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Date : 20240319


Dossier : T‑1841‑21

Référence : 2024 CF 441

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2024

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

SA MAJESTÉ LE ROI

demandeur

et

LA BANQUE TORONTO‑DOMINION (TD CANADA TRUST)

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision concerne une requête visant à obtenir une décision sur deux points de droit au titre de l’article 220 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Ces points ou questions portent sur l’interprétation des dispositions sur les fiducies réputées de l’article 227 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5suppl) [la LIR] qui s’appliquent aux retenues au titre de l’impôt sur le revenu des employés que les employeurs effectuent, mais omettent de verser.

[2] Ces questions se posent dans le contexte de l’action sous‑jacente intentée par le demandeur, Sa Majesté le roi [la Couronne], contre la défenderesse, la Banque Toronto‑Dominion [la Banque], relativement au produit que la Banque a reçu de son client H.N.J. Enterprises Ltd. [le débiteur] après que ce dernier eut omis de verser des retenues salariales à la Couronne. Ce produit représente la somme que le débiteur a tirée de la vente de son entreprise et que la Banque a appliquée en paiement du découvert bancaire du débiteur. La Banque, un créancier non garanti du débiteur, a invoqué en défense à l’action de la Couronne qu’elle n’était pas visée par les dispositions sur les fiducies réputées de l’article 227 de la LIR et qu’en contrepartie du produit reçu, elle avait réduit le découvert du débiteur.

[3] C’est dans ce contexte que les parties ont proposé que la Cour statue sur deux points de droit au titre de l’article 220 des Règles. Par ordonnance du 18 mai 2023, le juge adjoint Horne a approuvé cette proposition et a établi un processus régissant la présentation des observations écrites et orales qui permettront à la Cour de trancher ces points de droit, que voici :

  1. Les dispositions sur les fiducies réputées de l’article 227 de la LIR s’appliquent‑elles aux créanciers non garantis?

  2. Un créancier non garanti peut‑il invoquer en défense à une réclamation relative à une fiducie réputée qu’il est un acquéreur de bonne foi à titre onéreux?

[4] Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, je conclus que la réponse à la première question est « oui » et que la réponse à la deuxième question est « non ».

II. Contexte

[5] À l’appui de la présente requête, les parties ont fourni un exposé conjoint des faits qui établit le fondement factuel de leur différend. Bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire au règlement des points de droit qui sont soulevés, le fondement factuel aide la Cour à comprendre le contexte dans lequel ceux‑ci s’inscrivent. Voici un résumé des faits sur lesquels les parties se sont entendues et que je considère comme les plus importants pour cette compréhension :

  1. Le débiteur a exploité un restaurant entre juin 2000 et octobre 2015 [l’entreprise] et avait des employés à qui il versait un salaire.

  2. Au cours des années d’imposition 2013, 2014 et 2015, le débiteur a retenu, mais a omis de verser à l’Agence du revenu du Canada [ARC], la somme de 74 518,17 $ payable au titre de la LIR, de la Loi sur le Régime de pensions du Canada, de la Loi sur l’assurance‑emploi et de leurs règlements d’application [collectivement, les retenues à la source]. De cette somme, une somme de 36 250,86 $ correspondait aux cotisations des employés au Régime de pensions du Canada ou à l’assurance‑emploi, et à l’impôt fédéral et provincial sur le revenu des employés, et était donc assujettie à une fiducie réputée créée en faveur de la Couronne en vertu des articles 222 et 227 de la LIR.

  3. En octobre 2015, le débiteur a cessé d’exploiter l’entreprise et l’a vendue pour la somme de 100 000 $ à un tiers non lié.

  4. La Banque a fourni des services bancaires au débiteur et à son administrateur. Le débiteur y a ouvert un compte d’affaires en 2004 [le compte d’entreprise], et l’administrateur y avait un compte personnel [le compte personnel]. Le débiteur a accumulé les découverts sur le compte d’entreprise avant et après la vente de celle‑ci, en octobre 2015, et ce, jusqu’à ce que le compte soit fermé en mars 2016. La Banque est ainsi devenue créancière non garantie du débiteur.

  5. La Banque ne savait pas que le débiteur n’avait pas versé les retenues à la source avant de recevoir un avis de l’ARC, le 8 janvier 2018.

  6. La période pertinente pour les questions posées à la Cour s’étend du 13 octobre 2015 au 6 janvier 2016 :

  1. Au cours de cette période, 92 opérations distinctes ont été traitées dans le compte d’entreprise. Au début d’octobre 2015, la vente de l’entreprise a permis au débiteur de toucher la somme nette (après déductions) de 89 500 $ [le produit]. À l’époque, la Banque ne savait pas que le débiteur avait vendu l’entreprise ni d’où provenait la somme correspondant au produit de la vente.

  2. Le 13 octobre 2015, l’administrateur a déposé le produit dans le compte d’entreprise et a utilisé ces fonds pour payer le découvert existant de 11 344,88 $. L’administrateur a ensuite transféré la somme de 69 500 $ du produit à son compte personnel. Après une série d’opérations effectuées le 13 octobre 2015, le solde du compte d’entreprise ce jour‑là était à découvert de 6 450,19 $.

  3. Le 15 octobre 2015, l’administrateur a transféré la somme de 6 730,48 $ du compte personnel au compte d’entreprise pour couvrir le découvert de 6 450,19 $. Le solde du compte d’entreprise à la fin de la journée du 15 octobre 2015 était de 280,29 $.

  4. Entre le 15 octobre 2015 et le 6 janvier 2016, la Banque a avancé des fonds au débiteur sous forme de découverts et l’administrateur a transféré des fonds du compte personnel au compte d’entreprise pour rembourser les découverts du débiteur.

  5. Au total, la Banque a reçu 37 595,07 $ du débiteur entre le 13 octobre 2015 et le 6 janvier 2016. Aucune de ces opérations ne découlait d’une demande de paiement de la Banque ou de l’exercice d’une quelconque forme de garantie.

  1. Le 8 janvier 2018, l’ARC a avisé la Banque qu’elle lui réclamait 36 250,86 $ plus les intérêts. La Banque n’a pas payé la Couronne, et celle‑ci a intenté la présente action.

III. Questions en litige

[6] La Cour doit trancher les deux points de droit énoncés précédemment dans les présents motifs.

IV. Analyse

A. Dispositions législatives

[7] Les dispositions législatives les plus pertinentes pour les points de droit dont la Cour est saisie sont les paragraphes 227(4) et 227(4.1) de la LIR, que voici :

Montant détenu en fiducie

Trust for moneys deducted

(4) Toute personne qui déduit ou retient un montant en vertu de la présente loi est réputée, malgré toute autre garantie au sens du paragraphe 224(1.3) le concernant, le détenir en fiducie pour Sa Majesté, séparé de ses propres biens et des biens détenus par son créancier garanti au sens de ce paragraphe qui, en l’absence de la garantie, seraient ceux de la personne, et en vue de le verser à Sa Majesté selon les modalités et dans le délai prévus par la présente loi.

(4) Every person who deducts or withholds an amount under this Act is deemed, notwithstanding any security interest (as defined in subsection 224(1.3)) in the amount so deducted or withheld, to hold the amount separate and apart from the property of the person and from property held by any secured creditor (as defined in subsection 224(1.3)) of that person that but for the security interest would be property of the person, in trust for Her Majesty and for payment to Her Majesty in the manner and at the time provided under this Act.

Nonversement

Extension of trust

(4.1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (sauf ses articles 81.1 et 81.2), tout autre texte législatif fédéral ou provincial ou toute règle de droit, en cas de non‑versement à Sa Majesté, selon les modalités et dans le délai prévus par la présente loi, d’un montant qu’une personne est réputée par le paragraphe (4) détenir en fiducie pour Sa Majesté, les biens de la personne, et les biens détenus par son créancier garanti au sens du paragraphe 224(1.3) qui, en l’absence d’une garantie au sens du même paragraphe, seraient ceux de la personne, d’une valeur égale à ce montant sont réputés

(4.1) Notwithstanding any other provision of this Act, the Bankruptcy and Insolvency Act (except sections 81.1 and 81.2 of that Act), any other enactment of Canada, any enactment of a province or any other law, where at any time an amount deemed by subsection 227(4) to be held by a person in trust for Her Majesty is not paid to Her Majesty in the manner and at the time provided under this Act, property of the person and property held by any secured creditor (as defined in subsection 224(1.3)) of that person that but for a security interest (as defined in subsection 224(1.3)) would be property of the person, equal in value to the amount so deemed to be held in trust is deemed

  • a)être détenus en fiducie pour Sa Majesté, à compter du moment où le montant est déduit ou retenu, séparés des propres biens de la personne, qu’ils soient ou non assujettis à une telle garantie;

 

(a) to be held, from the time the amount was deducted or withheld by the person, separate and apart from the property of the person, in trust for Her Majesty whether or not the property is subject to such a security interest, and

 

b) ne pas faire partie du patrimoine ou des biens de la personne à compter du moment où le montant est déduit ou retenu, que ces biens aient été ou non tenus séparés de ses propres biens ou de son patrimoine et qu’ils soient ou non assujettis à une telle garantie.

 

(b) to form no part of the estate or property of the person from the time the amount was so deducted or withheld, whether or not the property has in fact been kept separate and apart from the estate or property of the person and whether or not the property is subject to such a security interest

Ces biens sont des biens dans lesquels Sa Majesté a un droit de bénéficiaire malgré toute autre garantie sur ces biens ou sur le produit en découlant, et le produit découlant de ces biens est payé au receveur général par priorité sur une telle garantie.

and is property beneficially owned by Her Majesty notwithstanding any security interest in such property and in the proceeds thereof, and the proceeds of such property shall be paid to the Receiver General in priority to all such security interests.

B. Principes d’interprétation législative

[8] Les deux questions auxquelles la Cour doit répondre dans la présente requête concernent l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 227 de la LIR. Comme pour toute disposition législative, cette interprétation commande une analyse textuelle, contextuelle et téléologique. Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 RCS 27 au para 21, la Cour suprême a expliqué qu’il fallait lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Elle a aussi dit dans l’arrêt Alberta (Treasury Branches) c M.R.N., 1996 CanLII 244 (CSC), [1996] 1 RCS 963 au para 38, que les dispositions de la LIR devaient être interprétées suivant leur sens ordinaire, conformément à l’économie et à l’objet de la Loi.

[9] Toutefois, la Banque souligne qu’en matière fiscale, la jurisprudence reconnaît que le caractère singulier et précis de nombreuses dispositions fiscales commande de mettre l’accent sur l’interprétation textuelle (Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 RCS 601 au para 11). À ce propos, la Cour suprême explique au paragraphe 41 de l’arrêt Canada c Loblaw Financial Holdings Inc, 2021 CSC 51, que l’exigence selon laquelle il faut porter attention au texte, au contexte et à l’objet de la loi continue de s’appliquer en matière fiscale, mais que pour décider du poids relatif à accorder à ces éléments de l’analyse, il est important de donner leur plein effet aux mots précis et non équivoques employés par le Parlement.

[10] Je ne comprends pas que ces principes d’interprétation puissent faire l’objet d’un débat entre les parties.

C. Les dispositions sur les fiducies réputées de l’article 227 de la LIR s’appliquent‑elles aux créanciers non garantis?

(1) Explication de la question

[11] Au paragraphe 3 de l’arrêt First Vancouver Finance c M.R.N., 2002 CSC 49 [First Vancouver], la Cour suprême du Canada [CSC] fait un résumé utile du fonctionnement de la fiducie réputée de la LIR :

3. Le paragraphe 153(1) de la LIR exige que l’employeur déduise ou retienne un montant sur le salaire de l’employé (« retenue à la source ») et le verse au receveur général au plus tard à la date fixée par règlement. Suivant le par. 227(4), l’employeur qui fait une retenue à la source est réputé en détenir le montant en fiducie au profit de Sa Majesté, séparément de ses propres biens. Lorsque le montant d’une retenue à la source n'est pas versé au receveur général dans le délai prescrit, la fiducie réputée prévue au par. 227(4.1) de la LIR prend effet et s’applique aux biens de l’employeur jusqu’à concurrence du montant impayé. De plus, la fiducie est réputée exister depuis le moment où le montant a été déduit à la source.

[12] Le litige qui oppose les parties en l’espèce, et qui est à l’origine des questions sur lesquelles la Cour doit se prononcer, porte sur l’application du paragraphe 227(4.1). Comme l’indique clairement le libellé de cette disposition, dans les grandes lignes, la fiducie réputée ainsi créée s’applique à la fois aux biens du débiteur fiscal et aux biens détenus par tout créancier garanti du débiteur fiscal qui, en l’absence de la garantie, seraient ceux du débiteur fiscal.

[13] J’interromps ici mon analyse pour mettre en évidence ce sur quoi les parties sont en désaccord et ce sur quoi elles ne le sont pas. Comme les parties l’ont reconnu à l’audience, le premier point sur lequel porte la présente requête (si les dispositions sur les fiducies réputées s’appliquent aux créanciers non garantis) ne fait peut‑être pas ressortir avec suffisamment de précision la nature du litige.

[14] La Banque reconnaît que si, par exemple, elle (à titre de créancier non garanti) et la Couronne (à titre de bénéficiaire de la fiducie) poursuivaient un débiteur qui continuait de détenir un bien donné, la Couronne aurait priorité de rang dans un litige l’opposant à la Banque concernant l’accès à la contrepartie versée en échange du bien pour payer sa créance. À cet égard, les dispositions sur les fiducies réputées s’appliquent clairement aux créanciers non garantis, en ce sens qu’elles dispensent les créanciers non garantis, par exemple, de l’obligation d’obtenir un jugement et de le faire exécuter contre les biens du débiteur, dans la mesure où la valeur de ces biens est assujettie à la fiducie réputée. Il en est ainsi parce que les biens assujettis à la fiducie sont, jusqu’à concurrence de la somme due à la Couronne, réputés être des biens dans lesquels la Couronne, et non le débiteur, a un droit de bénéficiaire.

[15] Le litige entre les parties concerne une situation où le débiteur ne détient plus ses biens. Les questions soulevées au titre de l’article 220 des Règles sont des points de droit qui ne reposent pas formellement sur les faits précis du litige entre la Couronne et la Banque. Toutefois, ces faits servent à illustrer le type de situation pour laquelle les parties souhaitent obtenir une réponse.

[16] Le débiteur possédait les actifs de l’entreprise, mais il les a vendus à un tiers sans lien de dépendance moyennant une contrepartie pécuniaire. Si je comprends bien la thèse de la Banque, laquelle s’accorde avec l’explication ci‑dessus, tant que le débiteur détenait l’argent de la vente, cet argent était assujetti à la fiducie réputée. Toutefois, le débiteur a, au moyen d’une série d’opérations visant à rembourser le montant non garanti du découvert sur son compte d’entreprise, transmis cet argent à la Banque. La Banque est d’avis que, dès lors que le débiteur lui a transféré l’argent, la fiducie réputée ne s’appliquait plus. C’est, soutient‑elle, dans ce genre de cas que les dispositions régissant les fiducies réputées ne s’appliquent pas aux créanciers non garantis.

[17] Pour étayer sa thèse, la Banque s’appuie sur la nature de la fiducie réputée, qui est décrite comme suit dans l’arrêt First Vancouver (aux para 4 et 5) :

4 Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que la fiducie réputée prévue au par. 227(4.1) s’apparente sur le plan des principes à une charge flottante grevant la totalité des biens du débiteur fiscal au profit de Sa Majesté. La fiducie se matérialise au moment où le débiteur fiscal omet de verser le montant des retenues à la source dans le délai imparti, mais elle est réputée s’appliquer rétroactivement à compter du moment où le montant a été déduit. Tant que le débiteur fiscal ne remédie pas à son défaut, la fiducie continue de s’appliquer à ses biens au gré de leur acquisition. Ainsi, tout bien appartenant au débiteur fiscal à un moment quelconque est réputé détenu en fiducie à ce moment.

5 De ce point de vue, il est clair que tout bien qui se retrouve en la possession du débiteur fiscal est détenu en fiducie et assujetti au droit de Sa Majesté. De la même façon, le bien dont le débiteur fiscal se départit cesse de faire l’objet de la fiducie réputée. Cette réciprocité trouve appui tant dans le libellé clair des dispositions relatives à la fiducie réputée que dans leur objet et dans l’intention du législateur. Mais surtout, le droit de Sa Majesté sur les biens du débiteur fiscal est protégé, car au moment où le bien vendu à un tiers cesse d’être détenu en fiducie, le produit découlant de la vente de ce bien devient assujetti à la fiducie réputée. De plus, le fait qu’un tiers puisse acheter un bien à un débiteur fiscal ou à une personne soupçonnée d’être un débiteur fiscal sans craindre que Sa Majesté ne fasse ultérieurement valoir un droit sur ce bien favorise la stabilité commerciale.

[18] La Couronne ne souscrit pas à la position de la Banque, mais elle n’invoque aucun argument selon lequel l’argent est demeuré assujetti à la fiducie réputée après avoir été transmis par le débiteur à la Banque. Elle s’appuie plutôt sur les derniers mots du paragraphe 227(4.1), à savoir que le produit des biens d’une fiducie réputée doit lui être payé. Au paragraphe 17 d’une décision qui jouera un rôle important dans mon analyse des points à trancher au titre de l’article 220 des Règles, mon collègue, le juge Grammond, a expliqué (dans son analyse d’une disposition semblable à celle à l’étude, l’article 222 de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 [LTA]) que cette obligation est souvent appelée « obligation statutaire », pour la distinguer de ce qui sous‑tend la fiducie réputée elle‑même (Canada c Banque Toronto‑Dominion, 2018 CF 538 [Banque TD CF], conf par Banque Toronto‑Dominion c Canada, 2020 CAF 80 [Banque TD CAF]).

[19] En résumé, le désaccord entre les parties découle de l’affirmation selon laquelle la fiducie réputée participe de la nature d’une charge flottante, assortie de l’obligation statutaire de payer le produit des biens de la fiducie à la Couronne. Dans ce contexte, la Banque soutient que les dispositions de l’article 227 ne s’appliquent pas à un créancier non garanti à qui un débiteur transfère de l’argent qui est assujetti à la fiducie réputée. La Couronne soutient pour sa part que les dispositions de l’article 227 s’appliquent à un tel créancier non garanti, parce que cet argent représente le produit des biens de la fiducie et que le créancier garanti qui le reçoit doit donc le remettre à la Couronne conformément à l’obligation statutaire.

[20] Lors de l’audition de la requête, la Cour a consulté les avocats pour savoir si la première question soulevée au titre de l’article 220 des Règles devait être reformulée afin de faire ressortir avec plus de précision le point de droit en litige entre les parties. Or, les avocats se sont contentés de laisser la question telle quelle, après avoir convenu qu’elle n’exigeait pas nécessairement une réponse de type « oui » ou « non », mais que la réponse pourrait, au besoin, être nuancée de manière à régler le point en litige.

[21] Fort de cette explication, j’exposerai les principaux arguments avancés par les parties quant à l’incidence favorable qu’une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 227(4.1) pourrait avoir sur la position défendue par chacune d’elles au sujet du premier point soulevé au titre de l’article 220 des Règles, et pour cela, je tiendrai compte de la jurisprudence existante concernant l’interprétation de ce paragraphe.

(2) Les arguments de la Couronne

[22] Soulignant l’explication contenue dans l’arrêt Banque TD CAF (aux para 42 et 48), à savoir qu’en matière d’interprétation législative, l’évolution de la Loi est un facteur contextuel important, la Couronne attire d’abord l’attention de la Cour sur l’historique législatif et jurisprudentiel des paragraphes 227(4) et 227(4.1). Sur le plan jurisprudentiel, elle commence par l’arrêt Banque Royale du Canada c Sparrow Electric Corp, 1997 CanLII 377 (CSC), [1997] 1 RCS 411 [Sparrow] de la CSC, dans lequel la Cour suprême a interprété les versions antérieures de ces dispositions, soit les paragraphes 227(4) et 227(5), respectivement, que voici :

227

227

[…]

[…]

(4) Toute personne qui déduit ou retient un montant quelconque en vertu de la présente loi est réputée retenir le montant ainsi déduit ou retenu en fiducie pour Sa Majesté.

(4) Every person who deducts or withholds any amount under this Act shall be deemed to hold the amount so deducted or withheld in trust for Her Majesty.

(5) Malgré la Loi sur la faillite, en cas de liquidation, cession, mise sous séquestre ou faillite d’une personne, un montant égal à l’un ou l’autre des montants suivants est considéré comme tenu séparé et ne formant pas partie du patrimoine visé par la liquidation, cession, mise sous séquestre ou faillite, que ce montant ait été ou non, en fait, tenu séparé des propres fonds de la personne ou des éléments du patrimoine:

(5) Notwithstanding any provision of the Bankruptcy Act, in the event of any liquidation, assignment, receivership or bankruptcy of or by a person, an amount equal to any amount

 

a) le montant réputé, selon le paragraphe (4), être détenu en fiducie pour Sa Majesté;

(a) deemed by subsection (4) to be held in trust for Her Majesty, […]

 

shall be deemed to be separate from and form no part of the estate in liquidation, assignment, receivership or bankruptcy, whether or not that amount has in fact been kept separate and apart from the person's own moneys or from the assets of the estate.

[23] Dans l’arrêt Sparrow, la CSC a conclu que la fiducie réputée de la Couronne pouvait s’appliquer à un bien non grevé du débiteur fiscal (c.‑à‑d., à un bien non assujetti à une garantie), mais elle n’a pas soustrait à cette application la garantie préexistante du créancier garanti (aux para 98‑99). La Cour a cependant expliqué que le législateur pouvait intervenir et accorder la priorité absolue à la Couronne par l’entremise de la fiducie réputée (au para 112). Comme il est mentionné dans l’arrêt Banque TD CAF (aux para 26, 27 et 48), le législateur a répondu à cette invitation faite dans l’arrêt Sparrow d’élargir le champ d’application des dispositions sur les fiducies réputées, et il a modifié la disposition ayant précédé l’article 227 de la LIR.

[24] Dans le cadre de l’analyse contextuelle (sur les dispositions semblables de la LTA) faite dans l’arrêt Banque TD CAF, la Cour d’appel fédérale fait aussi observer que, lorsque les modifications postérieures au prononcé de l’arrêt Sparrow ont été annoncées, en 1997, le gouvernement a indiqué dans son communiqué de presse qu’en échange de la « priorité absolue » à accorder à la perception de la TPS non versée, la Couronne a renoncé à toutes autres priorités dans les cas de faillite. La Cour d’appel explique au paragraphe 45 de sa décision que le législateur a pris la décision de politique générale qu’en échange de la priorité absolue habituelle des fiducies prévues par la LTA, la priorité n’existerait plus en cas de faillite fondée sur la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B‑3 [LFI] et qu’elle ne s’appliquerait pas aux arrangements pris en application de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, LRC 1985, c C‑36 [LACC]).

[25] En l’espèce, la Couronne fait remarquer que la LIR crée également des exemptions limitées à la super priorité de la fiducie réputée, pour certaines catégories de créanciers non garantis, en cas de faillite ou de mise sous séquestre faite au titre de la LFI. Ces exemptions sont créées par le libellé de la parenthèse, « (sauf les articles 81.1 et 81.2) », qui suit la mention de la LFI dans les mots introductifs du paragraphe 227(4.1).

[26] Dans l’arrêt First Vancouver, la Cour suprême examine les modifications apportées aux dispositions relatives à la fiducie réputée et explique que celles‑ci accordent au ministre du Revenu national [le ministre] la priorité de rang sur les autres créanciers pour la perception des versements d’impôt et de taxes en souffrance (au para 23) et que ces modifications, qui font suite à l’arrêt Sparrow, révèlent que le législateur a voulu consolider la fiducie réputée et en accroître la portée afin de faciliter les opérations de recouvrement du ministre (au para 29).

[27] C’est à la lumière de cet historique législatif et jurisprudentiel qui, selon elle, décrit à la fois l’objet des dispositions actuelles sur les fiducies réputées et le contexte dans lequel ces dispositions s’inscrivent, que la Couronne se tourne vers le texte des dispositions. Cette dernière fait valoir que le sens ordinaire et grammatical du paragraphe 227(4.1) étend la portée de la fiducie réputée à deux types de biens : a) « les biens de la personne », la personne étant le débiteur fiscal; et b) « les biens détenus par son créancier garanti [...] qui, en l’absence d’une garantie [...], seraient ceux de la personne ». La Couronne fait valoir que c’est le renvoi à la première catégorie de biens, ceux du débiteur fiscal, qui a pour effet d’accorder à la Couronne la priorité de rang sur les créanciers non garantis, parce que la Couronne bénéficie de la fiducie réputée sur les biens du débiteur fiscal alors que les créanciers non garantis n’ont aucun droit de propriété sur ces biens.

[28] Anticipant les arguments de la Banque (qui seront examinés sous peu), qui affirme que la Cour devrait favoriser sa position parce que le paragraphe 227(4.1) regorge de références aux créanciers garantis et ne mentionne aucunement les créanciers non garantis, la Couronne soutient que cela ne permet pas de conclure que la disposition n’accorde pas à la Couronne la priorité sur les créanciers non garantis. Si les créanciers garantis sont expressément mentionnés, c’est plutôt parce qu’ils ont un droit de propriété sur les biens du débiteur fiscal, de sorte que, selon l’analyse de l’arrêt Sparrow, ces mentions sont nécessaires pour écarter expressément ce droit de propriété. En revanche, il n’est pas nécessaire que la disposition écarte le droit des créanciers non garantis, car c’est ce qu’elle fait en mentionnant simplement que la fiducie réputée s’applique aux biens du débiteur.

[29] C’est dans le contexte de ces observations que la Couronne a souligné à l’audition de la présente requête que sa thèse reposait principalement sur l’obligation statutaire consacrée par les derniers mots du paragraphe 227(4.1), à savoir que « […] le produit découlant de ces biens est payé au receveur général par priorité sur une telle garantie ».

[30] La Couronne renvoie la Cour à l’arrêt Canada (Procureure générale) c Banque nationale du Canada, 2004 CAF 92 [Banque Nationale], qui porte sur l’application de cette disposition, bien que dans un contexte faisant intervenir un créancier garanti. S’appuyant sur l’arrêt First Vancouver (au para 40), la Cour d’appel mentionne (au para 29) que la fiducie réputée s’apparente à une charge flottante de sorte que, dès qu’un débiteur fiscal se départit de ses biens dans le cadre normal de ses activités, la fiducie s’étend au produit de la vente ou au bien de remplacement. Lorsque le créancier garanti dans cette affaire a reçu le produit découlant des biens assujettis à la fiducie réputée, il était tenu de le verser au receveur général (Banque Nationale, au para 40).

[31] La décision Banque Nationale porte sur une situation où le produit découlait de la vente forcée des actifs du débiteur par le créancier garanti. Toutefois, la Couronne fait aussi référence à l’analyse contenue dans la décision Banque TD CF, dans laquelle la Cour tient compte de cette décision et d’autres pour conclure que la même analyse s’applique lorsqu’un débiteur vend volontairement ses biens et utilise le produit de la vente pour payer un créancier garanti (aux para 24 à 31). Comme la Cour le dit au paragraphe 31 de la décision Banque TD CF (dans le contexte des dispositions semblables de la LTA) :

31 Pour résumer, le passage « le produit découlant de ces biens est payé au receveur général » au paragraphe 222(3) de la LTA englobe le produit découlant de la vente volontaire des biens du débiteur fiscal. Après une telle vente, un débiteur fiscal a l’obligation de verser le produit de la vente au receveur général. Si le débiteur fiscal omet de le faire et paie plutôt un créancier garanti, alors ce créancier a l’obligation de verser l’argent à l’État.

[32] Comme je l’expliquerai sous peu, d’autres parties de la décision Banque TD CF traitent de la situation des créanciers non garantis. La Couronne soutient que ces observations sont incidentes et que l’on ne saurait s’y appuyer. Elle souscrit cependant à la conclusion énoncée au paragraphe 31 et soutient que la logique qui sous‑tend les conclusions contenues au paragraphe 40 de l’arrêt Banque Nationale et au paragraphe 31 de la décision Banque TD CF s’applique aussi au cas où la vente des biens d’un débiteur fiscal génère un produit qui est finalement reçu par un créancier non garanti. La Couronne soutient que le débiteur fiscal a l’obligation de verser ce produit au receveur général et que, s’il ne le fait pas et qu’il paie plutôt un créancier non garanti, ce créancier a l’obligation de verser l’argent à la Couronne.

[33] La Couronne cite de la jurisprudence qu’elle juge favorable à cet argument. Elle s’appuie sur l’affaire AG Canada (MNR) v GlassCell Isofab Inc, 2011 ONSC 2660 [GlassCell], dans laquelle un créancier non garanti, qui réclamait le coût des biens vendus et livrés à un débiteur, a obtenu un jugement contre ce dernier et, à l’issue d’une procédure de saisie‑arrêt, a été payé à même les fonds obtenus par le shérif. Sur le fondement de retenues à la source non versées au titre de la LIR, la Couronne a demandé une ordonnance enjoignant au créancier non garanti de lui remettre ces fonds. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué qu’en vertu de la super priorité créée par les dispositions sur les fiducies réputées de la LIR, la créance de la Couronne prenait rang devant celle du créancier non garanti pour ce qui était du produit de la saisie‑arrêt (au para 38).

[34] Dans l’affaire GlassCell, le créancier non garanti a tenté de s’appuyer sur l’explication de l’arrêt First Vancouver, à savoir que la fiducie réputée s’apparente à une charge flottante et qu’elle cesse de s’appliquer aux biens dont le débiteur fiscal se départit, parce qu’elle s’applique alors à la contrepartie touchée par le débiteur, de sorte qu’il n’y a ni appauvrissement ni enrichissement de la fiducie (First Vancouver, au para 42). La cour a rejeté cet argument, concluant au paragraphe 37 qu’il n’y avait pas eu de vente ou de disposition s’apparentant à une vente par le débiteur fiscal du genre de celle à laquelle s’appliquait l’arrêt First Vancouver.

[35] La Couronne invoque aussi l’affaire Proman Ltd v RCL Operators Ltd, 1993 CanLII 3328, (NB KB) [Proman], dans laquelle un créancier judiciaire non garanti a fait valoir que le paragraphe 224(1.2) de la LIR (dont le libellé est semblable à celui du paragraphe 227(4.1)) accordait à la Couronne la priorité sur les créanciers garantis, mais pas sur les créanciers non garantis. La Cour du Banc du Roi du Nouveau‑Brunswick a conclu que, selon la Loi, l’argent qui devait être payé au ministre avait préséance sur toutes les créances, nonobstant toute garantie. Ainsi, les créanciers non garantis n’occupaient pas de rang privilégié.

(3) Les arguments de la Banque

[36] Je vais maintenant examiner les arguments opposés par la Banque à ceux de la Couronne. Comme cette dernière l’avait prévu, la Banque s’appuie sur l’importance du texte dans l’interprétation des dispositions fiscales, et elle met l’accent sur les renvois répétés aux créanciers garantis aux paragraphes 227(4) et 227(4.1) et sur l’absence de renvois aux créanciers non garantis.

[37] La Banque invoque le principe selon lequel, en l’absence de termes clairs exprimant le contraire, l’impôt dû par une personne ne peut pas être perçu sur les biens d’une autre personne (Pembina on the Red Development Corp Ltd v Triman Industries Ltd, 1991 CanLII 2699 (MBCA)). Elle soutient que, contrairement aux biens des créanciers garantis, il n’est pas question dans le libellé du paragraphe 227(4.1) d’appliquer la fiducie réputée aux biens des créanciers non garantis. La Banque insiste sur les conclusions de la CSC selon lesquelles les dispositions sur les fiducies réputées ne devraient pas être interprétées comme s’étendant aux biens d’autres parties en l’absence de termes clairs en ce sens (Sparrow, aux para 39 et 112; First Vancouver, au para 43).

[38] La Banque conteste également l’argument de la Couronne, qui affirme que l’historique législatif étaye sa position. La Banque renvoie à l’argument de la Couronne, selon lequel les dispositions législatives antérieures à l’arrêt Sparrow étendaient déjà la portée de la fiducie réputée aux créanciers non garantis, et elle soutient que rien dans ces dispositions ou dans l’arrêt Sparrow n’appuie une telle conclusion.

[39] S’agissant des précédents invoqués par la Couronne, la Banque soutient que la Cour ne saurait se laisser guider par les décisions GlassCell ou Proman, parce que la Cour n’est pas liée par ces décisions qui ne contiennent pas l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise des dispositions en cause et ne tiennent pas compte des arrêts de la CSC qui, selon elle, viennent éclairer la question dont la Cour est actuellement saisie.

[40] La Banque s’appuie en premier lieu sur l’arrêt Canada c Canada North Group Inc, 2021 CSC 30 [Canada North], qui porte sur la priorité de rang entre la fiducie réputée de la Couronne et les charges super prioritaires accordées en vertu de la LACC relativement à un plan d’arrangement visant à éviter la faillite d’une société. La Banque attire l’attention de la Cour sur l’observation de la CSC (la juge Côté) voulant que la fiducie réputée créée en vertu de la LIR n’ait priorité que sur un ensemble bien précis de garanties et non sur toutes les garanties possibles (aux para 4 et 60). Cela étant, la Banque soutient que la fiducie ne s’étend pas à tous les créanciers et qu’elle ne s’applique pas aux créanciers garantis.

[41] De même, la Banque signale qu’au paragraphe 10 de l’arrêt Caisse populaire Desjardins de l’Est de Drummond c Canada, 2009 CSC 29, [2009] 2 RCS 94 [Caisse populaire], la CSC indique que l’étendue de la fiducie réputée créée par la LIR doit être déterminée en fonction de la définition de « garantie » que l’on trouve dans la LIR.

[42] Au sujet de l’arrêt Caisse populaire, la Banque a soulevé un autre argument à l’audition de la présente requête. Dans cette affaire, la CSC s’est prononcée sur la question de savoir si la convention conclue entre la Caisse populaire [la Caisse] et son client, Camvrac Enterprises Inc [Camvrac], qui était également débiteur fiscal, représentait une « garantie » au sens des dispositions de la LIR en matière de fiducie réputée. La Couronne soutient que ce litige reposait sur la prémisse que si la Caisse n’avait pas eu de garantie, elle aurait pu avoir gain de cause contre la Couronne. En d’autres termes, la Banque soutient que la CSC a implicitement conclu qu’il était présumé que les dispositions sur les fiducies réputées ne s’appliquent pas aux créanciers non garantis.

[43] La Banque renvoie également la Cour aux observations formulées dans la décision Banque TD CF au sujet de l’application des dispositions sur les fiducies réputées de la LTA aux créanciers non garantis. Dans cette affaire, le litige opposait la Couronne et un créancier garanti, mais la décision contient aussi des observations sur la situation des créanciers non garantis. Comme je l’ai expliqué plus tôt dans les présents motifs, la Cour a statué, après avoir analysé la situation du créancier garanti en cause, que lors de la vente de ses biens, un débiteur fiscal a l’obligation de verser le produit de la vente au receveur général et que s’il omet de le faire et paie plutôt un créancier garanti, alors ce créancier a l’obligation de verser l’argent à l’État (au para 31). Après avoir formulé cette conclusion, la Cour a fait observer qu’elle n’était pas certaine si la même logique s’appliquait aux créanciers non garantis, même s’il n’était pas nécessaire qu’elle tranche cette question (au para 32).

[44] À l’audition de la présente requête, la Banque a souligné que sa position sur les questions soulevées au titre de l’article 220 des Règles ne dépendait pas de ces observations (ni des autres observations contenues dans la décision Banque TD CF au sujet de la situation des créanciers non garantis, auxquelles je me reporterai dans mon examen du deuxième point plus loin dans les présents motifs). La Banque soutient que ces observations sont exactes. Or, sa position s’articule principalement autour des principes d’interprétation des lois et de l’attention qu’il convient de porter au texte des dispositions fiscales pertinentes, ainsi que des arrêts de la CSC mentionnés ci‑dessus.

(4) Analyse

[45] À titre préliminaire, je remarque que les arguments des parties, et donc la présente analyse, reposent sur la version anglaise des dispositions pertinentes. Bien que la version française ait aussi force de loi, aucune des parties n’a fait valoir qu’il y avait ambiguïté entre les deux versions. L’argumentation et l’analyse qui figurent dans l’arrêt Banque TD CAF reposent aussi sur la version anglaise (voir le para 32).

[46] J’ai examiné les observations formulées par la Banque – au sujet des renvois répétés aux créanciers garantis dans les paragraphes 227(4) et 227(4.1), de l’absence de tels renvois aux créanciers non garantis, de l’exigence d’un libellé clair indiquant que l’impôt dû par une personne peut être perçu sur les biens d’une autre personne, et de l’absence d’un tel libellé clair dans les versions antérieures des paragraphes 227(4) et 227(4.1), ou dans l’arrêt Sparrow, – à l’appui de la conclusion selon laquelle les dispositions législatives antérieures à l’arrêt Sparrow étendaient déjà la fiducie réputée aux créanciers non garantis.

[47] À mon avis, ces observations n’ont aucun lien avec la position de la Couronne quant à la façon dont le paragraphe 227(4.1) s’applique lorsque les biens d’un débiteur fiscal ont été vendus. La Couronne ne prétend pas que la fiducie réputée s’applique aux biens d’un créancier non garanti. En effet, comme je l’ai expliqué plus haut, elle soutient qu’il n’est pas nécessaire qu’elle s’applique pour que la Couronne bénéficie de la protection créée par la fiducie réputée, car il est seulement nécessaire qu’elle s’applique aux biens des parties qui pourraient avoir un droit de propriété, c’est‑à‑dire le débiteur fiscal et les créanciers garantis. La Couronne invoque plutôt l’obligation statutaire, consacrée par les derniers mots du paragraphe 227(4.1), à savoir que « […] le produit découlant de ces biens est payé au receveur général par priorité sur une telle garantie ».

[48] Comme il a été expliqué précédemment, le désaccord des parties concernant le premier des points à trancher au titre de l’article 220 des Règles porte sur le cas où un débiteur fiscal a transféré des biens détenus en fiducie (en particulier l’argent tiré de la vente d’un autre bien détenu en fiducie) à un créancier non garanti. La Couronne est d’avis que l’obligation statutaire s’applique dans un tel cas, puisque l’argent est un produit au sens du paragraphe 227(4.1), de sorte que le créancier non garanti est tenu de verser ce produit à la Couronne.

[49] J’ai également tenu compte du fait que la Banque s’appuyait sur les arrêts Canada North et Caisse populaire et je ne crois pas que ces précédents lui soient utiles pour ce qui est du point précis sur lequel les parties ne s’entendent pas. J’admets qu’en principe la fiducie réputée créée par la LIR n’a pas pour but d’accorder la priorité à la Couronne sur toutes les garanties possibles (Canada North, aux para 4 et 60) et qu’il faut recourir à la définition de la LIR pour déterminer l’étendue de la fiducie réputée (Caisse populaire, au para 10). Toutefois, ces précédents ne portent pas principalement sur l’étendue de l’obligation statutaire ou sur son application au produit découlant de la vente de biens faisant l’objet d’une fiducie réputée.

[50] Quant à l’autre argument avancé par la Banque sur le fondement de l’arrêt Caisse populaire (selon lequel la CSC aurait implicitement conclu qu’il était présumé que les dispositions sur les fiducies réputées ne s’appliquent pas aux créanciers non garantis), il est nécessaire d’examiner brièvement les faits de cette affaire et les arguments précis qui ont été soumis à la CSC. La Caisse avait ouvert un crédit à son client Camvrac, qui de son côté avait également fait un dépôt à terme à la Caisse, conformément à une convention qui permettait à la Caisse de retenir la somme déposée jusqu’à concurrence de la somme due sur la marge de crédit (para 1 à 4).

[51] Comme l’explique le juge Rothstein dans la décision majoritaire, la Cour suprême devait se prononcer sur la question de savoir si la Couronne avait droit au dépôt à terme de Camvrac en raison des dispositions sur les fiducies réputées (au para 7). La Caisse faisait valoir qu’elle ne détenait pas de garantie, mais plutôt que la convention qu’elle avait signée avec Camvrac lui conférait un droit contractuel d’éteindre simplement sa propre dette envers Camvrac (voir para 26). Le juge Rothstein a rejeté cet argument et a conclu que le droit de compensation de la Caisse constituait bel et bien une « garantie » au sens des dispositions sur les fiducies réputées (voir para 17). Dissidente, la juge Deschamps a conclu que le droit de compensation ne constituait pas une garantie et que le droit contractuel dont bénéficiait la Caisse était opposable à la Couronne, puisque cette dernière ne pouvait pas posséder plus de droits que Camvrac n’en avait lui‑même (au para 65).

[52] Je ne suis pas convaincu que l’arrêt Caisse populaire appuie l’argument de la Banque selon lequel la CSC y conclut implicitement qu’il est présumé que les dispositions sur les fiducies réputées ne s’appliquent pas aux créanciers non garantis. La Caisse faisait plutôt valoir que ses droits contractuels lui permettaient d’éteindre sa dette envers Camvrac, représentée par le dépôt à terme, de sorte qu’aucun actif de Camvrac ne pouvait être assujetti à la fiducie réputée de la Couronne. Chose certaine, l’arrêt Caisse populaire ne repose pas sur une analyse de la mesure dans laquelle la fiducie réputée ou l’obligation statutaire créée par le paragraphe 227(4.1) de la LIR s’applique aux créanciers non garantis.

[53] Je ne suis pas non plus disposé à accorder beaucoup d’importance aux décisions invoquées par la Couronne, GlassCell et Proman. Je suis d’accord avec la Banque pour dire qu’aucune de ces décisions ne renferme une interprétation législative solide. De plus, aucune d’elles ne s’intéresse à l’application de l’obligation statutaire. Ces décisions (GlassCell et Proman) traitent plutôt les réclamations concurrentes comme un litige ordinaire en matière de priorité de rang où des créanciers cherchent à avoir accès à la valeur des actifs d’un débiteur.

[54] L’approche adoptée par les tribunaux dans ces décisions n’est peut‑être pas surprenante. Dans la décision GlassCell, le litige portait sur trois comptes du débiteur (un compte commercial et deux comptes bancaires), chacun représentant un actif du débiteur. Au moment du litige, le créancier non garanti avait procédé à une saisie‑arrêt de ces actifs et les fonds ainsi saisis lui avaient été versés. Par conséquent, je comprends pourquoi la Couronne soutient que les faits de cette affaire sont quelque peu comparables à ceux du litige sous‑jacent qui l’oppose à la Banque, car dans l’affaire GlassCell, la cour était saisie d’un cas où le créancier non garanti était déjà en possession des fonds. La cour n’a toutefois pas analysé les droits respectifs des parties au regard de l’obligation statutaire.

[55] De même, dans l’affaire Proman, les créanciers (y compris les créanciers non garantis et la Couronne) avaient présenté des revendications concurrentes à l’égard de fonds qui avaient été versés auprès de la cour, conformément à une ordonnance d’entreplaiderie, par le débiteur au titre d’un cautionnement garantissant le paiement de la main‑d’œuvre et des matériaux. Encore une fois, je comprends pourquoi la Couronne renvoie à cette décision, car la cour y qualifie les fonds de « produit du cautionnement ». Or, selon la lecture que je fais de cette décision, la cour se livre à une analyse conventionnelle de l’ordre de priorité, fondée sur la prétention de la Couronne qui affirme que sa créance a, en raison de la fiducie réputée, priorité sur celle du créancier non garanti, et non à une analyse fondée sur l’application de l’obligation statutaire.

[56] J’estime que les décisions les plus éclairantes pour l’examen de l’applicabilité de l’obligation statutaire sont Banque TD CF et Banque TD CAF, qui reposent toutes deux sur l’arrêt First Vancouver. J’examinerai sous peu les observations respectives des parties sur l’application de la décision Banque TD CF, ainsi que leurs différences de vues quant à savoir si certaines parties de la décision, qui portent sur les droits des créanciers non garantis, constituent des remarques incidentes. Je commencerai toutefois par examiner l’arrêt Banque TD CAF, dans lequel la Cour d’appel a effectué l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique requise des dispositions sur les fiducies réputées dans la LTA, y compris du libellé de l’obligation statutaire.

[57] Après avoir examiné le texte des dispositions sur les fiducies réputées, la Cour d’appel fédérale a conclu que, lorsque la Banque avait prêté de l’argent au débiteur et obtenu sa garantie, les biens de ce dernier étaient déjà, jusqu’à concurrence de la dette fiscale, réputés être des biens dans lesquels la Couronne avait un droit de bénéficiaire en vertu de la fiducie réputée (aux para 33‑36). Se fondant sur le libellé de l’obligation statutaire créée par la disposition relative à la fiducie réputée, la Cour d’appel a ensuite conclu qu’au moment de la vente des biens du débiteur, la banque était tenue par la loi de remettre le produit de cette vente à la Couronne (aux para 37‑38).

[58] La Cour d’appel a expliqué que l’objet et le contexte des dispositions sur les fiducies réputées confirmaient le sens grammatical et ordinaire du libellé. Ces dispositions avaient pour objet d’assurer la perception des taxes non versées, et ce, en accordant la priorité à la fiducie réputée à l’égard des biens qui étaient également grevés d’une garantie. La Cour d’appel a conclu que pour atteindre cet objet, il convenait d’interpréter les dispositions sur les fiducies réputées de manière à ce qu'un créancier garanti soit tenu de remettre le produit de la vente d'un bien du débiteur qu'il reçoit et qui devient assujetti à une fiducie en faveur de la Couronne (aux para 39‑41).

[59] À propos du contexte des dispositions sur les fiducies réputées, la Cour d’appel a expliqué aux paragraphes 42 à 48 que les facteurs contextuels les plus importants se trouvaient dans l’évolution de la loi et dans les dispositions qui reflétaient la décision de politique générale, prise par le législateur, d’accorder à la Couronne une super priorité, sous réserve de certaines exceptions dont celles voulant que la priorité n’existe plus dans les cas de faillite fondées sur la LFI ou qu’elle ne s’applique pas aux arrangements pris sous le régime de la LACC (comme je l’ai été expliqué plus tôt dans les présents motifs). La Cour d’appel a ajouté que l’évolution de la loi témoignait de l’intention du législateur d’élargir la portée des dispositions sur les fiducies réputées afin de garantir le recouvrement des retenues à la source non versées en priorité sur toutes les dettes (au para 48).

[60] Je conclus que l’application des conclusions tirées par la Cour d’appel fédérale au sujet de l’interprétation des dispositions sur les fiducies réputées favorise la position de la Couronne sur le premier point soulevé au titre de l’article 220 des Règles. Dans son analyse textuelle, la Cour d’appel a expliqué que les mots employés dans la disposition à l’étude, notamment ceux créant la fiducie réputée sur les biens du débiteur fiscal, à savoir « […] malgré tout autre droit en garantie sur ces biens ou sur le produit en découlant », faisaient en sorte que, lorsque la Banque avait prêté de l'argent au débiteur et avait obtenu sa garantie, les biens du débiteur étaient déjà, jusqu’à concurrence de la dette fiscale, réputés être des biens dans lesquels la Couronne avait un droit de bénéficiaire (aux para 35‑36). Puis, à propos du libellé de l’obligation statutaire, à savoir que « […] le produit découlant de ces biens est payé au receveur général par priorité sur tout droit en garantie », la Cour a conclu que, lorsque les biens du débiteur ont été vendus, la banque était tenue par la loi de remettre le produit de la vente à la Couronne.

[61] À mon avis, aucune de ces analyses ne dépend du fait que la banque était un prêteur détenant une garantie sur le bien. En fait, la banque était tenue de verser le produit de la vente à la Couronne parce que les dispositions imposent une fiducie réputée sur les biens du débiteur, en plus de l’obligation statutaire. Les renvois aux créanciers garantis et aux garanties empêchent simplement le créancier garanti d’échapper à l’application de ces dispositions au moyen de sa garantie. Ces renvois n’ont par ailleurs joué aucun rôle dans l’analyse ayant favorisé la position de la Couronne dans l’arrêt Banque TD CAF.

[62] L’analyse téléologique à laquelle s’est livrée la Cour d’appel fédérale appuie tout autant la position de la Couronne. Au paragraphe 40 de l’arrêt Banque TD CAF, la Cour d’appel décrit l’objet de la disposition sur la fiducie réputée comme étant la perception des taxes non versées et précise que cet objet est atteint en accordant une priorité à la fiducie réputée à l’égard des biens qui sont également grevés d’une garantie (je souligne). J’estime que la Cour d’appel reconnaît ainsi l’intention du législateur de donner à la Couronne un accès prioritaire à la valeur des actifs du débiteur fiscal, malgré l’existence d’une garantie. Encore une fois, cette analyse ne dépend pas de l’existence de la garantie. Au contraire, elle s’applique même s’il existe une garantie. S’agissant de la question qui m’est soumise, l’objet des dispositions sur les fiducies réputées, soit la perception des taxes et impôts non versés, joue en faveur de l’application de ces dispositions afin d’obliger le créancier non garanti, à qui un débiteur a versé le produit de la vente d’un bien détenu en fiducie, à verser ce produit au receveur général de la même manière que le créancier garanti.

[63] L’analyse contextuelle appuie également la position de la Couronne. Dans le contexte de l’évolution des lois, la Cour d’appel fédérale renvoie à la décision de politique générale prise par le législateur d’accorder la priorité à la Couronne en échange de certaines exceptions (au para 45). Comme l’a fait valoir la Couronne en l’espèce, le paragraphe 227(4.1) de la LIR compte parmi ses exceptions les effets de la définition de garantie au paragraphe 227(4.2), ainsi que les articles 81.1 et 81.2 de la LFI, qui confèrent aux fournisseurs de biens non payés le droit d’en reprendre possession dans certaines situations, en plus d’assortir d’une sûreté les créances d’une certaine catégorie d’agriculteurs, de pêcheurs et d’aquaculteurs non payés.

[64] Je conviens avec la Couronne que l’effet global de ces dispositions législatives est d’accorder la priorité à certaines catégories de demandeurs, notamment à certains demandeurs qui pourraient autrement être des créanciers non garantis. D’après l’analyse contextuelle de l’arrêt Banque TD CAF, cela s’explique par le fait que le législateur a pris une décision de politique nuancée, et non une décisions de politique générale visant à favoriser les intérêts de tous les créanciers non garantis.

[65] Dans l’arrêt Banque TD CAF, la Cour d’appel a interprété les dispositions sur les fiducies réputées de la LTA afin de statuer sur certaines questions (voir au para 19) soulevées en appel de la décision Banque TD CF. Elle devait notamment se prononcer sur la possibilité pour un créancier garanti de se prévaloir du moyen de défense offert à l’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux, une question sur laquelle je me pencherai sous peu lors de l’examen du deuxième point soulevé au titre de l’article 220 des Règles. Dans la décision Banque TD CF, le juge Grammond a expliqué que, parmi les questions qu’il devait trancher, il devait déterminer si les dispositions de la LTA relatives à la fiducie réputée imposaient à la banque l’obligation de rembourser l’argent qu’elle avait reçu de son débiteur après que celui‑ci eut vendu le bien (au para 15). Il semble que la banque n’ait pas soulevé cette question en appel. Par conséquent, il est utile d’examiner l’analyse que le juge Grammond a faite de cette question.

[66] La similitude entre les faits de l’affaire Banque TD CF et ceux de l’affaire qui nous occupe (à part que dans la première, la banque était un créancier garanti), tout comme la similitude de l’analyse que les deux affaires requièrent, ressort à l’évidence du paragraphe 18 de la décision :

18 En l’espèce, l’État n’allègue pas que la Banque détenait des biens en fiducie. La fiducie réputée englobait la maison de M. Weisflock, malgré l’hypothèque détenue par la Banque sur cette maison. La Banque ne détenait pas de titre de propriété sur un bien à titre de garantie. L’extension de la fiducie réputée à cette catégorie de bien n’est donc pas en cause. L’État allègue plutôt que la Banque a une « obligation statutaire » aux termes de la dernière condition du paragraphe 222(3) de la LTA, parce qu’elle a reçu le « produit » du bien, à savoir une partie du prix de la vente à un tiers, lorsque M. Weisflock a remboursé ses prêts.

[67] Dans l’affaire Banque TD CF, la banque soutenait que l’obligation statutaire s’appliquait seulement lorsqu’elle exécutait sa garantie et vendait le bien du débiteur pour se rembourser (voir para 19), un argument que la Cour a rejeté pour des raisons d’interprétation législative et de jurisprudence. Bien que cet argument ne soit pas soulevé en l’espèce, il reste que la Cour a procédé à une analyse qui l’a amenée à conclure, au paragraphe 31 (reproduit plus tôt dans les présents motifs), que le libellé de la disposition en cause englobait le produit découlant de la vente volontaire des biens du débiteur fiscal. Après une telle vente, le débiteur a l’obligation de verser le produit au receveur général et, s’il omet de le faire et paie plutôt un créancier garanti, alors ce créancier a l’obligation de verser l’argent à l’État.

[68] Bien que cette analyse et cette conclusion portent sur un cas où le créancier détenait une garantie, je ne vois aucune raison pour laquelle l’analyse ne s’appliquerait pas aussi au créancier non garanti.

[69] Cela m’amène au paragraphe suivant de la décision de la Cour. Après avoir conclu au paragraphe 31 que l’obligation statutaire s’appliquait aux créanciers garantis, le juge Grammond a dit ce qui suit (au para 32) :

32. À l’audience, j’ai demandé à l’avocat de l’État si la même logique s’appliquerait à des créanciers non garantis. Il a affirmé que oui. Je ne suis toutefois pas convaincu que cela est compatible avec le libellé du paragraphe 222(3), qui prévoit que le produit découlant des biens doit être payé à l’État « par priorité sur tout droit en garantie ». Une interprétation contraire semble avoir été adoptée dans la décision Canada (Attorney General) c Community Expansion Inc., 2004 CanLII 50266 (ON SC), 72 OR (3d) 546 (CSJ Ont), au paragraphe 19, conf. par 2005 CanLII 1402 (CA Ont). Il semblerait également étrange que le législateur ait fourni un mécanisme pour l’exemption de certaines garanties au paragraphe 222(4), mais pas pour la protection de créanciers non garantis, si ces derniers sont assujettis à l’obligation statutaire de payer. Étant donné que la Banque était un créancier garanti lorsqu’elle a reçu le paiement de M. Weisflock, et à la lumière de ma conclusion sur la prochaine question, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question.

[70] La Couronne soutient que les observations formulées au paragraphe 32 de la décision Banque TD CF sont incidentes et elle invite la Cour à ne pas en tenir compte. Étant donné que dans ce paragraphe, la Cour explique qu’elle n’est pas tenue de trancher la question des créanciers non garantis, je conviens avec la Couronne que celui‑ci est manifestement incident. Toutefois, bien que le principe de la courtoisie judiciaire puisse ne pas s’appliquer au sens strict, il est tout de même utile d’examiner cette analyse pour déterminer si elle pourrait avoir une force persuasive.

[71] La Couronne remet en question la pertinence de la décision Canada (Attorney General) v Community Expansion Inc., 72 OR (3d) 546 (Ont SCJ) [Community Expansion] sur laquelle reposent les observations formulées au paragraphe 32 de la décision Banque TD CF. La Couronne soutient par ailleurs que ces observations ne tiennent pas compte de l’objet des dispositions sur les fiducies réputées, non plus que de leur contexte, notamment de leur évolution et des exemptions limitées qui y sont prévues à l’égard de certains créanciers non garantis en cas de faillite ou de mise sous séquestre relevant de la LFI.

[72] Le paragraphe 32 laisse croire que la question de l’application de l’obligation statutaire aux créanciers non garantis découle d’une question posée par la Cour au cours de l’audience, ce qui peut vouloir dire que la Cour ne disposait pas d’observations complètes et réfléchies, fournies par les parties, sur la question. De plus, le juge s’appuie dans une certaine mesure sur le paragraphe 19 de la décision Community Expansion. Comme l’affirme la Couronne, un examen de cette décision démontre que la cour a conclu que l’exercice par un locateur de son droit de saisie‑gagerie sur les biens d’un locataire en défaut constituait une garantie au sens des dispositions sur les fiducies réputées. La cour ne s’est pas penchée sur l’application des dispositions sur les fiducies réputées aux créanciers non garantis.

[73] S’agissant de la décision Community Expansion, la Banque fait valoir un argument semblable à celui qu’elle a soulevé à propos de l’arrêt Caisse populaire, c’est‑à‑dire que le litige devait reposer sur la prémisse que, si le locateur n’avait pas eu de garantie, il aurait pu avoir gain de cause contre la Couronne. Contrairement à l’arrêt Caisse populaire, la décision Community Expansion n’explique pas clairement en quoi le locateur aurait pu bénéficier d’une conclusion selon laquelle il n’avait pas de garantie. Par conséquent, la Banque a peut‑être raison lorsqu’elle décrit la situation du locateur, et c’est peut‑être aussi pourquoi le juge Grammond renvoie à la décision Community Expansion. Toutefois, comme dans l’arrêt Caisse populaire, la cour, dans la décision Community Expansion, ne s’est appuyée sur aucune analyse, et elle n’en a fait aucune, concernant la mesure dans laquelle la fiducie réputée ou l’obligation statutaire créée par le paragraphe 227(4.1) de la LIR s’appliquait aux créanciers non garantis.

[74] Enfin, s’agissant de l’observation du juge Grammond selon laquelle il semblerait étrange que le législateur ait fourni un mécanisme pour l’exemption de certaines garanties, mais pas pour la protection de créanciers non garantis, si ces derniers étaient également assujettis à l’obligation statutaire, je suis d’accord avec la Couronne pour dire que cette observation ne tient pas compte des exemptions limitées prévues par les dispositions sur les fiducies réputées à l’égard de certaines catégories de créanciers, notamment de créanciers qui pourraient autrement être des créanciers non garantis (comme nous l’avons vu plus tôt dans les présents motifs). Là encore, c’est probablement parce que le juge Grammond ne disposait pas d’observations complètes et réfléchies sur la question de l’application des dispositions sur les fiducies réputées aux créanciers non garantis, étant donné que la question n’avait pas été soumise à la Cour. La Couronne m’a convaincu que je ne devrais pas (avec égards) adopter le raisonnement énoncé au paragraphe 32 de la décision Banque TD CF.

(5) Conclusion sur la première question soulevée au titre de l’article 220 des Règles

[75] Compte tenu de l’analyse qui précède, je souscris à la position de la Couronne sur la première question soulevée au titre de l’article 220 des Règles. Bien que j’aie mentionné plus tôt dans les présents motifs qu’il pourrait être nécessaire de nuancer la réponse, mon analyse m’amène à la conclusion qu’il est possible de répondre simplement par l’affirmative. Comme je l’ai déjà expliqué, il n’est pas contesté que, si un créancier non garanti et la Couronne poursuivaient un débiteur détenant un bien donné, la Couronne aurait priorité de rang et, en ce sens, les dispositions sur les fiducies réputées s’appliquent aux créanciers non garantis. Dans le cas en litige, où un débiteur fiscal vend volontairement le bien qui est visé par la fiducie réputée et verse le produit de cette vente à un créancier non garanti, les dispositions sur les fiducies réputées s’appliquent au créancier non garanti, car ce dernier est tenu, selon l’obligation statutaire, de verser ce produit à la Couronne.

D. Un créancier non garanti peut‑il invoquer en défense à une réclamation relative à une fiducie réputée qu’il est un acquéreur de bonne foi à titre onéreux

[76] Je crois comprendre que la Banque est d’avis qu’elle peut quand même avoir gain de cause dans le litige qui l’oppose à la Couronne si la réponse à la deuxième question est « oui », même si la réponse à la première question soulevée au titre de l’article 220 des Règles lui est défavorable. La Banque affirme qu’elle était un acquéreur de bonne foi à titre onéreux lors des opérations par lesquelles elle a octroyé du crédit au débiteur, que celui‑ci a remboursé par la suite, de sorte qu’elle peut invoquer ce moyen de défense à l’encontre de la réclamation de la Couronne en vertu du paragraphe 227(4.1) de la LIR.

[77] L’arrêt Banque TD CAF résume de la façon suivante le moyen de défense fondé sur la qualité d’acquéreur de bonne foi à titre onéreux (au para 73) :

73. Premièrement, dans l’arrêt i Trade Finance Inc. c. Banque de Montréal, 2011 CSC 26, [2011] 2 R.C.S. 360, au paragraphe 60, la Cour suprême a cité et approuvé l’explication suivante du moyen de défense offert à l'acquéreur de bonne foi à titre onéreux :

[traduction] Le nom complet du moyen de défense en equity est « acquisition de bonne foi d'un intérêt légal à titre onéreux et sans connaissance préalable d'un intérêt préexistant en equity. » Il permet au défendeur de détenir ses droits de propriété en common law sans qu’ils ne soient entravés par les droits de propriété en equity préexistants. En d'autres termes, lorsque ce moyen de défense est invoqué, les droits de propriété en equity préexistants s'éteignent par le biais de l'opération par laquelle le défendeur acquiert ses droits de propriété en common law.

(L. Smith, The Law of Tracing (1997), page 386 (note en bas de page omise); [non souligné dans l’original]).)

[78] Comme la Banque le fait valoir, le défendeur doit établir deux éléments pour pouvoir se prévaloir de cette défense : a) il doit y avoir eu acquisition à titre onéreux; et b) l’acquéreur défendeur ne doit pas avoir été avisé d’un intérêt préexistant en equity (Mitchell McInnes, The Canadian Law of Unjust Enrichment and Restitution, 2e éd. (Toronto : LexisNexis Canada, 2022) ch. 38, art. 38.01). Bien que l’argument ne concerne pas directement la réponse au point de droit soulevé au titre de l’article 220 des Règles, la Banque soutient que le deuxième élément de la défense est clairement respecté dans son cas, puisqu’elle n’a pas été avisée de l’existence d’une dette fiscale avant le 8 janvier 2018, après les opérations qui ont donné lieu à la réclamation de la Couronne.

[79] La Banque soutient que le premier élément est également respecté, car les tribunaux ont statué que les banques pouvaient être considérées comme les [traduction] « acquéreurs des sommes d’argent qui leur sont remboursées », et que la défense s’appliquait dans ces circonstances. Le juge Grammond a examiné ce point dans la décision Banque TD CF (aux para 42 et 43) :

42. L’application de la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux pose une difficulté conceptuelle. Dans le langage courant, la Banque n’a pas acquis quoi que ce soit. Elle a reçu de l’argent en remboursement du prêt qu’elle avait accordé à M. Weisflock. Pour ce motif, l’État affirme qu’il n’est pas possible de recourir à cette défense. Elle fait valoir que les acquéreurs de la maison de M. Weisflock constitueraient les acquéreurs de bonne foi et à titre onéreux en l’espèce. En revanche, la Banque affirme pour sa part avoir acquis de l’argent. Je suis d’avis qu’il s’agit d’une manière maladroite de dire que la défense ne s’applique pas simplement aux transactions qui sont appelées des « ventes » à proprement parler, mais aussi aux transactions où un tiers acquiert, en échange d’une forme de contrepartie, un bien qui faisait initialement partie de la masse fiduciaire, qu’il s’agisse d’un bien meuble ou d’argent.

43. Je conviens que la défense n’est pas limitée aux « acquéreurs » qui obtiennent un bien par l’intermédiaire d’un contrat de vente. Dans l’arrêt i Trade Finance, la Cour suprême du Canada, citant le professeur Ziegel, a fait remarquer qu’un acquéreur en equity est une personne qui acquiert un intérêt sur un bien, indépendamment de la manière précise par laquelle cet intérêt est acquis (paragraphes 62 à 66). Dans cette affaire, une banque a fait valoir avec succès qu’elle était acquéreuse de bonne foi et à titre onéreux dans une situation où des actions étaient données en gage. Le récent arrêt Arrow ECS Norway AS c John Doe, 2017 ONCA 664, de la Cour d’appel de l’Ontario, appuie également la proposition selon laquelle la défense peut être invoquée par une personne qui a reçu de l’argent pour une contrepartie valable, y compris le paiement d’une dette existante, et qui n’était pas au fait que l’argent avait été obtenu de manière frauduleuse.

[80] Dans sa réponse à la tentative de la Banque d’invoquer ce moyen de défense, la Couronne soutient d’abord que, puisqu’il s’agit d’un moyen de défense en equity, il ne peut être invoqué qu’à l’égard des réclamations en equity et non à l’égard des réclamations fondées sur la common law ou sur un texte législatif. La Couronne s’appuie sur des décisions dans lesquelles les tribunaux ont rejeté l’idée d’appliquer un moyen de défense en equity à l’encontre d’une réclamation découlant de la common law ou d’un texte législatif, surtout (mais pas exclusivement) dans le contexte d’une défense fondée sur la doctrine du manque de diligence.

[81] Toutefois, dans la décision Banque TD CF, la Cour a examiné cet argument alors qu’elle était directement saisie de la question du moyen de défense fondé sur la notion d’acquéreur de bonne foi à titre onéreux. Le juge Grammond a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel la fiducie réputée créée par la LTA et la LIR n’était pas du tout régie par le droit des fiducies, concluant que les dispositions sur les fiducies réputées intégraient les règles du droit des fiducies, mais seulement dans la mesure où elles étaient compatibles avec la loi. Par conséquent, la Cour a conclu que la Banque pouvait invoquer des moyens de défense en equity quant à la réclamation en se fondant sur la fiducie réputée, pourvu qu’elle réponde aux conditions de ces moyens de défense et que la défense ne soit pas incohérente avec le régime législatif (aux para 39‑41).

[82] Comme il a été mentionné précédemment, la Couronne soutient que les observations du juge Grammond sur l’application des dispositions sur les fiducies réputées aux créanciers non garantis sont incidentes et ne devraient pas être prises en compte. J’examinerai cet argument sous peu. Toutefois, l’extrait de la décision Banque TD CF cité ci‑dessus, qui traite de la possibilité générale d’invoquer des moyens de défense en equity, est pertinent pour la question dont la Cour était manifestement saisie, c.‑à‑d. celle de savoir si les créanciers garantis peuvent invoquer la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux.

[83] Finalement, comme je l’expliquerai ci‑dessous, le juge Grammond a conclu que la défense ne pouvait pas être invoquée, compte tenu de la jurisprudence applicable et de l’intention du législateur à l’égard des dispositions sur les fiducies réputées (voir para 44 à 46). Comme je l’expliquerai également ci‑dessous, ma conclusion sur la deuxième question soulevée au titre de l’article 220 des Règles ne repose pas sur l’argument que la Couronne a fait valoir quant à l’impossibilité générale de recourir aux moyens de défense en equity, mais plutôt sur le fait que le recours à ces moyens de défense est incompatible avec l’intention du législateur et la jurisprudence. Ainsi, bien que le principe de la courtoisie judiciaire m’incite à adopter la conclusion du juge Grammond, selon laquelle il est en général possible d’invoquer les moyens de défense en equity, il n’est pas nécessaire pour moi de tirer une conclusion définitive sur ce point puisqu’elle ne permettrait pas de répondre à la question fondée sur l’article 220 des Règles.

[84] Pour arriver à la conclusion que la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi à titre onéreux ne pouvait être invoquée par un créancier garanti dans le contexte des dispositions sur les fiducies réputées, le juge Grammond a rappelé, au paragraphe 45 de sa décision, l’explication de l’arrêt First Vancouver selon laquelle la fiducie réputée s’apparente à une charge flottante, un mécanisme généralement compatible avec le moyen de défense, parce que l’objet de la fiducie change au fil du temps. Comme les actifs de la fiducie sont vendus et remplacés par des biens reçus en contrepartie, il n’y a ni appauvrissement ni enrichissement de la fiducie (First Vancouver, au para 42). Toutefois, le juge Grammond a rappelé que, dans l’arrêt First Vancouver (au para 28), la Cour suprême a expliqué que les modifications législatives apportées par suite de l’arrêt Sparrow visent à accorder la priorité de rang à la fiducie réputée lorsque les biens sont par ailleurs grevés d’une garantie. Cela étant, il a conclu qu’il serait incompatible avec l’intention du législateur de permettre aux créanciers garantis d’invoquer la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi à titre onéreux (au para 46).

[85] La Cour d’appel fédérale a confirmé ce raisonnement et cette conclusion. Elle a conclu qu’il serait irrationnel que le législateur, dans le but de s’assurer que la TPS non perçue et non versée soit recouvrée par priorité sur toutes les dettes, entende maintenir le moyen de défense offert à l’acquéreur de bonne foi et ainsi annuler le droit de bénéficiaire préexistant de la Couronne aux biens de la fiducie réputée. Comme l’a conclu Cour fédérale, cela aurait pour effet de vider de leur contenu les dispositions sur les fiducies réputées (Banque TD CAF, au para 74)

[86] La Cour d’appel s’est également appuyée sur l’observation formulée par la CSC dans l’arrêt First Vancouver, à savoir que, si les acquéreurs de bonne foi à titre onéreux n’étaient pas visés par la fiducie réputée, les créanciers garantis, eux, l’étaient (aux para 75‑76), et (au para 77), elle a suivi sa propre décision, l’arrêt Banque Nationale, dans lequel elle a conclu (au para 30) que les banques et les caisses populaires « ne pouvaient être assimilées à des tiers acquéreurs. Elles sont des créancières garanties de sorte que les biens sur lesquels elles ont fait valoir leur garantie sont demeurés assujettis à la fiducie réputée, et l’étaient toujours lors de leur vente ».

[87] À mon avis, le raisonnement qui sous‑tend ces décisions, pour ce qui est des créanciers garantis, s’applique également aux créanciers non garantis.

[88] Comme je l’ai mentionné dans mon examen de la première question présentée au titre de l’article 220 des Règles, au paragraphe 40 de l’arrêt Banque TD CAF, la Cour d’appel décrit l’objet de la disposition sur la fiducie réputée comme étant la perception des taxes non versées. Elle affirme que cet objet est atteint grâce à la priorité accordée à la fiducie réputée à l’égard de biens qui sont également grevés d'une garantie. Cette analyse téléologique reconnaît l’intention du législateur de donner à la Couronne un accès prioritaire à la valeur des actifs du débiteur fiscal, malgré l’existence d’une garantie. Toutefois, elle ne dépend pas de l’existence de la garantie. Au contraire, elle s’applique même s’il existe une garantie. Si je l’applique maintenant à la deuxième question dont je suis saisi, elle serait incompatible avec l’intention du législateur d’adopter les dispositions sur les fiducies réputées afin de permettre aux créanciers non garantis de se prévaloir de la défense fondée sur la qualité d’acquéreur de bonne foi.

[89] J’estime par ailleurs que cette conclusion découle de l’explication donnée dans l’arrêt First Vancouver quant à la façon dont la fiducie réputée fonctionne dans le contexte d’un tiers acquéreur d’un bien détenu en fiducie, c.‑à‑d. que le bien dont le débiteur fiscal se départit cesse de faire l’objet de la fiducie réputée, mais que la contrepartie touchée par le débiteur est dès lors détenue en fiducie. Comme la CSC l’a expliqué, il n’y a donc ni appauvrissement ni enrichissement de la fiducie (voir para 42). Or, selon une analyse rigoureuse, le résultat serait différent si les créanciers non garantis pouvaient invoquer la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi.

[90] Dans le cas qui nous occupe, les opérations intervenues entre la Banque et le débiteur permettent d’illustrer ce point. Lorsque le produit de la vente du bien en fiducie a été appliqué à la marge de crédit que le débiteur avait à la Banque, la contrepartie donnée par cette dernière en échange de ce produit est simplement le remboursement d’une partie du prêt non garanti du débiteur. Contrairement au cas où l’acquéreur d’un bien détenu en fiducie donne au débiteur de l’argent ou un autre bien en contrepartie de ce bien, l’opération entre le débiteur et la Banque a eu pour effet d’appauvrir la fiducie, car le remboursement du prêt du débiteur n’est pas un actif que la Couronne peut réaliser en règlement de la dette fiscale. Comme il est dit dans l’arrêt Banque Nationale (au para 30), les créanciers non garantis ne peuvent être assimilés à des tiers acquéreurs.

[91] Je reconnais que cette conclusion est incompatible avec les observations sur les créanciers non garantis formulées dans la décision Banque TD CF. Après avoir conclu que les créanciers garantis ne pouvaient se prévaloir de la défense fondée sur la qualité d’acquéreur de bonne foi, le juge Grammond a ajouté, au paragraphe 47, que le recours à cette défense demeurait possible pour les créanciers non garantis, notamment les fournisseurs, les locateurs et les services publics, qui reçoivent des paiements d’un débiteur fiscal, car le fait de refuser cette défense dans ces cas aurait un effet général dissuasif sur les échanges commerciaux du genre décrit dans l’arrêt First Vancouver (au para 44).

[92] Le juge Grammond s’est aussi demandé (au para 51) pourquoi le législateur ciblerait les créanciers garantis dans les dispositions sur les fiducies réputées. Bien que, selon lui, il pouvait sembler absurde de permettre aux créanciers non garantis d’invoquer la défense fondée sur la notion d’acquéreur de bonne foi, alors que les créanciers garantis ne le pouvaient pas, il a conclu qu’il s’agissait peut‑être là d’une décision rationnelle de la part du législateur, étant donné que, de par leur nature, les garanties visent à inciter très fortement les débiteurs à payer leurs créanciers garantis (au para 52).

[93] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si ces observations, tirées de la décision Banque TD CF, sont déterminantes ou incidentes. À mon avis, elles sont de toute évidence incidentes, puisque les faits de cette affaire concernent uniquement un créancier garanti, et que les commentaires formulés sur le cas des créanciers non garantis ne font pas partie du raisonnement essentiel qui sous‑tend la décision que la Cour était appelée à rendre. Comme je l’ai expliqué dans mon analyse de la première question relevant de l’article 220 des Règles, la question du cas des créanciers non garantis a été soulevée à la suite d’une question posée par la Cour pendant l’audience, ce qui peut vouloir dire que celle‑ci ne bénéficiait pas d’observations complètes et réfléchies, fournies par les parties, sur la question. Quant à l’effet dissuasif sur les échanges commerciaux, je souligne que, dans l’arrêt First Vancouver, cette question a été soulevée dans le contexte d’un bien vendu par un débiteur fiscal à un « simple consommateur » (au para 44). Comme j’ai conclu que les décisions d’appel pertinentes militaient en faveur d’une conclusion qui irait à l’encontre des observations incidentes formulées dans la décision Banque TD CF, je refuse de tenir compte de ces observations.

[94] Cela étant, je suis conscient du fait qu’il est brièvement question du cas des créanciers non garantis dans la dernière partie de l’arrêt Banque TD CAF, où la Cour d’appel fédérale s’intéresse aux arguments de politique générale soulevés par l’intervenante, l’Association des banquiers canadiens, dont celui‑ci :

Il est anormal et illogique qu'un créancier garanti recevant le produit d'un bien du débiteur fiscal dans le cadre normal de ses activités soit personnellement tenu de payer à la Couronne le montant impayé de la TPS alors qu'aucune obligation de ce type n’est imposée à un prêteur offrant un prêt non garanti ou à tout autre créancier non garanti dont la créance est subordonnée à celle du créancier garanti.

[95] Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 84, que la réponse aux diverses préoccupations de politique soulevées était que le législateur avait fait un choix de politique générale réfléchi en donnant la priorité au fisc par rapport aux droits des créanciers garantis, mais qu’il avait tempéré l'éventuelle sévérité de ce choix en prévoyant des garanties visées par règlement et en écartant les droits détenus par la Couronne en vertu de la fiducie réputée dans les cas de faillite et d’arrangement fondés sur la LACC.

[96] Bien que l’un des arguments de politique générale soulevés par l’intervenante reposait sur la prémisse que les créanciers non garantis étaient dans une position plus avantageuse que les créanciers garantis, je ne crois pas que dans son analyse, la Cour d’appel fédérale ait nécessairement adopté cette prémisse. La Cour d’appel a plutôt examiné le point qui lui était soumis, c’est‑à‑dire que le législateur avait pris une décision de politique générale qui, bien que quelque peu tempérée, favorisait le recouvrement des dettes fiscales plutôt que les droits des créanciers garantis.

[97] Compte tenu de l’analyse qui précède, je souscris à la position de la Couronne sur la deuxième question soulevée au titre de l’article 220 des Règles, à laquelle je répondrai par la négative.

V. Conclusion et dépens

[98] Par conséquent, dans mon ordonnance, la réponse à la première question fondée sur l’article 220 des Règles sera oui, et la réponse à la deuxième question sera non.

[99] Les parties ont convenu que des dépens d’une somme forfaitaire de 1 700 $ devraient être payés à la partie qui obtiendrait gain de cause dans la présente requête. J’estime que la somme proposée est raisonnable et, comme la Couronne a eu gain de cause sur les deux questions présentées au titre de l’article 220 des Règles, je lui adjugerai des dépens selon la somme convenue.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑1841‑21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les réponses aux points de droit soulevés dans la présente requête présentée au titre de l’article 220 des Règles sont les suivantes :

    1. Les dispositions sur les fiducies réputées de l’article 227 de la LIR s’appliquent‑elles aux créanciers non garantis? – Oui

    2. Un créancier non garanti peut‑il invoquer en défense à une réclamation relative à une fiducie réputée qu’il est un acquéreur de bonne foi à titre onéreux? – Non

  2. La défenderesse versera au demandeur la somme forfaitaire de 1 700 $ au titre des dépens afférents à la présente requête.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1841‑21

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LE ROI c LA BANQUE TORONTO‑DOMINION (TD CANADA TRUST)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 19 mars 2024

 

COMPARUTIONS :

Aminollah Sabzevari

Pour le DEMANDEUR

 

Christine Lonsdale

Anu Koshal

Almut MacDonald

Pour la DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le DEMANDEUR

 

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L, s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour la DÉFENDERESSE

 

 

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