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Date : 20231222


Dossier : T-1509-21

Référence : 2023 CF 1752

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

DUSTIN MCMILLAN

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur introduit le présent recours collectif contre la Gendarmerie royale du Canada (la GRC). La Cour est saisie de deux requêtes. La première est une requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant la déclaration (la requête en radiation) en application du paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). La deuxième est une requête en vue d’obtenir une ordonnance autorisant le recours collectif envisagé (la requête en autorisation) en application des articles 334.16 et 334.17 des Règles. Les parties ont convenu que la Cour instruirait les deux requêtes en même temps.

II. Contexte

A. Les parties

[2] Le demandeur, Dustin McMillan, est un résident de la Colombie-Britannique. Il a travaillé à la GRC de 2003 à 2008. Il a travaillé à titre d’employé civil temporaire (ECT) pendant la majeure partie de son temps à la GRC, mais il a également travaillé pendant trois mois à titre de membre civil à la fin de 2007, puis il a travaillé à titre d’employé municipal.

[3] Sa Majesté le Roi représente la Couronne et la GRC (le défendeur ou la Couronne) et est le défendeur désigné au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC (1985), c C-50 et de la directive relative à la pratique publiée par le juge en chef le 9 septembre 2022 : Direction relative à la pratique – Désignation « Sa Majesté le Roi ».

B. La déclaration sous-jacente

[4] Dans sa déclaration (la déclaration), le demandeur allègue que lui et les membres du groupe principal envisagé ont été victimes d’intimidation systémique, d’intimidation et de harcèlement dans les milieux de travail de la GRC. Le demandeur demande des dommages-intérêts généraux et spéciaux, entre autres réparations, pour lui-même et pour les membres du groupe envisagé.

[5] Le groupe envisagé comprend les personnes qui ont travaillé dans les milieux de travail de la GRC (le groupe principal) et les membres de leur famille qui ont le droit de faire valoir une demande en application de certaines lois provinciales et territoriales en raison de leur relation (le groupe de familles). Le demandeur a depuis redéfini le groupe envisagé. Dans mon analyse de la requête en autorisation, je décris le groupe envisagé comme l’a redéfini le demandeur.

C. La requête en radiation

[6] La Couronne sollicite une ordonnance radiant la déclaration dans son ensemble et une ordonnance rejetant la déclaration sans autorisation de la modifier. La Couronne se fonde sur les alinéas a) à f) du paragraphe 221(1) des Règles. Toutefois, dans ses observations, elle soulève exclusivement des motifs fondés sur l’alinéa a), c’est-à-dire l’absence de compétence et l’absence d’une cause d’action valable.

[7] La Couronne soutient expressément que ce qui suit :

  1. les demandes qui visent des incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite sont interdites par l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 [LRTSPF];

  2. la Cour devrait refuser, sur le fondement des décisions Vaughan et Weber invoquées ci-dessous, d’exercer sa compétence à l’égard des demandes qui ne sont pas interdites par la LRTSPF;

  3. les demandes sont interdites par l’article 12 de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, LRC (1985), c G-5 [LIAE];

  4. les questions distinctes de la compétence :

    1. il est évident et manifeste que les demandes pour négligence présentées par le demandeur ne révèlent aucune cause d’action valable;

    2. il est évident et manifeste que les demandes relatives au groupe envisagé ne révèlent aucune cause d’action valable.

D. La requête en autorisation

[8] Les observations écrites du demandeur qui portent sur la requête en autorisation envisagent le groupe suivant, qui est redéfini par rapport au groupe initialement envisagé dans la déclaration comme suit :

  1. [traduction] Membres du groupe principal : Toute personne qui a travaillé dans les lieux de travail de la GRC pendant la période visée par le recours collectif dans l’une des catégories suivantes : les employés civils temporaires; les gendarmes spéciaux surnuméraires, les gendarmes auxiliaires; les cadets, les précadets, les étudiants; les entrepreneurs et les consultants; les commissionnaires; les employés d’autres gouvernements, y compris les administrations municipales et régionales; les agents et les employés en détachement; les personnes provenant d’organismes et de corps de police externes, y compris les membres de services de police intégrés et de groupes opérationnels; les bénévoles et les employés d’organismes sans but lucratif; les personnes qui travaillent ou qui suivent des cours dans les locaux de la GRC; les personnes qui sont des fonctionnaires au sens des alinéas 206(1)a)-(h) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 [LRTFP];

  2. Membres du groupe de familles : Toute personne qui, en raison d’une relation avec un membre du groupe principal, a le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990 c F.3, ou d’une législation équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire.

[9] Le demandeur exclut du recours collectif envisagé les demandes suivantes :

  1. les demandes qui visent des incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite et qui sont assujetties aux articles 208 et 236 de la LRTSPF;

  2. les demandes qui visent des incidents survenus pendant que la personne a servi dans la GRC à titre de membre régulier, de membre civil, de gendarme spécial ou de réserviste;

  3. les demandes qui ont été résolues dans les affaires Merlo et al c sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-1685-16, Tiller et al c Sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale no T-1673-17 ou Ross et al c sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale no T-370-17.

[10] Le demandeur s’appuie sur son affidavit, ainsi que sur les affidavits de Whitney Santos, de Mme Angela Workman-Stark, Ph. D., et de James Craig. Le défendeur s’appuie sur les affidavits de Ken Cornell, de John Park et de Meghan McCarthy. J’examine les éléments de preuve pertinents tirés de ces affidavits ci-dessous.

E. Une instance semblable en cours

[11] Dans l’arrêt Canada c Greenwood, 2021 CAF 186 [Greenwood], la Cour d’appel a examiné une ordonnance d’autorisation rendue par la Cour relativement à des allégations semblables. Le libellé de l’ordonnance d’autorisation (comme elle était alors rédigée) se lit en partie comme suit :

[traduction] Toute personne qui a travaillé pour la GRC ou collaboré avec elle, qui est ou qui a été :

a) un membre de la GRC, ce qui inclut tous les membres réguliers, les membres civils, les gendarmes spéciaux, les membres spéciaux, les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire, les réservistes et les recrues;

b) un fonctionnaire fédéral non autorisé à déposer un grief en application de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 (la LRTSPF);

c) une autre personne ayant travaillé dans les lieux de travail de la GRC, ce qui inclut notamment les employés civils temporaires, les gendarmes communautaires, les gendarmes auxiliaires, les cadets, les précadets, les étudiants, les travailleurs autonomes, les employés sous-traitants (y compris les commissionnaires, les employés de pénitenciers, les gardiens et surveillants de prison, les personnes embauchées par l’intermédiaire d’agences temporaires, et les stagiaires – p. ex., du Programme de stages pour les jeunes), les autres employés de gouvernements (y compris les employés municipaux ou régionaux ou les employés d’un ordre semblable de gouvernement, les officiers et les employés en détachement, y compris les participants au programme Échanges Canada) qui ne sont pas autorisés à déposer un grief au titre de l’article 208 de la LRTSPF, les bénévoles et les employés d’organismes à but non lucratif; les personnes ayant travaillé dans les locaux de la GRC ou y ayant assisté à des cours; les autres personnes qui ont travaillé pour la GRC ou collaboré avec elle et qui possèdent un code d’identification du Système d’information sur la gestion des ressources humaines (SIGRH).

[12] En appel, la Cour a modifié l’ordonnance pour limiter la période visée par le recours collectif. Elle a également modifié la définition du groupe pour exclure les « fonctionnaires nommés pour une période déterminée » et les membres « non employés », concluant que la juge de première instance ne disposait d’aucune preuve justifiant l’inclusion de ces personnes (Greenwood, aux para 170-175). En fin de compte, la définition modifiée par la Cour d’appel se lisait comme suit :

Tous les membres anciens et actuels de la GRC (soit les membres réguliers, les membres civils et les membres spéciaux) ainsi que les réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1er janvier 1995 et la date à laquelle leur unité de négociation est devenue assujettie à une convention collective.

[13] À la suite de la décision dans l’affaire Greenwood, la Cour a également modifié le groupe autorisé afin d’y inclure les personnes suivantes :

Toute personne ayant le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3, ou d’une loi équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire [...].

La Couronne a interjeté appel de la décision de la Cour d’inclure le groupe de familles. Cet appel est en cours.

[14] Il est évident que la description d’une partie du groupe initial dans l’affaire Greenwood (plus précisément, la catégorie « c » ci-dessus) est presque identique à celle du groupe envisagé en l’espèce. La similarité des deux recours est pertinente dans l’analyse qui suit.

III. Questions en litige

  1. La Cour devrait-elle radier les actes de procédure, ou toute partie de ceux-ci, en application du paragraphe 221(1) des Règles?

  2. La Cour devrait-elle autoriser cette instance comme un recours collectif en application de l’article 334.16 des Règles?

IV. Analyse

A. La Cour devrait-elle accueillir la requête de la Couronne visant à radier la déclaration?

(1) La norme applicable

[15] L’alinéa 221(1)a) des Règles prévoit ce qui :

Requête en radiation

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

[…]

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

[16] La norme applicable à une requête en radiation en application de l’ alinéa 221(1)a) des Règles est de savoir s’il est « évident et manifeste » que l’acte de procédure ne révèle aucune cause d’action valable (Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959 [Hunt] au para 32). Il s’agit d’une norme élevée à satisfaire pour la partie requérante (Berenguer c Sata Internacional – Azores Airlines, S.A., 2023 FCA 176 [Berenguer] au para 23).

[17] La Cour doit interpréter l’acte de procédure en question de manière généreuse. Elle doit appliquer le principe selon lequel les faits allégués à l’appui de l’acte de procédure sont exacts, sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés (Hunt; Condon c Canada, 2015 CAF 159 [Condon] au para 13; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 [Imperial Tobacco] au para 22, citant Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441, p. 455). Par conséquent, la Cour détermine si, à supposer que les faits allégués soient vrais, il existe une possibilité raisonnable que la demande soit accueillie (Imperial Tobacco, au para 47).

[18] Pour déterminer si les faits allégués, à supposer qu’ils soient vrais, permettent d’appuyer l’action, la Cour doit examiner uniquement les faits matériels, et non les simples conclusions de droit ou les « simples affirmations de fait » (Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso] au para 17). Les faits matériels sont les faits sur lesquels une partie fonde sa demande. Ils servent à encadrer l’instance et à établir les paramètres d’appréciation de la pertinence des éléments de preuve. En revanche, les simples conclusions de droit et les simples affirmations de fait imputent une responsabilité, mais ne soutiennent pas cette allégation avec des affirmations factuelles, c’est-à-dire « par qui, quand, où, comment et de quelle façon » (Mancuso, aux para 17-19). Il n’existe pas de démarcation nette entre les faits matériels et les simples conclusions de droit, et il appartient à la Cour de faire cette appréciation. Toutefois, dans tous les cas, les faits matériels doivent être suffisants, sinon la demande est susceptible d’être radiée (Mancuso, aux para 19-20).

(2) La compétence de façon générale

[19] Une demande n’a aucune chance raisonnable de succès lorsqu’il est évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence pour l’entendre (Berenguer, au para 24, citant Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 au para 24).

[20] La Cour n’admet habituellement pas d'éléments de preuve à l’appui d’une requête en radiation. Toutefois, elle peut le faire dans la mesure où la partie requérante allègue que la Cour n’a pas la compétence d’entendre l’affaire ou qu’elle doit refuser de l’exercer (Greenwood, au para 95, citant Mil Davie Inc. c Société d’Exploitation et de Développement d’Hibernia Ltée, 85 CPR (3d) 320, [1998] CarswellNat 814 (CAF) aux para 7-8).

(3) La compétence à l’égard des conflits de travail

(a) Le cadre jurisprudentiel

[21] Dans l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11 [Vaughan], la Cour suprême du Canada a conclu que, lorsque le législateur a établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, les tribunaux devraient s’en remettre au processus prescrit par le législateur et refuser automatiquement d’intervenir. La Cour a néanmoins conclu que les tribunaux conservent une compétence résiduelle qu’elle peut exercer lorsque le processus prescrit par le législateur ne prévoit pas de redressement efficace (Vaughan, para 18-25). Toutefois, il se peut également qu’un régime législatif écarte complètement la compétence de la Cour, de sorte qu’il ne reste aucune compétence résiduelle, mais il faut que le texte législatif soit catégorique pour tirer cette conclusion (Vaughan, aux para 27-29).

[22] Lorsque la Cour conserve une compétence résiduelle, elle a le pouvoir discrétionnaire d’exercer cette compétence ou de refuser de le faire (Greenwood, au para 130). Ce n’est pas parce qu’un processus prescrit par le législateur ne prévoit pas les mêmes réparations ou procédures que ceux des tribunaux que l’intervention de la Cour est justifiée Vaughan, aux para 22, 36). Il doit y avoir une lacune qui entraîne une « privation réelle du recours ultime » (Hudson c Canada, 2022 CF 694 [Hudson] au para 74; Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 [Weber] au para 57, citant St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. Ltée c Syndicat canadien des travailleurs du papier, section locale 219, [1986] 1 RCS 704 à la p. 723).

(b) La compétence résiduelle sur les demandes visant des incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite

[23] La partie 2 de la LRTSPF prévoit un régime pour résoudre les conflits de travail au moyen de griefs et d’un arbitrage exécutoire. Elle est entrée en vigueur le 1er avril 2005. Elle comprend l’article 236, qui prévoit ce qui suit :

Absence de droit d’action

Différend lié à l’emploi

236 (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

Application

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

Exception

(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) si le différend porte sur le licenciement du fonctionnaire pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite.

[24] L’article 236 de la LRTSPF écarte entièrement la compétence de la Cour à l’égard de certains différends. Il ne laisse aucune place à la compétence résiduelle (Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71 [Bron] aux para 4, 29; Ebadi c Canada, 2022 CF 834 [Ebadi] aux para 32-33, citant Bron, au para 29; Adelberg c Canada, 2023 CF 252 au para 13, citant Bron, au para 4; Hudson, aux para 73, 102, citant Bron, au para 4).

[25] Il est évident selon le libellé de l’article 236 qu’il existe des paramètres pour écarter la compétence de la Cour. Tout d’abord, un « fonctionnaire » doit intenter le recours. Deuxièmement, ce fonctionnaire ne peut être un « fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) ». Troisièmement, le différend doit être lié aux conditions d’emploi du fonctionnaire. Quatrièmement, le différend doit porter sur une question qui peut faire l’objet d’un grief en application de la partie 2 de la LRTSPF. Enfin, l’incident en cause doit être survenu le 1er avril 2005 ou par la suite, soit la date d’entrée en vigueur de l’article 236.

[26] La GRC n’est pas un organisme distinct. De plus, l’article 206 de la LRTSPF définit « fonctionnaire » comme une personne employée dans la fonction publique fédérale, à l’exclusion de certaines catégories de personnes. L’article 206 de la LRTSPF exclut, notamment, de la définition les catégories de personnes suivantes : 1) les personnes qui ne sont pas ordinairement astreintes à travailler plus du tiers du temps normalement exigé des personnes exécutant des tâches semblables; 2) les personnes employées à titre occasionnel; 3) les personnes employées pour une durée déterminée de moins de trois mois ou ayant travaillé à ce titre pendant moins de trois mois; 4) les personnes employées dans le cadre d’un programme désigné par l’employeur comme un programme d’embauche des étudiants.

[27] Le demandeur reconnaît d’emblée dans les observations qu’il fait à l’égard de la requête en radiation que le présent recours [traduction] « exclut les demandes individuelles qui visent des incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite et qui sont assujetties aux articles 208 et 236 de la LRTSPF ». Il admet que la Cour n’a pas compétence pour statuer sur ces demandes. Les parties sont donc d’accord sur cette question.

[28] Toutefois, de toute évidence, le demandeur n’exclut pas de la demande toutes les allégations faites à l’égard d’incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite, mais seulement celles qui sont également « assujetties aux articles 208 et 236 de la LRTSPF ». Néanmoins, la Cour doit encore déterminer les limites de sa compétence résiduelle.

[29] La Couronne est d’avis que toutes les allégations faites dans la déclaration à l’égard d’incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite tombent sous le coup de l’article 236 et que cette disposition écarte complètement de la compétence de la Cour après cette date. La Couronne soutient, notamment, que les allégations d’expériences négatives en milieu de travail – c’est-à-dire l’intimidation systémique, l’intimidation et le harcèlement – peuvent faire l’objet de griefs en application de l’article 208 de la LRTSPF. La Couronne invoque également les décisions Hudson et Ebadi, ainsi que Green c Canada (Agence des services frontaliers), 2018 CF 414 [Green] rendues par la Cour.

[30] Dans l’affaire Hudson, la demanderesse était une employée du Service correctionnel du Canada. Elle alléguait avoir été victime de harcèlement, de discrimination et d’agression fondés sur le sexe de la part de plusieurs de ses collègues et supérieurs masculins. Elle alléguait en outre que le Service correctionnel du Canada avait encouragé et toléré ces actes et n’avait pas fourni de voies de recours adéquates. La Cour a conclu que les allégations de harcèlement, de discrimination, et même d’agression fondés sur le sexe pouvaient toutes faire l’objet d’un grief en application de l’article 208 de la LRTSPF et qu’elles étaient donc interdites par l’article 236 (Hudson, aux para 103-105).

[31] Dans l’affaire Ebadi, le demandeur était un employé du Service canadien du renseignement de sécurité. Il alléguait que son employeur et ses collègues l’avaient harcelé et traité de manière préjudiciable, dégradante et condescendante, ce qui équivalait à de la discrimination religieuse et ethnique. La Cour a conclu que les allégations du demandeur pouvaient faire l’objet d’un grief en application de l’article 208 et qu’elles étaient donc interdites par l’article 236 (Ebadi, au para 37-38). De même, dans l’affaire Green, la demanderesse a allégué qu’elle a été victime de harcèlement et de discrimination raciale de la part de son employeur qui était la partie défenderesse. La Cour a également conclu que les allégations de la demanderesse pouvaient faire l’objet d’un grief en application de l’article 208 et qu’elles étaient donc interdites par l’article 236 (Green, au para 16).

[32] Dans la décision Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2020 CF 481, la Cour a également jugé que, selon l’article 236, la compétence de la Cour à l’égard des conflits de travail était limitée aux questions qui, de toute évidence, ne pouvaient faire l’objet d’un grief. Même dans ces cas, la Cour a conclu qu’elle devait exercer cette compétence avec modération et dans des cas extrêmes.

[33] Je suis d’accord avec la jurisprudence citée par la Couronne. Les allégations de harcèlement et d’intimidation en milieu de travail peuvent toutes faire l’objet du processus de règlement des griefs décrit à l’article 208. Cette conclusion est conforme à la conclusion suivante tirée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Bron :

[traduction] [14] L’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique [maintenant la LRTSPF] et l’article 91 de la LRTFP donnent aux fonctionnaires un droit très large de déposer un grief à l’égard de tout incident ou de toute question touchant les conditions de leur emploi. [page 755] Les griefs présentés en application de ces dispositions sont instruits et tranchés selon les procédures énoncées dans la législation, les règlements et les conditions pertinentes de la convention collective applicable. Le processus de règlement des griefs est interne. Le personnel de gestion détermine le bien-fondé du grief.

[15] Presque tous les différends liés à l’emploi peuvent être réglés en application de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique ou de l’article 91 de la LRTFP. Toutefois, le droit du fonctionnaire de renvoyer ce grief à l’arbitrage par un tiers est considérablement limité dans les deux lois. L’article 209 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et l’article 92 de la LRTFP énoncent les circonstances limitées dans lesquelles un fonctionnaire peut renvoyer un grief à un arbitrage indépendant par un tiers.

[Non souligné dans l’original.]

[34] La Cour ne conserve donc aucune compétence pour entendre les allégations faites dans la déclaration à l’égard d’incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite qui concernent un « fonctionnaire » au sens de l’article 206 de la LRTSPF.

[35] Les parties n’ont présenté aucun argument ni aucun élément de preuve qui permet d’établir si un autre régime prévu par la loi écarte la compétence de la Cour à l’égard des membres du groupe principal envisagé qui ne sont pas des « fonctionnaires » au sens de l’article 206 de la LRTSPF. Étant donné qu’il incombe à la partie qui sollicite la radiation de la demande de démontrer que la compétence de la Cour est écartée, je conclus que la Cour conserve sa compétence pour ce qui est des allégations faites à l’égard des incidents qui sont survenus le 1er avril 2005 ou par la suite et qui concernent des personnes qui ne sont pas des « fonctionnaires » au sens de l’article 206.

[36] Le demandeur était un « fonctionnaire » au sens de l’article 206 de la LRTSPF lorsqu’il était employé à titre d’ECT. Les allégations du demandeur faites à l’égard d’incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite alors qu’il travaillait à titre d’ECT ne relèvent donc pas de la compétence de la Cour. La même conclusion s’applique à tous les autres membres du groupe principal envisagé qui sont aussi des « fonctionnaires » au sens de l’article 206 de la LRTSPF.

[37] Toutefois, le demandeur n’était pas un « fonctionnaire » au sens de l’article 206 lorsqu’il travaillait à titre d’employé municipal au sein de la GRC. La Cour conserve donc une compétence résiduelle sur les allégations du demandeur qui visent des incidents survenus alors qu’il était un employé municipal après 1er avril 2005.

(c) La compétence résiduelle sur les demandes qui visent des incidents survenus avant le 1er avril 2005

[38] Avant l’entrée en vigueur de la partie 2 de la LRTSPF, les griefs régis par cette loi étaient assujettis à la partie IV de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC, 1985, c P-35 [LRTFP], qui a depuis été abrogée. La partie IV de la LRTFP n’a pas pour effet d’écarter la compétence résiduelle de la Cour (Vaughan, au para 29).

(d) La Cour devrait-elle exercer sa compétence résiduelle discrétionnaire?

[39] Comme je l’ai établi dans les paragraphes précédents, à moins qu’un régime prescrit par le législateur écarte clairement la compétence de la Cour, la Cour conserve la compétence résiduelle discrétionnaire de trancher les conflits de travail. Cependant, elle ne devrait exercer ce pouvoir discrétionnaire que lorsque le régime prescrit par le législateur présente une lacune qui entraîne une « privation réelle du recours ultime ».

[40] Bien que le fardeau d’établir les faits à l’égard d’une requête en radiation repose habituellement sur la partie requérante, une fois que cette partie a démontré à la Cour qu’il existe un régime prescrit par le législateur auquel la Cour doit s’en remettre, il incombe au demandeur de démontrer que la Cour doit exercer sa compétence résiduelle (Lebrasseur c Canada, 2007 CAF 330 au para 19). La Cour n’exercera ce pouvoir discrétionnaire résiduel que dans des « cas exceptionnels » (Hudson, au para 22). Le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur est donc lourd.

[41] Dans l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel a confirmé la décision de la Cour fédérale d’exercer sa compétence à l’égard d’un recours collectif envisagé qui comporte des allégations semblables contre la GRC. Après avoir examiné la preuve dont elle disposait, la juge de première instance a conclu ce qui suit :

[30] Avant 2015, les membres de la GRC n’étaient pas autorisés à se syndiquer aux termes du Règlement de la GRC et ils devaient avoir recours au Programme des représentants des relations fonctionnelles. La Cour suprême du Canada a toutefois conclu dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c Canada (Procureur général), 2015 CSC 1 (APMO) que ce système n’était pas indépendant de la direction, de sorte que l’interdiction des négociations collectives pour les membres de la GRC portait atteinte à leur droit à la liberté d’association prévu au paragraphe 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans cet arrêt, la Cour a mentionné que cette structure de griefs était inadéquate (APMO, aux paragraphes 113 à 116).

[31] Les demandeurs affirment par ailleurs qu’il n’existe aucun régime complet à la GRC pour gérer les questions qu’ils soulèvent dans le présent recours envisagé. Les demandeurs soulignent les conclusions des rapports et ils affirment qu’en réalité, les mécanismes internes de la GRC constituent le problème.

[…]

[35] Dans ce contexte, je ne considère pas les demandes envisagées comme des différends en matière d’emploi [traduction] « ordinaires ». Les auteurs des rapports appuient l’allégation des demandeurs selon laquelle les procédures internes de règlement des différends au sein de la GRC posent des problèmes systémiques. Ils appuient également les arguments des demandeurs selon lesquels ces problèmes systémiques vont au-delà des questions de genre et d’orientation sexuelle, et qu’ils sont généralisés et omniprésents.

[36] Les procédures internes de la GRC semblent ne pas pouvoir offrir des recours ou des indemnisations relativement à des schémas de carrière défavorisés ou les dommages causés aux membres des familles touchées par les comportements allégués. Par conséquent, les procédures internes peuvent ne pas offrir de mesure de redressement adéquate, voire n’en fournir aucune, pour certaines des demandes présentées. Enfin, les procédures internes et la manière dont elles sont ou ne sont pas gérées constituent une composante essentielle des demandes présentées par les demandeurs.

[37] Le recours collectif envisagé constitue une attaque à l’encontre des procédures de la GRC et il les remet directement en question, y compris le système des griefs dans son ensemble. L’une des questions communes présentées consiste à savoir si la GRC a fait preuve de négligence dans l’exécution de sa procédure des griefs.

[…]

[39] Enfin, la Couronne ne fait pas valoir que la Cour n’a pas compétence, mais elle affirme que la Cour devrait refuser d’exercer cette compétence au profit d’autres procédures. Pour les motifs énoncés précédemment, je ne peux toutefois conclure que les solutions internes, qui ont été reconnues comme problématiques et défectueuses, fournissent une mesure de redressement complète, si tant est qu’elles en fournissent une, pour les demandes que les demandeurs souhaitent présenter dans le contexte de ce recours collectif.

[42] La Cour d’appel a infirmé certaines des conclusions rendues par la juge de première instance, mais seulement pour limiter la période visée par le recours collectif et restreindre la définition du groupe. Elle a fait observer que la juge de première instance ne disposait d’aucune preuve quant à l’efficacité du processus de règlement des griefs à l’égard des fonctionnaires nommés pour une période déterminée et les membres non employés. La Cour d’appel a sinon déterminé qu’il était loisible à la juge de première instance de conclure, en se fondant sur la preuve, que le processus de règlement des griefs était inadéquat :

[128] À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en se déclarant compétente à l’égard des réclamations des membres de la GRC et des réservistes, mais a bel et bien commis une erreur en ne circonscrivant pas la période de recours pour ce groupe.

[129] Le raisonnement qui sous-tend l’arrêt Vaughan et le courant jurisprudentiel auquel il a donné naissance demandent aux tribunaux judiciaires de reconnaître qu’ils ne devraient pas intervenir dans les relations de travail, car des tribunaux spécialisés ont été établis par le législateur pour trancher les litiges. Ces tribunaux incluent les arbitres des griefs, qui possèdent généralement une compétence exclusive sur les questions résultant expressément ou implicitement d’une convention collective.

[130] Passons aux questions précises en litige dans le présent appel. Mentionnons que certaines questions ne sont pas négociables dans le secteur public fédéral (contrairement au secteur privé). Suivant l’arrêt Vaughan et la jurisprudence qui l’applique, dans la plupart des cas, les cours devraient s’abstenir de connaître des recours, intentés par des employés assujettis à la législation du travail du secteur public fédéral, sur des questions qui ne sont pas arbitrables par la Commission, car une telle ingérence dans le régime légal serait inadmissible. Toutefois, une exception à cette règle générale permet aux cours de connaître de questions qui doivent être soumises à la procédure de griefs interne si cette dernière ne permet pas de véritable recours.

[…]

[132] Comme il est indiqué plus haut, il était loisible à la Cour fédérale de constater que la procédure de recours interne établie à l’intention des membres de la GRC et des réservistes était inefficace pour une partie de la période déterminée par la Cour fédérale pour les fins du recours collectif. Selon l’arrêt Vaughan et la jurisprudence auquel il a donné naissance — y compris notamment les arrêts Smith, Merrifield et Sulz issus d’autres cours d’appel —, cette conclusion, jumelée à la nature des allégations des membres de la GRC et des réservistes et à l’absence de convention collective, suffisait pour permettre à la Cour fédérale de se déclarer compétente à l’égard de leurs demandes, pour une partie de la période visée par le recours collectif.

[43] Comme dans l’arrêt Greenwood, la plupart des actes de procédure du demandeur dans la présente affaire concernent la réponse de ses gestionnaires et de ses superviseurs à ses plaintes. Le demandeur affirme qu’il a continuellement fait part de ses préoccupations à la direction de la GRC. Le défaut allégué des superviseurs du demandeur d’intervenir de façon appropriée en réponse à ces plaintes, les représailles qu’il dit avoir subies et l’absence présumée d’un processus de règlement des griefs officiel constituent une partie importante de la demande présentée par le demandeur et des demandes déposées au nom du groupe envisagé.

[44] La Couronne soutient que les actes de procédure n’indiquent pas nécessairement que le traitement fait par la GRC des plaintes du demandeur était défectueux et souligne que la politique de la GRC sur le harcèlement comprend une étape préliminaire de contrôle des plaintes. Selon la Couronne, le défaut de la direction de la GRC d’intervenir peut être attribuable à la décision de la direction d’écarter les plaintes du demandeur du processus.

[45] Cet argument ne me convainc pas. La Cour doit supposer que les faits allégués par le demandeur sont vrais aux fins d’une requête en radiation. Cette hypothèse s’applique non seulement aux allégations du demandeur à l’égard du processus de règlement de plaintes, mais aussi aux circonstances sous-jacentes qui ont mené à ces plaintes. Ces circonstances sous-jacentes comprennent les allégations suivantes : l’intimidation et l’humiliation des nouveaux ECT; le refus de donner au demandeur et aux autres nouveaux ECT une carte d’accès pendant les premières semaines de leur emploi; l’obligation de demander l’accès à l’immeuble en jetant des pierres aux fenêtres; la ridiculisation publique; l’instauration d’une atmosphère de crainte; des cris; des commentaires inappropriés sur la sexualité du demandeur; d’autres allégations. Si, comme le prétend la Couronne, la direction a décidé d’écarter les plaintes du demandeur du processus de règlements des plaintes, alors l’allégation du demandeur selon laquelle le processus était inefficace n’en est que plus fondée.

[46] En plus de ses commentaires sur le défaut de ses superviseurs d’intervenir, le demandeur allègue qu’ [traduction] « il n’y avait aucune procédure officielle de règlement des griefs, aucun représentant de division et aucun syndicat ». Si elle est tenue pour avérée, cette allégation porte à croire que non seulement les politiques internes de la GRC en matière de harcèlement étaient inefficaces, mais que l’application des processus de règlement des griefs prescrits par la loi était également inefficace.

[47] À mon avis, les allégations justifient l’exercice de la compétence de la Cour à l’égard d’au moins certaines des demandes. Toutefois, il me reste encore à déterminer si les actes de procédure et les éléments de preuve me permettent d’exercer cette compétence à l’égard de toutes les demandes, y compris celles présentées au nom du groupe envisagé.

[48] La Couronne a raison de souligner que les seuls faits matériels dans les actes de procédure du demandeur concernent le harcèlement dont lui et les autres ECT ont été victimes. En fait, les incidents allégués ne se sont produits qu’au centre des communications opérationnelles (CCO) de Kelowna, et l’incident visé par la plus ancienne allégation est survenu en 2003.

[49] Le demandeur ne fait pas valoir dans ses actes de procédure ou son affidavit qu’il a été harcelé alors qu’il était un employé municipal ou pendant qu’il travaillait dans un autre CCO et il n’affirme pas non plus qu’il a déposé des plaintes relativement à de tels incidents. Bien qu’il allègue qu’il [traduction] « a envoyé une lettre à un autre caporal » au sujet d’une plainte faite antérieurement, la plainte en question concernait un incident survenu pendant la période où il a travaillé à titre d’ECT au CCO de Kelowna, et le caporal était de la même division que celle dans laquelle le demandeur travaillait à titre d’ECT.

[50] Au paragraphe 133 de l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel a conclu que la juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a exercé sa compétence résiduelle et qu’elle a conclu, en l’absence de preuve, que la période visée par le recours collectif débutait avant 1995 :

[133] Quant au début de cette période, le dossier de preuve dont elle disposait ne permettait pas à la Cour fédérale de déterminer qu’il se situait avant le premier incident de harcèlement subi par un des représentants demandeurs, soit 1995. Cette année-là, M. Gray a accepté un poste au sein du Carrousel de la GRC, et le harcèlement et l’intimidation ont commencé, selon lui. Son affidavit expose les motifs qui l’empêchaient d’obtenir réparation au moyen de la procédure interne de règlement des différends de la GRC à l’égard de certains incidents. Les rapports portent tous sur une période postérieure à 1995 de plusieurs années, le plus ancien ayant été publié en 2007. Étant donné l’absence d’éléments de preuve concernant les problèmes systémiques grevant la procédure interne — ou tout problème de harcèlement — avant 1995, rien ne permettait à la Cour fédérale de conclure que les recours internes de la GRC étaient inefficaces avant 1995. Elle a donc commis une erreur manifeste et dominante en permettant que la période visée par le recours collectif débute avant 1995.

[51] À mon avis, le même principe est applicable en ce qui concerne le lieu de travail et le poste. La preuve dont est saisie la Cour ne me permet pas de conclure que la Cour a compétence, sauf en ce qui concerne les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005. Bien que les actes de procédure et l’affidavit du demandeur avancent parfois de simples allégations et des déclarations catégoriques plus générales, ils ne divulguent aucun fait matériel à l’extérieur de ces paramètres.

[52] Il peut être difficile d’exiger que le demandeur présente certains éléments de preuve concernant chaque catégorie d’employés et chaque lieu de travail pour un groupe aussi diversifié et grand que le groupe envisagé en l’espèce. Toutefois, le demandeur doit avancer plus que de simples allégations et des déclarations catégoriques. Dans la présente affaire, le demandeur n’a tout simplement pas présenté de faits matériels à l’égard des incidents d’intimidation et de harcèlement ou des tentatives de déposer des plaintes ou des griefs concernant de tels incidents, sauf en ce qui concerne les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna, de 2003 au 31 mars 2005.

[53] Pour compléter la portée limitée de sa preuve, le demandeur présente divers rapports à titre de pièces jointes à l’affidavit de Whitney Santos, daté du 25 juillet 2022. Mme Santos est une parajuriste qui travaille avec l’avocat du demandeur. Elle ne fait aucun commentaire à propos de la véracité des rapports. Toutefois, dans son rapport d’expert qui constitue la pièce B de l’affidavit de Mme Santos, Mme Angela Workman-Stark, Ph.D, examine ces rapports. Mme Workman-Stark résume les observations contenues dans ces rapports et les confirme.

[54] Aux pages 6 et 8 de son rapport, Mme Workman-Stark souligne que, selon la Commission des plaintes du public contre la GRC :

[traduction] [c]ette politique [la politique sur le harcèlement] s’applique, dans l’esprit, à toute personne embauchée par la GRC, ce qui comprend les superviseurs, les gestionnaires, les employés permanents, les employés occasionnels, les employés nommés pour une période déterminée, les étudiants, les employés civils temporaires selon la définition de la Loi sur la GRC, les employés municipaux, les employés des services de garde, les employés d’autres services ainsi que les personnes qui travaillent ou qui suivent des cours dans les locaux de la GRC (p. 13).

[…]

Je suis d’accord avec l’affirmation faite par la Commission dans son rapport que les politiques et les pratiques de la GRC en matière de harcèlement sont très loin de respecter l’engagement de la GRC d’« établir un milieu de travail sécuritaire, exempt de discrimination et de harcèlement, ainsi que des rapports fondés sur le respect et le souci de ne pas blesser les autres ». Par conséquent, les membres du groupe envisagé continuent d’être exposés à de l’intimidation et à du harcèlement.

[55] Mme Angela Workman-Stark cite également le Rapport final le recours collectif entre Tiller/Copland/Roach et la GRC (le rapportTiller). Les auteures du rapport Tiller font allusion à des plaintes de harcèlement fondées sur des motifs autres que le sexe qui remontaient à 1974. Selon le demandeur, les allusions contenues dans le rapport permettent à la Cour d’exercer sa compétence sur les incidents qui sont survenus depuis 1974.

[56] Malgré les constatations de Mme Angela Workman-Stark et la gravité des allégations qu’elle relève, la preuve qu’elle présente est biaisée et compromise par les questions auxquelles elle devait répondre afin d’élaborer son rapport. Plus particulièrement, la deuxième question posée à Mme Angela Workman-Stark était la suivante : existe-t-il des [traduction] « publications ou d’autres documents qui appuient les allégations du demandeur selon lesquelles les membres du groupe qui travaillent avec la GRC ont fait l’objet d’intimidation et de harcèlement persistants? » (Non souligné dans l’original)

[57] L’avocat du demandeur convient que le libellé de la question était suggestif et qu’il entache la preuve de Mme Angela Workman-Stark. Toutefois, la faiblesse de sa preuve a une incidence sur le poids accordé à sa preuve, et non sur son admissibilité. Je suis également de cet avis. De plus, l’avocat soutient que la Cour ne devrait pas accorder moins de valeur à l’ensemble de la preuve fournie par Mme Angela Workman-Stark, mais uniquement à la preuve fournie en réponse à la deuxième question. Je ne suis pas de cet avis. La formulation de la deuxième question indique à l’experte que le demandeur cherche des éléments de preuve à l’appui d’allégations d’intimidation et de harcèlement. Comme l’ensemble du rapport porte sur l’intimidation et le harcèlement ou sur la réponse de la GRC à cet égard, la nature viciée de la deuxième question entache tout le reste du rapport. Je n’accorde donc que peu de poids au rapport de Mme Angela Workman-Stark. Par conséquent, ce rapport ne permet pas au demandeur de satisfaire la norme élevée requise pour justifier l’exercice de la compétence résiduelle de la Cour.

[58] Les affidavits de Ken Cornell et de John Park fournissent une description détaillée de l’élaboration des politiques de la GRC en matière de harcèlement et des autres recours offerts. Dans leurs affidavits, M. Cornell et M. Park abordent surtout le contenu des politiques. Ils mentionnent peu l’application concrète de ces politiques par la direction de la GRC. Les affidavits fournissent des renseignements contextuels sur la structure et l’histoire de la GRC, mais ils sont peu utiles pour trancher la question de la compétence résiduelle.

[59] Puisqu’aucun des autres affidavits ne fournit d’éléments de preuve clairs autres que ceux qui se trouvent déjà dans l’affidavit du demandeur, je conclus que l’exercice de la compétence résiduelle de la Cour n’est justifié qu’à l’égard des ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna, et uniquement ce qui concerne la période de 2003 au 31 mars 2005 (inclusivement).

(4) La Loi sur l’indemnisation des agents de l’État

[60] La Couronne soutient également qu’en application de l’article 12 de la LIAE, le demandeur n’a pas le droit de présenter sa demande. La Couronne avance cet argument uniquement au sujet du demandeur, et non en lien avec le groupe envisagé.

[61] Les articles 4 et 12 de la LIAE prévoient en partie ce qui suit :

Indemnités

Ayants droit

4 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, il est versé une indemnité :

a) aux agents de l’État qui sont :

(i) soit blessés dans un accident survenu par le fait et à l’occasion de leur travail,

(ii) soit devenus invalides par suite d’une maladie professionnelle attribuable à la nature de leur travail;

b) aux personnes à charge des agents décédés des suites de l’accident ou de la maladie.

Taux et conditions

(2) Les agents de l’État visés au paragraphe (1), quelle que soit la nature de leur travail ou la catégorie de leur emploi, et les personnes à leur charge ont droit à l’indemnité prévue par la législation — aux taux et conditions qu’elle fixe — de la province où les agents exercent habituellement leurs fonctions en matière d’indemnisation des travailleurs non employés par Sa Majesté — et de leurs personnes à charge, en cas de décès — et qui sont :

a) soit blessés dans la province dans des accidents survenus par le fait ou à l’occasion de leur travail;

b) soit devenus invalides dans la province par suite de maladies professionnelles attribuables à la nature de leur travail.

[…]

Immunité de la Couronne

12 L’agent de l’État ou les personnes à sa charge qui, par suite d’un accident du travail, ont droit à l’indemnité prévue par la présente loi ne peuvent exercer d’autre recours contre Sa Majesté ou un fonctionnaire, préposé ou mandataire de celle-ci pour cet accident.

[Non souligné dans l’original.]

[62] L’applicabilité de l’article 12 de la LIAE repose sur l’interprétation correcte du mot « accident ». L’article 2 de la LIAE définit le mot « accident » pour inclure tout fait résultant d’un « acte délibéré accompli par une autre personne que l’agent de l’État ainsi que tout événement fortuit ayant une cause physique ou naturelle ». J’accepte la conclusion tirée au paragraphe 32 de l’arrêt Canada (Royal Canadian Mounted Police) v Rees, 2005 NLCA 15 [Rees] qu’à elle seule, la définition du terme est assez large pour inclure le stress à instauration graduelle.

[63] Dans l’arrêt Rees, la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador ne fait pas que donner une interprétation du terme « accident ». Elle conclut également que le mot l’emporte sur tous les critères d’admissibilité qui sont prévus par la législation provinciale. Cet arrêt ne reflète plus l’état du droit actuel. Au paragraphe 40 de l’arrêt Martin c Alberta (Workers’ Compensation Board), 2014 CSC 25, la Cour suprême du Canada a conclu que, à moins que le terme « accident » entre directement en conflit avec les critères d’admissibilité prévus par la législation provinciale, les critères de la législation provinciale l’emportent.

[64] À mon avis, le terme « accident » au sens de la LIAE n’entre pas directement en conflit avec les critères d’admissibilité pour une souffrance morale indemnisable prévus par la législation provinciale applicable. Les critères provinciaux sont tout simplement plus restreints et excluent le stress à instauration graduelle.

[65] Il s’agit ici de l’article 5.1(1) de la Workers Compensation Act, RSBC 1996, c 492 [BCWCA], avant qu’elle soit modifiée par la Workers Compensation Amendment Act, 2011, SBC 2012, c 23, s 1. Le paragraphe 5.1(1) prévoyait les conditions nécessaires pour que le demandeur soit admissible à une indemnisation pour [traduction] un « trouble mental » qui est survenu en Colombie-Britannique entre 2003 et le 31 mars 2005 :

[traduction] 5.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le travailleur a droit à une indemnisation pour un stress psychologique ne résultant pas d’une lésion physique pour laquelle il est par ailleurs admissible à l’indemnisation, seulement si les conditions suivantes sont réunies :

a) le stress psychologique constitue une réaction vive à un événement traumatisant soudain et imprévu survenu par le fait et à l’occasion de l’emploi du travailleur;

b) le stress psychologique est diagnostiqué par un médecin ou un psychologue comme étant un trouble mental ou physique décrit dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association qui est le plus récent au moment du diagnostic;

c) le stress psychologique n’est pas causé par une décision prise par l’employeur du travailleur concernant l’emploi de celui-ci, notamment la décision de modifier le travail à effectuer ou les conditions de travail, la décision de prendre des mesures disciplinaires à l’égard du travailleur ou la décision de le licencier.

[66] Dans l’arrêt Plesner v British Columbia Hydro and Power Authority, 2009 BCCA 188, pour déterminer si l’article 5.1 enfreint l’article 15 de la Charte, les juges majoritaires ont interprété la disposition en citant la « politique 13.30 » de la commission des accidents de travail de la Colombie-Britannique, dans laquelle était expliquée l’interprétation faite par la Commission des troubles mentaux indemnisables. La Cour n’a confirmé qu’une partie de la politique, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

[traduction] Aux termes de l’alinéa 5.1(1)a), la Loi institue un critère à deux volets :

1. il doit y avoir une réaction vive à un événement traumatisant soudain et imprévu;

2. la réaction vive à l’événement traumatisant doit survenir par le fait et à l’occasion de l’emploi.

Le mot « vive » signifie « atteignant rapidement un point de crise ». La réaction vive, ou violente, est une situation de grande tension, un degré extrême de stress qui se situe à l’opposé du stress chronique. La réaction est généralement immédiate et reconnaissable.

Dans la plupart des cas, le travailleur doit directement avoir été victime ou témoin de l’événement traumatisant.

Dans tous les cas, l’événement traumatisant doit à la fois :

• être clairement et objectivement reconnaissable;

• être soudain et imprévu et survenir à l’occasion de l’emploi du travailleur.

[…]

En examinant la question du lien avec le travail, la Commission doit déterminer s’il y a un lien entre l’emploi et la réaction vive qui en résulte. Pour faire cette détermination, elle doit tenir compte des facteurs personnels dans la vie du travailleur, qui peuvent avoir contribué à la réaction vive. Pour que l’indemnisation soit accordée, les circonstances ou les événements qui sont survenus sur le lieu de travail doivent avoir un lien de causalité important avec le stress psychologique du travailleur. S’il n’y a pas de lien de causalité avec les facteurs liés au travail, le stress psychologique du travailleur ne sera pas indemnisable.

Il est reconnu que certains travailleurs, en raison de la nature de leur profession, peuvent être exposés à des événements traumatisants de façon relativement fréquente (p. ex., les travailleurs des services d’urgence). Si un tel travailleur a une réaction vive à un événement traumatisant soudain et imprévu, une indemnisation pour le stress psychologique peut être fournie même si le travailleur a déjà été en mesure de composer avec des événements traumatisants par le passé.

[67] La question que doit trancher la Cour est de savoir s’il est évident et manifeste, selon l’article 5.1 et la politique 13.30, que le demandeur aurait été indemnisé pour la détresse psychologique dont il prétend avoir souffert. D’après ce qui précède, il m’est impossible d’arriver à cette conclusion. La détresse psychologique alléguée par le demandeur semble, d’emblée, être davantage une condition qui a graduellement augmenté en gravité jusqu’à ce que le demandeur atteigne un « point de rupture ». Elle était également liée aux décisions de son employeur concernant le milieu de travail.

[68] Bien qu’il ne m’appartienne pas de déterminer l’admissibilité du demandeur à une indemnisation qui relève du mandat de la commission des accidents du travail de la Colombie-Britannique, je conclus qu’il n’est pas évident et manifeste que le demandeur aurait été admissible à une indemnisation au titre de la politique 13.30. Par conséquent, il n’est pas non plus évident et manifeste que l’article 12 de la LIAE écarte la compétence de la Cour.

(5) La divulgation d’une cause d’action valable pour négligence

(a) Les demandes qui ne relèvent pas de la compétence de la Cour

[69] J’ai refusé d’exercer sa compétence, sauf en ce qui concerne les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005. Même si la compétence n’était pas une question, je conclus qu’il est évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent pas de cause d’action valable, sauf en ce qui concerne les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005.

(b) Les demandes qui relèvent de la compétence de la Cour

[70] La Couronne s’appuie sur l’arrêt Piresferreira v Ayotte, 2010 ONCA 384 [Piresferreira] pour faire valoir que les parties dont la relation est régie par un contrat de travail n’ont pas le droit de présenter de demande pour négligence. Toutefois, les commentaires faits dans l’arrêt Piresferreira ne concernaient pas une requête en radiation comme en l’espèce, mais plutôt une décision finale à l’égard d’une demande pour négligence. Les affaires se distinguent donc puisque les normes de preuve applicables sont différentes.

[71] Dans l’arrêt Piresferreira, la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas conclu qu’un fonctionnaire ne peut jamais intenter une action contre un employeur qui cause par négligence des souffrances psychologiques. Elle a plutôt refusé de reconnaître une nouvelle responsabilité délictuelle de négligence, à savoir l’infliction par négligence de souffrances psychologiques, où l’obligation de diligence reposait sur la relation contractuelle entre les parties. En l’absence de cette nouvelle responsabilité délictuelle, la Cour a conclu que l’action doit reposer uniquement sur la common law, indépendamment de la question de savoir si la conduite de l’employeur est également contraire au contrat de travail. Le passage suivant de l’arrêt Piresferreira est utile :

[traduction] [45] La juge de première instance a qualifié la responsabilité délictuelle qu’elle a reconnue ainsi : « Infliction par négligence de trouble émotionnel, souffrance morale, choc nerveux ou invalidité psychotraumatique ». Elle a conclu que l’obligation de diligence pour la responsabilité délictuelle reposait entièrement sur la relation contractuelle entre les parties. Sous le titre « M. Ayotte/Bell Mobilité a-t-il une obligation de diligence envers Mme Piresferreira? », elle a déclaré que Bell Mobilité « en tant qu’employeur de Mme Piresferreira » et M. Ayotte « en tant que son superviseur immédiat » ont « l’obligation de veiller à ce [qu’elle] travaille dans un milieu sûr et exempt de harcèlement…conformément au Code de conduite de Bell Mobilité ».

[…]

[47] Même si on accepte que le Code de conduite de Bell Mobilité fasse partie du contrat de travail, la violation d’une obligation de nature contractuelle ne peut être invoquée comme le fondement d’une responsabilité délictuelle en common law. Pour qu’il y ait une responsabilité délictuelle concomitante, il doit y avoir une obligation de diligence en common law qui existerait même en l’absence de la condition contractuelle précise qui créait l’obligation contractuelle correspondante. Dans l’arrêt Central Trust Co. c Rafuse, 1986 CanLII 29 (CSC), [1986] 2 RCS 147, le juge Le Dain a fait la distinction entre une obligation de nature contractuelle et une obligation de diligence en common law indépendante. Selon le juge Le Dain, à la p. 205 :

Les engagements stipulés dans le contrat révèlent la nature des liens dont découle l’obligation de diligence en common law, mais la nature et la portée de l’obligation de diligence invoquée comme fondement de la responsabilité délictuelle ne doivent pas dépendre d’obligations ou de devoirs précis créés expressément par le contrat. C’est dans ce sens que l’obligation de diligence en common law doit être indépendante du contrat.

[Souligné dans l’original; non en gras dans l’original]

[72] De plus, la Couronne s’appuie, notamment, sur l’arrêt Merrifield v Canada (Attorney General), 2019 ONCA 205, qui, selon la Couronne, confirme en outre son interprétation de l’arrêt Piresferreira. Pourtant, dans l’arrêt Sulz v Minister of Public Safety and Solicitor General, 2006 BCCA 582, la Cour a confirmé les dommages-intérêts adjugés dans une cause d’action en responsabilité délictuelle pour le harcèlement en milieu de travail subi par un membre de la GRC. Comme il est indiqué au paragraphe 159 de l’arrêt Greenwood, la jurisprudence des cours d’appel est donc divisée sur la question de la négligence dans le contexte de la responsabilité délictuelle pour harcèlement en milieu de travail.

[73] À mon avis, ni l’arrêt Piresferreira ni l’arrêt Merrifield ne tirent de conclusions claires pour ce qui est d’une requête en radiation lorsque la norme de preuve applicable est différente. Encore une fois, la norme dans ces cas est exigeante, et la Cour doit privilégier la prudence et permettre l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable (Imperial Tobacco, au para 21). Le demandeur observe, à juste titre, qu’aux paragraphes 158-162 de l’arrêt Greenwood, la Cour d’appel a refusé de limiter les demandes dans lesquelles un employé alléguait qu’un employeur avait causé un préjudice mental à un employé (ou à un groupe d’employés) par négligence. À mon avis, il convient de répéter l’analyse suivante faite par la Cour dans l’arrêt Greenwood :

[158] En outre, dans l’arrêt Merrifield no 2, la Cour d’appel de l’Ontario n’écarte pas la possibilité d’un nouveau délit de harcèlement en milieu de travail dans un cas qui s’y prête (au para. 53).

[159] Je mentionne également que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique arrive à une conclusion contraire à celle de l’arrêt Merrifield dans l’arrêt Sulz. Elle y confirme la condamnation de la Couronne provinciale à des dommages-intérêts en responsabilité délictuelle pour harcèlement subi par un membre de la GRC. La jurisprudence des cours d’appel est donc divisée sur la question de savoir si les membres de la GRC peuvent obtenir des dommages-intérêts en responsabilité délictuelle pour harcèlement en milieu de travail.

[160] De plus, comme le signalent les intimés, des recours collectifs exercés en common law par des membres de la GRC pour harcèlement en milieu de travail ont été autorisés dans les affaires Davidson, Merlo, Tiller et Ross. Dans ces trois dernières, la Couronne a consenti aux ordonnances d’autorisation aux fins de règlement, et les arguments qu’elle a avancés dans l’affaire Davidson diffèrent de ceux qu’elle soulève en l’espèce, ce qui risque d’affaiblir la valeur de cette jurisprudence. Or, cette dernière ne saurait toutefois être complètement écartée.

[161] Dans les affaires Merlo, Tiller et Ross, il fallait que la Cour fédérale soit convaincue qu’il n’était pas évident et manifeste qu’il n’y avait aucune cause d’action avant d’approuver les règlements. Je présume que l’aval de la Couronne aux règlements était subordonné à une telle constatation, selon les principes établis. Comme le signalent les intimés, l’affaire Tiller a été tranchée après le prononcé de l’arrêt Merrifield par la Cour d’appel de l’Ontario.

[162] Vu ce qui précède et le critère rigoureux applicable à la radiation d’un acte de procédure, l’on ne peut affirmer qu’il est évident et manifeste qu’il n’existe aucune cause d’action fondée sur la négligence pour harcèlement en milieu de travail subi par un membre de la GRC.

[74] Je suis conscient que, dans l’arrêt Greenwood, la Cour a conclu que les membres de la GRC sont assujettis à une relation prévue par la loi et non à une relation d’employeur. Toutefois, dans les paragraphes 160 et 162 de la décision, la Cour d’appel souligne le critère rigoureux qui s’applique à la radiation d’un acte de procédure et réitère, qu’à son avis, les demandes inédites ne devraient pas être radiées si elles sont soutenables.

[75] Je conclus donc qu’il n’est pas évident et manifeste que les demandes concernant les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005 ne révèlent aucune cause d’action valable.

(6) Le groupe de familles

[76] À la lumière des conclusions ci-dessus, il est évident et manifeste qu’il n’y a pas de cause d’action valable pour les membres du groupe de familles envisagé, sauf en ce qui concerne les préjudices subis par les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005.

[77] Un membre du groupe de familles ne peut demander une indemnisation qu’en vertu de la législation applicable en Colombie-Britannique. La seule loi invoquée par le demandeur de la Colombie-Britannique pour les membres du groupe de familles est la Family Compensation Act, RSBC 1996, c 126.

[78] La Family Compensation Act ne permet l’indemnisation que dans les cas de décès. Le demandeur n’allègue pas dans son acte de procédure ou son affidavit qu’une personne est décédée en raison du harcèlement ou de l’intimidation. En l’absence d’un fait matériel pour étayer cette condition, il faut également radier les demandes présentées au titre de la Family Compensation Act.

[79] Par conséquent, il est évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable à l’égard des membres du groupe de familles.

(7) Le résumé des conclusions sur la requête de radiation

[80] Les allégations faites dans la déclaration à l'égard des ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005 relèvent de la compétence de la Cour. Les allégations qui respectent ces paramètres révèlent une cause d’action valable en négligence. Puisqu’il n’existe aucun fait matériel qui peut fournir un « semblant » de cause d’action pour toutes les autres demandes, je les radie sans autorisation de les modifier (Simon c Canada, 2011 CAF 6 au para 8; Al Omani c Canada, 2017 CF 786 aux para 33-34).

B. La Cour devrait-elle accueillir la requête en autorisation du demandeur?

(1) La norme applicable

[81] Pour autoriser un recours collectif en application du paragraphe 334.16(1) des Règles, la Cour doit être convaincue que le recours remplit les cinq conditions suivantes :

  1. les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

  2. il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

  3. les demandes soulèvent des points de droit ou de fait communs;

  4. un recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs;

  5. il existe un représentant demandeur approprié.

[82] Pour trancher une requête en autorisation, la Cour ne doit pas apprécier le bien-fondé de l’affaire. La seule question dont la Cour est saisie est de savoir s’il existe « un certain fondement factuel » pour chacune des conditions énumérées pour l’autorisation, autre que la première condition (Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 [Hollick] au para 25). Il n’est pas nécessaire de statuer sur les éléments contradictoires de la preuve ni de tirer des conclusions selon la prépondérance des probabilités (Pro-Sys Consultants Ltd. c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 [Pro-Sys] aux para 100, 102). Toutefois, selon la norme d’« un certain fondement factuel », la partie qui sollicite l’autorisation d’un recours collectif doit offrir un minimum d’éléments probants à l’appui de l’ordonnance d’autorisation (Hollick, aux para 24-25).

(2) La première condition : une cause d’action valable

[83] Pour la première condition, il faut appliquer les mêmes principes juridiques qui s’appliquent à la requête en radiation (Holick, au para 25). J’ai déjà conclu que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable pour les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005. La même conclusion s’applique ici.

(3) La deuxième condition : un groupe identifiable

[84] Pour conclure qu’il existe un groupe identifiable d’au moins deux personnes, la Cour doit être convaincue qu’il y a « un certain fondement factuel » à l’appui d’une définition objective du groupe qui ne dépend pas de l’issue du litige et qui a un lien rationnel avec les points communs (Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 [Salna] au para 91; Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham] au para 69, citant Western Canadian Shopping Centres Inc. c Dutton, 2001 CSC 46 [Western Canadian] au para 38, et Holick, aux para 19 et 25).

[85] Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient tous dans la même situation (Pro-Sys, au para 108). Le critère permet essentiellement de confirmer que le groupe envisagé n’est pas inutilement large et que le restreindre davantage exclurait arbitrairement certaines personnes ayant les mêmes intérêts (Cloud v Canada (Attorney General), [2004] OJ No 4924 (ONCA), [2004] CarswellOnt 5026 au para 45). Le seuil de ce critère n’est pas élevé.

[86] Le demandeur envisage une période visée par le recours collectif qui commence en 1974. Le demandeur envisage également le groupe suivant :

  1. [traduction] Membres du groupe principal : Toutes les personnes qui ont travaillé dans les lieux de travail de la GRC pendant la période visée par le recours collectif dans l’une des catégories suivantes : les employés civils temporaires; les gendarmes spéciaux surnuméraires, les gendarmes auxiliaires; les cadets, les précadets, les étudiants; les entrepreneurs et les consultants; les commissionnaires; les employés d’autres gouvernements, y compris les administrations municipales et régionales; les agents et les employés en détachement; les personnes provenant d’organismes et de corps de police externes, y compris des membres de services de police intégrés et de groupes opérationnels; les bénévoles et les employés d’organismes sans but lucratif; les personnes qui travaillent ou qui suivent des cours dans les locaux de la GRC; les personnes qui sont des fonctionnaires au sens des alinéas 206(1)a)-(h) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 [LRTFP];

  2. Membres du groupe de familles : Toute personne qui, en raison d’une relation avec un membre du groupe principal, a le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990 c F.3, ou d’une législation équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire.

[87] Le demandeur exclut du recours collectif envisagé les demandes suivantes :

  1. les demandes qui visent des incidents survenus le 1er avril 2005 ou par la suite et qui sont assujetties aux articles 208 et 236 de la LRTSPF;

  2. les demandes qui visent des incidents survenus pendant que la personne a servi dans la GRC à titre de membre régulier, de membre civil, de gendarme spécial ou de réserviste;

  3. les demandes qui ont été résolues dans les affaires Merlo et al c sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-1685-16, Tiller et al c Sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale no T-1673-17 ou Ross et al c sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale no T-370-17.

[88] J’ai déjà limité les demandes à celles qui visent des incidents survenus de 2003 au 31 mars 2005. J’ai également déterminé que je dois limiter l’exercice de ma compétence aux ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna. Le groupe principal envisagé ne peut pas dépasser ces limites. Par extension, le groupe de familles doit être entièrement exclu, comme je l’ai indiqué ci-dessus. Par conséquent, en procédant par élimination, le groupe envisagé et la période visée par le recours collectif doivent être modifiés comme suit (le groupe modifié) :

Toute personne qui a travaillé au centre de communications opérationnelles de Kelowna pendant la période comprise du 1er janvier 2003 au 31 mars 2005 à titre d’employé civil temporaire.

Et puisque les deux premières exclusions sont redondantes, les seules demandes qui doivent être explicitement exclues du groupe modifié sont celles qui ont été résolues dans les décisions Merlo et al c Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale T-1685-16, Tiller et al c Sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale T-1673-17 et Ross et al c sa Majesté le Roi, dossier de la Cour fédérale T-370-17.

[89] Le groupe modifié précise les personnes qui sont incluses en fonction du titre de leur poste à la GRC. Il s’agit d’une définition objective qui limite le groupe modifié aux ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna. Les personnes auxquelles s’applique cette définition sont identifiables sans égard à l’issue du litige.

[90] Les membres du groupe modifié ont également un lien rationnel avec les points communs soulevés par le demandeur – c’est-à-dire les allégations d’intimidation et de harcèlement en milieu de travail au CCO de Kelowna. En supposant que les allégations du demandeur sont vraies, les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna auraient été régulièrement exposés à l’intimidation et au harcèlement présumés.

[91] Il existe aussi « un certain fondement factuel » pour étayer la deuxième condition. Le demandeur allègue, dans son acte de procédure et son affidavit, que lui et d’autres ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna ont tous été victimes de divers incidents de harcèlement et d’intimidation. Parmi ces incidents figurent des tentatives régulières d’intimider et d’humilier [traduction] les « nouveaux ECT », le refus de donner aux nouveaux employés des cartes pour accéder à l’immeuble, des représailles contre les [traduction] « ECT récemment embauchés » pour avoir participé à un cours de formation externe et la ridiculisation publique des [traduction] « ECT récemment embauchés ». Tous ces incidents sont étayés par « un certain fondement factuel » selon lequel le groupe modifié comprend deux personnes ou plus, qui ont toutes un lien rationnel avec les points envisagés dans la présente affaire.

[92] Compte tenu de ce qui précède, la deuxième condition est remplie pour le groupe modifié.

(4) La troisième condition : les points communs

[93] Les points communs sont au cœur d’un recours collectif. La question sous-jacente en l’espèce est de savoir si l’autorisation de l’instance permettra d’éviter la répétition dans l’appréciation des faits ou l’analyse juridique. Un point ne sera commun que lorsque sa résolution est nécessaire pour le règlement des demandes de chaque membre du groupe. Il n’est pas nécessaire que les questions communes l’emportent sur les questions non communes, mais les demandes doivent toutefois partager un élément commun important (Pro-Sys, aux para 106-108, citant l’arrêt Western Canadian, aux para 39-40), et la réponse à cette question commune ne doit pas nécessairement être la même pour tous les membres du groupe proposé (Salna , au para 99). Il n’est pas non plus essentiel que les membres du groupe soient tous dans la même situation par rapport à la partie adverse (Pro-Sys, au para 108).

[94] Le demandeur propose les questions suivantes :

Négligence

i. La GRC, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, a-t-elle un devoir de diligence envers le demandeur et les autres membres du groupe principal, consistant à prendre des mesures raisonnables d’exploitation et de gestion de la GRC afin de fournir à ces personnes un environnement de travail exempt d’intimidation et de harcèlement?

ii. Dans l’affirmative, la GRC a-t-elle manqué à ce devoir du fait de ses agents, de ses préposés et de ses employés?

iii. Dans l’affirmative, la Couronne est-elle responsable du fait d’autrui à l’égard du manquement de ses agents, de ses préposés et de ses employés à la GRC, à savoir de prendre des mesures raisonnables d’exploitation et de gestion de la GRC afin de fournir un environnement de travail exempt d’intimidation et de harcèlement?

Dommages-intérêts

iv. La conduite du défendeur ou des personnes des faits de qui il est responsable justifie-t-elle l’adjudication de dommages-intérêts majorés, exemplaires et/ou punitifs?

Dans la décision Greenwood, la juge de première instance a autorisé le recours collectif dans une affaire qui relevait des questions et des allégations semblables à celles en l’espèce.

[95] La première et la deuxième questions portent sur l’obligation de la GRC envers les membres du groupe modifié, ainsi que sur la norme de diligence requise. Les questions doivent être posées pour toutes les demandes pour négligence. De plus, elles nécessitent une appréciation de la conduite de la GRC à un niveau systémique. Pour y répondre, la Cour n’a pas à trancher les demandes individuelles des membres du groupe.

[96] La Couronne soutient que le recours collectif envisagé comprend un grand nombre de relations juridiques différentes et que la détermination de l’obligation de diligence pour chaque relation [traduction] « entraînera immédiatement une division en instances individuelles » dans la présente affaire. Cet argument ne s’applique plus compte tenu du groupe modifié. En fait, puisqu’ils sont tous des ECT qui ont travaillé dans le même CCO, tous les membres du groupe modifié sont dans la même situation par rapport à la GRC.

[97] Comme les deux premières questions, la troisième question doit être posée pour établir la responsabilité de la Couronne et elle s’applique à tous les membres du groupe envisagé. Encore une fois, la Cour n’a pas à apprécier les demandes individuelles des membres du groupe. Elle doit simplement examiner la nature de la relation entre la Couronne et ses agents, ses préposés et ses employés à la GRC.

[98] Enfin, la quatrième question est également commune à tous les membres du groupe envisagé. Elle porte sur la conduite du défendeur à un niveau systémique pour déterminer si la conduite justifie l’adjudication de dommages-intérêts majorés, exemplaires et/ou punitifs. La mention des [traduction] « personnes des faits de qui [le défendeur] est responsable » démontre que le demandeur allègue une négligence à un niveau systémique.

[99] Il existe aussi un certain fondement factuel pour étayer les questions communes énoncées ci-dessus. Dans son affidavit, le demandeur fait des allégations précises à l’encontre de gestionnaires, de superviseurs et de collègues du CCO de Kelowna qui mettent en cause divers ECT. La preuve de Mme Angela Workman-Stark porte également sur l’obligation de diligence de la GRC et la norme de diligence qui découle de cette obligation. Mme Angela Workman-Stark aborde aussi la prétendue mauvaise gestion des plaintes de harcèlement faite par la GRC au niveau systémique. Même si j’ai accordé peu de poids à la preuve de Mme Workman-Stark, le fardeau de la preuve en l’espèce est suffisamment faible pour que sa preuve complète l’affidavit du demandeur.

[100] Les préjudices qu’auraient subis les membres du groupe envisagé découlent donc du même ensemble d’actes et d’omissions allégués. Toutes les demandes individuelles présentées par les membres du groupe envisagé devront avancer les mêmes arguments juridiques et présenter les mêmes allégations. Les questions communes présentées par le demandeur évitent la répétition et sont nécessaires pour le règlement de toutes les demandes. J’aborde ce point plus en détail sous la condition suivante.

[101] Par conséquent, la troisième condition est remplie.

(5) La quatrième condition : le meilleur moyen

[102] Pour remplir la quatrième condition, le demandeur doit démontrer (1) que le recours collectif serait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance et (2) qu’il serait préférable à tous les moyens raisonnables offerts (AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 [Fischer] au para 48; Wenham, au para 77). Pour déterminer si un recours collectif est le meilleur moyen offert, la Cour doit tenir compte des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice. Il s’agit d’un exercice comparatif. La question est celle de savoir s’il existe des moyens préférables de régler les demandes, non pas si le recours collectif envisagé réalisera pleinement ces objectifs (Fischer, aux para 22-23).

[103] Le recours collectif envisagé évite une répétition dans l’appréciation des faits et l’analyse juridique. Les préjudices présumés découlent du même ensemble d’actes et d’omissions allégués. Toutes les demandes individuelles présentées par les membres du groupe envisagé devront nécessairement avancer les mêmes arguments juridiques et présenter les mêmes allégations. Un recours collectif assure une plus grande équité et efficacité, économise les ressources judiciaires et facilite la gestion de l’arbitrage.

[104] En évitant la répétition, il permet également aux membres du groupe d’économiser les frais juridiques qu’ils auraient autrement engagés pour poursuivre des demandes individuelles. Il favoriserait une plus grande équité et un plus grand accès à la justice pour les personnes qui pourraient ne pas être en mesure d’intenter une action. Le demandeur observe également, à juste titre, que la réponse aux questions communes laissera quelques questions individuelles à trancher, comme le préjudice, le lien de causalité et les délais de prescription. Ces questions sont comparativement plus gérables et peuvent être examinées de manière satisfaisante à l’étape de l’administration. Par ailleurs, si, en raison des questions communes, la Cour rejette l’affaire, l’affaire serait tranchée de façon définitive pour tous les membres du groupe envisagé.

[105] La Couronne suggère qu’un recours collectif ne serait pas pratique en raison de la nature diversifiée du groupe principal envisagé. Toutefois, cet argument n’est pas pertinent en ce qui concerne le groupe modifié, qui est limité aux ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna de 2003 au 31 mars 2005. La Couronne fait également valoir que des moyens d’arbitrage autre que les recours collectifs sont plus appropriés, comme les commissions des droits de la personne et des accidents du travail. Je ne suis pas de cet avis. D’une part, comme je l’ai déjà expliqué, il n’est pas évident ou manifeste que la détresse psychologique que connaissent le demandeur et les autres membres du groupe modifié est indemnisable au titre du régime d’indemnisation des accidents du travail applicable à l’époque. Rien n’indique non plus que les incidents allégués de harcèlement et d’intimidation étaient fondés sur des motifs de discrimination interdits. L’exception est l’allégation selon laquelle la sexualité du demandeur a fait l’objet de moqueries répétées de la part de certaines personnes dans le milieu de travail. Toutefois, une demande fondée sur un tel incident serait exclue de la présente action, puisqu’elle a déjà fait l’objet d’autres instances.

[106] Le paragraphe 334.16(2) des Règles exige que la Cour prenne également en compte les facteurs suivants pour apprécier le critère du meilleur moyen :

  1. la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

  2. la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

  3. le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

  4. l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

  5. les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement

[107] J’ai déjà examiné les deux derniers facteurs dans les paragraphes précédents. Quant aux autres facteurs, il n’y a aucun point qui ne concerne que certains membres ni de preuve qu’une proportion de membres du groupe ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées. Le recours envisagé exclut également les demandes qui ont fait l’objet d’autres recours.

[108] Un recours collectif serait un moyen juste, efficace et pratique. Il est aussi le processus préférable aux autres moyens offerts. La quatrième condition est remplie.

(6) La cinquième condition : le représentant demandeur

[109] L’alinéa 334.16(1)e) des Règles exige qu’« il existe un représentant demandeur » qui :

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

[110] Le représentant demandeur doit être « ancré dans le recours ». Bien qu’il ne soit pas approprié d’évaluer la question des délais de prescription à l’étape de l’autorisation (Hudson, au para 141), si la Cour est convaincue que la demande individuelle du représentant demandeur est définitivement interdite en raison de l’expiration du délai de prescription, alors le représentant demandeur n’est pas ancré dans le recours (Amyotrophic Lateral Sclerosis Society of Essex v Windsor (City), 2015 ONCA 572 au para 52; Stone v Wellington County Board of Education, [1999] OJ No 1298, [1999] CarswellOnt 1039 (ONCA) aux para 9-10).

[111] À mon avis, le demandeur n’est pas ancré dans le recours. D’après les affirmations contenues dans son acte de procédure et son affidavit, le délai de prescription de la demande individuelle du demandeur a définitivement expiré. La dernière date à laquelle un incident de harcèlement et d’intimidation aurait pu avoir lieu était le 31 mars 2005.

[112] De façon générale, la Limitation Act, SBC 2012, c 13, de la Colombie-Britannique fixe le délai pour intenter une action ou présenter une demande à deux ans à compter de la date à laquelle l’incident est survenu ou aurait pu être découvert. Aucune des exceptions qui y sont énumérées ne s’applique en l’espèce. De plus, l’article 21 de la Limitation Act prévoit un délai de prescription définitif de 15 ans, indépendamment de la découverte possible de l’incident.

[113] En ce qui concerne les demandes qui visent des incidents survenus avant l’entrée en vigueur de la Limitation Act en 2013, l’article 30 précise que le délai de prescription prévu dans la loi antérieure, soit la Limitation Act, RSBC 1996, c 266, s’applique. Dans un tel cas, l’article 3 impose un délai de prescription général de six ans à compter de la date de l’incident, délai qui aurait expiré en 2011.

[114] Rien dans l’acte de procédure ou la preuve du demandeur ne laisse penser qu’il n’était pas au courant des préjudices qu’il avait subis. En fait, le demandeur allègue qu’il a tardé à intenter une action parce qu’il gérait les conséquences psychologiques de l’intimidation et du harcèlement qu’il a subis. D’emblée, j’en conclus que le demandeur était bien au courant du préjudice causé par le harcèlement allégué très peu de temps après le début du harcèlement. Le demandeur dit que ce n’est que lorsqu’il a pu retrouver sa force émotionnelle qu’il a décidé d’intenter une action. Malheureusement, la force émotionnelle du demandeur n’est pas un facteur pertinent dans l’appréciation du délai de prescription.

[115] Par conséquent, la demande individuelle du demandeur est définitivement expirée et le demandeur n’est pas ancré dans le recours et il ne peut pas représenter adéquatement les intérêts du groupe. La cinquième condition n’est pas remplie.

V. Conclusion

[116] La requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant les actes de procédure est accueillie en partie. Toutes les demandes dans les actes de procédure sont radiées sans autorisation de les modifier, sauf les demandes concernant les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna du 1er janvier 2003 au 31 mars 2005 (inclusivement).

[117] La requête en vue d’obtenir une ordonnance autorisant le recours collectif envisagé est rejetée.

[118] En application de l’article 334.39 des Règles, aucuns dépens ne sont adjugés dans la présente requête.


JUGEMENT dans le dossier T-1509-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant les actes de procédure est accueillie en partie. Toutes les demandes dans les actes de procédure sont radiées sans autorisation de les modifier, sauf les demandes concernant les ECT qui ont travaillé au CCO de Kelowna du 1er janvier 2003 au 31 mars 2005 (inclusivement).

  2. La requête en vue d’obtenir une ordonnance autorisant le recours collectif envisagé est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés dans la présente requête.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

T-1509-21

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

DUSTIN MCMILLAN c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 18-20 OCTOBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

22 décembre 2023

 

COMPARUTIONS :

David A. Klein

Nicola Hartigan

Aden Thompson-Klein

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christine Mohr

Andrew Law

Marilyn Venney

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

Klein Lawyers LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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