Dossier : IMM-8485-22
Référence : 2024 CF 236
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 12 février 2024
En présence de monsieur le juge Manson
ENTRE : |
JOAN FRANCISCO LADINO TORRES |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
II. Contexte
[2] M. Joan Francisco Ladino Torres (le demandeur) est un citoyen de la Colombie âgé de 22 ans.
[3] Le demandeur allègue qu’en 2001, soit avant sa naissance, une organisation paramilitaire appelée les Autodefensas Compesinas (les AC) a tué le conjoint de fait de sa mère (le meurtre de 2001). La mère du demandeur a déposé une [traduction] « dénonciation »
(c’est-à-dire une plainte) auprès des autorités colombiennes en 2006.
[4] L’enquête sur le meurtre de 2001 a duré de nombreuses années. La mère du demandeur a continué d’assurer un suivi auprès des autorités colombiennes pour savoir s’il y avait eu des développements dans l’enquête. Le demandeur allègue que, dans sa jeunesse, il accompagnait habituellement sa mère lorsqu’elle allait se renseigner sur l’enquête auprès des autorités colombiennes.
[5] En raison de sa plainte, la mère du demandeur aurait reçu des menaces de la part des AC. De 2007 à 2017, la mère du demandeur a déménagé en Colombie avec ses enfants, dont le demandeur, afin de réduire le risque qu’ils couraient.
[6] En 2017, les autorités colombiennes ont inculpé un membre des AC relativement au meurtre de 2001. Craignant des représailles, la mère du demandeur a envoyé le demandeur vivre chez sa demi-sœur. En 2021, les autorités colombiennes ont publié un rapport identifiant d’autres membres des AC responsables du meurtre de 2001.
[7] Le demandeur allègue avoir commencé à recevoir des appels d’inconnus deux mois après la publication du rapport. Lorsqu’il a répondu au premier appel, personne ne lui a parlé. Il a parlé de ce premier appel à sa mère, qui l’a rassuré en lui disant que rien n’indiquait que les AC savaient où il se trouvait.
[8] Lorsque le demandeur a répondu au deuxième appel, le mois suivant, son interlocuteur s’est cette fois présenté comme un membre des AC, l’a menacé et lui a dit, en mentionnant le meurtre de 2001, qu’il allait disparaître parce qu’il était un [traduction] « délateur »
. Lorsqu’il a répondu au troisième appel, quelques jours plus tard, son interlocuteur s’est de nouveau présenté comme un membre des AC, l’a prévenu qu’il [traduction] « lui restait très peu de temps »
parce qu’il était un [traduction] « délateur »
et lui a demandé [traduction] « de ne plus s’occuper de l’affaire »
.
[9] Le demandeur a déposé une plainte auprès des autorités colombiennes. Il lui a été conseillé de quitter la ville et de changer de numéro de téléphone. Par la suite, il a déménagé à Bogota et a changé de numéro, après quoi les appels ont cessé. Cependant, il lui a tout de même été conseillé de quitter le pays.
[10] Le demandeur est arrivé au Canada via les États-Unis en juin 2021. Des membres de sa fratrie qui auraient également été menacés de mort ont ensuite demandé l’asile aux États-Unis. Le demandeur a quant à lui demandé l’asile au Canada.
[11] Le demandeur désigne comme les agents du préjudice les AC ainsi que d’autres organisations paramilitaires affiliées ou alliées à cette organisation, en particulier le Clan del Golfo, aussi appelé les Autodefensas Gaitanistas de Colombia (les AGC). Le demandeur affirme que les AC et leurs alliés le menacent de mort.
III. Décision contestée
[12] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La question déterminante était celle de savoir si le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) dans la ville de Tunja. La SPR a conclu par l’affirmative.
[13] La SPR a examiné si des organisations affiliées aux AC faisaient partie des agents du préjudice. Elle a conclu que les AC n’entretenaient aucun lien avec d’autres organisations paramilitaires. Elle a également fait observer que rien n’indiquait qu’une organisation autre que les AC communiquait avec le demandeur ou des membres de sa fratrie, ou qu’une telle organisation les menaçait de mort. Par conséquent, les AC ont été les seuls agents du préjudice pris en considération dans l’analyse de la SPR.
[14] La SPR a examiné si les AC disposaient des moyens de retrouver le demandeur à Tunja. Au vu de la preuve documentaire, elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, bien que d’anciens membres des AC aient créé de nouveaux groupes paramilitaires qui sont toujours en activité aujourd’hui, les AC elles-mêmes n’existaient plus.
[15] La SPR a également conclu que les AC n’étaient pas présentes dans tout le pays. Elle a fait remarquer que les appels de menaces avaient pris fin lorsque le demandeur avait déménagé à Bogota et qu’il avait changé de numéro de téléphone. Elle en a inféré que les AC ne seraient pas nécessairement en mesure de retrouver le demandeur n’importe où en Colombie, contrairement à ce qui est allégué.
[16] La SPR a également conclu que les AC ne reconnaîtraient pas le demandeur. Elle a admis que, dans sa jeunesse, le demandeur accompagnait souvent sa mère lorsqu’elle allait s’entretenir avec les autorités colombiennes. Cependant, elle a fait remarquer que le demandeur était, de son propre aveu, trop jeune à l’époque pour se souvenir des détails. Elle a conclu qu’il serait aujourd’hui méconnaissable pour les AC.
[17] Sur la question de la motivation, la SPR a fait observer que rien n’indiquait que les AC avaient abordé un membre de la famille du demandeur ni qu’elles avaient pu retrouver le demandeur dans la ville où il résidait avant de déménager à Bogota. Elle a ajouté que le demandeur n’avait reçu aucune menace après son déménagement à Bogota et son changement de numéro de téléphone.
[18] Enfin, la SPR a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur déménage à Tunja. Le demandeur détient un diplôme d’études secondaires et pourrait y chercher un emploi et un logement, en particulier avec le soutien constant de sa famille, qui continue d’ailleurs de le soutenir pendant son séjour au Canada.
[19] Le demandeur allègue que la conclusion de la SPR selon laquelle il disposait d’une PRI à Tunja est déraisonnable. Il soutient en particulier que la SPR a mal interprété la preuve ou qu’elle l’a écartée, qu’elle s’est livrée à des conjectures et qu’elle [traduction] « a tiré des conclusions à partir d’inférences »
.
IV. Question en litige
[20] La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI à Tunja est-elle raisonnable?
V. Analyse
[21] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25).
[22] Le demandeur soutient que la SPR a commis les erreurs suivantes : (1) elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve établissant un lien entre les AC et les AGC; (2) elle n’a pas pris acte de la structure unique des AGC et de la portée de celles-ci; (3) elle s’est livrée à une conjecture lorsqu’elle a conclu que les AC ne le recherchaient plus; (4) elle n’a pas tenu compte des conditions socioéconomiques en raison desquelles il est déraisonnable qu’il choisisse de s’installer à Tunja.
A. La preuve relative à une alliance
[23] Le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve relative à une alliance entre les AC et les AGC. Il signale en particulier l’existence d’un article, qu’il a présenté à la SPR, indiquant selon lui que les AC et les AGC collaborent dans une certaine mesure.
[24] La SPR n’a pas écarté la preuve présentée par le demandeur. En fait, elle l’a examinée en détail et a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Très peu est dit sur ce qui est arrivé aux AC […] et aucune information n’est fournie sur une quelconque alliance »
.
[25] Le demandeur soutient que l’article indique que les AC agissent de façon à occasionner des avantages pour les AGC. Cependant, même si c’était le cas, le demandeur se livre à des conjectures lorsqu’il infère de cet article que les AC et les AGC sont [traduction] « directement liées »
. Comme l’a fait remarquer la SPR, [traduction] « aucune information n’est fournie sur une quelconque alliance »
.
[26] De plus, même s’il n’était pas conjectural d’inférer de l’article que les AC et les AGC sont liées, il était loisible à la SPR de tirer d’autres inférences raisonnables. Dans le cas présent, la SPR a estimé que l’article portait sur un seul événement qui s’était produit vers le mois de mai 2018, et non sur une alliance bien établie et continue entre les AC et les AGC.
[27] Au vu de la preuve, la conclusion de la SPR selon laquelle les AC et les AGC ne sont pas liées est raisonnable.
B. La nature et la structure des AGC
[28] Le demandeur présente d’autres observations concernant la nature et la structure des AGC. Citant des références figurant dans le cartable national de documentation, il affirme que les AGC dirigent de nombreuses organisations criminelles locales, ce qui, selon lui, témoigne de l’étendue de leurs activités.
[29] L’argument du demandeur repose sur l’hypothèse selon laquelle les AC et les AGC sont directement liées. Là encore, la SPR a raisonnablement conclu que la preuve était insuffisante pour démontrer l’existence d’un tel lien. Par conséquent, même si le demandeur démontrait de façon concluante que la portée des AGC en Colombie s’étend à tout le pays, une conclusion en ce sens n’aurait aucune incidence sur l’analyse de la SPR, puisque cette dernière a raisonnablement conclu que les AGC n’étaient pas liées aux AC et que celles-ci étaient les seuls agents du préjudice.
[30] Les arguments du demandeur concernant les AGC n’ont aucune incidence sur l’issue de la présente affaire.
C. La motivation des agents du préjudice
[31] Le demandeur allègue que la conclusion de la SPR selon laquelle les AC n’étaient pas motivées à le rechercher est déraisonnable. Il soutient en particulier que la SPR s’est livrée à des conjectures en concluant, sans preuve à l’appui, que les AC n’étaient plus à sa recherche parce qu’elles n’avaient pas continué à le menacer alors qu’il se trouvait à Bogota.
[32] Pour ce qui est du fardeau de la preuve relatif à l’analyse de la PRI, la SPR n’a qu’à indiquer l’endroit où il existerait une PRI, après quoi il incombe au demandeur d’asile de démontrer que la PRI n’est pas valable. Il incombe également à ce dernier de démontrer que les prétendus agents du préjudice sont motivés à le retrouver à l’endroit où il existerait une PRI (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) à la p 594).
[33] Le demandeur cherche à s’acquitter de ce fardeau en mentionnant simplement les allégations que les membres de sa fratrie ont formulées dans leurs demandes d’asile respectives présentées aux États-Unis. Or, à mon avis, dans leurs demandes d’asile, les membres de la fratrie du demandeur ne mentionnent pas le risque auquel le demandeur aurait été exposé à ce jour. Dans leurs demandes d’asile, ils ne décrivent que leur propre situation. Il n’était pas déraisonnable que la SPR ne tienne pas compte de ces éléments de preuve, car son rôle était d’examiner la situation personnelle du demandeur et la question de savoir s’il existait une PRI pour lui.
[34] De plus, la SPR fait état dans son analyse des éléments suivants qui, ensemble, l’ont convaincue que les AC n’étaient pas motivées à rechercher le demandeur : rien n’indiquait que ce dernier avait été recherché ou menacé depuis qu’il avait quitté la ville où il résidait avant de déménager à Bogota ou depuis qu’il était arrivé au Canada, et rien n’indiquait non plus que les AC avaient communiqué avec la famille ou les amis du demandeur pour leur demander où ce dernier se trouvait. Étant donné l’absence de preuve, il était loisible au défendeur de conclure que les AC n’étaient pas motivées à retrouver le demandeur.
D. Le caractère raisonnable de la PRI
[35] Le demandeur affirme que la PRI est déraisonnable au regard du deuxième volet de l’analyse de la PRI. Il allègue qu’il aurait du mal à trouver un emploi et un logement à Tunja.
[36] Je conviens avec le défendeur que, pour établir qu’une PRI est déraisonnable, le demandeur doit démontrer, au moyen d’une preuve concrète, que sa vie ou sa sécurité serait en péril s’il devait déménager à Tunja (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15). Autrement dit, le demandeur doit démontrer que son installation à l’endroit proposé au titre de la PRI l’exposerait à un risque de persécution inacceptable (au para 16).
[37] Le demandeur n’a pas satisfait à ce critère exigeant. Il a simplement allégué que, s’il devait déménager à l’endroit proposé au titre de la PRI, il pourrait devoir faire face à des difficultés socioéconomiques, ce qui est insuffisant pour établir l’existence de difficultés excessives ou d’un risque de persécution.
[38] La conclusion de la SAR concernant le deuxième volet de l’analyse de la PRI est raisonnable.
VI. Conclusion
[39] La demande sera rejetée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-8485-22
LA COUR STATUE :
La demande est rejetée.
Aucune question n’est certifiée.
« Michael D. Manson »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-8485-22 |
INTITULÉ :
|
JOAN FRANCISCO LADINO TORRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 31 JANVIER 2024
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE MANSON
|
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 12 FÉVRIER 2024
|
COMPARUTIONS :
Omolola Fasina |
POUR LE DEMANDEUR |
Maneli Bagherzadeh-Ahangar |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael Loebach
Avocat
London (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |