Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20240110

Dossier : IMM‑10143‑22

Référence : 2024 CF 35

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Calgary (Alberta), le 10 janvier 2024

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

ROSA MARIA GOMEZ HERNANDEZ

OSWALDO RAMON HEVIA ARAUJO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Rosa Maria Gomez Hernandez (la demanderesse principale) et son époux, M. Oswaldo Ramon Hevia Araujo (collectivement, les demandeurs), sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté l’appel qu’ils avaient interjeté contre la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR. La SPR avait déclaré que, suivant l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), ils ne pouvaient se voir conférer l’asile au Canada.

[2] L’article 98 de la LIPR est libellé ainsi :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

Exclusion — Refugee Convention

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[3] La section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can no 6 (la Convention), est libellée ainsi :

E Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

[4] Les demandeurs sont citoyens du Venezuela. Ils détiennent le statut de résident permanent au Panama, où ils ont vécu de 2014 jusqu’à leur venue au Canada. La demanderesse principale est arrivée au Canada en novembre 2018, puis son époux l’a rejointe en décembre 2019.

[5] En novembre 2019, la demanderesse principale s’est fait voler son sac à main, lequel contenait sa carte de résident du Panama et son passeport vénézuélien. Elle s’est présentée au consulat du Venezuela en avril 2020 afin d’obtenir un nouveau passeport, mais les bureaux étaient fermés en raison des restrictions liées à la pandémie de COVID‑19.

[6] D’après le formulaire Fondement de la demande de la demanderesse principale, le statut de résident permanent au Panama de cette dernière était vraisemblablement expiré étant donné qu’elle avait été absente du pays pendant deux ans.

[7] Le passeport vénézuélien de l’époux a expiré en 2021, et son statut au Panama a vraisemblablement expiré en 2021.

[8] En mai 2021, les demandeurs ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils redoutaient le gouvernement en place au Venezuela en raison de leurs opinions et activités politiques.

[9] La SPR a rejeté la demande des demandeurs au titre de l’article 98 de la LIPR et de la section E de l’article premier de la Convention. La SAR a confirmé la décision. La SPR et la SAR ont toutes deux appliqué le critère établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2011] 4 RCF 3 (CAF).

[10] Dans l’arrêt Zeng, précité, la Cour d’appel fédérale établit un critère à trois volets servant à déterminer si une demande d’asile est visée par la clause d’exclusion prévue à la section E de l’article premier de la Convention :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[11] La SAR, comme la SPR, a conclu que les demandeurs avaient perdu leur statut au Panama au moment de l’audience relative à leur demande d’asile. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’étaient pas parvenus à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils n’étaient pas en mesure d’obtenir un passeport vénézuélien en vue de rétablir leur statut de résident permanent au Panama.

[12] La SAR a également conclu que les demandeurs avaient volontairement laissé expirer leur statut au Panama et qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils avaient tenté d’obtenir d’autres titres de voyage en vue de retourner au Panama pour demander le rétablissement de leur statut.

[13] Devant notre Cour, les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur dans l’application du critère énoncé au paragraphe 28 de l’arrêt Zeng, précité. Plus particulièrement, ils avancent que la SAR a commis une erreur dans l’analyse du second volet du critère.

[14] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur) affirme que la SAR a appliqué le critère de manière raisonnable et que les demandeurs invitent maintenant la Cour à soupeser à nouveau la preuve. Il soutient que rien ne justifie l’intervention de la Cour.

[15] Conformément au cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653 (CSC), la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[16] Lorsqu’elle est appelée à examiner le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit se demander si celle‑ci « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » : voir Vavilov, précité, au paragraphe 99.

[17] Les demandeurs soutiennent principalement que l’analyse de la SAR au regard du deuxième volet du critère de l’arrêt Zeng, soit la mise en balance des facteurs relevés par la Cour d’appel fédérale, était déraisonnable. Plus précisément, ils affirment que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire objective concernant les étapes à suivre pour demander le rétablissement du statut au Panama, notamment la présentation de la carte de résident permanent expirée et d’une copie notariée du passeport.

[18] Le défendeur affirme que les demandeurs invitent la Cour à soupeser à nouveau la preuve dont disposait la SPR. Je ne suis pas d’accord. La plainte des demandeurs concerne plutôt le raisonnement qui sous‑tend les conclusions de la SAR. À mon avis, la SPR et la SAR ont toutes deux admis les faits présentés par les demandeurs; le problème réside dans les conclusions qu’elles ont tirées de ces faits.

[19] Pour l’essentiel, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que les motifs de la SAR concernant la capacité de ces derniers à recouvrer leur statut au Panama ne possèdent pas les caractéristiques d’une décision raisonnable.

[20] Je juge que la décision de la SAR est déraisonnable, car cette dernière n’a pas examiné l’argument des demandeurs selon lequel le fait de déposer une demande de passeport au consulat du Venezuela constitue une réclamation de la protection du pays à l’égard duquel ils demandent la protection.

[21] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision. Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑10143‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision. Il n’y a pas de question à certifier.

« E. Heneghan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑10143‑22

INTITULÉ :

ROSA MARIA GOMEZ HERNANDEZ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUILLET 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 10 JANVIER 2024

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi K.C.

POUR LES DEMANDEURS

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.