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Date : 20240208


Dossier : T-133-22

Référence : 2024 CF 216

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Calgary (Alberta), le 8 février 2024

En présence de madame la juge Go

Entre :

CHELSEA GIFFEN

demanderesse

et

TM MOBILE INC.

défenderesse

ORDONNANCE QUANT AUX DÉPENS ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Chelsea Giffen, a sollicité le contrôle judiciaire d’une décision d’un arbitre qui avait rejeté sa plainte de congédiement injuste faite à l’encontre de la défenderesse en vertu de l’art. 240(1) du Code canadien du travail, LRC (1985), ch. L-2 [Code].

[2] Dans mon jugement du 11 décembre 2023, j’ai rejeté la demande de la demanderesse avec dépens. J’y invitais aussi les parties à me soumettre leurs observations sur la question de l’adjudication des dépens : Giffen v TM Mobile Inc., 2023 FC 1666 [Giffen].

[3] J’ai reçu et examiné les observations des parties. Les motifs à l’appui de mon ordonnance quant aux dépens sont exposés ci-dessous.

II. Résumé des principes directeurs régissant les ordonnances relatives aux dépens

[4] L’art. 400(1) des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106 [Règles], confère à notre Cour le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant et la répartition des dépens.

[5] Bien que la Cour dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire en la matière, elle ne doit pas l’exercer d’une manière arbitraire : Pembina County Water Resource District c Manitoba, 2019 CF 82 [Pembina], au para 20. L’art 400(3) des Règles énumère une liste de facteurs dont la Cour peut tenir compte et, conformément à l’art 400(3)h) des Règles, elle peut considérer toute autre question qu’elle juge pertinente : Pembina au para 19.

[6] Dans l’affaire Allergan Inc. c Sandoz Canada Inc., 2021 CF 186 [Allergan], le juge en chef Crampton a résumé les principaux objectifs qui sous-tendent l’adjudication des dépens : « (i) fournir une indemnisation pour les frais engagés pour faire reconnaître un droit valide ou pour se défendre contre une action infondée; (ii) pénaliser une partie qui a refusé une offre raisonnable de règlement; (iii) sanctionner les comportements qui prolongent la durée du litige et en augmentent les coûts, ou qui sont par ailleurs déraisonnables ou vexatoires » : Allergan, au para 19.

[7] Le juge en chef explique en outre que « [l]e niveau “par défaut” des dépens devant notre Cour se situe au milieu de la colonne III du tarif B » et que « [l]a colonne III vise à fournir une indemnisation partielle (par opposition à une indemnisation substantielle ou complète) dans les “cas d’une complexité moyenne ou habituelle” » : Allergan, au para 25.

[8] De même, dans l’affaire Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2022 CF 392 au para 23, le juge Diner expose ce qui suit :

Les dépens fournissent habituellement une compensation partielle, au lieu de rembourser toutes les dépenses et tous les débours engagés par une partie, ce qui représente un compromis entre l’indemnisation de la partie qui a obtenu gain de cause et l’imposition d’une charge excessive à la partie déboutée (Sherman c Canada (Ministre du revenu national), 2004 CAF 29 au para 8 [Sherman], citant Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd. (1998), 1998 CanLII 7610 (CF), [1998] ACF n382 (QL)).

[9] Enfin, au cours des dernières années, il est devenu de plus en plus fréquent d’adjuger, au titre des dépens, une somme globale. Cette approche est préférée à la taxation des dépens selon le Tarif « en raison de sa simplicité ainsi que du temps et des efforts qu’elle permet d’économiser, les parties n’ayant pas à se préparer et à débattre des articles prévus au tarif » : Catalyst Pharmaceuticals, Inc. c Canada (Procureur général), 2022 CF 1669 au para 21.

III. Analyse

[10] En ce qui concerne les dépens, les thèses des parties diffèrent de manière significative. La défenderesse cherche à obtenir, au titre des dépens, une somme globale de 14 000 $. La demanderesse soutient que la Cour devrait fixer les dépens à 3 500 $. Selon elle, il s’agit d’une somme raisonnable eu égard à toutes les circonstances.

[11] La défenderesse a produit une preuve par affidavit à laquelle sont joints des calculs relatifs aux frais juridiques et aux débours qu’elle a engagés. Elle a préparé des mémoires de dépens à partir des valeurs se situant dans le haut de la fourchette des colonnes III, IV et V du Tarif. Elle avance que, si l’on tient compte des honoraires de son deuxième avocat et à supposer le meilleur scénario (c’est-à-dire le plus grand nombre d’unités), elle pourrait recouvrir au titre de chacune des colonnes les sommes suivantes :

  • a.Colonne III : 9 670 $ (soit 10,5 % des coûts réels engagés)

  • b.Colonne IV : 12 071,25 $ (soit 13,2 % des coûts réels engagés)

  • c.Colonne V : 14 856,70 $ (soit 16,2 % des coûts réels engagés)

[12] La défenderesse soutient que la somme globale qu’elle réclame à titre de dépens est juste et raisonnable, car elle représente 15,3 % des coûts juridiques engagés (y compris les honoraires d’avocat et les débours).

[13] La défenderesse invoque des facteurs additionnels à l’appui de la somme globale qu’elle cherche à obtenir à titre de dépens. Je traite ci-dessous de chacun de ces facteurs.

A. La quantité de travail requise

[14] La défenderesse affirme que, pour plaider la présente instance, le volume de travail qu’elle a dû consacrer était supérieur à celui normalement requis d’une demande de contrôle judiciaire. Elle avance que, du fait de sa conduite, la demanderesse en est largement responsable, car :

  1. les arguments détaillés que la demanderesse a présentés à l’égard de certaines questions ont exigé une préparation importante en vue de la plaidoirie;
  2. le dossier de la demanderesse comptait 1 817 pages;
  3. le volume de travail a considérablement augmenté du fait de l’absence de transcription des témoignages entendus par l’arbitre de la décision faisant l’objet du contrôle. Il l’a également été du fait que la demanderesse a mal qualifié, dans son affidavit, la preuve, ce qui a amené la défenderesse à consacrer beaucoup de temps et de ressources à la préparation d’un affidavit en réponse et à la présentation d’une requête en radiation d’éléments de preuve inadmissible [requête];
  4. la requête, même si elle a été rejetée, n’était pas inutile et elle a été présentée à l’aide des moyens les plus efficaces qui sont prévus aux Règles;
  5. le 9 février 2023, la requête s’est soldée par le prononcé d’une ordonnance portant que les dépens relatifs à la requête suivent l’issue de la cause.

[15] Je suis d’avis que les observations de la défenderesse ne sont pas convaincantes. La demanderesse n’est pas responsable de l’absence de transcription. De plus, comme la demanderesse le signale, sur un total de 35 unités réclamées, la défenderesse en demande 7 pour son travail relatif à une requête qui a été rejetée en grande partie. Je note également que le juge des requêtes a écarté certains des arguments de la défenderesse, dont celui voulant qu’une décision anticipée faciliterait le déroulement de l’audience. Je trouve tout aussi peu convaincant le fait que la défenderesse impute maintenant [traduction] « à la conduite de la demanderesse » sa décision de présenter une requête infructueuse.

[16] Par ailleurs, en ce qui concerne les arguments qui figurent dans la demande, je ne suis pas convaincue – sauf pour certains dont je discute plus loin – qu’ils diffèrent de ceux que l’on rencontre habituellement dans les affaires de congédiement injuste impliquant des allégations de discrimination fondée sur le sexe ou y sont supérieurs. Finalement, le nombre de pages que comporte la requête ne justifie pas, à lui seul, l’adjudication de dépens plus élevés.

B. Le résultat de l’instance

[17] Je conviens avec la défenderesse qu’elle a eu gain de cause sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, mais je ne peux en dire autant de la requête. À cet égard, mon jugement est sans équivoque : je n’ai pas exclu tous les paragraphes contestés de l’affidavit de la demanderesse. Au contraire, j’en ai admis certains tout en soulignant au passage l’opposition de la défenderesse quant à leur contenu : Giffen au para 22.

C. La conduite des parties

[18] Par ailleurs, la défenderesse soutient que l’adjudication d’une somme globale servirait l’objectif de principe visant à inciter les plaideurs à tenir compte des dépens lorsqu’ils prennent des décisions en lien avec la conduite d’une instance. La défenderesse cite des exemples supplémentaires de la conduite de l’appelante qui, selon elle, justifient d’adjuger, à titre de dépens, une somme globale plus élevée :

  • a.La demanderesse a tenté de plaider à nouveau sa cause plutôt que de consacrer ses arguments à la seule question du caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

  • b.La demanderesse a présenté des arguments frivoles et sans fondement, ce qui a eu pour effet d’élargir la portée de la demande.

  • c.La demanderesse a changé sa thèse lors de l’audience. En effet, elle a retiré deux arguments relatifs à l’utilisation de l’expérience comme critère de sélection d’un employé à licencier, et au calcul de l’expérience de la demanderesse et de son remplaçant.

  • d.La demanderesse a présenté sans succès un argument fondé sur l’art. 209 du Code. Si cet argument n’avait pas été avancé, les dépens engagés par la défenderesse auraient été considérablement moins élevés.

  • e.L’argument de la demanderesse relatif à la justification économique était frivole et voué à l’échec. Il s’agissait d’une tentative de plaider à nouveau le fond et le droit.

  • f.La demanderesse a invoqué [traduction] « à tort » une jurisprudence qui ne liait pas la Cour et dont les faits pouvaient être distingués de l’espèce.

  • g.La demanderesse a continué de prétendre qu’au retour de son congé de maternité, elle avait été assignée à des tâches de second ordre, alors qu’elle avait pourtant affirmé le contraire dans sa déposition.

  • h.La Cour a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucun précédent juridique à l’appui ni de son argument relatif à la discrimination prima facie dans le contexte du Code, ni de son argument selon lequel la protection légale relative à l’accumulation d’ancienneté sous le régime de l’art. 209 du Code s’étend au calcul de l’expérience en cours d’emploi dans un rôle donné.

[19] La défenderesse allègue qu’il s’agit là de questions de « conduite ». Or, certains des exemples qu’elle avance ne font que signaler que la demanderesse a présenté des arguments qui n’ont pas été retenus. En outre, le simple fait que la Cour ait rejeté les arguments de la demanderesse ne signifie pas que ceux-ci sont [traduction] « frivoles et sans fondement ».

[20] Cependant, je conviens que la demanderesse, qui est représentée par un avocat expérimenté, semble avoir présenté des arguments qui n’étaient pas appuyés par la jurisprudence – particulièrement celui fondé sur la justification économique. Bien que je comprenne que l’avocat ait pu soulever des [traduction] « arguments nouveaux », il n’a toutefois pas fourni de précédent applicable pour appuyer sa thèse. Ces arguments – jumelés au fait que la demanderesse a changé de thèse lors de l’audience et qu’elle a continué de prétendre avoir été assignée à des tâches subalternes au retour de son congé de maternité même si elle avait affirmé le contraire dans sa déposition – ont effectivement ajouté du temps de préparation pour la défenderesse.

D. Le degré de complexité des questions en jeu

[21] La défenderesse soutient que la demanderesse a soulevé des questions complexes – y compris l’interaction entre des régimes différents (droit du travail et droits de la personne) et des dispositions disparates du Code – qui l’ont obligée à une [traduction] « préparation considérable ». Or, la défenderesse concède également que, à l’exception des [traduction] « arguments nouveaux », la demande n’était pas complexe en tant que telle et qu’au bout du compte, elle nécessitait simplement d’appliquer des principes de droit administratif bien établis.

[22] La demanderesse fait valoir qu’il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une complexité normale.

[23] Je conviens que la demande n’était pas complexe en tant que telle. Cependant, comme je le souligne plus haut, j’estime que certains des arguments nouveaux rejetés ont probablement ajouté à la complexité du litige.

E. L’importance des questions en litige

[24] La défenderesse avance que la demanderesse n’est pas une partie d’intérêt public et que la demande ne soulevait pas un intérêt public important qui s’étend au-delà des intérêts immédiats des parties. Elle avance que la demande reposait sur les faits de l’affaire et sur la décision de l’arbitre, et que l’affaire n’a pas de valeur jurisprudentielle au-delà des intérêts des parties.

[25] Pour sa part, la demanderesse prétend que l’affaire soulève des questions importantes qui ont une grande valeur du point de vue de l’intérêt public et de la jurisprudence. À cet égard, elle signale qu’elle n’est pas la seule personne touchée par la question du [traduction] « recoupement, dans une affaire de congédiement injuste, » des articles 242 et 209 du Code.

[26] Je suis d’accord avec la défenderesse que la demanderesse n’est pas une partie d’intérêt public. Cependant, certains des arguments qu’elle a présentés, même si je ne les ai pas retenus, sont susceptibles d’avoir une incidence plus large.

F. Les autres facteurs soulevés par la demanderesse

[27] En plus de ceux que j’ai déjà mentionnés plus haut, la demanderesse soulève plusieurs autres arguments au soutien de sa thèse selon laquelle la Cour devrait adjuger, au titre des dépens, une somme globale moins élevée. Je m’attarde uniquement aux arguments qui sont pertinents pour mon analyse.

[28] Premièrement, je conviens avec la demanderesse que l’instance qu’elle a intentée, et les conséquences quant aux dépens qui y sont associés, diffèrent fondamentalement des affaires invoquées par la défenderesse. En effet, celles-ci mettent en cause des litiges de grande envergure en matière commerciale ou de brevet. Je suis au fait que la Cour a comme objectif de principe d’inciter les plaideurs, lorsqu’ils prennent des décisions quant à la conduite d’une instance, à tenir compte des conséquences potentielles sur les dépens. Cependant, la Cour doit également garder à l’esprit les conséquences indésirables de dépens excessifs, y compris dans les affaires de congédiement injuste. Dans l’objectif de faciliter l’accès à la justice, la Cour devrait tenir compte de l’effet de l’adjudication des dépens sur les individus, et ce, afin de ne pas les dissuader de faire valoir leurs droits ou leurs intérêts, que ce soit en vertu du Code ou d’une autre loi qui relève de notre compétence.

[29] Deuxièmement, la demanderesse conteste certains des articles qui figurent dans le mémoire de frais de la défenderesse. À cet égard, elle souligne notamment qu’après que la décision ait été rendue, l’avocat a facturé 35,7 heures pour préparer les observations relatives aux dépens. Ce nombre s’ajoute aux 14,9 heures qui y avaient déjà été consacrées en octobre et en novembre 2023. Elle souligne aussi que, même si les documents ont été soumis par voie électronique, il y a une somme considérable, au titre des débours, pour des photocopies.

[30] Finalement, la demanderesse affirme qu’elle devrait bénéficier d’un crédit, car elle a eu gain de cause à l’égard de la requête de la défenderesse.

[31] Je conviens que ce sont là des facteurs dont je dois tenir compte pour déterminer le montant des dépens qui s’impose en l’espèce.

G. Conclusion

[32] Revenons aux enseignements de l’affaire Allergan : « [l]e niveau “par défaut” des dépens devant notre Cour se situe au milieu de la colonne III du tarif B ». À mon avis, le seul facteur qui peut justifier que l’on s’écarte de cette position par défaut concerne certains des arguments de la demanderesse. En revanche, je suis sensible aux questions soulevées par la demanderesse et qui invitent à adjuger, au titre des dépens, une somme globale inférieure à celle demandée par la défenderesse. En outre, je ne suis pas disposée à adjuger des dépens pour la requête infructueuse de la défenderesse ou pour la totalité de la somme qu’elle réclame au titre des débours.

[33] Tout bien considéré, la Cour adjuge à la défenderesse des dépens de 6 500 $, y compris les taxes et intérêts.


ORDONNANCE dans T-133-22

LA COUR ORDONNE que :

  1. Les dépens et les débours sont adjugés à la défenderesse, fixés à la somme globale de 6 500 $; y compris les taxes et intérêts, payable sans délai par la demanderesse.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-133-22

 

INTITULÉ :

CHELSEA GIFFEN c TM MOBILE INC.

 

Requête présentée par écrit examinée à OTTAWA (ONTARIO) conformément à l’article 369 des règles des cours fédérales

 

Ordonnance relative aux dépens et motifs du jugement :

LA JUGE GO

DATE :

LE 8 FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Kenneth Krupat

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Bonny Mak

Alex Ognibene

 

POUR La DÉFENDEResse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kenneth Krupat

Barrister & Solicitor

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Bonny Mal

Alex Ognibene

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR La DÉFENDEResse

 

 

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