraphes 10 à 25 du jugement et des motifs de la juge Strickland, qui font état d’un examen exhaustif des parties 6 et 7 de la LRM. Après avoir terminé son examen des dispositions de la LRM en litige, la juge Strickland a tiré plusieurs conclusions cruciales, dont les suivantes :

  • a)Les parties 6 et 7 de la LRM ont pour objet d’établir la responsabilité des propriétaires de navire à l’égard de la pollution par les hydrocarbures causée par un navire et d’indemniser les personnes qui subissent des dommages dus à cette pollution selon un modèle fondé sur le principe du « pollueur‑payeur » : voir les para 61‑64, 70.

  • b)La LRM n’est pas une loi vouée à la protection de l’environnement et son objet principal n’est pas la protection anticipée de l’environnement : voir le para 78.

  • c)Les paragraphes 101(1) et 103(1) de la LRM s’appliquent de façon indépendante l’un de l’autre et offrent à toute personne qui subit des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par un navire des mécanismes distincts pour solliciter une indemnisation : voir les para 79‑80, 84‑91, 93.

  • d)Le paragraphe 101(1) de la LRM ne comporte pas le mécanisme par lequel une demande d’indemnisation peut être présentée à la CIDPHN, mais plutôt une solution de rechange en cas d’échec d’une action intentée en vertu de l’article 109, de sorte que l’administrateur de la CIDPHN puisse intervenir pour obtenir une indemnisation au nom des demandeurs. Si une demande civile initiale échoue et que le propriétaire du navire n’est pas tenu responsable, une demande en recouvrement fondée sur le paragraphe 101(1) pourra être présentée : voir le para 82.

  • e)Le paragraphe 101(1) sert à protéger et à indemniser les demandeurs au cas où le propriétaire du navire ne remplit pas ou n’est pas tenu de remplir les obligations que lui impose le régime de responsabilité stricte à l’égard de la pollution par les hydrocarbures : voir le para 81.

  • f)Le paragraphe 101(1) ne permet pas au propriétaire d’un navire d’engager une action contre la CIDPHN parce qu’il soutient qu’il ne peut être tenu responsable en raison de l’un des motifs exposés au paragraphe 77(3) de la LRM : voir le para 83.

  • g)Le propriétaire d’un navire ne peut formuler de demande au titre de l’article 109 parce que, en tant que propriétaire du navire polluant, il ne peut pas engager une action contre lui‑même : voir le para 84.

[52] Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 au para 24, le principe de la chose jugée vise à favoriser le caractère définitif des procédures et à empêcher les contestations indirectes de jugements.

[53] La présente action constitue une contestation indirecte des conclusions que la juge Strickland a tirées dans la décision Haida no 1. Haida a déjà eu l’occasion d’interjeter appel de cette décision. Comme je le mentionne plus haut, au paragraphe 16, Haida a soutenu que la juge Strickland avait mal interprété les parties 6 et 7 et l’article 101 de la LRM. Bien qu’elles ne soient pas invoquées correctement, il s’agit des mêmes dispositions qui seraient en jeu en l’espèce. Le désistement de la demanderesse dans l’affaire Haida no 1 rend définitives la décision et les conclusions de fait de la juge Strickland dans cette affaire. De plus, j’estime que l’analyse que la juge Strickland a faite du mécanisme de demande prévu aux articles 101 à 103 de la LRM était fondamentale à sa décision. La juge Strickland devait examiner en profondeur les parties 6 et 7 de la LRM pour étayer le fondement de sa décision dans l’appel de Haida. En conséquence, sa décision dans l’affaire Haida no 1 lie les parties à l’instance actuelle et le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique.

[54] Je termine mon analyse en soulignant qu’à mon avis, le fait qu’une instance était un appel prescrit par la loi et l’autre, une action, n’a aucune importance. En définitive, Haida sollicite la même réparation : le remboursement des frais supportés aux fins de la réparation des dommages découlant d’un incident de pollution par les hydrocarbures causé par son navire.

[55] Dans ces circonstances, et bien que la Cour puisse exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à ne pas appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, il n’est pas dans l’intérêt public de permettre la remise en litige de questions qui opposent les mêmes parties au sujet du même point en litige.

VI. Dépens

[56] L’administrateur sollicite ses dépens dans la présente affaire. Je ne vois aucune raison de déroger à la règle ordinaire selon laquelle la partie qui a gain de cause a droit à ses dépens. Les dépens sont fixés à 500 $, y compris les taxes et les débours.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1374‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est accueillie.

  2. La déclaration est radiée sans autorisation de modification.

  3. Le défendeur a droit à ses dépens, qui sont fixés à 500 $, y compris les taxes et les débours.

 

« Catherine A. Coughlan »

Juge adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1374‑21

 

INTITULÉ :

HAIDA TOURISM PARTNERSHIP faisant affaire sous la raison sociale de WEST COAST RESORTS c L’ADMINISTRATEUR DE LA CAISSE D’INDEMNISATION DES DOMMAGES DUS À LA POLLUTION PAR LES HYDROCARBURES CAUSÉE PAR LES NAVIRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ADJOINTE COUGHLAN

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 21 DÉCEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Peter Swanson

POUR LA DEMANDERESSE

Ryan Gauvin

Cameron Grant

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Bureau de l’administrateur de la Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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